Une phénoménologie plurielle

Introduction

1Si l’on compare l’état des études phénoménologiques en France et dans le monde à l’orée du troisième millénaire à celui de l’année 1951, quand eut lieu à Bruxelles le Colloque international de phénoménologie du 12 au 14 avril, qui réunit dans le cadre des Archives Husserl et de l’Institut supérieur de philosophie de l’université de Louvain, à l’initiative de H.L. Van Breda : O.F.M., et sous la présidence de Jean Wahl, des phénoménologues au destin historique prestigieux, tels que Eugen Fink, Maurice Merleau-Ponty, Paul Ricœur [1], on est frappé par l’approfondissement, l’extension et la diffusion actuels des études phénoménologiques dans le monde. Les œuvres des acteurs de ce colloque sont devenues, depuis cette date, sujets de méditations incessantes comme l’étaient, mais de manière éparse, en 1951, l’œuvre du fondateur de la phénoménologie à qui était consacré ce colloque et celle de Heidegger.

2On peut noter, d’autre part, que l’approfondissement des œuvres des deux phénoménologues allemands, comme la prospection des œuvres des phénoménologues de la deuxième génération réunis dans ce colloque, il y a un demi-siècle, ont donné lieu à une explosion d’études historiques, qui ont mis les ouvrages encore inédits de Husserl, réservés aux chercheurs peu nombreux des Archives Husserl, et ceux de Heidegger, à peine traduits en France et très partiellement à l’étranger, ainsi que le contenu de ses cours non encore édités, à la portée d’un vaste public. Depuis cette date, plusieurs parmi les ouvrages majeurs de Merleau-Ponty, marquant le renouvellement phénoménologique radical de sa pensée, l’édition de la Sixième méditation cartésienne de Eugen Fink, annotée par Husserl, comme la quasi-totalité de l’œuvre de Paul Ricœur ont vu le jour.

3Parallèlement, la double activité des Archives Husserl, à Louvain-la-Neuve et à Paris, en particulier sous l’impulsion, en Belgique, de Rudolf Bernet, en France, de Paul Ricœur, puis de Jean-François Courtine, et de Didier Franck ; la création du Collège international de philosophie, à Paris, largement ouvert aux recherches et aux rencontres phénoménologiques de caractère international, la variété des séminaires, des colloques, des conférences organisés par ces instances ; leurs relais aux États-Unis, en Belgique, en Allemagne [2], en Italie, au Portugal, au Japon, par tout un réseau de revues, où les points de vue internationaux peuvent se confronter ; la création d’une série de collections de recherches phénoménologiques [3], dans le cadre du renouvellement des éditions universitaires, ont contribué, de manière décisive, à la formation de deux nouvelles générations de phénoménologues, dont les travaux d’érudition et de recherches des plus jeunes témoignent de la vigueur et de l’approfondissement de la problématique phénoménologique en Asie, aux États-Unis, en Amérique latine, comme en Europe.

4Avant d’aborder l’examen d’un problème concret de notre contemporanéité, suscité par les deux communications de Eugen Fink et de Merleau-Ponty développées dans ce colloque, qui nous introduiront aux questions de notre actualité, je souhaiterais procéder à quelques remarques générales concernant la richesse des études phénoménologiques actuelles, et à ce propos répondre à quelques objections concernant leurs développements souvent mal évalués.

I – Les orientations actuelles de la phénoménologie

5Si l’on est attentif aux deux communications de Eugen Fink et de Merleau-Ponty, développées lors du colloque de 1951, on pourra comprendre plus facilement dans quel sens les recherches phénoménologiques se sont développées, ces cinquante dernières années, selon le mode « pluriel » que nous leur conférons.

6Dès le début de son article intitulé « L’analyse intentionnelle et le problème de la pensée spéculative », Eugen Fink parle de la phénoménologie au passé, comme d’un mouvement d’inspiration idéaliste, fondé sur le réalisme à caractère objectivant de la philosophie cartésienne, qui, dans la quête de l’Ego transcendantal, a touché ses limites, parce qu’elle n’a pas su s’ouvrir sur la philosophie spéculative[4]. Certes, Eugen Fink mentionne-t-il l’extrême souplesse de la pensée de Husserl, perpétuellement attentif à remettre en cause les développements de ses recherches et la nécessité pour la pensée spéculative de maintenir un dialogue ouvert avec la phénoménologie, mais le parti pris « transcendantaliste », soucieux de justifier la thèse husserlienne de l’Ego à caractère désintéressé (uninteressiert), qui tient l’Ego naturel, inséré dans le monde, puis l’Ego constituant, sous la rigueur impassible de son regard objectivant, développé dans la Sixième méditation cartésienne, conduit Eugen Fink à identifier la phénoménologie de Husserl, dans son ensemble, à cette attitude, bien qu’il y découvre d’autres tendances, qu’il propose cependant de dépasser par ce qu’il nomme une « pensée spéculative » [5], laquelle relève d’une problématique « réflexive » fondée sur les données scientifiques objectives de la science de son temps.

7La question qui se pose quant à l’orientation idéaliste que revêt la thèse husserlienne de l’Ego transcendantal « désintéressé », qualifié ultérieurement de « Vor-sein » : « pré-Être », est de savoir si l’ensemble de la démarche phénoménologique est nécessairement lié à cette thèse. La multiplicité des attitudes phénoménologiques ultérieures, leur éclatement trouvent, en particulier, leur point d’insertion dans le sens à accorder à cette question. On sait que Heidegger a pris immédiatement le parti d’interpréter la totalité de la problématique de l’intentionnalité en termes ontologiques, de la décanter de son origine de « théorie de la connaissance », qu’elle a toujours revêtue pour Husserl, pour l’intégrer à une problématique de l’Être en tant qu’Être. D’où la problématique de l’ontologie fondamentale développée dès 1927, à l’époque d’Être et temps. Dans la quête ultérieure de la problématique de l’Ereignis, telle qu’elle fut développée dans « Temps et être », se dessine, cependant, une affinité à caractère ontologique entre les actes donateurs de sens et d’être de l’Ereignis et ceux à caractère transcendantal de l’Ego uninteressiert, qualifié de Vor-sein, qui tient tous les processus constitutifs de l’Ego inséré dans le monde, puis de l’Ego constituant, sous sa dépendance. On peut comprendre la méfiance de Eugen Fink à l’égard de cette attitude, qu’il était mieux placé que quiconque pour juger, puisqu’il l’avait conduite dans la Sixième méditation cartésienne, rédigée en collaboration directe avec Husserl, à ce qu’il faut bien nommer ses ultimes conséquences idéalistes [6].

8Or, dès 1936, Sartre, en France, avait mis en évidence, dans La transcendance de l’Ego, les difficultés inhérentes à la conception husserlienne de l’Ego transcendantal, et la possibilité pour une phénoménologie rigoureuse d’en faire l’économie. Dans L’être et le néant, en 1943, suivant, en ceci, Heidegger, il introduit au sein de la conscience la dimension de néant, qui fait défaut à la théorie de la connaissance de Husserl, et qui permet de comprendre comment se déploie la dynamique de l’intentionnalité, directement inscrite dans le monde, hors d’une théorie de la représentation de style « noético-noématique », telle qu’elle fut élaborée dans les Ideen I, en 1913. Période de l’Ontologie phénoménologique[7] de Sartre, qu’il tentera de dépasser ultérieurement en intégrant, à partir de 1957, les jeux représentatifs, à caractère « thétique et non thétique de soi », du pour-soi, du pour-autrui et de l’en-soi, dans le cadre globalisant d’une Critique de la raison dialectique, qui vise à intégrer le « projet » singulier du pour-soi dans le cadre « totalisateur » d’une méthode progressive-régressive servant de structure dynamique à une philosophie de l’histoire.

9Face à cette attitude où les thèses phénoménologiques s’intègrent à une problématique dialectique à caractère marxiste, en pleine période de la guerre froide, qui marque un virage décisif dans la pensée philosophique de Sartre, où les options politiques avaient leur poids, et où les attitudes phénoménologiques initiales perdaient leur spécificité, mais aussi leur neutralité spéculative [8], il n’est pas surprenant de voir, quelques années plus tard, tout un courant phénoménologique reprendre la problématique de l’Ego transcendantal à sa source et, en travaillant l’interprétation historique de l’Ego uninteressiert, du Vor-sein et de l’Ereignis, infléchir la conception husserlienne et heideggerienne des actes de donation d’être et de sens, mais aussi celle de l’Englobant de Karl Jaspers [9], ainsi que l’herméneutique philosophique de Gadamer [10], selon une perspective nouvelle, qui renouait avec la tradition théologique.

10Selon cette perspective, une série d’interprétations des textes philosophiques, mais par la suite aussi, religieux, se développa, en particulier sous l’influence d’Emmanuel Levinas, dans le cadre d’une herméneutique phénoménologique, dont on ne peut réduire la complexité à quelques indications sommaires [11]. Une autre approche développa une philosophie du sentiment, radicalement distingué de l’affectivité, qui, enrichie par un approfondissement de la philosophie rousseauiste du sentiment et une critique approfondie du marxisme, déboucha sur une interprétation phénoménologique renouvelée de l’« essence de la manifestation », non dénuée de connotation religieuse.

11Ces attitudes développées après 1960, et qui se prolongent de nos jours, ont contribué au rejet radical de l’orientation phénoménologique initiale, athée de Sartre, vite suspecté d’ignorer les thèses phénoménologiques des deux fondateurs allemands de la phénoménologie. Il convient de noter, à ce sujet, que les approches phénoménologiques à caractère théologique ont toujours veillé à se fonder sur des interprétations historiques approfondies des thèses husserliennes et heideggeriennes, qui, même si elles ne sont pas toujours conformes à l’interprétation qu’un esprit non religieux peut donner des textes des deux phénoménologues allemands, ont incontestablement enrichi la compréhension du mouvement phénoménologique dans ses sources et ses accomplissements les plus intimes. Elles ont, d’autre part, renouvelé la problématique théologique judaïque et chrétienne, qui, du Moyen Age à nos jours, a constitué un des hauts moments de la spéculation humaine sur l’ordre de la transcendance. Ce n’est pas un des moindres mérites de la phénoménologie que d’avoir contribué puissamment à renouveler ces approches, dont notre civilisation occidentale, jusque dans ses œuvres d’art les plus inventives, picturales, architecturales, poétiques, dramatiques, épiques, s’est nourrie. Ce serait faire preuve d’esprit sectaire, incompatible avec l’ouverture d’esprit phénoménologique, que d’ignorer ces hauts moments à caractère théologique de la pensée humaine, qui cherchent à se renouveler dans le cadre de la phénoménologie, et de les écarter, systématiquement, au nom du dogme religieux, non philosophique de la création du monde, qui les anime, les inspire incontestablement, et que chacun est libre de ne pas partager.

12Parallèlement à ces attitudes, mais sur un autre plan, dès la fin des « années 50 », à une époque de facilité économique et de triomphe de la technique où les esprits rêvaient de refaire le monde, selon des codes de pensée empruntés aux sciences dites exactes, dont le modèle opératoire, qui avait envahi le champ des sciences humaines, s’inspirait, par la médiation de l’anthropologie structurale, des codes de la linguistique, un discrédit général fut jeté sur les formes traditionnelles de la pensée spéculative, centrées sur la problématique du sujet, et réduites à la condition d’objets de cultures anciennes, comparables à celles des civilisations étudiées par l’ethnologie, dont la nouvelle histoire des idées se devait d’expliquer les processus d’engendrement. Attitude de rejet qui affecta le mouvement phénoménologique identifié abusivement à l’idéalisme traditionnel. C’est ainsi que fut suscité le mythe du « doublet empirico-transcendantal », qui permettait de réunir sous la même rubrique des attitudes de pensée aussi différentes que la phénoménologie dans son ensemble, le marxisme et la pensée freudienne. Étrange association où aucun de ces mouvements historiques de pensée ne pouvait se reconnaître. Le nouveau philosophe devenait historien des idées et chaque philosophie s’inscrivait, dès lors, dans le cadre d’institutions symboliques vénérables, comme l’institution des hôpitaux et des prisons, celle de la chasse ou de la pêche, les « préjugés » concernant le primat cartésien de la subjectivité, et les approches phénoménologiques sur le champ transcendantal, devant être examinés avec la même objectivité que les pratiques du mariage ou les tabous incestueux, les uns et les autres ignorant les codes qui les avaient engendrés à leur insu et qui ne cessaient de les manipuler de l’extérieur [12]. Attitude de rejet hâtif et désordonné de la pensée spéculative dans son ensemble, alimentée par la méfiance accordée aux idéologies philosophico-politiques qui ont marqué le xxe siècle, dans ce qu’il a pu manifester effectivement d’excessif et donc de contestable.

13Si cette attitude, au nom du structuralisme, s’est attaquée, immédiatement après la mort de Merleau-Ponty, en 1961, au mouvement phénoménologique, qu’elle a contesté de front, la situation fut différente en ce qui concerne la pensée de la Déconstruction, initialement classée dans la mouvance structuraliste, dont le nom – il importe de le mentionner – est la version française de la conception heideggerienne de l’Abbau, laquelle s’est inscrite historiquement dans le cadre reconnu et affirmé de la réduction phénoménologique husserlienne [13].

14Bien que se concentrant sur l’examen d’un jeu de permutations entre les signes d’institutions symboliques constituées, dont la finalité est d’en ébranler les fondements, tout en cherchant à démêler des « effets de sens » noués inconsciemment dans la trame des significations historiques du langage, cette attitude n’a aucunement rejeté la totalité des approches phénoménologiques. On peut même considérer que la problématique de la Déconstruction, dans ses formes de pensée les plus fines, s’est développée au sein d’une perspective de style phénoménologique, avec laquelle elle a noué des dialogues historiques féconds et qu’elle a tenté de décanter de ses présupposés non questionnés. Ce qui est légitime et conforme au souci de radicalité revendiqué par tout phénoménologue, depuis Husserl.

15Reste à savoir si le degré de radicalité affirmée par la pensée de la Déconstruction est suffisant. Si elle ne s’arrête pas à mi-distance, dans son idéal de réforme radicale, en endossant, en fait, une attitude de style sémiotique non questionnée, qui la conduit à n’exercer ses analyses qu’à partir de significations historiques instituées, sans jamais se référer à leur insertion dans une expérience approfondie du « il y a » originaire, sur lequel les analyses sémiotiques sont sans prise. Ce qui seul permettrait d’en saisir la genèse. Référence que l’on ne peut écarter sans discussion, à moins d’admettre que le langage de cette approche comme la situation du « Déconstructeur » sont hors monde. Ce sont, en fait, les instruments de pensée qui permettent de pratiquer l’exercice intellectuel de la Déconstruction, donc son langage propre, qui ne sont pas soumis à une épokhè suffisante, faute de s’interroger sur le statut de la certitude d’être de la pensée qui développe cette méthode. Si une épokhè radicale se doit de contester le jeu des significations instituées servant de point de départ aux exercices de la « Déconstruction », elle se doit aussi d’interroger l’énigme indéterminée du « il y a » primordial dans lequel le « Déconstructeur » se trouve pris, qu’il le reconnaisse ou non, qui atteste que le monde n’est pas une simple signification et que nous ne sommes pas de purs esprits, des fantômes ou des ombres. Or, cette référence à un « il y a » originaire, ne saurait renouveler la quête d’un Princeps ou d’une Arché, de style classique. Car, précisément, aucun présupposé ne permet de « déterminer » a priori le champ d’« indéterminité foncière », irrécusable, dans laquelle s’inscrivent les significations, dont la présence sourde et opaque d’être se manifeste dès la première interrogation. Situation qui englobe le « Déconstructeur » et ses interrogations dans le champ à déconstruire. Aucune épokhè ne peut en rendre raison [14]. C’est à l’égard de la reconnaissance de cet « irréductible » que le jeu de permutations entre les signes, d’inspiration sémiotique, marque ses limites. Car le « il y a » primordial n’est pas une signification, mais une présence indéterminée d’être, dans laquelle le « Déconstructeur » se trouve inclus. Ce qui confère une dimension ontologique à toute interrogation philosophique qui se veut radicale. Ce point est décisif.

16Comme on le sait, c’est, en fait, l’hypothèse hyperbolique d’un « malin génie » et d’un « Dieu trompeur » qui engendre le doute extrême de Descartes, qualifié, par Hegel, d’« héroïque », quant à la certitude d’être. Or, si la démonstration de Descartes concernant la certitude d’être du doute, en tant que telle, quel qu’en soit le contenu incertain, n’est pas satisfaisante, ce n’est pas à cause de la distinction correctement opérée entre contenu de pensée et présence d’être du doute, mais exclusivement parce qu’il ne se réfère pas, pour en rendre compte, au moment formel de sa démonstration, dans la Deuxième méditation, à une certitude plus originaire que celle de l’Ego cogito, qui concerne l’indétermination préalable à l’énoncé du « il y a quelque chose » [15]. Aussi, la référence à une certitude d’être du doute, par-delà son contenu de pensée, fantasmatique ou justifié, contre laquelle l’hypothèse du malin génie n’a aucune prise, n’est-elle pas contestable, en tant que telle. Ce qui l’est relève du style réducteur de Descartes, dans sa formulation formelle du Cogito sum, qui ne régresse pas, dans la Deuxième méditation, à un degré de radicalité ontologique suffisant, que seule la prise en considération du « il y a » primordial, qu’il reconnaît par ailleurs [16], permet d’atteindre.

17Tout l’effort de la phénoménologie merleau-pontienne est précisément de préserver l’indéterminité foncière de cette référence initiale sur laquelle aucune épokhè n’a de prise et d’en maintenir l’énigme. Ce point a été souvent négligé. La quête d’un Princeps, ou d’une Arché, servant de socle et de fondement à la connaissance, n’est donc aucunement le fait des approches de style merleau-pontien et post-merleau-pontien [17]. En fait, la différence, à l’égard de Descartes, se situe dans l’évaluation de l’énigme de la présence irréductible du monde, au sens anté-prédicatif et trans-individuel du terme, totalement étrangère à la conception d’inspiration cartésienne de la présence à soi, qui, pour un phénoménologue post-husserlien et merleau-pontien, est inassimilable à quelque signification que ce soit. Il y a, dans la présence sourde du monde, qui n’est aucunement un thème de pensée, ni un « noème » à réduire, un changement d’ordre, dont la charge d’être est irréductible à l’ordre des significations instituées. Ce qui requiert un questionnement approprié, qui excède les apories de la pensée subjectiviste de la présence à soi, celles de la pensée scientifique objectivante, comme tout jeu à caractère sémiotique de permutation entre les signes, qui soulève ses interrogations trop tard, une fois que les significations logico-eidétiques instituées ont établi leur réseau de grille interprétative, plaqué sur l’indétermination foncière du « il y a » primordial, radicalement différent, par ailleurs, du « es gibt » heideggerien [18].

18Problématique complexe, car elle doit tenir compte des données incontournables de la science de notre temps, concernant le domaine énergétique, qui affecte la quasi-totalité de l’univers [19], tout en préservant le point de vue transcendantaliste, non, certes, comme un point d’honneur à maintenir, mais parce que cette attitude, seule, permet d’échapper au réalisme de l’en-soi [20]. C’est la question de cet équilibre qui, à notre sens, est la tâche actuelle essentielle de la phénoménologie, que les développements de la physique quantique et ceux de l’astrophysique conduisent à aborder de manière radicalement différente de ce que l’idéal de science cartésienne et galiléenne, qui constituait le modèle de pensée scientifique privilégié de Husserl, ainsi que la thèse ontologique centrale de Heidegger, selon laquelle l’être est toujours l’être de l’étant, ne permettent pas de mettre en œuvre [21].

19En fait, l’essor des études historiques de ces vingt dernières années, portant sur les textes non encore publiés de Husserl et de Heidegger, comme sur les notes de travail du Visible et l’invisible et celles des Cours de Merleau-Ponty, désormais accessibles au public, confrontés au corpus déjà connu de leur œuvre, que la jeune génération des phénoménologues conduit de manière remarquable, a permis d’évaluer de manière nuancée et renouvelée l’entreprise de réforme philosophique qui, pour Husserl et Merleau-Ponty, par suite de sa mort prématurée, apparaît comme un chantier non terminé.

20Or, si l’on se confronte sérieusement aux textes mêmes de ces phénoménologues et que l’on accepte de séjourner dans les méandres de leur pensée, c’est une vision radicalement différente de celle réductrice et critique, tendant à les enfermer dans quelque clôture métaphysique, qui se dégage de leur œuvre, qui invite à suivre des chemins qui n’ont pas encore été frayés.

21C’est cette attitude que suggère Merleau-Ponty dans l’étude sur le langage [22] présentée au colloque de 1951, sur laquelle nous voudrions porter notre attention, pour manifester une autre interprétation de lecture à l’égard de l’œuvre de Husserl que celle de Eugen Fink, dans sa communication prononcée à la même date.

II – Le corps des mots

22En fait, si on lit attentivement De la synthèse passive, Expérience et jugement et les notes de Husserl à la Sixième méditation cartésienne de Eugen Fink, on est frappé par l’insistance selon laquelle le fondateur de la phénoménologie revient perpétuellement sur l’expérience anté-prédicative du monde, dans laquelle il inscrit toute émergence de signification langagière.

23Aussi Husserl manifeste-t-il une sorte de fascination pour la thèse de la Weltthesis, qu’il est loin de résorber, par réduction à caractère strictement idéaliste, à la condition d’un simple noème. C’est ce refus que Merleau-Ponty découvre au cœur des préoccupations phénoménologiques essentielles de Husserl, qui le rend actuel et vivant, et ce sont les possibilités de développer une phénoménologie enracinée dans l’expérience anté-prédicative du monde qu’il va développer à tous les niveaux de son entreprise de philosophe.

24Ainsi Merleau-Ponty écrit-il, dans « Le philosophe et son ombre » :

25

« […] la tâche dernière de la phénoménologie comme philosophie de la conscience est de comprendre son rapport avec la non-phénoménologie. Ce qui résiste en nous à la phénoménologie – l’être naturel, le principe “barbare” dont parlait Schelling – ne peut pas demeurer hors de la phénoménologie et doit avoir sa place en elle. Le philosophe a son ombre portée, qui n’est pas absence de fait de la future lumière. » [23]

26Merleau-Ponty découvre dans l’œuvre de Husserl une voie que ce phénoménologue n’a pas, à proprement parler, menée à terme, mais qu’il a ouverte, sans vraiment s’y engager, par suite de son idéal logico-eidétique, qui lui faisait chercher une vérité objective, identique à elle-même, indéfiniment réitérable et transmissible sur un mode apodictique à la communauté des chercheurs. Or, l’étrange est que lorsque Husserl fixe sa recherche selon cet idéal d’objectivité logique, à vocation universelle, il reprend toujours ses analyses pour montrer ce qui échappe à son effort de réduction objectivante, dans laquelle il ne se résout à enfermer ni l’expérience vécue du monde ni celle du langage. C’est alors qu’apparaissent le monde et l’esprit sauvages qui confèrent à la phénoménologie toute sa puissance de création et de vie :

27

« Bon gré mal gré, contre ses plans et selon son audace essentielle, Husserl réveille un monde sauvage et un esprit sauvage. Les choses sont là, non plus seulement, comme dans la perspective de la Renaissance, selon leur apparence projective et selon l’exigence du panorama, mais au contraire, debout, insistantes, écorchant le regard de leurs arêtes, chacune revendiquant une présence absolue qui est incompossible avec celle des autres, et qu’elles ont pourtant toutes ensemble, en vertu d’un sens de configuration dont le “sens théorétique” ne nous donne pas idée […] Ce monde baroque n’est pas une concession de l’esprit à la nature : car si partout le sens est figuré, c’est partout de sens qu’il s’agit. Ce renouveau du monde est aussi renouveau de l’esprit, redécouverte de l’esprit brut qui n’est apprivoisé par aucune des cultures, auquel il est demandé de créer à nouveau la culture. » [24]

28C’est ce monde baroque et sauvage que la phénoménologie permet de prospecter, à condition de ne pas réduire la parole vive à un corpus de significations lexicales, déjà instituées, obéissant à un jeu codé par les usages du lexique et de la grammaire.

29Selon cette perspective, Merleau-Ponty écrit, dans la communication intitulée « Sur la phénoménologie du langage » :

30

« Par contre, dans les textes les plus récents [de Husserl], le langage apparaît comme une manière originale de viser certains objets, comme le corps de la pensée (Formule und transzendentale Logik) ou même comme l’opération par laquelle des pensées qui, sans lui, resteraient phénomènes privés acquièrent valeur intersubjective et finalement existence idéale (Ursprung der Geometrie). » [25]

31Attitude qui conduit à retravailler les approches saussuriennes sur le langage en conférant une dimension de « quasi-corporéité au signifiant » [26]. Selon cette perspective, l’intentionnalité de la parole parlante doit être interprétée dans le cadre d’une intentionnalité corporelle [27].

32Quelles sont les ressources offertes par la phénoménologie, qu’elle soit husserlienne, heideggerienne ou merleau-pontienne, pour problématiser de nos jours cette dimension de corporéité du langage mise en évidence par Merleau-Ponty ?

33Telle est la question précise, que je traiterai sur un plan méthodologique, général, car le détail des analyses et le contenu scientifique de la discussion ont été produits ailleurs [28]. Leur ampleur dépasse le cadre restreint de cet article. Toutefois la référence à ces discussions s’impose pour marquer de manière concrète, à titre d’exemple parmi d’autres, la fécondité du mouvement phénoménologique, dans l’élaboration d’un problème majeur de notre contemporanéité, qu’on ne peut verser au compte d’un intérêt passéiste strictement idéaliste. Attitude qui ne pourra se développer sans le recours aux thèses actuelles de la linguistique et à l’approfondissement de textes majeurs de la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, qui attestent que ces deux phénoménologues demeurent toujours vivants à l’orée du troisième millénaire.

34Mais d’autre part, comme cela apparaît dans toutes les recherches phénoménologiques, le débat va dépasser, sur le plan philosophique, une discussion interne à ce mouvement historique. Ainsi, l’examen critique des analyses linguistiques, concernant la question entrecroisée des catégories de grammaire et des catégories logiques, impliquera-t-il une méditation approfondie des thèses de Kant, concernant le Schématisme transcendantal, que nous pourrons, dès lors, confronter aux approches linguistiques. Confrontation rarement opérée et qui pourtant s’impose.

35C’est à l’horizon entrecroisé de ces différentes approches, fondées sur une analyse concrète des textes révélateurs du pouvoir créateur du verbe, que les analyses phénoménologiques doivent établir leurs parcours.

36Cette double exigence de référence historique et scientifique n’a cessé d’animer les recherches phénoménologiques de Husserl [29]. Heidegger, par contre, par défiance à l’égard des sciences concernées exclusivement par le règne de l’étant (?? ??), a éliminé tout dialogue avec elles, pour concentrer son interrogation sur ce qu’il nomme l’« Histoire de l’Être », qui implique des échanges interprétatifs constants avec les grandes philosophies de l’histoire. Il importe désormais, sous l’impulsion des approches merleau-pontiennes, d’intégrer à la problématique phénoménologique, en plus des enquêtes de style psychologique, les données scientifiques de la linguistique générale. Encore faut-il maintenir les exigences d’une épokhè radicale, permettant d’éviter l’écueil réaliste de la pensée objectivante, caractéristique des démarches scientifiques de la nature, comme des sciences dites « humaines ».

III – Phénoménologie et linguistique

37On se souvient de la distinction difficile à définir que Husserl n’a cessé de remettre sur le chantier, des Recherches logiques I et IV à Ideen I et à Logique formelle et logique transcendantale, concernant la liaison qui s’établit entre les structures logiques de pensée et celles grammaticales d’une langue historique donnée. Débat poursuivi dans Expérience et jugement. Nous avons montré comment les concepts de syntaxe et de syntactique, qui se réfèrent à la forme logique, sont distingués des concepts linguistiques de syntaxe et de forme syntactique[30], sans que la distinction recouverte par le double usage du même terme « syntactique », qualifiant une structure logique et une structure grammaticale, apparaisse clairement de façon satisfaisante.

38En fait, c’est la dépendance totale des catégories logiques à l’égard des structures contingentes de la langue grecque que met en évidence Benveniste, dans son célèbre article intitulé Catégories de pensée et catégories de langue, en examinant la formation de la table des catégories d’Aristote, telle qu’elle fut travaillée par le Stagirite, puis léguée à Kant, à la tradition hégélienne, à la phénoménologie, aussi bien qu’à la logique contemporaine. Situation qui interdit d’accorder à la logique la dimension d’universalité à laquelle elle prétend, du fait que son origine s’inscrit dans la structure contingente d’une langue historique donnée.

39Mais, d’autre part, l’examen des actes de prédication dans les phrases nominales et les phrases à ????, fondé sur la recension de nombreux groupes linguistiques, aussi bien internes aux langues indo-européennes qu’extérieurs à leur sphère linguistique, interdit de conférer à l’ordre de la prédication le coefficient d’universalité et de vérité absolue qu’une logique totalement subordonnée à la structure syntaxique, contingente et tardive, de la langue grecque a cherché à conférer à ses modes historiques de pensée [31]. Ces mêmes considérations conduisent à aborder la problématique de l’être en tant qu’être avec prudence. Or, cette même contestation linguistique affecte directement la distinction radicale opérée par Husserl entre jugements en être et jugements en avoir, développée dans Expérience et jugement, qui apparaît comme contingente et relative à certaines langues indo-européennes, telles que la langue allemande [32]. Ce qui affecte la question de l’intuition catégoriale [33]. Autant de critiques embarrassantes, à l’égard du logicisme dans son ensemble, mais aussi de la phénoménologie de style husserlien, et de l’ontologie phénoménologique, qui se trouvent gravement indexés d’un préjugé ethnocentriste, érigé en universalité abusive de pensée.

40Il ne s’agit pas de minimiser ces considérations ni de s’en détourner, pour poursuivre la quête ancestrale de l’universalité apodictique de la logique ainsi que la problématique de l’être en tant qu’être, comme si ces démonstrations linguistiques ne concernaient pas la Philosophia perennis, mais de relever le défi linguistique et d’aborder en leur fond les problèmes qu’il soulève. Or, à regarder de près l’argumentation du linguiste, on peut faire trois observations.

41La première est que Benveniste ne prétend en aucune manière, comme cela a tenté de se mettre en scène à l’époque du structuralisme, que la problématique de l’être en tant qu’être soit totalement asservie à l’usage contingent d’une langue indo-européenne, érigée en pensée absolue. Il prend la précaution de souligner que la méditation philosophique sur l’être, bien que prenant appui sur une structure grammaticale contingente, engendre ses propres développements, qui sont irréductibles à de simples faits de langue [34]. A ce titre, il distingue l’« essor de la pensée », qui relève des conditions multiples, à la fois culturelles, sociologiques, historiques, propres aux « capacités humaines », de la possibilité de la pensée, qu’il lie exclusivement à la faculté de langage [35]. Toutefois, il convient de noter que cette distinction, qui se veut nuancée, est, en fait, insuffisante, car les notions d’« essor » et de « possibilité de la pensée », en leur énoncé vague, sont mal définies et mal évaluées par le linguiste. Il se trouve que Benveniste écarte la philosophie du débat, en confiant l’examen de l’« essor » et de la « possibilité de la pensée » exclusivement aux sciences humaines, sociologiques, historiques et à celles d’ordre culturel. Or, c’est un débat philosophique qui s’impose à ce niveau de la discussion.

42Ainsi la distinction opérée, à juste titre, qu’il n’est pas question de contester, entre l’usage prédicatif par phrases nominales, dans la langue grecque, par opposition aux phrases à ????, est-elle contredite, cependant, sur un point, par l’usage ontologique que le fondateur de la problématique de l’être en tant qu’être : Parménide, en a fait, dans le célèbre fragment III du Poème sur la Nature :

43

« […] ?? ??? ???? ????? ????? ?? ??? ?????
Le même, lui, est à la fois penser et être. » [36]

44La remarque que nous introduisons est que selon l’usage historique repéré par le linguiste, Parménide eût dû employer une phrase nominale, pour marquer le caractère universel de son aphorisme, quand il emploie, contrairement à l’usage codé de la langue grecque, une prédication avec phrase à èaxi. Cet usage « atypique » – car il n’a aucune valeur existentielle, individuelle ou événementielle propre, caractéristique des prédications avec phrases à ???? – souligne la dimension spécifique du verbe être, irréductible, d’autre part, à un simple usage logique et grammatical, qui requiert une méditation philosophique appropriée, que les codes grammaticaux de la grammaire grecque ne permettent pas de développer par eux-mêmes. Situation qui atteste l’excès du champ philosophique sur celui de la grammaire et révèle que la méditation ontologique, quand elle est mise en œuvre par un penseur de génie, ne suit aucunement les codes institués que la prédication d’ordre grammatical de la langue grecque serait censée imposer par sa structure inconsciente de langue [37]. L’être parménidien n’est pas une essence universelle. Ce n’est pas une simple copule attributive. Mais il n’est pas non plus un événement existentiel du devenir et de l’histoire. Il revêt une dimension « autre », à proprement parler ontologique, soulignée par le détournement de l’usage syntaxique codé du verbe être, tel qu’il apparaît dans les situations correspondant aux phrases nominales et aux actes de prédication des phrases à ????.

45Mais, d’autre part, si on regarde de près les multiples exemples de propositions logiques examinées par le linguiste – ce sera la deuxième observation –, on s’aperçoit que l’argumentation ne vise que les catégories logiques relatives à l’ordre que Kant qualifie de structures « déterminantes » de la pensée et non à celui des jugements « réfléchissants, sans concept donné d’avance », telle que cette problématique fut développée dans la Critique de la faculté de juger. Du fait que les jugements réfléchissants, de style kantien, qui concernent l’ordre du Beau et du Sublime, c’est-à-dire tout le domaine créateur des œuvres d’art et singulièrement de celles du langage, échappent à l’ordre déterminant du concept, qu’ils se fondent sur une pensée pré-catégoriale, la démonstration de Benveniste est sans impact sur eux. Donc sur tout le mouvement créateur de la pensée pensante. Si le linguiste prétend étudier le fonctionnement de la pensée humaine dans son ensemble, en se limitant à examiner des jugements déterminants, fondés sur l’exercice des catégories logiques, il laisse échapper hors de sa démonstration tout le champ des jugements réfléchissants qui se fondent, comme on le sait depuis Kant, sur le jeu libre de l’imagination transcendantale avec le Quelque chose en général = X, qui touche à l’ordre précatégorial du langage et de la pensée, que les évidences à caractère déterminant de la linguistique ne peuvent atteindre. Ce qui ne signifie aucunement que ce domaine de pensée soit d’ordre « pré-linguistique », ni qu’il relève de l’ineffable. Situation que nous allons développer dans la dernière partie de cette étude et qui marque les limites de la linguistique générale, mais aussi structurale, qui ignorent ces problèmes.

46D’où la question précise : Qu’est-ce qui, dans le déploiement de la pensée, échappe en fait à la contingence grammaticale et logique de la structure de la langue ? – Très précisément l’ordre des jugements réfléchissants développés « sans concepts donnés d’avance », qui correspondent au domaine que la Critique de la faculté de juger qualifie de « Beau » et de « Sublime » [38]. C’est à ce niveau que la problématique phénoménologique contemporaine, par l’approfondissement de la conception de l’Être-au-monde, jointe à la problématique des structures de temporalisation et de « mondification », au sens de « Verweltlichung » des actes de langage, déploie son questionnement, en renouvelant de manière radicale la question kantienne d’une « Eidétique sans concepts », qui s’inscrit dans la question du Beau et du Sublime.

47Or, la linguistique est impropre à traiter ces problèmes en leur fond, par suite d’un déficit grave à caractère philosophique, qui la conduit à développer, sans même la questionner, une conception archaïque de la représentation, située au niveau exclusif des jugements déterminants, et qui sous-tend tous ses raisonnements.

48Nous touchons, ici, à notre troisième observation. Sans entrer dans le détail d’analyses développées longuement dans Le temps des signes[39], il convient de rappeler la critique que Benveniste adresse à la thèse saussurienne de l’arbitraire du signe[40].

49Elle consiste à montrer que cette thèse radicale, fondée sur le rapport du « signifiant » au « signifié », qu’elle vise à couper de toute référence concrète au monde vécu – le signe étant posé comme arbitraire –, implique nécessairement pour s’énoncer une référence inconsciente à l’objet « naturel » et concret, qu’elle vise dans le monde, sans lequel le signe ne pourrait même pas se faire comprendre. D’où une contradiction au sein de la thèse de l’arbitraire du signe de Saussure, qui, pour s’énoncer, a besoin de la référence au monde, qu’elle conteste dans sa théorie [41]. Benveniste voit, dans cette contradiction, un trait caractéristique de ce qu’il qualifie de « pensée historique et relativiste de la fin du xixe siècle » [42].

50Pour éviter ces difficultés, Benveniste, soucieux de n’opposer à Saussure que des arguments à caractère strictement linguistique, que la notion d’« intenté » a pour fonction de mettre en œuvre, développe à son tour une théorie classique de la représentation qui se fonde, en fait, sur une thèse philosophique archaïque : celle de l’« “adéquation” de l’esprit à la réalité », adaequatio intellectus ad rem, qu’il ne se donne pas la peine de questionner, sous prétexte de ne pas vouloir philosopher.

51On peut lire en effet dans l’étude intitulée « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » [43] la prise de position suivante :

52

« Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement. Celui qui l’entend saisit d’abord le discours et à travers ce discours, l’événement reproduit. Ainsi la situation inhérente à l’exercice du langage qui est celle de l’échange et du dialogue, confère à l’acte de discours une fonction double : pour le locuteur, il représente la réalité ; pour l’auditeur, il recrée cette réalité. Cela fait du langage l’instrument même de la communication intersubjective. » [44]

53Cette thèse n’est pas isolée. Elle se retrouve au cœur de l’étude consacrée aux « transformation(s) de la linguistique ». Or, le moins qu’on puisse dire est que l’introduction vague du verbe « reproduire », dans son caractère réaliste, imprécis et indéterminé, crée problème pour tout philosophe. Car il recouvre et masque tout le problème de l’élaboration de la pensée à partir de l’ordre de l’en-soi, qualifié de « réalité ».

54

« […] Le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser.
Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un “signe” et de comprendre le “signe” comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de “signification” entre quelque chose et quelque chose d’autre. » [45]

55Le refus de discuter philosophiquement ce problème, tout en endossant les options les plus traditionnelles de la conception de l’adaequatio intellectus ad rem, apparaît dans l’argument suivant :

56

« Ici surgissent aussitôt de graves problèmes que nous laisserons aux philosophes, notamment celui de l’adéquation de l’esprit à la “réalité”. Le linguiste pour sa part estime qu’il ne pourrait exister de pensée sans langage, et que par suite la connaissance du monde se trouve déterminée par l’expression qu’elle reçoit. Le langage reproduit le monde mais en le soumettant à son organisation propre. Il est Logos, discours et raison ensemble, comme l’ont vu les Grecs. » [46]

57Que signifie cette étrange association, du discours, du Logos et de la raison, d’un point de vue scientifique, qui se veut objectif? La réponse n’est pas aisée à donner.

58Thèse pourtant reprise de manière tout aussi vague, qui inclut en son énoncé toutes les apories sur lesquelles n’ont cessé de méditer les philosophes, de Platon et Aristote à la phénoménologie contemporaine, et que le linguiste présente comme ne le concernant pas, donnant l’impression de ne pas tenir compte de l’inextricable écheveau de difficultés impliquées dans ce qu’il évoque de l’extérieur d’une manière étonnamment approximative et imprécise.

59Tout d’abord, si l’on a attribué à Aristote la paternité de la conception de la Mimêsis phuseôs, imitation de la nature, il ne faut pas oublier que pour Aristote, la nature : phusis, est dépassement d’elle-même. Ce qui implique, pour une théorie de l’imitation du modèle, de se dépasser elle-même, comme le modèle qu’elle imite, donc de ne pas se redoubler dans une prétendue adéquation terme à terme, qu’Aristote n’a jamais soutenue [47]. Ce qui fait dire à Paul Ricœur, dans La métaphore vive, que la Mimêsis aristotélicienne est un « discriminant autant qu’un connecteur ».

60Dès lors, Benveniste ne peut endosser une théorie philosophique de la représentation, qu’il se limite à énoncer de manière vague, sans accepter d’en questionner point par point les composantes, et il ne peut se contenter de « laisser aux philosophes » le soin d’en discuter les détails. Car cette attitude d’abandon influence directement la conception réaliste, implicite que la linguistique se fait du langage, par la médiation de cette théorie.

61En fait, la théorie de la représentation et de la « reproduction de la réalité » qu’endosse sans discussion le linguiste sert à masquer son incapacité à rendre compte de la dynamique créatrice du langage et, tout compte fait, du surgissement de la pensée, pour autant qu’il se situe exclusivement sur le terrain des catégories grammaticales objectivées. Car il faut un acteur dynamique pour rendre compte du jaillissement du langage, que la seule étude des catégories de langue, déjà fossilisées en institutions symboliques, ne permet pas de mettre en œuvre.

62Aussi, demeure la question de savoir ce qui organise et structure, au sein du langage, les catégories, selon les jeux formels de la langue étudiée. Se référer à l’histoire de la langue, comme acteur inconscient du langage, n’expliquerait rien. De plus, cette référence serait en contradiction flagrante avec la distinction saussurienne établie entre linguistique synchronique et linguistique diachronique. La référence à l’histoire, comme puissance ou force de structuration inscrite dans la langue, serait un recours mythique extérieur aux ressources positives de la science du langage. Il faut donc poser le problème de l’expression langagière à un autre niveau.

IV – Interprétation phénoménologique du « système métastable » de la parole créatrice

63Ici, nous abordons un problème complexe, qui tient à la conjugaison d’un ensemble d’attitudes philosophiques et scientifiques que le lecteur n’a sans doute pas l’habitude de voir s’organiser en une structure de pensée unitaire, dans un rapport de réciprocité, dont il convient de prospecter les composantes structurelles, pour aborder la question de l’élaboration du langage et de la pensée selon toute son ampleur.

64En fait, ce qui manque à la linguistique, c’est une compréhension du champ transcendantal, tel qu’il est inscrit dans la texture temporalisatrice et mondificatrice des mots, que la triple dimension des structures symboliques, paradigmatiques et syntagmatiques, remarquablement mise en évidence par cette science, bien qu’elles ne relèvent pas de l’ordre de l’en-soi, permet cependant de suivre et d’analyser dans leur émission de sens et donc de pensée. C’est alors que l’ouverture transcendantale du « serpentement » phénoménologique de l’intentionnalité opérante, invoqué par Merleau-Ponty, peut se dévoiler au cœur de la structure charnelle des mots. Mais pour atteindre ce niveau de réflexion une épokhè phénoménologique radicale s’impose, quant à la conception réaliste et objective du langage spontanément développée par la linguistique générale et structurale.

65Au lieu de considérer les signes comme des réalités en soi d’une langue elle-même traitée en termes de réalité objective, il convient, dès lors, de concevoir la langue comme un système métastable, selon l’expression de Gilbert Simondon que nous avons longuement étudiée dans nos ouvrages antérieurs [48], qui est autre qu’unité, autre qu’identité et autre qu’altérité et qui est animé d’une charge énergétique à caractère préindividuel, dont les processus d’individuations en cours suivent les mouvements à caractère symbolique, paradigmatique, syntagmatique des mots incarnés dans le tissu conjonctif de la phrase.

66La difficulté de la problématique phénoménologique du langage que nous développons ici vient de deux choses.

67D’une part, la nécessité de pratiquer une épokhè radicale à l’égard de la conception objective de la langue. Ce qui bouscule les habitudes scientifiques traditionnelles de pensée.

68D’autre part, la nécessité de conjuguer un faisceau d’attitudes philosophiques, scientifiques et linguistiques, conçues généralement dans l’isolement, mais remodelées, ici, selon une structure unitaire, qui n’a rien de commun avec ce qu’on pourrait qualifier, de manière dépréciative, en évoquant un patchwork[49]. Ces composantes, en effet, ne sont pas juxtaposées et cousues, comme de l’extérieur, les unes aux autres, mais remodelées selon une structure synthétique neuve. Il s’agit, en fait, de dimensions multiples et, à ce titre, plurielles, d’une même constellation mouvante d’être et de pensée. La manifestation d’une ou plusieurs dimensions de cette structure unitaire a tendance à effacer la présence immédiatement apparente des autres, sans que pour autant ces autres dimensions disparaissent. Elles subsistent, mais à titre de « virtualités » d’un même déploiement d’être, dont la fonction de l’approche phénoménologique est de mettre en évidence la présence cachée.

69Or, pour analyser les composantes de cette structure nouvelle, force est de se référer aux origines historiques de pensée qui marquent la diversité de leur provenance.

70Cette situation implique d’inclure dans une problématique de la méta-stabilité énergétique du langage, dont la nouveauté philosophique n’a été intégrée ni par la pensée philosophique, ni par la pensée scientifique contemporaines [50], ce que l’analyse intentionnelle du langage enseigne quant à la structure temporalisatrice, mondificatrice et néantisante de la distensio animi, de style augustinien, distension de l’esprit incarnée dans la texture des mots. C’est-à-dire, dans ce que la linguistique a repéré à titre de relations symboliques, paradigmatiques et syntagmatiques des signes, lesquels n’ont de vie que par l’acte intentionnel de la parole et de la lecture qui les anime. La difficulté à admettre le bien-fondé de cette approche apparaît dans la nécessité d’interpréter les structures linguistiques hors d’une théorie objective réaliste du langage traité comme une réalité en soi de la nature, mais de les intégrer à une théorie renouvelée de l’intentionnalité, saisie directement dans le mouvement temporalisateur, qui anime les relations nouées entre ces trois structures linguistiques. Ce qui implique de renouveler la conception réaliste du signe linguistique, pour le concevoir comme un acte intentionnel, incarné dans la chair des mots. Ici encore l’épokhè phénoménologique doit être pratiquée de façon radicale.

71C’est donc la question de la distensio animi augustinienne, révélée au sein des processus d’écart et de temporalisation de la parole parlante, et des processus de Verweltlichung déployés au sein des jeux symboliques, paradigmatiques et syntagmatiques des mots, qui permet de rendre compte de la dynamique du langage, en tant que système métastable, en phase d’individuation. Mais pour s’ouvrir à cette problématique, encore faut-il renoncer à traiter les structures du langage sur le plan de l’en-soi et les concevoir en tant qu’actes de transcendance incarnée, dans le corps des mots qui, comme le corps de chair de l’homme (Leib et non Körper), est croisé directement sur le corps du monde. Ce sont là des processus de néantisation du langage, qui font intervenir ce qu’on pourrait nommer sa « virtualité pensante », dont l’« action à distance » des structures de conscience symbolique, paradigmatique, du verbe formant « image », au sens accordé à ce terme par Pierre Reverdy [51], scande, dans leurs liaisons syntagmatiques, l’avènement. Seule une analyse concrète de textes, dont les structures syntagmatiques sont propices au jeu d’échanges symboliques et paradigmatiques, peut rendre compte concrètement de la complexité de ces mouvements de surgissement du sens [52], leur poïein, en somme.

V – Du poème, comme système métastable en phase d’individuation

72Pour comprendre comment se constituent les systèmes métastables à caractère poétique, il convient de partir de la définition que Pierre Reverdy donne de l’« image » poétique, dans Nord Sud. Il s’agit en fait d’une structure de pensée imageante et non d’un objet littéraire : figure rhétorique de style créée de l’extérieur par un acte volontaire. En ce sens, selon les termes de Pierre Reverdy :

73

« L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées sont lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. »

74Cette définition distingue radicalement l’image de l’esprit de comparaison logique. L’image poétique implique le rapprochement non préalablement conceptualisé – et c’est là la dimension kantienne de pensée réfléchissante de l’acte de création sans concepts donnés d’avance – de deux entités opposées, ou logiquement incompatibles, appartenant à des zones du monde ou à des sphères conceptuelles apparemment sans rapport. Du court-circuit opéré par ce rapprochement jaillit une étincelle de sens, mais aussi une structure d’être, non recherchée consciemment, qui se livre dans la présence sensible et rythmique du texte, chargée d’un potentiel de significations, que l’art du poète permet de « réfléchir » librement, au sens kantien du terme. C’est ainsi qu’au concept d’arbre, Reverdy oppose l’image poétique, où l’arbre devient : « la foudre et le tonnerre, le tremblement des nerfs et la boule de la colère ou le peigne du firmament ».

75Ces jeux apparemment innocents sont chargés d’enseignement pour qui cherche à comprendre comment s’engendre la pensée. Ils permettent, en particulier, de comprendre la dimension de système métastable qui est autre qu’unité, autre qu’identité et autre qu’altérité, dont l’examen des échanges symboliques et paradigmatiques entre les termes permet d’approfondir la structure. C’est ce que nous allons examiner brièvement sur l’exclamation du Rimbaud de l’Illumination : Enfance II[53] :

76

« O les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules. »

77On peut dire que « les calvaires et les moulins du désert » constituent les deux pôles d’un sous-ensemble formant image, dont l’unité partielle constitue elle-même le pôle avec lequel joue la seconde unité imageante, dont les termes formant sous-ensemble sont « les îles et les meules ». Le système métastable, que les deux pôles de chaque image forment, dans leur propre unité de sous-ensemble, joue lui-même le rôle de pôle, formant ensemble, à partir de ces deux sous-ensembles imageants. Ce qui fait qu’au moment où le lecteur atteint la fin de la séquence : « les îles et les meules », qui implique un mouvement temporalisateur de pensée, qui accomplit l’acte de distensio animi, repéré par saint Augustin, celle-ci joue à la fois son jeu d’image interne à son sous-ensemble, et celui de pôle unitaire formant image, par récurrence avec la première séquence, formant l’unité d’un pôle conducteur : « O les calvaires et les moulins du désert ». Mais dans ce jeu d’échanges conducteurs entre les termes, au sein des ensembles et des sous-ensembles, pris en chiasme, entrelacés et empiétant les uns sur les autres, aucune réalité ontique fixe et stable ne peut être accordée aux choses convoquées nominalement. Les îles n’étant plus tout à fait des îles, à partir du moment où elles se « croisent » sur les meules. Les moulins du désert n’en étant plus, dans ce paysage de calvaires, qui compose, en se croisant sur les îles et les meules, une sorte de lieu étrange qui se livre dans une atmosphère d’aridité, de vents et de lumière désertique, mais aussi de fenaisons fanées. Raison pour laquelle les analyses thématiques et symboliques, qui portent et se fondent sur des termes fixes, conçus comme réalités objectives, ayant de plein droit leur propre sens lexical, sont inopérantes pour saisir la structure métastable, en instance de « mondification », que travaille toujours le poète, par-delà l’usage institué des termes qu’il emploie. D’où la difficulté traditionnelle du poète à se faire comprendre de ses contemporains, qui ne sont pas préparés à ce changement dans l’ordre des significations qu’ils connaissent et manipulent quotidiennement, à des fins utilitaires et pratiques.

78Or, ce système métastable en formation et en évolution, selon le déploiement temporalisateur de la lecture, où chaque terme change et échange sa valeur, selon qu’il joue au sein du sous-ensemble le rôle de pôle, ou, au sein de l’ensemble, celui de composante d’un pôle, est-il plus qu’unité et autre qu’identité, mais aussi qu’altérité, puisqu’il est toujours au-delà et en deçà de ce qui fixe le sens. C’est ce mouvement métastable qui amorce le rêve poétique, qui le conduit et le prolonge. Car c’est tout l’abandon et la tristesse du monde qui nimbent de leur auréole « trans-individuelle » l’image vécue, comme invocation et lassitude d’une énigme, posée, là, sans d’autre réponse que son ouverture d’énigme. C’est ce paysage invocatoire qui forme système. Par ailleurs, ce système est plus qu’unité et autre qu’identité, puisqu’il est un paysage qui se fait tristesse – c’est en cela que réside sa trans-individualité, pré-conceptuelle – en même temps qu’abandon et lieu où se creuse le « A quoi bon ? » du monde, saisi au revers des étants, qui, toujours, sont autres que ce qu’ils sont, sitôt introduits dans l’ensemble et le sous-ensemble du système en voie d’individuation. L’énigme et l’opacité chargée d’ouverture qui s’esquissent en demi-teintes, à partir de cette structure signifiante, incarnée dans l’épaisseur sonore de la phrase, confèrent à cette séquence une charge d’être « mouvante », irréductible à l’ordre du concept. Sur le plan noétique et ontologique, il s’agit d’une unité en phase d’évolution, formant constellation pensante, laquelle mérite, par son ancrage dans le souvenir activé d’un paysage, le titre de « Lieu pensant ». Lieu transcendantal formant ouverture sur le monde, mais aussi obstacle entre l’interrogation du lecteur et le sens institué qu’il confère spontanément aux choses. C’est à partir de cette double dimension que s’instaurent les parcours réfléchissants de la lecture interrogative. En effet, sitôt insérés dans les rythmes imageants du poème, ce ne sont plus des étants que traite le poète. Les termes, de toute évidence, ont perdu leur identité de concepts, leur stabilité de notions, leur fixité de noms. Dès lors, les mots du poème apparaissent comme des « phases de monde » en évolution, parce que vécus de manière entrelacée, à la fois au niveau pré-individuel de monde prot-ontique et à celui individualisant des sous-ensembles, qui conduisent à des amorces instables de pensée, d’émotions, de notions qui se diversifient inépuisablement. C’est dans l’entrelacs de cette constellation d’être sonore et signifiant, en émanation, que se situe la dimension pré-individuelle du monde poétique de Rimbaud.

79Dès lors, la prise de forme des structures langagières formant image, par-delà toute réduction déterminante à un sens institué – raison pour laquelle les jeux d’effets de sens, d’inspiration sémiotique, fondés sur des significations codées, déjà répertoriées sont inopérants ici –, « informe », au sens noétique du terme, du même mouvement où elle « s’individualise » en formes jamais encore pensées. C’est-à-dire, selon le mouvement où les « formes en genèse » ouvrent des vecteurs de tensions orientées dans la chair des mots. L’énigme posée par leur surgissement, qui fixe l’intentionnalité du lecteur sur les échanges symboliques et paradigmatiques du texte, crée l’interrogation, où se loge la pensée. Le sens apparaissant, dès lors, comme l’autre face d’une pluralité de formes en processus temporalisateurs d’individuation : l’autre face d’une prise de forme individualisante, qui suscite son propre questionnement. Une virtualité en instance d’apparaître – ce que sont les valeurs paradigmatiques des signes linguistiques – dont l’émergence successive des formes scande les processus de métamorphose de l’Être, dont la part d’invisible est liée à la dimension nécessairement partielle, fugitive et provisoire de sa manifestation : une énigme, en somme, qui se cherche, sur la pointe extrême d’un faisceau de mouvements de tensions virtuelles en quête de leur propre sens. Tel est le sens profond de la théorie de l’information, que le modèle technologique de la théorie du message codé est totalement impropre à penser. Car il ne s’agit plus d’un « émetteur » qui enverrait un message tout fait à un « récepteur » [54], mais d’un surgissement d’être qui se déploie au sein du langage, formant ouverture et obstacle entre le titulaire de l’acte d’écriture ou de lecture et le monde qu’il vise, en tâtonnant, par la médiation du texte prenant sens, du même mouvement où il déploie son être virtuel, selon l’énigme de ses formes en processus d’individuation. Il y va d’un changement radical dans nos habitudes de pensée, qu’une longue fréquentation et une pratique active de la création verbale permettent de prospecter, pour autant que la distinction radicale entre jugements réfléchissants et jugement déterminants, telle que l’a introduite Kant, est maintenue.

VI – Dimension réfléchissante du poème

80Ici, intervient une nouvelle dimension du problème de l’expression créatrice, relative à la conception synthétisante de la genèse du sens, car l’intervention des thèses kantiennes du schématisme transcendantal, dans le jeu précatégorial de l’imagination transcendantale et du Quelque chose en général = X, n’est pas intégrée par la science linguistique contemporaine. Le paradoxe de la situation, qui ne manque pas de créer des réticences, vite recouvertes par le silence, chaque fois qu’on l’évoque, vient de l’originalité des thèses kantiennes, développées dans le paragraphe 9 de la Critique de la faculté de juger, qualifié par Kant de « clé de la Critique du jugement » : à savoir que les formes du langage et de l’art, dites belles et sublimes, ne sont pas des réalités objectives, indépendantes, créées de l’extérieur par l’artiste de génie, qui appartiendraient à l’ordre phénoménal, nécessairement déterminant, mais des actes mentaux à caractère transcendantal, selon lesquels l’imagination transcendantale joue librement avec le Quelque chose en général = X, situé dans la zone pré-catégoriale de l’entendement, avant que les catégories logiques ne cherchent à en élucider thématiquement et logiquement le sens, selon les codes formels de la prédication. C’est cette situation pré-catégoriale qui conduit à introduire la notion d’une eidétique sans concept, que la phénoménologie contemporaine permet d’insérer dans les formes vives des œuvres d’art et non dans le secret retiré de la conscience, comme l’avait conçu Kant. Ce qui marque un progrès majeur de la phénoménologie contemporaine, apte à problématiser concrètement les manifestations sensibles de l’esprit, et confère une dimension « existentiale », au sens heideggerien du terme, au jeu transcendantal, directement incarné dans le déploiement temporalisateur et mondificateur de l’œuvre. Cette attitude marque une différence radicale à l’égard de la conception kantienne du schématisme transcendantal. L’œuvre d’art apparaissant, dès lors, comme un transcendantal incarné, dans le sens où elle déploie, dans son avènement temporalisateur, le champ opératoire du schématisme transcendantal directement saisissable à travers l’accomplissement de l’œuvre, dans la pierre, sur la toile, dans la partition musicale, dans la texture rythmique et mélodique des vers ou de la phrase du poème. Cette situation s’offre à la méditation philosophique, dans la conception développée, ici, du corps de chair des mots, dont les relations symboliques, paradigmatiques et syntagmatiques, permettent d’examiner la constellation sensible et pensante, en deçà de toute réduction catégoriale, objective. La prise de forme verbale, sans concepts donnés d’avance, ce qu’est l’acte du poïein, dans le jaillissement imprévisible des « images », « informe » du même mouvement où des tensions virtuelles émergent, se cherchent et apparaissent, dans les rythmes temporalisateurs et mondificateurs de l’œuvre. Le caractère insaisissable du rythme relève de sa virtualité incarnée et pensante. Tel est le sens profond du mouvement créateur poétique, qui n’est autre que le serpentement transcendantal du sens inscrit dans la chair des mots. La réduction du mouvement poétique créateur à un jeu rhétorique de permutations entre les signes, son effort pour leur donner des noms scientifiques correspondant à des définitions codées, sont l’indice de l’effort vain d’une pensée déterminante, au sens kantien du terme, à vouloir arraisonner un mouvement de pensée réfléchissante, qui structurellement lui échappe et qu’elle ne peut atteindre…

Remarques finales

81La difficulté majeure qu’affronte la phénoménologie contemporaine, dans l’effort de dialogue avec les sciences de la nature et du langage, qui apportent une masse d’informations dont aucun philosophe ne peut faire désormais l’économie, consiste à intégrer la conception de la dimension transcendantale de l’intentionnalité opérante au sein des données nouvelles de la science. D’où la situation de crise constante qu’affronte la phénoménologie, qui requiert de la part des sciences avec lesquelles elle dialogue de modifier leur approche concernant leur propre champ de recherche, codé par la tradition historique et l’enseignement officiel de leur discipline [55]. Attitude symétrique, en ce qui concerne les rapports conflictuels qui se nouent entre les différentes tendances phénoménologiques et philosophiques, dont l’idée qu’elles se font de la nature ou du langage n’est pas la même. En ce sens, il n’y a pas et il n’y a jamais eu une phénoménologie unitaire, mais toujours une phénoménologie plurielle.

82Nous avons abordé ce problème, quand nous avons indiqué la nécessité du renouvellement de la pensée de l’Être de l’étant de Heidegger, qui ne peut se poser de nos jours, dans le cadre de l’omnitudo realitatis, sous cette forme tranchée, compte tenu que l’énergie commande l’ordre de la formation de l’univers et qu’elle échappe précisément au réalisme de l’étant, qui ne concerne que la matière moléculaire, prise en considération selon une vision macroscopique, ou perceptive brève.

83Les longues discussions développées par Jean-Toussaint Desanti, sur Les idéalités mathématiques[56], celles concernant La philosophie silencieuse, qui comportent une critique des philosophies de la science[57] ; pour notre part, l’examen de la conception husserlienne des phénomènes d’attention prolongée et continue, développée dans Expérience et jugement[58], le dialogue établi avec la problématique de Bohr et de Heisenberg sont des pistes ouvrant sur les données de la science contemporaine [59].

84Mais, d’autre part, la situation topologique de l’émergence de la pensée transcendantale, sur notre planète perdue au milieu des milliards de galaxies et des superamas galactiques, qu’elle soit unique ou isolée, perdue dans l’indifférence cosmique qui l’ignore, où les naissances, les mutations, les métamorphoses, les changements d’ordre, les abolitions, les pertes, les effondrements sont la loi, doit devenir un sujet de méditation central pour la phénoménologie, car le philosophe ne peut continuer à méditer comme s’il était au centre de l’univers, ou nulle part, selon les impératifs d’une vision de surplomb. L’unique vocation à méditer l’être de l’étant, conçu en termes de ?ò ??, comme l’idée d’un Ego transcendantal uninteressiert apparaissent comme deux archaïsmes réalistes et idéalistes, pittoresques, si l’on tient compte des données de la formation de l’univers, et de la place infime et cependant irréductible de l’être humain dans le champ énergétique des nébuleuses.

85Comme le recommandait Merleau-Ponty, la phénoménologie se doit d’intégrer le principe barbare de la nature de Schelling dans ses méditations, dont la plus haute barbarie est sans doute d’être sans principe, comme le suggèrent toutes les thèses de la cosmologie contemporaine. Ce qui ne signifie pas qu’elle doit capituler face à la dictature du règne de l’en-soi, ni s’enfermer dans un jeu vain de permutations entre les signes déjà institués et codés du langage. C’est la question de l’introduction du champ de l’intentionnalité opérante au sein de la dimension pré-individuelle de l’univers qui tient à la dimension énergétique de l’ordre quantique, qui excède l’ordre individué de l’étant, et sans laquelle les données mêmes de la science ne pourraient s’énoncer – ce qu’implique la conception merleau-pontienne du « serpentement » –, qui doit mobiliser l’attention du phénoménologue, pour aborder cette redoutable tâche, pour autant qu’il abandonne les prétentions logicistes, dont nous venons de mesurer les limites, à propos des questions de langage, comme celles bloquant la problématique de l’Être en tant qu’Être, sitôt qu’elle endosse, pour point de départ de son questionnement, le réalisme de l’étant.

86Alors, la phénoménologie, qui se caractérise par l’exigence toujours plus poussée de l’épokhè et de la prospection du champ transcendantal[60], ouvert, en énigme, sur le monde, pourra poursuivre son destin « pluriel », dans un dialogue fécond non seulement avec les philosophies de l’histoire, les sciences de la nature et les sciences du langage, mais aussi avec le mystère sensible et pensant posé par la présence des œuvres d’art, qui sont les plus hauts témoignages de la genèse imprévisible de la pensée et qui portent en elles quelque chose qui tient de l’inépuisabilité de l’Être, dans le sens précis où chaque œuvre d’art, dans le microcosme qu’elle constitue, révèle le débordement ontologique de l’être-là humain sur ses entours, à titre de « rayon de temps » et de « rayon de Monde ». Ce qui en fait une constellation pensante, dont l’existence éclatée s’inscrit dans les mailles jamais refermées du Monde. Cette attitude conduit à remodeler la configuration ancestrale de la figure humaine dans ses processus de déploiement ontologique, temporalisateurs et spatialisants, qui ouvrent sur la problématique d’un « lieu sauvage et pensant », dans le sens où l’être de l’homme ne peut se ressaisir, dans ce qu’il a de plus intime, qu’à distance de soi, sur ses entours, investis et travaillés par ses actes de pensée.

87Alors, la question du corps de chair de l’homme pourra se problématiser, en se croisant sur celle de la chair du monde, dont la vision des nébuleuses révèle à des milliards d’années-lumière de distance un réseau différentiel généralisé, mais aussi une sorte d’indifférence barbare, dans un champ d’appartenance généalogique, selon lequel le jeu de l’homme questionnant les choses, dans la proximité de leur mouvance, ou levant son regard interrogatif dans l’écart infiniment différé que creusent les virtualités qui scintillent, par-delà leur propre abolition, jusqu’au sein de son langage, et de ses œuvres de chair, se découvre toujours et déjà en prise, bien que « déjeté », dans le jeu hors mesure du monde.

Notes

  • [1]
    Voir, d’autre part, les communications de Herman J. Pos, intitulée : « Valeur et limites de la phénoménologie » et de Pierre Thévenaz : « La question du point de départ radical chez Descartes et Husserl », Bruxelles-Paris, Desclée de Brouwer, 1954.
  • [2]
    Cf. l’importante publication récente qui a suivi le Colloque franco-allemand, à l’université de Paris XII, au printemps 2000, consacré aux problèmes de la phénoménologie française et allemande : Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [3]
    Il n’est pas dans notre intention de procéder à une recension exhaustive de ces collections et de ces revues. Citons, à titre d’indication, en France, au-delà des éditions Vrin, Gallimard et du Seuil, largement ouvertes depuis des décennies aux œuvres phénoménologiques, la collection « Épiméthée » des PUF, la collection « Krisis » des éditions Jérôme Millon, les éditions Galilée, les Cahiers du Collège international de philosophie, les éditions Encre marine et Beauchesne. Quant aux revues philosophiques universitaires, citons la Revue de Métaphysique et de Morale, la revue Philosophie, les Études philosophiques, les Archives de Philosophie, pendant plusieurs années la revue Epokhè de Jérôme Millon, plus récemment la revue Alter. Sur le plan de l’herméneutique, de l’anthropologie philosophique et de l’anthropologie phénoménologique, la revue L’Art du comprendre. Sur le plan international, la collection trilingue « Chiasmi International », Milan, Paris, Memphis ; les publications du World Institute for Phenomenological Research and Learning, à Boston. Nous ne pouvons citer, ici, les revues du Japon et d’Amérique latine.
  • [4]
    «Le “mouvement phénoménologique” appartient à l’histoire objective. Il a eu son temps. Les penseurs qui en ont fait partie et qui ont un jour constitué un groupe, une école, fondée sur des convictions fondamentales communes, sont morts ou ont suivi leur propre voie. » Problèmes actuels de la phénoménologie, p. 55.
  • [5]
    « L’attitude anti-spéculative de la phénoménologie doit peut-être subir une révision radicale. Mais la pensée spéculative n’est pas seulement nécessaire pour saisir l’essence ontologique de la constitution intentionnelle de l’étant dans les processus vitaux – des pensées spéculatives sont déjà indispensables pour comprendre la démarche suivie en quelque sorte de façon instinctive, par Husserl, dans l’analyse intentionnelle. » Ibid., p. 79.
    Nous ne pouvons, ici, examiner selon toute sa complexité l’attitude de E. Fink à l’égard de Husserl. Voir à ce sujet nos analyses concernant le dialogue entre Husserl et Fink dans « Réflexion et expérience du monde dans la Sixième méditation cartésienne de Eugen Fink », in Introduction au Logos du monde esthétique : de la Chôra platonicienne au schématisme transcendantal et à l’expérience phénoménologique de l’être-au-monde, quatrième partie, chap. I et II, p. 355-425, Paris, Beauchesne, « Bibliothèque des Archives de Philosophie », 2000.
  • [6]
    Voir à ce sujet nos analyses dans Introduction au Logos du monde esthétique, p. 355-425.
  • [7]
    C’est le sous-titre de L’être et le néant.
  • [8]
    En 1951, Tran-Duc-Thao publie son ouvrage critique Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris-Londres-New York, Gordon & Breach.
  • [9]
    Thèses développées, en particulier, par Jeanne Hersch, à Genève.
  • [10]
    Voir à ce sujet Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. franç., Paris, Le Seuil, 1976. Titre original : Wahreit und Methode, 1re éd., Tübingen, 1960.
  • [11]
    Ce n’est pas le propos de cette brève étude de développer, pour elles-mêmes, les multiples tendances phénoménologiques de cette période, dont chacune requiert une approche appropriée, qu’il n’est pas question d’identifier les unes aux autres.
  • [12]
    Nous n’insisterons pas sur la mode immédiate que cette attitude déclencha dans le grand public, relayée par les médias, qui découvraient une excellent justification, cautionnée par le langage dominant des sciences dites humaines, d’ignorer des philosophies difficiles d’accès, qui échappent à un compte rendu journalistique sommaire.
  • [13]
    On se souvient que Heidegger, dans l’Introduction aux Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, cours professé à Marbourg, le semestre d’été 1927, présente la démarche de l’Abbau comme renouvellement de l’opération de réduction de style husserlien, qui doit se maintenir dans le cadre de la problématique phénoménologique (op. cit., p. 39-41). Cf. à ce sujet nos analyses dans Rythmes et mondes (Jérôme Millon, 1991), où cette question fut abordée plusieurs fois.
  • [14]
    N’oublions pas que Descartes, dans la pratique de son doute méthodique et hyperbolique, est, en fait, le premier « Déconstructeur » de l’âge moderne.
  • [15]
    Voir à ce sujet les discussions conduites dans Rythmes et mondes, concernant un Cogito pré-individuel, chez Descartes, tel qu’il s’énonce, en particulier, dans les Secondes réponses aux objections, dans les Principes de la philosophie, I, 10, et dans l’Entretien avec Burman, première section, chap. II, « Les tensions internes du Cogito cartésien », p. 69-147.
  • [16]
    Cf. les textes cités en note 2, p. 84.
  • [17]
    Ce n’est pas le cas de la thèse de l’Ego transcendantal développée par Husserl et Finie dans la Sixième méditation cartésienne, qui met en œuvre la quête d’un principe supérieur, organisateur de toute pensée.
  • [18]
    Voir notre critique de cette attitude dans Rythmes et mondes, troisième section, chap. I, « Temporalité originaire, Ereignis et jeu du monde », p. 183-209.
  • [19]
    Ce qui interdit de poser la question de l’Être en tant qu’être, selon les termes de la problématique heideggerienne de l’Être de l’étant. L’ordre de l’énergie n’ayant aucun rapport avec la conception de l’étant. Cf. Rythmes et mondes, troisième section, chap. v, « Critique de la permanence ontique de l’étant macrophysique intramondain et corrélativement critique réitérée de l’ipséité du Dasein », p. 267-316.
  • [20]
    Cf. à ce sujet les discussions portant sur la problématique scientifique de Heisenberg et de Bohr, dans Rythmes et mondes, troisième section, chap. iii, iv, v, p. 223-316.
  • [21]
    Voir à ce sujet notre critique de l’attitude heideggerienne, dans Rythmes et mondes, troisième section, chap. v.
  • [22]
    « Sur la phénoménologie du langage », in Problèmes actuels de la phénoménologie.
  • [23]
    « Le philosophe et son ombre », in Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 225.
  • [24]
    Ibid., p. 228.
  • [25]
    « Sur la phénoménologie du langage », p. 92.
  • [26]
    Ibid., p. 96.
  • [27]
    « Cette action à distance du langage, qui rejoint les significations sans les toucher, cette éloquence qui les désigne de manière péremptoire, sans jamais les changer en mots ni faire cesser le silence de la conscience, sont un cas éminent de l’intentionnalité corporelle » (ibid., p. 97).
  • [28]
    Voir à ce sujet « Examen des notions linguistiques de “signifié” et d’intenté », in Jacques Garelli, Le temps des signes, Paris, Klincksieck, 1983, chap. iii, p. 36-67, et Introduction au Logos du monde esthétique, deuxième partie, « La genèse des formes catégoriales », chap. ii, « Structures syntactiques et catégories de langue », p. 204-240 ; chap. iii, « Les implications phénoménologiques des thèses linguistiques de Benveniste. Leurs incidences sur la logique de Husserl et sur la conception heideggerienne de la différence ontologique. Nécessité d’orienter la phénoménologie selon d’autres voies que celles entreprises par les deux phénoménologues allemands », p. 240-252 ; chap. iv, « Phrases nominales et phrases à ???? », p. 252-293. Voir également notre étude intitulée « Sur la mémoire du monde », in Penser le poème. Autour de l’œuvre de Jacques Garelli, La Versanne, Encre marine, 2000.
  • [29]
    Husserl ne cesse de méditer Descartes, saint Augustin, qui lui a enseigné la conception de la temporalité comme distensio animi, mais aussi l’entreprise scientifique de Galilée, L’origine de la géométrie, la psychologie de son temps. Heidegger, dans la perspective de l’Histoire de l’Être, a développé des études marquantes sur les philosophes présocratiques, Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Kant, tout l’Idéalisme allemand, Nietzsche, qu’un historien contemporain ne peut ignorer. Merleau-Ponty n’a cessé de méditer Descartes, Hegel, Marx, Bergson. L’epistémologie des mathématiques de Jean-Toussaint Desanti, dans sa quête incessante de la « réduction » de style phénoménologique, en est un exemple vivant.
  • [30]
    Expérience et jugement, p. 252. Voir à ce sujet nos analyses dans le chapitre ii, deuxième partie, de L’introduction au Logos du monde esthétique, « Structures syntactiques et catégories de langue », p. 204-240.
  • [31]
    « La phrase nominale… », op. cit., p. 151-167.
  • [32]
    Cf. nos analyses in Introduction au Logos du monde esthétique, p. 280-289.
  • [33]
    Cf. nos analyses in Introduction au Logos du monde esthétique, deuxième partie, « La genèse des formes catégoriales », chap. i, en particulier le § 4, « Actes fondés et intuition catégoriale », p. 180-189.
  • [34]
    Pour toute cette discussion cf. nos analyses détaillées in Introduction au Logos du monde esthétique, deuxième partie, chap. iii, « Les implications phénoménologiques des thèses linguistiques de Benveniste », p. 240-251.
  • [35]
    Problèmes de linguistique générale, p. 74.
  • [36]
    Le poème de Parménide, trad. J.-J. Rinieri, Paris, PUF, 1950, p. 79.
  • [37]
    Voir le détail des analyses dans Introduction au Logos du monde esthétique, p. 271-274.
  • [38]
    Nous développerons plus longuement la dimension kantienne du problème dans le paragraphe VI.
  • [39]
    Première section, « Signes et temps : questions théoriques », chap. ii, « Examen de la théorie formaliste technologique du message codé », p. 22-36 ; chap. iii, « Examen des notions linguistiques de “signifié” et d’“intenté” et réflexion sur la possibilité de leur application à une problématique poétique non représentative », p. 36-67 ; chap. iv, « Raisons théoriques pour lesquelles une problématique de l’intentionnalité, de la temporalité et de la “mondanéité” textuelles s’impose à une poétique rigoureuse », p. 67-80.
  • [40]
    « Nature du signe linguistique », in Problèmes de linguistique générale, p. 49-56.
  • [41]
    On vient de voir que Saussure prend le signe linguistique comme constitué par un signifiant et un signifié. Or – ceci est essentiel – il entend par « signifié » le concept. Il déclare en propres termes (Cours de linguistique générale, p. 100) que « le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique ». Mais il assure aussitôt après que la nature du signe est arbitraire parce qu’il n’a avec le signifié « aucune attache naturelle dans la réalité ». Il est clair que le raisonnement est faussé par le recours inconscient et subreptice à un troisième terme qui n’était pas compris dans la définition initiale. Ce troisième terme est la chose même. La réalité. « Nature du signe linguistique », op. cit., p. 50.
  • [42]
    Ibid., p. 50.
  • [43]
    In Problèmes de linguistique générale, op. cit., p. 25 (souligné par Benveniste).
  • [44]
    Ibid., p. 25.
  • [45]
    Ibid., p. 26.
  • [46]
    Ibid., p. 25.
  • [47]
    Voir à ce sujet la critique de la conception heideggerienne de la vérité, à la fin de la première partie d’Être et temps, première section, chap. vi, § 44, « Dasein, ouverture et vérité ». En particulier le a) Le concept traditionnel de la vérité et ses fondements ontologiques.
  • [48]
    Voir en particulier Rythmes et mondes, Jérôme Millon, 1991 ; Introduction au Logos du monde esthétique, Beauchesne, 2000 ; « Sur la mémoire du monde », in Penser le poème, Encre marine, 2000. Gilbert Simondon n’a pas traité les problèmes du langage dans le cadre de sa problématique de la préindividualité des systèmes métastables.
  • [49]
    Le lecteur non familiarisé avec ces problèmes pourra en prendre connaissance de manière synthétisée dans notre étude intitulée « Sur la mémoire du monde », in Penser le poème, Fougères, Encre marine, 2000.
  • [50]
    Voir à ce sujet la présentation de ces thèses dans nos ouvrages antérieurs : Rythmes et mondes, troisième section, chap. v et chap. vi ; « Transduction et information », in Gilbert Simondon. Une pensée de l’individuation et de la technique, actes du colloque sur ce philosophe, Bibliothèque du Collège international de philosophie, Paris, Albin Michel, 1994 ; ma préface à la réédition de l’ouvrage de Gilbert Simondon L’individu et sa genèse physico-biologique, intitulée « Introduction à la problématique de Gilbert Simondon », Grenoble, Jérôme Millon, 1995 ; « Sur la mémoire du monde », in Penser le poème, Fougères, Encre marine, 2000 ; Introduction au Logos du monde esthétique, Paris, Beauchesne, 2000.
  • [51]
    Voir à ce sujet nos analyses dans La gravitation poétique, Paris, Mercure de France, 1966 ; Le recel et la dispersion, Paris, Gallimard, 1978, et Le temps des signes, Paris, Gallimard, 1983.
  • [52]
    Nous avons examiné ces problèmes en détail dans chacun de nos ouvrages, depuis près de quarante ans, sur des textes allant du xvie siècle à notre contemporanéité la plus proche. Une seule étude de sonnet prend à elle seule plus de pages que ne comporte cet article. Nous ne pouvons donc l’entreprendre ici mais simplement procéder à l’examen d’une séquence brève empruntée à une Illumination de Rimbaud.
  • [53]
    Nous nous permettons de reprendre ici, partiellement, une analyse textuelle développée dans Rythmes et mondes, en l’examinant selon l’incidence spécifique de cette présente étude. Finalité qui ne redouble pas les analyses antérieures.
  • [54]
    Voir à ce sujet notre critique radicale de la conception du message codé in Le temps des signes, première partie.
  • [55]
    Comme nous avons pu en mesurer l’exigence, à propos de la linguistique.
  • [56]
    Paris, Le Seuil, 1968.
  • [57]
    Paris, Le Seuil, 1975.
  • [58]
    Voir à ce sujet Introduction au Logos du monde esthétique, première partie.
  • [59]
    Cf. Rythmes et mondes. Thèses centrales développées dans toutes les sections de l’ouvrage. Voir également le dialogue établi entre phénoménologie et biologie par Renaud Barbaras, in Le tournant de l’expérience, Paris, Vrin, 1998 et Le désir et la distance, Paris, Vrin, 1999.
  • [60]
    Cette attitude implique la prise en considération de la dimension « pathique » du monde, manifestée dans les processus d’auto-dépassement des synthèses passives. Ce qui confère une dimension capitale au domaine des « potentialités » que Husserl présente, dans la Deuxième méditation cartésienne, comme la différence radicale qui distingue les recherches phénoménologiques des enquêtes de psychologie à caractère « naturaliste » et objectivant.