La scansion de l'intersubjectivité : Michel Henry et la problématique d'autrui

Le souci de l’intériorité

1La pensée henryenne est marquée par le souci de l’intériorité et de son statut invisible dans l’espace de la phénoménalité extérieure. Cette intériorité qui est pour lui fondamentalement auto-affection, a des caractéristiques phénoménologiques dont la plus importante est l’accès immanent à soi en retrait sur l’extériorité et la présence à soi qui confère un privilège absolu au présent et élude, dans les modalités de son exercice, toute temporalisation phénoménale. Cette présence à soi hors de toute extériorité, Henry lui accorde une prétention absolue à fonder la totalité du sens. Là où Kant déniait l’accès à la totalité nouménale et prônait une attitude transcendantale marquée par le renoncement à l’ontologie, là où Hegel prétendait réaliser cette totalité dans le déroulement même de l’Histoire saisie comme le lieu de l’avènement de l’Être, Henry opte pour une ontologie fondée sur un ego qui confère le sens dans une intériorité absolument hétérogène vis-à-vis du monde phénoménal. Deux problèmes surgissent, comme pour toute pensée philosophique marquée par une intuition fondatrice. D’une part, le problème de la cohérence de cette pensée, en second lieu, celui de son accès à la vérité qu’elle nous promet. Ces deux exigences peuvent entrer en contradiction entre elles, et nous verrons comment la pensée henryenne tente de les articuler au sein d’une problématique de la subjectivité absolue.

2Si la dimension affirmative de la pensée henryenne est l’auto-affection en tant que présence à soi dans l’immédiateté d’une saisie apodictique, son versant polémique qui est la conséquence même de son ontologie de l’affectivité est le refus de l’extériorité comme le lieu du séjour de l’être. La pensée idéaliste allemande jusque dans ses avatars existentiels finis comme l’ontologie de Heidegger souligne à l’envi la structure extatique de l’être qui est la manifestation de soi dans l’horizon de l’altérité phénoménale. L’essence du vrai est le réel tel qu’il advient à la transparence dans l’horizon de la phénoménalité. Cet horizon est l’Histoire chez Hegel, le temps chez le premier Heidegger. Il n’est de l’être que là où s’effectue ce déploiement dans l’horizon de l’altérité phénoménale et c’est pourquoi l’intériorité pure n’est que la déficience en être, celle-ci n’advenant à sa vérité qu’en s’extériorisant, perdant ainsi son innocence première par sa manifestation au dehors. Ce mouvement qui brise l’intériorité pure et fait de son déploiement dans l’extériorité la pierre de touche de son authenticité, marque chez Hegel son apogée par la conciliation de la conscience avec la réalité dans une parousie où la Versöhnung met fin au hiatus entre l’intérieur et l’extérieur. C’est ce processus de déversement de l’intériorité dans l’extériorité qui signifie en même temps la « kénose » de l’être que Henry refuse au nom de l’hétérogénéité radicale de l’une à l’autre ; dans un second temps, par un renversement lourd de sens, pour lui c’est l’intérieur qui est le fondement de l’extérieur et non l’inverse, tel que le postule la pensée hégélienne. Le statut de l’aliénation change, dès lors, radicalement. Pour Hegel, l’Entfremdung est le mouvement interne de l’être qui doit progressivement se rendre à l’évidence de sa scissiparité et renoncer à son identité avec soi pour épouser le déchirement entre ses aspirations et le réel, entre son être en soi et son être pour soi, avant d’atteindre cette ultime synthèse magique dans la conciliation entre l’en soi et le pour soi qui n’est autre que l’acte de rendre immanente l’eschatologie religieuse et en particulier chrétienne. Pour Henry, l’aliénation réside dans la déformation de la vérité de l’être qui est l’auto-affection de l’ego. Sa signification est altérée et rendue méconnaissable par le primat accordé à l’extériorisation sur l’intériorité. Tant que prévaudra une vue philosophique qui postule l’écart au sein de l’ego comme producteur d’une dynamique où celui-ci s’extériorise en s’aliénant, il y a méconnaissance du sens de l’être et impossibilité d’embrasser une vue authentique de soi. C’est pourquoi Michel Henry relève le défi d’une interprétation où il souligne à l’envi l’incommensurabilité entre le dehors et le dedans, l’invisibilité de l’être et l’inscription du sens ontologique dans l’auto-affection de l’ego. Celle-ci est, dans son essence, intemporelle, vouée à un présent sans faille ni hiatus, adhésion à soi dans une intériorité qui échappe à l’extériorisation, à la temporalisation et à toute forme d’aliénation au sens de la disparité entre l’être et le paraître aboutissant à la manifestation de l’un dans l’autre registre.

3Un autre problème qui distingue la philosophie henryenne de celles de ses contemporains est d’être à contre-courant de cette tendance qui veut que l’ère des grands systèmes et des grandes narrations soit close. Que ce soit chez Lyotard, Derrida, Deleuze ou les tenants de la pensée analytique comme Wittgenstein ou des penseurs comme Rorty, des philosophes comme Apel ou Habermas ou encore les penseurs de la finitude radicale comme Heidegger, à chaque fois pour des raisons différentes prévaut cette idée que le sens ultime de l’être se dérobe à nous et que la pensée suit soit les méandres du langage dans ses jeux (Wittgenstein), soit l’errance dans ses différentes vicissitudes (Heidegger), soit le dialogue dans l’infini de ses conditions procédurales (Habermas et Apel), soit les péripéties de la révélation du visage énigmatique de l’autre qui m’interpelle et me met face à mes responsabilités à son égard (Levinas) ou encore des expériences particulières, irréductibles à une visée systématique de l’être (Rorty). La convergence, dans les différentes configurations de la pensée contemporaine, se fait sur l’inaccessibilité du sens de l’être dans l’immédiateté de sa donation. Le sens de l’être n’est accessible que par des détours : par le langage et ses modes de désignation et de contextualisation, par autrui, soit dans sa mystérieuse révélation à moi soit dans le mode d’échange dialogique qui nous ouvre à une vérité toujours en voie de constitution et de déconstruction, soit dans la différence que je perçois entre la totalité du sens et ses modes « différents » de donation. Henry, lui, oppose à ces discours assertoriques ou problématiques l’évidence qui se veut indéniable d’un mode de donation soustrait à tout doute et doté d’une apodicticité absolue. Ceci se donne à voir non pas à partir de la dubitatio cartésienne ou de l’épochè husserlienne, mais comme la fulgurance d’un être auprès de soi qui est, sans aucun hiatus ou médiation, un être-soi. Nous sommes porteurs d’un sens qui est à l’abri de tout soupçon et c’est la prise en charge de cette irréfragable évidence qui est la définition même de la philosophia perennis.

4Le problème est de savoir si Henry tient cette gageure et si, à partir de cette ontologie qui se veut en rupture avec l’idéalisme et ses avatars finis comme la pensée de Heidegger, il parvient à doter son ontologie d’un sens cohérent. Cette pensée qui investit tout le poids de l’être dans la donation de l’ego à lui-même sous forme d’auto-affection est exposée à la redoutable tâche d’expliquer le séjour de l’homme dans le monde et son rapport à autrui. Cet article analyse uniquement la seconde problématique.

Rapport à autrui

5Tout au long de son œuvre, Henry se pose la question d’autrui. Mais les solutions apportées se révèlent, au fur et à mesure, plus ou moins problématiques. On peut, pour les besoins de l’analyse, distinguer deux temps dans le traitement de la question d’autrui chez Henry. Dans un premier, la déduction d’autrui se fait à partir de l’immanence radicale de l’ego. Dans le second, c’est l’apparition de Jésus comme Archi-fils qui rend possible l’intersubjectivité. Ces deux périodes, même si elles sont marquées par la fidélité à la structure essentielle du sujet, à savoir l’auto-affection, n’en présentent pas moins des inflexions majeures, notamment eu égard à l’inter-subjectivité.

6La première période qui s’étend jusqu’avant la publication de C’est moi la vérité[1] est marquée par le souci de dégager, à partir des prémisses auto-affectives de l’ego pur, le mode de donation d’autrui et la nature du lien intersubjectif qui trouve son ultime fondation dans l’immanence radicale de la donation à soi de l’ego. Deux articles tentant explicitement d’effectuer cette déduction transcendantale de l’intersubjectivité à partir de la subjectivité peuvent nous servir de guide, qui forment une partie de la Phénoménologie matérielle[2]. Dans l’article « Pathos-avec », Henry part de la cinquième méditation cartésienne de Husserl pour en révéler les apories et montrer comment, à partir de la structure de l’ego auto-affectif tel qu’il le conçoit, ladite aporie peut être levée et autrui, dans son mode de donation originaire, être saisi de manière adéquate. Husserl présuppose l’accès à autrui dans le champ de l’intentionnalité où celui-ci se profile dans la perception, en se déployant dans la phénoménalité du monde. Or, cette expérience est vouée à l’échec dans la mesure où cet autrui qui entre dans le champ de mon regard n’est pas une pure donnée immanente de ma conscience et qu’il existe effectivement, dans sa distinction d’avec le monde des choses que je peux scruter librement, sous tous les angles, dans une attitude où j’ai constamment l’initiative. Autrui échappe à mon pouvoir, son corps se refuse à une inspection de mon regard qui voudrait lui imprimer la marque de sa souveraineté en l’observant sous toutes ses coutures. Autant l’objet perceptif relève de la présentation dans mon champ perceptif, autant autrui est du ressort de l’apprésentation dans une relation à moi où je me sens comme un organisme face à un autre organisme qui peut m’opposer une résistance. Je me sens, selon Husserl, appartenir à un monde commun avec cet autrui qui est distinct des choses et chez qui je devine le même type de corps-organisme que chez moi.

7Pour Henry, l’approche phénoménologique en termes d’intentionnalité ne peut qu’échouer dans l’appréhension d’autrui, puisqu’il suppose que cette intentionnalité, qui est la marque de ma conscience en tant que « conscience-de », révèle tout aussi bien l’altérité d’autrui. Henry s’appesantit ici sur l’aporie husserlienne moins parce que le fondateur de la phénoménologie cherche à appréhender autrui selon les mêmes principes de légalité que les objets perceptifs, que parce qu’il reproche à ce dernier de prendre l’intentionnalité comme pierre de touche de l’appréhension de soi et d’autrui et, dès lors, d’échouer non seulement à appréhender autrui, mais aussi, et plus fondamentalement encore, soi-même, l’ego auto-affectif. La conscience intentionnelle est en porte à faux par rapport à autrui dans la mesure où, plus fondamentalement encore, elle est en porte à faux par rapport à soi et laisse échapper la quintessence de la subjectivité absolue qui est accès à soi en retrait sur l’intentionnalité, à l’écart du monde et de la perception. Eu égard à autrui, le même reproche se formule à l’encontre de Husserl que celui qui s’exprimait à son sujet eu égard à l’ego pur. L’approche husserlienne, Henry le souligne à maintes reprises, ignore les formes multiples de sympathie ou de sentiment intersubjectifs qui me lient à autrui (ou m’en détachent par antipathie). De même que l’ego intentionnel ne se comprend pas dans les sentiments affectifs qui le caractérisent dans les tréfonds de sa conscience, de même, cet ego est dans l’incapacité de saisir le sens même des sentiments intersubjectifs qui fondent le rapport à mon prochain, que ce soit l’amour, la haine, le ressentiment ou le pardon.

8Pour Henry, l’aporie husserlienne réside primordialement dans ce mode de traitement de la subjectivité absolue qui, en échouant à révéler la signification éminente de celle-ci, échoue une seconde fois à révéler l’intersubjectivité, dans la mesure où cette dernière suppose une dissymétrie fondamentale que l’expression « inter-subjectivité » occulte en donnant comme une signification symétrique de la subjectivité médiatisée par le préfixe « inter ». En effet, si l’on prend pour pierre de touche l’intentionnalité, le rapport intersubjectif devient purement et simplement réversible (autrui entre dans mon champ perceptif et vice versa) et de ce fait, le regard de ma conscience vers autrui peut être perçu comme susceptible d’être inversé d’autrui vers moi, si on fait, comme le propose la phénoménologie, abstraction de mon idiosyncrasie individuelle par l’épochè. Or, l’intersubjectivité n’est pas une « inter-subjectivité », elle est, à chaque fois, ma subjectivité croisant celle de l’autre dans une relation fondamentalement dissymétrique, même si nous partageons la même humanité. Cette différence fondamentale est celle qui relie une structure auto-affective à une autre structure auto-affective qui, comme telle, n’en demeure pas moins fondamentalement autre. En forçant quelque peu la pensée de Michel Henry, on peut dire avec lui que Husserl part, dès le début, d’un postulat qui neutralise cette dissymétrie, par la supposition d’une conscience intentionnelle qui est, de par sa constitution, indifférenciée dans sa relation à autrui ou dans celle d’autrui à son égard, à moins d’inclure en elle des ingrédients qui, ou bien la rendent non intentionnelle dans ses tréfonds, ou bien brisent la nature phénoménologique de son analyse par le biais de l’introduction des traits idiosyncrasiques qui échappent à l’épochè.

9Par sa mise à nu des implications de l’analyse intentionnelle d’autrui chez Husserl, Henry en dégage les apories et montre en quoi une analyse perceptive fondée sur une conscience dirigée sur la phénoménalité du monde manque autrui en faussant la dissymétrie entre l’ego et l’alter et en proposant une vision non affective de ce rapport qui en réifie le sens et en méconnaît la structure ontologique avec ses mille nuances affectives.

10Mais alors, la question se pose de savoir comment suppléer ce manque husserlien et comment construire le lien à autrui en partant de l’auto-affection. Pour cela, Henry prend quelques exemples concrets susceptibles d’élucider la nature même de l’intersubjectivité à partir du mode d’effectuation de la subjectivité auto-affective. Prenons la communauté des admirateurs de Kandinsky. Celle-ci ne se voit pas dans son écrasante majorité, la communication n’existant entre ses membres que par l’interposition de l’œuvre du grand peintre. Seulement, constate Henry, pour Kandinsky, l’œuvre d’art ne présente aucune objectivité : « L’univers de la peinture n’est pas celui du visible si l’être de chaque couleur n’est en réalité que son impression en nous, si l’être de chaque forme plastique est la force invisible qui la trace, le Je Peux radicalement subjectif, radicalement immanent au corps originel. C’est donc dans la subjectivité absolue de cette impression pure, de cette force pure, là où se tient l’ego, que se tient aussi, comme identique à lui, son être avec l’autre, puisque ce qui est en commun, hors représentation et hors temps et permettant la communauté hors représentation et hors temps, c’est le pathos de l’œuvre, à la fois celui de Kandinsky la créant et celui de tous ceux qui l’“admirent”, c’est-à-dire qui sont devenus ce pathos. » [3]

11Cette phrase marque de manière explicite l’ambiguïté de l’approche henryenne de l’intersubjectivité, les problèmes qu’elle induit et l’abandon de ce mode d’approche, par la suite, à partir de sa philosophie du christianisme qui devient le lieu de fondation d’une nouvelle construction de l’intersubjectivité.

12Revenons à la phrase citée. Henry tente de cerner l’essence d’une « communauté concrète » comme il l’appelle, celle des admirateurs de Kandinsky. Or, pour ce peintre, le site de l’œuvre n’est pas objectif, dit-il. Ici, s’introduit un hiatus. Si pour le peintre, c’est la subjectivité invisible à l’extérieur qui est la substance de l’œuvre d’art, il n’est pas du tout évident que les éventuels admirateurs partagent ce point de vue. Supposer que l’admiration pour l’œuvre signifie le partage de sa conception de l’œuvre d’art, c’est trop présumer de l’emprise du peintre sur ceux qui goûtent intensément ses œuvres ; leur imputer purement et simplement la conception esthétique du créateur russe est loin d’être évident. Le second moment de la démarche de Henry est tout aussi problématique : l’œuvre est marquée par la force invisible, le Je Peux, qui la traverse et qui est marquée par la subjectivité de celui qui l’a créée. Dès lors, cette subjectivité auto-affective est la même autant pour celui qui a conçu l’œuvre que pour celui qui l’observe et s’en laisse imprégner. Ici aussi, nous sommes face à une pétition de principe. On ne voit pas comment s’effectue le passage entre le « Je Peux » qui inspire l’œuvre comme extension du corps du peintre et ses sentiments et le « Nous Pouvons » des spectateurs passionnés par elle. Qui nous assure de l’identité des sentiments dans cette transition, qui nous donne la clé de cette reproduction, de l’ipséité du peintre dans celle de ses fervents partisans ? On ne voit pas ce qui reconstitue la subjectivité absolue du peintre dans la communauté de ses admirateurs, tant il est vrai que l’on peut aimer une œuvre pour des raisons radicalement différentes de celles qui ont inspiré celle-ci dans l’esprit de celui qui l’a créée [4]. Mais on peut aller plus loin et dire que le problème est de voir comment cette communauté existe à partir de l’auto-affection ; or, le modèle explicatif de Henry suppose celle-ci comme donnée d’avance, avec ses mécanismes de reproduction et ses modes de communication, alors que ni les premiers, ni les seconds ne vont de soi.

13Dans la suite de l’exposé, Henry radicalise son point de vue et affirme, en suivant Kierkegaard, que c’est l’impossibilité d’étendre à l’intersubjectivité les lois régissant la perception qui fonde l’être en commun. Selon Kierkegaard, l’être en commun avec le Christ était plus difficile pour les contemporains que pour nous qui ne l’avons pas vu. Mais ici, Henry extrapole sous une forme ingénieuse un type de construction de sens qui est profondément ambivalent. En effet, si du temps du Christ, l’expérience chrétienne était plus difficile, c’est parce que le christianisme n’avait pas acquis la légitimité qu’il a eue depuis plusieurs siècles et nous sommes d’autant plus aptes à concevoir le rapport au Fils de Dieu que nous sommes croyants et imprégnés de cette vision religieuse, transmise et approfondie par les générations anciennes. Henry décline ce fait en le réduisant à la fulgurance d’un présent lié à l’auto-affection, occultant ainsi sa dimension à proprement parler historique et l’enracinement des sensibilités dans la problématique chrétienne de la communauté des croyants. Tout se passe comme si le pôle extérieur et objectif de la communauté (ses us, ses coutumes, ses modes de ritualisation, bref tout ce qui relève d’un être-ensemble lié à une tradition elle-même tributaire du monde et de ses procédures d’impersonnalisation et d’objectivation historiques) était entaché de nullité et que ne demeurait pertinente que la dimension purement intérieure, échappant à la temporalité, relevant uniquement d’une présence auto-affective dénégatrice de l’épaisseur du passé et de la phénoménalité.

14Le point fort de Henry, son indépassable et incontournable originalité réside dans la dénonciation des points de vue objectivistes qui dénient à la subjectivité sa place dans le dispositif ontologique d’être soi et d’être avec autrui. Mais de là à dénier toute efficace à l’objectivation et à prétendre régir le Sens exclusivement à partir de cette invisibilité du pathos auto-affectif, c’est une position extrêmement difficile à tenir et à justifier qu’adopte Henry, un peu par défi contre ceux qui refusent tout credo à cette dimension fondamentalement affective de notre existence.

15Continuant sa polémique avec les tenants de l’objectivisme, il en vient à déclarer : « Toute expérience d’autrui au sens d’un être réel avec lui s’accomplit en nous, sous forme d’affect. » [5] Mais en quoi cet affect me donne autrui, comment parviens-je à sortir de mon intériorité et aller à la rencontre d’autrui, comment s’articule mon ipséité auto-affective avec celle de mon prochain, ce sont là les questions que ne tranche pas Henry dans ce travail, lequel demeure fondamentalement aporétique en dépit de la lumière vive qu’il jette sur la nature de notre subjectivité.

16Le second article, « Pour une phénoménologie de la communauté », approfondit les thématiques du premier en posant explicitement la question de la possibilité de la communauté à partir de l’ego transcendantal. Henry y apporte une version renouvelée de sa thèse en y introduisant la problématique de la vie : « Cette réalité unique et essentielle de la communauté et de ses membres, donnons-lui tout de suite un nom : elle s’appelle la vie. » [6]

17Le raisonnement se fait comme suit : la vie, c’est la communauté des vivants ; le mode de révélation à soi des vivants est l’affection de soi ; par conséquent, la communauté est auto-affective, c’est-à-dire marquée par un type de révélation qui exclut la distance, la phénoménalité et la forme d’extériorité objective : « La vie est la subjectivité absolue en tant qu’elle s’éprouve elle-même et n’est rien d’autre que cela, le pur fait de s’éprouver soi-même immédiatement et sans distance. Voilà donc ce qui constitue l’essence de toute communauté possible, ce qui est en commun. » [7]

18Le raisonnement se veut comme une explicitation du sens de la communauté. Mais une objection se soulève immédiatement. Si la communauté est l’ensemble de ceux qui vivent selon le mode de la subjectivité absolue, qu’est-ce qui les unit ? Même si l’acte d’éprouver soi-même comme être auto-affectif est universel et que chacun l’éprouve comme tel, cela ne signifie pas automatiquement que de cette universalité de l’auto-affection on puisse déduire l’universalité de la communication entre les êtres vivants. Le problème est d’expliquer ladite communication et pas de la contourner en partant du constat de leur partage d’un trait, quelque fondamental fût-il. Toujours dans la même veine Henry continue : « La vie est l’épreuve de soi. Or une telle épreuve, dès qu’elle est effective, est singulière en un sens radical, elle est nécessairement cette expérience, cette épreuve irréductible à toute autre. » [8]

19Précisément, ce trait va dans le sens de l’incommunicabilité et non de la communication entre les membres de la communauté. Or, tout le problème consiste à se demander comment s’ébauche la communication, le lien, l’« inter » dans l’intersubjectivité.

20A partir de ce constat, Henry enchaîne : « Dans la mesure où la subjectivité de la vie constitue l’essence de la communauté, celle-ci est précisément une communauté, non pas seulement la vie, mais un ensemble potentiel de vivants. » [9]

21Cet argumentaire semble procéder d’un cercle : il s’agissait précisément de montrer comment se constitue l’essence de la communauté à partir des êtres vivants. On en vient, par un mouvement insensible, à inverser les termes du débat et à subsumer sous la notion de communauté l’intersubjectivité même de ses constituants qu’il s’agissait précisément d’élucider. Dès lors, on résout nominalement le problème en le transférant dans une définition qui opère telle une baguette magique. La question est que dans le vivant comme être auto-affectif, ce qui demeure problématique est la possibilité même de la communication qu’une procédure de définition ne saurait résoudre sinon en ignorant le problème lui-même. Le vrai problème de la communauté n’est pas qu’elle soit composée d’une pluralité d’êtres en vie, mais il réside dans la possibilité effective de leur communication si l’on pense l’essence des ego qui la composent comme adhésion à soi en retrait sur le monde dans un habitus marqué par l’immédiateté auto-affective.

22A ce moment, Henry a recours à des exemples concrets pour rehausser à l’intelligibilité son point de vue. Prenons la relation de l’enfant à sa mère, l’hypnose, le transfert psychanalytique et l’amour, thèmes qui seront approfondis dans son dernier ouvrage, Incarnation[10]. Henry tente de démontrer que dans chaque cas, c’est l’absence de relation s’exposant dans le monde qui caractérise le rapport intersubjectif et qu’en dernier ressort, celui-ci est de nature auto-affective. Cette thèse a une double composante : d’une part elle dénie la capacité explicative de la thèse dite de l’ekstase qui tente de rendre compte de l’expérience intersubjective par son déploiement dans l’horizon d’altérité phénoménale ; de l’autre, elle affirme la légitimité de l’auto-affec-tion, susceptible d’apporter une élucidation satisfaisante de l’intersubjectivité. Mais ces deux thèses sont différentes de nature. Montrer l’insuffisance de la thèse « ekstatique » dans l’explication de l’intersubjectivité est une chose, fort légitime, et que l’argumentaire de Henry montre avec une grande force à partir de la prise en charge du pathos de l’affectivité. Mais la seconde thèse qui consiste à réduire l’intersubjectivité à la pure subjectivité auto-affective sous prétexte du rejet de la phénoménalité est totalement distincte de la première. Henry passe souvent insensiblement de la première à la seconde et après son entreprise de déconstruction de la première, prétend comme résolu le problème en faisant fond sur la seconde. On perçoit cette confusion après la dénonciation de la thèse du primat du monde dans l’intersubjectivité : « Schématiquement nous venons de dire ce qu’est un vivant et par conséquent la nature des relations que les vivants ont entre eux dans la communauté pour autant que la nature de leurs relations est identiquement leur propre nature : ce ne sont pas des relations sises dans le monde et dans sa représentation…, ce sont des relations sises dans la vie, mettant en jeu les lois de la vie, sa nature, en premier lieu l’affect et la force qu’il produit. »

23Dans cette phrase on voit la mise en cause de la thèse de la toute-puissance de la phénoménalité dans l’explication de l’essence de notre vivre-ensemble. Mais Henry continue :

24« Ainsi pouvons-nous dire : toute communauté est par essence affective, et du même coup pulsionnelle – et cela concerne non pas seulement les communautés fondamentales de la société, le couple, la famille, mais toute communauté en général, quels que soient ses intérêts et ses motivations explicites. » [11]

25Ici, c’est la seconde thèse, celle qui consiste à passer, sans démonstration, de la dénégation du monde à la réduction de l’intersubjectivité à l’auto-affection. Or, c’est ce passage qui est entaché de nullité, aussi longtemps que l’on ne s’interroge pas sur les modalités de la constitution de l’intersubjectivité qui ne saurait être, ne varietur, une subjectivité qui s’éprouve dans son quant-à-soi auto-affectif [12]. Par ailleurs, la première phrase pèche par une déduction supplémentaire en insérant l’expression « par conséquent » après avoir décrit le vivant pour laisser entendre que son rapport à autrui au sein de la communauté n’est rien d’autre que la translation de son rapport à soi, en retrait sur le monde. La seconde corrobore cette idée : que toute communauté soit par essence affective signifie eo ipso qu’elle est fondée sur l’auto-affection de chacun. Dès lors, le problème demeure entier de savoir comment cette auto-affection rend possible la communication entre les membres de ladite communauté.

26A ce moment, Henry a recours à une explication non rationnelle, c’est-à-dire à un type d’intelligibilité qui ne se fonde plus sur un argumentaire mais sur le constat d’un fait profondément mystérieux : « Car tel est le mystère de la vie : que le vivant est coextensif au Tout de la vie en lui, que tout en lui est sa propre vie. Le vivant ne s’est pas fondé lui-même, il a un Fond qui est la vie, mais ce Fond n’est pas différent de lui, il est l’auto-affection en laquelle il s’auto-affecte et à laquelle, de cette façon, il s’identifie. » [13]

27La vie change, dès lors, de statut : elle n’est pas ma vie, mais celle qui rend possible, à partir d’un Fond qui m’est inaccessible, l’appropriation de ma vie par moi. Les vivants, quant à eux, se communiquent entre eux à partir de cette vie qui est le lieu originaire d’où émerge chaque vie :

28« Ainsi sont-ils [les membres de la communauté] à la fois le Même en tant que l’immédiation de la vie et des autres en tant que cette épreuve de la vie est chaque fois en eux l’un d’entre eux irréductiblement. » [14]

29Finalement, les vivants communiquent entre eux parce qu’ils passent par la « médiation » de la vie qui fait de chacun d’eux un ego irréductiblement singulier et cependant à même de communiquer avec son prochain en puisant ses racines dans cette essence commune qui est à la fois principe d’individuation et d’intersubjectivité.

30Dans les deux ouvrages qui porteront sur le christianisme [15], Henry appelle cette vie l’Archi-fils, le Christ. Par lui les deux figures contradictoires de la vie qui est en même temps principe d’ipséité et d’altérité se trouvent conciliées.

31N’empêche, la tentative henryenne de dégager l’essence de l’intersubjectivité à partir de celle de la subjectivité absolue débouche sur une aporie tant qu’elle demeure sur un terrain strictement philosophique. Le recours à une conception théologique se révèle, dès lors, nécessaire pour surmonter l’aporie.

32D’une certaine manière, cet échec montre une parenté profonde dans sa structure même avec celui du Husserl des Méditations cartésiennes. En effet, autant la déduction husserlienne qui part de l’ego pour déduire l’alter débouche sur l’aporie, autant la perspective henryenne qui entend, à partir de l’irréductibilité de la subjectivité absolue à l’extériorité, construire la communauté sur un Je Peux originaire, rencontre les mêmes obstacles pour des raisons identiques, à savoir : autrui n’est pas déductible de moi. Une grande partie des philosophies intersubjectivistes contemporaines refusent le point de départ à partir de la subjectivité et assignent un lieu spécifique à l’intersubjectivité. Ce qui relie les deux sujets et qui constitue l’intersubjectivité à proprement parler ne saurait s’expliciter en référence aux sujets, mais à la relation entre eux qui constitue un troisième terme, un principe de médiation sui generis. Quant à Henry, il introduit à son tour un troisième terme qui est celui de la Vie incarnée par l’Archi-fils, pour surmonter l’aporie. Son expérience ainsi que celle de Husserl montrent bien en quoi la déduction transcendantale d’autrui à partir de l’ego est ontologiquement semée d’embûches, voire impossible. La prise de conscience de cette impossibilité ouvre la voie, chez Henry, à une interprétation qui fait fond sur le religieux. Chez d’autres, comme Apel, c’est l’assomption de la spécificité de la relation intersubjective par rapport à celle qui définit la subjectivité pure qui transforme la problématique de l’ego transcendantal.

33Cet échec jette une lumière vive sur le « tournant théologique » dans la pensée de Henry. Deux positions peuvent être défendues. Soit on pense que la pensée de Henry aurait très bien pu se dispenser du recours à la figure emblématique du Christ comme Archi-fils et que le développement même de sa phénoménologie aurait pu suffire à fonder sa philosophie de l’intersubjectivité comme telle [16]. Ou bien, on peut affirmer que le tournant théologique n’est pas un simple recours illustratif ou un subterfuge et que l’impossibilité de fonder l’intersubjectivité à partir des prémisses uniquement cogitatives amène Henry à user du Christ pour une nouvelle tentative de fondation là où les anciens présupposés philosophiques laissaient le problème de la médiation entre les sujets dans l’aporie. Compte tenu des développements de cet article, la seconde thèse nous semble plus pertinente.

Conclusion

34Dans le paysage phénoménologique français, la pensée de Michel Henry présente une grande originalité. Henry tente de penser le soi, le monde, autrui et le sacré à partir d’une phénoménologie sans horizon et sans transcendance. Le refus de l’horizon donne un sens aigu à sa construction de soi en termes d’auto-affection ; le rejet de la transcendance engendre une problématique du sacré qui doit transcrire en termes d’immanence radicale le numineux. Enfin, le déni de toute médiation et le parti pris philosophique d’une réceptivité immédiate de soi engendrent une vision philosophique de l’intersubjectivité d’une indéniable profondeur. Dans tous ces domaines, la pensée henryenne nous invite à un saut dans une conception éloignée de la phénoménologie classique, à tel point que l’on peut se demander si le qualificatif « phénoménologique » peut s’appliquer à elle sans en déformer le sens et la signification profonds. Le parti pris de l’immanence radicale, de la transparence absolue de soi dans l’auto-affection et le rejet de tout horizon engendrent des problèmes philosophiques sui generis que cette pensée, dans toute sa richesse, tente de résoudre à partir de ses intuitions fondatrices. Les apories qu’elle engendre sont, en un sens, la conséquence de cette profondeur inouïe qui la caractérise.

Notes

  • [1]
    Michel Henry, C’est moi la vérité, Seuil, 1996.
  • [2]
    Cf. Michel Henry, Phénoménologie matérielle, PUF, 1990.
  • [3]
    Cf. Phénoménologie matérielle, p. 153-154.
  • [4]
    De même, une autre ambiguïté traverse cette description. Ma subjectivité auto-affective se donne à elle-même dans une évidence qui est soustraite à l’intrusion de l’altérité phénoménale. Mais lorsque je suis affecté par une impression de couleur, l’affection qu’elle produit en moi a l’une de ses origines dans l’extériorité : couleur, forme, mouvement, lumière… Ces deux phénomènes, mon adhésion à mon être dans l’intériorité de mon vécu d’une part, la manière dont l’extériorité dépose son empreinte en moi par la multiplicité des impressions dont elle m’affecte, ces deux habitus ne sont pas identiques et à chaque fois, il y a comme un mode d’être différent qui est impliqué. Que je sois indubitablement moi dans l’évidence de mon vécu, c’est un fait auto-affectif primordial ; mais que les modes de mon affection par l’extériorité ne soient rien d’autre que ce vécu intériorisé, que le versant externe soit entaché d’irréalité, voilà un fait qui mérite réflexion, puisque cela revient à nier cette part de moi qui est, que je le veuille ou non, au monde et qui se laisse affecter, à chaque fois différemment, par ce monde, dans l’infinie variété des modes d’être dont l’un des versants est hors de ma portée, dans le monde.
  • [5]
    Phénoménologie matérielle, p. 155.
  • [6]
    Ibid., p. 161.
  • [7]
    Ibid., p. 161-162.
  • [8]
    Ibid., p. 162.
  • [9]
    Ibid., p. 163.
  • [10]
    Cf. Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Seuil, 2000.
  • [11]
    Ibid., p. 175.
  • [12]
    Pour une tentative de délimitation des zones de légitimité de la subjectivité et de l’intersubjectivité, cf. Farhad Khosrokhavar, L’instance du sacré, Cerf, 2001.
  • [13]
    Incarnation, p. 177.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Cf. C’est moi la vérité, Incarnation, op. cit.
  • [16]
    Telle est bien, grosso modo, la position de D. Franck et de J.-L. Marion. Au cours d’une conférence le 12 mars 2001 sur la réception de la pensée de Henry, à partir d’une analyse de la temporalité chez Husserl, le premier souligna que la problématique de l’inter-subjectivité s’articule phénoménologiquement chez Henry sur un mode d’intelligibilité qui pourrait se dispenser du recours à la figure de Jésus, ou, plus précisément, que la référence à celle-ci obéit à des motifs philosophiques qui lui préexistent et qui n’ont, par conséquent, aucune portée « théologique » intrinsèque. Le Christ ne fait qu’expliciter un type de relation qui trouve son fondement spéculatif ailleurs que dans le religieux comme tel. Quant à Marion, il tente de montrer qu’une phénoménologie de la chair fondée sur le sens du toucher trouve ses lettres de noblesse dans la tradition philosophique remontant à Aristote et s’enracinant chez Descartes et que, là aussi, la pensée henryenne pourrait se dispenser du recours à une fondation théologique. Dans les deux cas, la médiation par le Christ ne saurait avoir au mieux qu’une valeur métaphorique, non théologique.