Le même et l'autre de l'homme. Le savoir aux prises avec la différence

1Dans le langage courant, dès que deux choses diffèrent l’une de l’autre, il nous arrive de les considérer comme des contraires. Ainsi, l’identité pourrait être tenue pour un contraire de l’altérité. Mais il est parfois intéressant, quand il s’agit d’une idée ou d’un être quelconque, de disposer de ce que l’on pourrait appeler son contraire absolu, celui qui pourrait lui être radicalement opposé. Le contraire absolu de l’altérité ne serait plus alors l’identité mais plutôt l’ipséité, terme dont l’avantage est de connoter la ressemblance de l’être à lui-même que nous avons par ailleurs coutume d’appeler identité.

2Que nous en ayons conscience ou non, en nous et autour de nous, le langage courant exprime partiellement et alimente une façon également courante de se comporter. Les inexactitudes et les approximations de la manière commune de penser se prolongent ainsi dans une manière également commune d’agir. Mais on a le droit, sinon même le devoir, de prendre distance par rapport à la manière commune de penser, de s’imposer une rigueur et une réserve qui ne sont pas de l’ordre du quotidien, de manière à situer à l’origine de sa manière à soi de se comporter, une manière moins commune de penser et pour tout dire une manière moins erronée de se représenter les êtres et les choses autour de soi. C’est à un pareil exercice que j’ai choisi de m’essayer dans les pages qu’on va lire. Il s’agit de voir en quelles étapes et de quelle(s) façon(s).

3En appelant « jugement d’altérité » l’acte individuel ou collectif à la faveur duquel un être est dit différent d’un autre, je me propose d’examiner les fondements d’un tel jugement.

4En conséquence, dans la première partie de mon exposé, j’observerai la fonction mentale qui pose l’acte du jugement d’altérité et j’examinerai les principaux déterminants de cet acte dûment replacé dans le tout de l’humain afin de mettre en lumière quelques-unes des principales relations qu’entretiennent le même et l’autre de l’homme.

5Dans une seconde partie, je passerai en revue certaines des difficultés majeures auxquelles doit faire face la connaissance de l’autre. Il sera alors intéressant de considérer le cas du savoir ethno-anthropologique.

6Dans la troisième et dernière partie, je donnerai un bref aperçu de l’arrière-plan doctrinal et méthodologique duquel émane l’ensemble des positions théoriques prises dans la présente étude avant de re-interroger le savoir ethno-anthropologique sur son projet théorique initial. Mon propos étant, comme on le verra, de noter ce qui pourrait advenir d’une connaissance qui décide de reconnaître le statut de sujet – au sens plénier du terme – à des êtres que l’anthropologie classique a, pour sa part, toujours considérés comme des objets.

I – Le même et l’autre de l’homme. Fondements métaphysiques et logiques

7Pour estimer que deux êtres diffèrent l’un de l’autre ou sont différents de soi, il faut commencer par être soi-même quelqu’un. C’est de cette manière un peu brutale qu’on peut poser le problème des relations subtiles et complexes qui unissent le même de l’homme à son autre. Car il faut être avant et afin de pouvoir juger de l’être et du non-être des autres êtres et des autres choses.

8Dans l’intimité de notre conscience, lorsque nous pensons ou réfléchissons, la relation qui nous unit à nous-même paraît d’abord duelle. J’entends par là que nous croyons aller de nous à nous-même encore d’une manière telle que le flux de notre conscience n’aurait à se rendre que d’un pôle à un autre, d’où cette impression de dualité.

9Cependant, deux choses ont coutume de se glisser subrepticement dans cette relation faussement intime entre nous et nous-même. La première, ce sont nos idées et la seconde, le temps. Ce sont ces idées qui unissent les deux pôles de notre subjectivité. Sans elles, notre conscience serait pour ainsi dire vide.

10Quant au temps, dès que nous faisons abstraction de celui qu’indiquent nos montres, nous devons d’abord reconnaître que nous ne savons pas ce qu’il est. Car dans le fonctionnement de notre conscience, le rôle de médiation que joue le temps le situe au même degré d’évidence que les idées dont je viens de dire que sans elles notre conscience serait vide. Il devient ainsi possible d’une part d’associer le temps et les idées et d’en faire le pôle intermédiaire entre moi et moi-même et, d’autre part, de soutenir que cette relation intrasubjective n’a pas quatre pôles qui seraient moi, moi-même, mes idées et le temps ; mais bien au contraire trois pôles qui sont moi, mes idées ou le temps et moi-même.

11Il ne s’ensuit pas que le temps soit l’égal de l’idée. Il nous faut au contraire les considérer comme des équivalents. Il s’agit de savoir comment.

12Retenons pour notre propos actuel que le sujet collectif ou individuel qui pose l’acte du jugement d’altérité, comme dit plus haut, existe et doit d’exister à cet effet de détermination exercé sur lui par un certain temps et par certaines idées.

13L’examen des fondements de la relation du même de l’homme à son autre passe donc nécessairement par l’analyse des modes de détermination qu’exercent la société, son histoire et sa culture sur tout sujet individuel ou collectif apte à poser le jugement dit d’altérité. Mais avant de poser le problème de la connaissance de l’autre dans des termes qui tiennent compte de cette triple dimension sociale, historique et culturelle, il peut être utile d’examiner brièvement le rôle dévolu à l’autre comme tel dans l’émergence et la constitution du soi individuel, c’est-à-dire du sujet.

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15Individuel ou collectif, le sujet qui se trouve sur le point de poser l’acte du jugement d’altérité ne tombe pas du ciel. Il n’est pas non plus né d’hier. Ce n’est pas parce qu’il ignore son ou ses origines que ces origines n’existent pas. Ce n’est pas parce qu’il choisit plus ou moins consciemment de se détourner des règles qui déterminent son propre fonctionnement en tant que sujet capable de juger que de telles règles ne le déterminent plus. Essayons donc de projeter quelque lumière sur ces origines, ces principes et ces règles qui influencent le fonctionnement de chaque sujet apte à juger.

16Quelles qu’en soient les apparences, la conscience humaine n’est jamais un commencement absolu. Le déploiement de la lumière de la conscience (ou de la lumière qu’est la conscience) s’adosse en réalité à un long passé dont il appartient à la conscience encore d’entreprendre d’éclairer des secteurs plus ou moins étendus. Durant toute la phase qui précède l’accès à la conscience du soi, ce sont les autres qui tiennent un rôle dont l’importance et la prépondérance sont grandes et déterminantes parce que décisives. Les parents et les éducateurs sont bien placés pour voir comment le moi individuel prend progressivement corps dans l’enfant qui grandit. Ils sont témoins de ce qu’à ce stade de l’évolution de la conscience, ce sont les autres qui présentent à la conscience du moi individuel en train de s’éveiller au monde les différents aspects de ce monde qui en sont autant de différents reflets et que le moi individuel se doit d’intérioriser lentement mais sûrement [1].

17La conscience du moi individuel se comporte elle-même comme un miroir auquel d’autres miroirs disposés en sphère autour d’elle envoient une lumière qu’elle se contente d’abord de refléter. Ainsi, cette conscience en train de s’éveiller commence par répéter l’image du monde que son environnement lui envoie. Mais, très tôt, cette propension à ne faire que refléter le monde en répétant les images que les autres nous envoient cède la place à une capacité propre et centrée dans la subjectivité de produire par soi-même des images de ce monde qui sont dès lors envoyées aux autres consciences comme à autant de miroirs appelés à les refléter à leur tour.

18La langue notamment occupe dans ce travail une place prépondérante et joue un rôle des plus déterminants, dans la mesure où c’est bien longtemps avant de la comprendre que le sujet humain est immergé dans sa langue si justement qualifiée de maternelle.

19En même temps que la langue, ce sont aussi des sentiments de tous ordres exprimés de diverses façons qui constituent le milieu dans lequel l’être humain vient au monde et sur lequel s’appuiera la constitution-construction de son moi individuel. Ce milieu est ainsi fait de langues, de sentiments et par ce biais de significations et de valeurs, c’est-à-dire de culture(s). L’important ici est d’admettre que c’est fondamentalement par l’autre et le dynamisme des autres sur soi que le moi se constitue.

20Cependant, si les matériaux de cette œuvre collective que sont les actes, la langue, le langage, les valeurs, les sentiments, etc., sont déterminants, leur mode d’administration me paraît l’être plus encore. Car il faut dire que ce n’est pas à une conscience ou à un moi déjà constitué que tout cela est offert. Il ne conviendrait même pas de parler d’offrande et encore moins de proposition. Toute la clarté, toute la vigueur, toute la verve et tout le sens critique dont le moi pourra plus tard s’enorgueillir ne sont pas encore là. N’étant pas encore disponibles, ils ne peuvent pas encore fonctionner. Le travail des consciences préexistantes sur la conscience naissante a donc ceci de remarquable qu’il s’effectue dans une certaine pénombre, voire dans une certaine obscurité. Ce n’est pas seulement le moi naissant qui est victime de cette absence de lumière. Ce sont également les « moi » préexistants.

21Sur l’arrière-plan de ces autres dont l’activité produit progressivement le moi individuel, certaines silhouettes se détachent, certains visages aussi. Ce sont ceux de la mère, du père, du frère, de la sœur, de l’ami et, plus tard, du conjoint. Mais aussi ceux du maître, de l’initiateur et parfois même de l’inconnu rencontré au hasard du chemin. Autour de l’un ou de l’autre de ces visages se cristallisent quelques sentiments forts, certains événements plus marquants que les autres. Ce sont ainsi non seulement les matériaux et le mode de leur administration qui déterminent la constitution du soi, mais également quelques-uns des artisans de cette constitution-construction, artisans dont l’ensemble fonctionne comme un tout anonyme mais omniprésent et omnipotent. De la sorte, lorsque le moi individuel sera constitué, en particulier lorsqu’il se sentira en mesure de poser l’acte du jugement d’altérité, on peut dire qu’il y a longtemps que l’autre a élu domicile en son sein. Étant donné que c’est à autrui qu’il doit son propre surgissement, expérimentant son existence autonome à travers l’acte à la faveur duquel l’autre est posé comme différent de lui, ce moi individuel entretiendra dès lors avec l’autre (les autres) une relation des plus ambiguës ou à tout le moins des plus complexes.

22Paradoxalement, s’il était donné à ce moi subjectif d’opérer cette synthèse dynamique de soi qui permet de se voir en voyant les autres et que l’on appelle aperception, alors le sentiment de solidité du socle ainsi offert à la subjectivité n’aurait d’égale que la conscience de ce que ce sentiment est tout entier basé sur les autres. Qu’il s’agisse d’autres êtres comme les parents, les maîtres, les amis, etc., ou d’autres lieux et choses impliqués dans des événements d’une histoire vécue en commun avec une pluralité infinie d’autres subjectivités, c’est de ce socle apparemment si inébranlable mais en réalité si tributaire des autres que s’élèvera le savoir dont le jugement d’altérité n’est qu’un des premiers maillons et que le moi subjectif est appelé à communiquer à d’autres subjectivités, à partager avec elles, créant de proche en proche l’intersubjectivité épistémique caractéristique de la science.

II – La connaissance de l’autre et ses difficultés majeures

23Le dynamisme déterminant de l’autre et des autres dans la constitution du moi individuel ne place pas les choses et les êtres humains dans un rapport d’égalité. En conséquence, les difficultés auxquelles la connaissance doit faire face lorsqu’elle porte sur des choses ne sont pas rigoureusement les mêmes lorsqu’elle porte sur les êtres humains. Pour continuer d’élucider les relations que le même et l’autre de l’homme entretiennent avec lui, limitons-nous aux difficultés relatives à la connaissance de l’autre homme.

24Le statut d’objet constitue à mon avis l’obstacle le plus difficile à surmonter dans la connaissance de l’homme par l’homme. Même si l’on précise que ce statut n’est que celui d’un « objet de connaissance », le seul fait pour l’homme de devoir transiter par ce statut d’objet constitue en soi un obstacle qui doit être surmonté. C’est en vain qu’on se persuade que dans ma connaissance, l’autre homme se présente toujours avec un signe qui interdit de le réduire au statut d’objet. Car la relation de connaissance, lorsqu’elle se déploie, privilégie le sujet connaissant au détriment de toute autre subjectivité avec et y compris la subjectivité du sujet plus ou moins momentanément condamné au statut d’objet. Lorsque les philosophes et les épistémologues conçoivent la connaissance objective comme la connaissance la plus adéquate possible à son objet et débarrassée autant que faire se peut de ce qui ne vient que du sujet, ils posent et résolvent un problème totalement différent de celui que pose la présence d’un autre homme dans la connaissance de l’homme.

25Cette connaissance pour laquelle le connu est et ne peut être qu’un objet, convenons de l’appeler « connaissance objectale ». Si je signale que cette connaissance objectale comprend aussi bien nos diverses connaissances plus ou moins spontanées que les connaissances plus systématiques, mieux organisées, plus rigoureuses que nous nommons philosophie, science, technique et technologie, chacun admettra aisément que la connaissance que je qualifie d’objectale n’est pas seulement aussi vieille que l’humanité connaissante. Elle est aussi universelle à l’échelle de cette humanité et surtout, après être passée par des moments de tâtonnements marqués par des épisodes obscurantistes plus ou moins dévastateurs, la connaissance objectale est aujourd’hui victorieuse et ses conquêtes plus époustouflantes les unes que les autres paraissent porter en elles l’espoir – sinon la promesse – du salut de l’humanité.

26Toutes les connaissances dont nous disposons à ce jour sont donc objectales ou de type objectal. Pour elles, le connu est un objet ou alors il n’est rien. Même Dieu tel que les théologiens et les philosophes s’en occupent n’a pas pu être totalement placé à l’abri de cette connaissance objectale. À plus forte raison l’autre de l’homme n’a-t-il été connu et estimé connaissable qu’à condition pour lui d’être et de n’être qu’un objet.

27Mais quand on regarde où semblent nous conduire les réalisations de cette connaissance de type objectal qui englobe tout ce que nous connaissons à ce jour, il est temps, je crois, de rechercher les contours d’une connaissance différente de la connaissance objectale.

28Convenons d’appeler « connaissance subjectale » – ou de type subjectal – la connaissance qui admet, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse de travail, que quelques contenus de connaissance puissent être et demeurés non pas des objets, mais des sujets. Car c’est bien d’une connaissance de ce type qu’il faut disposer pour oser entreprendre de connaître l’autre de l’homme à partir de son même. La méconnaissance de la nécessité de cette connaissance subjectale a fait que la métaphysique, l’ontologie, la logique et notamment la psychologie actuellement disponibles ont toutes été édifiées sur le mode objectal. Pour elles, le seul sujet existant et pouvant exister c’est le sujet d’où part la connaissance et qui paraît ainsi en être le producteur. Que ce sujet entreprenne de connaître plusieurs objets et d’harmoniser ces différentes connaissances les unes avec les autres ou que ce sujet unique par définition autant que par fonction entreprenne de conjuguer ses efforts avec ceux d’autres sujets connaissants également uniques par définition et par fonction, pour construire et comme créer un sujet épistémique [2] auteur et producteur d’une science dès lors considérée comme objective, cela n’empêche pas la connaissance et (même la science) ainsi produite de demeurer de type objectal.

29Le projet d’une connaissance subjectale doit être perçu différemment pour qu’apparaissent avec le maximum de clarté les possibilités qu’une telle connaissance peut offrir et surtout les défis qu’il lui faut relever.

30Le savoir ethno-anthropologique est bien évidemment de type objectal. Le problème de la connaissance de l’homme que s’est posé ce savoir a donc été celui de la connaissance de l’autre homme. Tandis que la question que j’envisage ici est celle de savoir comment le savoir peut venir à bout de la connaissance de l’autre de l’homme à partir de son même. Néanmoins, le survol rapide du parcours du savoir ethno-anthropologique peut servir d’introduction à l’exposé des principales difficultés d’une connaissance subjectale de l’autre de l’homme.

31Ce n’est un secret pour personne en effet que le savoir ethno-anthropologique, parti à la recherche de l’homme, a cru devoir le trouver dans l’autre homme. Archaïque, primitif, sous-développé, sans écriture ou sans histoire, cet autre homme est naturellement très vite devenu un objet, une chose. Réduit au statut d’objet, il va de soi que la première chose à laquelle il n’a pas droit est la parole, une des manifestations les plus irrécusables de l’humanité. Cela, même si par ailleurs ce savoir ethno-anthropologique s’est rendu compte du caractère incontournable de la parole et du verbe, et a accumulé sur ce sujet – j’allais dire cet objet – des connaissances d’une grande valeur qui témoignent d’une sagacité respectable. Mais, étudiée chez le Dogon, le Bantou ou l’Iroquois, la parole du primitif est une parole déjà parlée. L’ethno-anthropologue qui en explore les innombrables plis et replis et en dévoile au passage les subtilités et les richesses l’interdit expressément au primitif qu’il a devant lui. Ce qui est tout à fait conforme au point de départ puisque ledit primitif n’est qu’un objet.

32Qu’il s’agisse de la religion, de la politique, de l’économie ou même du savoir plus ou moins en voie d’être scientifique, l’approche de l’ethno-anthropologie, parce qu’elle reste dans la perspective objectale, a toujours été et demeure réifiante. Cette ethno-anthropologie a beau se servir de ces primitifs-objets pour s’éloigner elle-même du savoir vulgaire et se hisser au rang du savoir scientifique ; elle a beau réaliser sur le dos de ces primitifs ses principales découvertes [3] qui ont été : l’évolutionnisme, le diffusionnisme, le fonctionnalisme et enfin l’identité foncière – du moins si l’on se situe au niveau des structures les plus profondes – en vertu de laquelle, comparées les unes aux autres et prises dans leur ensemble, les diverses cultures ne sont en fait que des variations sur un même thème.

33Cela n’a pas donné à cette ethno-anthropologie l’idée que les primitifs ne sont pas en réalité les objets qu’ils paraissent ; ni l’idée que ces objets convenus ne sont en fait que des sujets.

34Et pourtant, le savoir ethno-anthropologique était bien parti pour retrouver l’autre de l’homme au lieu de se contenter de l’autre homme. Mais son problème ayant été mal posé, il n’est pas étonnant que malgré l’efficacité de sa méthode, il ait abouti à un résultat dont ne peut se contenter celui qui aspire à connaître l’autre de l’homme à partir de son même.

35Et s’il était bien parti, c’est qu’ayant senti que l’homme lui-même ne peut pas être connu, il avait orienté ses efforts vers ce que fait cet homme et, en l’occurrence, ce que faisaient les autres hommes, les ci-devant primitifs. Mais le savoir ethno-anthropologique a perdu cette chance initiale dès qu’il a cru devoir privilégier le passé sur le présent et restreindre ses analyses aux conséquences d’une action délibérément interrompue par l’intervention de l’ethno-anthropologue lui-même.

36Une fois l’autre de l’homme réduit à l’autre homme, que l’on se trouve dans le savoir ethno-anthropologique ou dans cette manière commune de penser mentionnée au début du présent exposé, on peut dire que c’en est fait de l’homme. Sous prétexte de le contenir dans son statut d’objet de connaissance, le voici irrémédiablement voué à n’être qu’une forme et une matière livrées sans défense au déterminisme le plus implacable. Forme et matière, il n’est plus que couleurs, odeurs et coutumes plus repoussantes les unes que les autres. À moins que, saisi par un élan de générosité dont on ne prend pas le temps d’examiner les fondements, l’on ne situe dans l’autre subrepticement réduit à son statut d’objet, tout ce qui manque à soi-même en beauté, en sagesse et pour tout dire en « vérité de l’homme ». On ne voit pas, on ne prend pas le temps de voir que bon ou mauvais, le sauvage, le primitif, l’archaïque, le sous-développé, etc., n’est pas l’autre de l’homme envisagé à partir de son même, mais tout simplement l’autre homme et plus exactement l’homme autre.

37Il n’est pas jusqu’à la méthode utilisée par le savoir ethno-anthropologique qui ne trahisse pas cette perte de l’autre de l’homme au profit de l’homme autre. Car que l’on compare pour décrire ou que l’on décrive pour comparer, le résultat de la méthode comparative est d’avance irrécupérable pour une véritable quête de l’homme, étant donné la manière dont les termes de cette comparaison ont été choisis, définis et posés au point de départ de la comparaison. C’est un sujet individuel ou collectif mais rigoureusement seul au monde qui compare différents objets entre eux ou compare un ou plusieurs objets à ce qu’il est. Ce n’est donc pas étonnant qu’au point d’aboutissement (résultat) d’une comparaison ainsi emmanchée, il n’y ait jamais plus que le sujet individuel ou collectif qu’on avait pris soin d’isoler, d’atomiser et d’introniser au point de départ.

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39À en juger par les considérations qui précèdent, le savoir ethno-anthropologique a donc raté son objectif. Cependant, j’ai prétendu qu’il était bien parti. Que s’est-il passé entre-temps ? Comment aurait-on dû procéder ? Et de quels moyens disposons-nous pour replacer sur son orbite la quête de l’autre de l’homme à partir de son même ? Telles sont les questions que je vais à présent examiner.

40Avant de considérer le savoir ethno-anthropologique sinon comme le prototype mais au moins comme une des formes prises par la quête de l’autre de l’homme à partir de son même, j’ai essayé de montrer ce que chacun de nous devrait trouver au bout de sa quête de ce qu’il est lui-même. Or, à ce niveau, c’est l’autre qui est apparu comme l’élément le plus actif, le plus constructif, et, partant, le plus déterminant dans la constitution-construction du soi individuel. Interrogé ou interpellé sur ce que nous sommes en nous-même, chacun de nous devrait commencer par valoriser les autres. Ce sont eux qui ont été là et qui ont agi pendant que nous tâchions d’être. Ce sont eux qui par leurs actes autant que par leurs discours ont tapissé les parois de cette espèce de tunnel par l’un des bouts duquel notre moi a émergé. C’est grâce à eux que nous avons pu un jour dire : « moi…, je… ». Mais parce que ce tunnel est long, d’une longueur infinie quoique limitée, celui de ses bouts que nous aimons regarder est celui où tout a commencé pour nous. L’autre bout donne du vertige. Nous n’aimons donc pas le regarder. Au propre comme au figuré, nous ne savons donc pas qui nous sommes. Quand nous essayons de le dire, nous signalons quand nous sommes nés, de qui nous sommes nés, et quand on nous en donne le temps, nous énumérons quelques-uns des actes que nous avons posés et quelques événements auxquels nous avons été plus ou moins directement mêlés. En agissant de cette manière, nous colmatons plus ou moins maladroitement les brèches de cette énorme béance de laquelle nous avons surgi. Et à quoi nous accrochons-nous ? À quoi devons-nous d’exister ? Sinon d’une part aux autres et d’autre part à ce que nous avons fait ?

41C’est parce que le savoir ethno-anthropologique a choisi de réaliser la connaissance de l’homme à partir de cette forme particulière que prennent les actes de l’homme lorsqu’ils ont été agis et que nous nommons la culture, que j’ai pu dire de ce savoir qu’il était bien parti. Il n’y avait pour lui aucune autre possibilité d’accéder à l’homme émergé de cette béance primordiale – que d’aucuns appellent le néant – que de considérer les actions de cet homme. Où donc a surgi l’erreur ? C’est lorsque le savoir ethno-anthropologique, se détournant de l’action de l’homme en train de se faire, et appelé à se faire, s’est cantonné dans le passé de l’agir…

42Si l’intérêt du savoir ethno-anthropologique pour le faire de l’homme pour accéder à ce qu’il est est donc louable, c’est la limitation de ce faire à son passé au détriment de son présent et de son futur qui se trouve à l’origine de l’erreur et de l’égarement. Il est donc essentiel de retenir comme composante du même de l’homme autant que de son autre, non point le fait d’être, puisque nous ne savons pas ce que nous sommes, mais bien celui d’agir, de faire.

43Se connaître, c’est être présent à ce qu’on est en train de faire. Mais c’est aussi accompagner ce que l’on se propose de faire ; autrement dit, être également présent dans ses projets. En appliquant ce schéma à un moi collectif, la présence à ce que l’on est en train de faire passera certainement par une description dont le but sera de communiquer à tous les membres du collectif ce que ledit collectif est en train de faire. S’agissant de ce que cet ensemble de sujets individuels se propose de faire, la description de ce qui est à venir prendra dès lors la forme d’une évocation. D’où il suit que l’évocation pourra prendre le pas sur la description et englober dans ses propos aussi bien ce que l’on est en train de faire que ce que l’on se propose de faire.

44En effet, aussi difficile que puisse être la tâche de dire qui je suis et d’où je viens, dire ce que je suis en train de faire sera toujours moins difficile. Et lorsqu’un groupe d’individus échange ses opinions, ses savoirs et ses connaissances dont certaines peuvent être déjà parvenues au stade de la scientificité, chacun de ses membres cesse de n’être qu’un objet. Plus exactement, l’objet qu’il est cède le pas devant le sujet qu’il a été, qu’il est en train d’être et qu’il se propose d’être. Si donc la quête de l’homme doit continuer à porter le beau nom d’anthropologie, celle que l’on pourra fonder sur les considérations qui précèdent devra être essentiellement une anthropologie critique et sa méthode ne pourra être qu’une phénoménologie, la phénoménologie évocative.

III – Phénoménologie évocative

45Voyons rapidement sur quels points devra porter l’effort critique d’une pareille anthropologie avant de dire quelques mots de son option méthodologique principale.

46Le premier concerne les limites de la science que l’anthropologie critique aspire à être. Car l’anthropologie classique n’a que trop tendance à vouloir se constituer en un corps complet de connaissances produites sur l’autre et parallèles à celles dont l’anthropologue possède l’expérience directe et indirecte dans sa société d’origine. Frappés de l’estampille de l’altérité, ces ethno-savoirs croient pouvoir couvrir tout le champ du connaissable, de la biologie à la métaphysique, et atteindre le même degré de scientificité dans tous les secteurs de ce champ, c’est-à-dire dans toutes les disciplines actuellement pratiquées, et cela, tout en se maintenant à l’écart de la science généralement entendue et de ses interrogations plus ou moins douloureuses. C’est un leurre de croire – ainsi – qu’une seule et même méthode, la description-comparaison, pour ne pas la nommer – puisse servir à « traiter » de façon adéquate une si grande variété d’objet : le religieux, le politique, l’économique, et même le scientifique.

47Ce ne serait déjà pas si mal de restreindre l’anthropologie à n’être qu’une culturologie[4] comme elle a voulu l’être à la fin du xixe siècle, lorsqu’elle commençait sa marche encore inachevée vers la scientificité. Et là, au lieu de se complaire interminablement à opposer la culture à la nature ou à engranger plus ou moins passivement les innombrables définitions de la culture, l’anthropologie critique n’aura qu’à faire comme toutes les autres sciences et candidats à la scientificité. Elle n’aura qu’à circonscrire son objet, le définir autant que faire se peut, choisir la ou les méthodes qui tiennent suffisamment compte de la spécificité de cet objet et lui appliquer un effort de connaissance ouvert par définition – sinon même par convention – au regard et à la contestation de l’autre, je veux dire à sa critique. Or, tous mes efforts dans la présente étude n’ont-ils pas visé à montrer que l’objet réel de l’anthropologie n’en est pas un ? Et n’est-ce pas, en l’occurrence, un sujet dont il s’agit de tenir compte de la spécificité quoi qu’il puisse en coûter ?

48C’est pourquoi la méthode de l’anthropologie critique devra être phénoménologique [5]. Cela, non pas seulement parce que l’affirmation du phénomène s’accompagne toujours de la reconnaissance d’une zone « nouménale » de l’être et que cette vérité jadis établie par Emmanuel Kant est également valable pour l’être humain. Mais surtout parce que si l’autre de l’homme est bien situé hors de son même, l’élan cognitif du sujet connaissant n’atteindra pas un tel « objet » qui lui est proprement « transcendant » en se contentant de s’enfermer dans son « for intérieur ». Cet élan cognitif ne sera donc pas centripète mais centrifuge. Le sujet connaissant devra donc accepter de sortir de lui-même, de rencontrer l’autre, de croiser son regard aussi dur, agressif et « anthropophage » soit-il, et de dialoguer avec lui. Et c’est pourquoi, à la différence de la réduction subjective, phénoménologique [6] et éidétique chères à la phénoménologie husserlienne – juste pour prendre un repère vérifiable historiquement et doctrinalement – la phénoménologie dite évocative devra pratiquer ce que j’appelle une « restitution phénoménologique ».

49L’ego cogito de René Descartes est un ego qui, dans son mouvement centripète, s’en va en se ponctualisant autant qu’il le peut jusqu’à rencontrer le « malin génie » dont il sort, comme nous savons, tout victorieux ! L’ego pratiquant la restitution phénoménologique n’ira pas en se ponctualisant ; son mouvement étant centrifuge, il ira au contraire en se dilatant, je veux dire en dilatant son champ de conscience. Cela se fera inévitablement par des cercles concentriques appelés à rencontrer tôt ou tard les cercles concentriques partis de l’autre de l’homme maintenu dans sa subjectivité ou protégé de la réification objectivante, c’est-à-dire maintenu dans son aptitude imprescriptible à dilater son propre champ de conscience. Et, comme il n’y a pas autant de mondes que de sujets qui perçoivent le monde, mais un seul et même monde que nous percevons de diverses manières, c’est aux points de croisement de ces cercles concentriques que surgira le monde que nous construisons et coconstruisons. Et c’est bien pour cette raison, je veux dire à cause de l’unicité de ce monde que nous expérimentons chacun à partir de là où il se trouve, que la description deviendra une évocation.

50Toutefois, c’est par rapport au projet théorique spécifique du savoir ethno-anthropologique que le parti pris de produire une connaissance de type objectal révélera ses conséquences les plus significatives. C’est pourquoi ce projet théorique mérite d’être ré-examiné et l’idée d’édifier une anthropologie critique interrogée.

IV – Le parti pris objectal et le projet théorique spécifique du savoir ethno-anthropologique

51C’est quasiment une lapalissade de dire que chaque discipline scientifique se caractérise par un projet théorique qui lui est propre. Ce qui est moins banal et qui cependant est très courant est de s’imaginer que ce projet théorique reste inchangé quel que soit le sujet producteur de la discipline scientifique considérée. C’est pour cela que sitôt qu’on évoque le parti pris de produire une connaissance de type subjectal telle que définie plus haut, la naïveté de la croyance dans l’universalité du projet théorique du savoir ethno-anthropologique apparaît au grand jour. Il devient alors indispensable d’en examiner le contenu. L’extraversion du regard est assurément la marque spécifique du savoir ethno-anthropologique de ses origines à ce jour. Et cela, nonobstant le fait que les anthropologues, à force d’autocritique, en sont arrivés à admettre désormais qu’ « un anthropologue moderne qui se contenterait de quelques élucubrations excentriques sur des phénomènes périphériques de sa propre culture, … planerait en pleine équivoque ethnocentrique. L’anthropologie serait alors for export only, pour Eux et pas pour Nous ! » [7].

52Observons brièvement les différents aspects de cette extraversion si caractéristique de la démarche ethno-anthropologique afin d’en saisir à la fois la portée et les limites.

53En une série imperceptible de cercles dont il occupe le centre, l’anthropologue classique s’extériorise – ou croit avoir vocation de s’extérioriser – successivement de sa subjectivité, de son présent, de sa société et de sa culture. Mais les cercles ainsi ramenés au nombre de quatre ne sont simples et isolés les uns des autres qu’en apparence. Les étapes auxquelles ils correspondent sont d’une subtilité et d’une complexité aggravées par leurs nombreuses interférences et intrications.

54C’est au nom de l’objectivité escomptée pour le savoir qu’il se propose de produire que l’anthropologue classique croit devoir s’exiler de sa subjectivité. Et comme il lui est impossible de réduire à néant son ego, il ne lui reste plus qu’à le ramener à sa plus simple expression [8], ou tout au moins à essayer de le faire et à croire qu’il y parvient. Ainsi croira-t-il, comme Lévi-Strauss, que c’est le morcellement opéré d’avance par la diversité des mœurs et des coutumes – qui constituent justement le domaine propre de l’anthropologie – qui le protège contre les interminables blessures qu’occasionnerait cette projection du sujet connaissant hors de lui-même et le sauve de la disparition pure et simple comme sujet [9]. Il est cependant facile d’admettre qu’il n’y a pas plus d’exil réel d’un sujet connaissant qui s’évade de son ego qu’il n’y a de souffrance réelle à se projeter hors de soi pour réaliser la connaissance de l’autre.

55Ce qu’expérimente l’anthropologue qui, de ce point de vue, ne saurait revendiquer aucune singularité par rapport à tout autre sujet connaissant, c’est l’élan cognitif comme extraversion fondamentale qui, dans un seul et même mouvement, met en connexion le sujet connaissant avec monde au moment même où il le révèle à lui-même comme un sujet à la fois connaissant et existant. Si ce surgissement constitutif de tout sujet cognitif contient quelque chose de mystérieux, d’inexplicable ou d’incompréhensible, il me paraît plus judicieux d’en prendre acte et de vivre un tel constat comme une des limites de notre pouvoir de connaissance plutôt que de vouloir en protéger le sujet connaissant du savoir anthropologique en revêtant l’extériorité et l’alterné d’une vertu qu’elles ne me paraissent pas avoir en elles-mêmes.

56De la même façon, ce n’est que de manière illusoire que l’anthropologue classique peut s’imaginer s’évader de son présent pour aller vivre avec son objet le présent de celui-ci, espérant par ce biais renforcer l’objectivité et le contenu de vérité de la connaissance qu’il s’apprête à produire. Certes, en s’éloignant dans l’espace et en s’exilant de son milieu d’origine, il intègre un autre milieu humain et, par ce biais une autre temporalité et donc un autre présent. Toutefois, ce présent nouveau et étranger ne peut que se surimposer à son présent propre, tel qu’il l’expérimente et continue, malgré la séparation physique, de l’expérimenter à travers des liens actuels qui le maintiennent unis à ses parents, ses amis, son conjoint et même ses adversaires et ses ennemis. Les multiples relations humaines qui structurent ce qu’il pourrait appeler sa temporalité propre ne peuvent qu’être mises entre parenthèses – ou en veilleuse – pendant toute la durée du séjour de l’anthropologue classique loin des siens, de sa société et de sa culture. L’empreinte de ces relations sur lui en tant que sujet est à jamais indélébile. Et quel que soit le laps de temps après lequel il sera en mesure de revenir dans sa société, dans sa culture et parmi les siens, cette temporalité vécue, momentanément suspendue n’aura pas de peine à reprendre son cours et il lui sera parfaitement loisible de se redéployer en fournissant à l’anthropologue de quoi assumer son être au monde avec les siens et avec son temps. Il lui suffira, pour cela, de consentir un effort d’adaptation plus ou moins long et douloureux selon les cas.

57Mais en mettant en veilleuse pour un certain temps les relations existentielles qui constituent sa temporalité propre et son présent, l’anthropologue classique se déconnecte surtout d’une partie importante des problèmes actuels de sa société d’origine ; ces problèmes qu’il lui faut résoudre en œuvrant de concert avec ses concitoyens. Et pendant cet instant d’exil volontaire, il lui est possible de se rendre accessible aux problèmes de ceux qu’il a choisis d’aller observer et connaître.

58Quant à l’exil que l’anthropologue classique croit réaliser par rapport à sa culture, il est le moins réel des quatre évasions qu’on s’imagine que l’extraversion du regard anthropologique a la vertu de déclencher. Car, de la langue maternelle de l’anthropologue à ses convictions philosophiques, morales et religieuses en passant par ses certitudes scientifiques de tous ordres qu’il partage avec les autres membres de sa société d’origine, sans oublier les habitudes esthétiques relatives à la vie artistique sous toutes ses formes (visuelle, auditive, gustative, tactile, etc.), il n’y a rien de ce qui appartient à sa culture dont il puisse espérer se défaire avant et afin d’être en contact avec la culture de ceux qu’il entreprend d’étudier. Non seulement il n’est pas en mesure de s’en défaire, mais encore et surtout, tout ce qui lui parviendra de la culture étrangère avec laquelle il est en contact devra passer par le filtre de sa culture d’origine. Qu’il en prenne conscience ou non, qu’il le veuille ou non, c’est cette culture d’origine qui constituera le premier des termes par rapport auxquels s’effectuera cette comparaison si chère à la méthode ethno-anthropologique et sur laquelle s’appuie toute la volonté de cette discipline de réaliser ne serait-ce qu’un semblant de scientificité.

59Observé à partir de ces quatre évasions manquées (ou tout simplement impossibles), le projet théorique spécifique de l’anthropologie classique révèle sa nature et ses limites. Car si dans sa nature il est indiscutablement une soif et une volonté de connaître l’homme, pour avoir choisi, plus ou moins consciemment au demeurant, de chercher cet homme dans un être auquel la réification objectivante a justement retiré toute humanité, cette anthropologie s’est elle-même et comme à jamais fermé la voie d’accès à l’homme.

60*

61Prenant désormais conscience que « … l’anthropologie a accompagné la naissance d’un Homo occidentalis qui s’était identifié, pour l’essentiel, à l’apogée et au sens même de l’anthropogenèse » au point que « … civiliser, c’était occidentaliser tout le monde… » [10], quelques anthropologues au sens large du terme [11] s’attellent à mettre au point une anthropologie qu’ils qualifient de prospective.

62C’est ainsi que Mike Singleton [12] propose comme méthode à l’anthropologie prospective une démarche en trois temps dénommés l’épaississement empirique, l’ampliation analogique et l’interpellation interprétative. Comme le précise l’auteur, ces trois temps ponctuent respectivement le séjour de l’anthropologue sur son terrain d’étude, son retour réflexif sur le matériau empirique récolté lors de ce séjour in situ et la mise en forme théorique finale du travail de l’anthropologue au sujet de laquelle Singleton écrit : « Enfin, la finalisation des résultats en fonction, fine finaliter, de ce que je pensais avoir été, être ou devoir être des enjeux clefs de la condition humaine. » [13]

63Le moins qu’on puisse dire de l’indiscutable volonté d’actualisation dont témoigne cette réforme méthodologique est qu’il laisse intact le projet théorique de l’anthropologie classique. Celui-ci s’articule toujours et encore autour d’une préoccupation avouée pour les principaux enjeux de la condition humaine. Mais ce qui demeure également constant c’est le peu de spécificité de cette préoccupation dans les termes et la manière qui caractérisent l’anthropologie classique. Car plusieurs autres disciplines également intéressées par l’homme pourront revendiquer l’épaississement empirique, l’ampliation analogique et l’interpellation interprétative comme des procédés dont elles usent depuis longtemps.

64C’est pourquoi il me paraît temps d’oser rectifier le seul point qui à ce jour sert d’élément de spécification du projet théorique de l’anthropologie classique et qui réside dans l’altérité – au demeurant mal comprise – de ce qu’elle s’entête à considérer comme un objet et que le projet d’une connaissance subjectale considère pour sa part comme un sujet. Si c’est une antinomie [14], comme le dit Claude Lévi-Strauss, pour l’homme d’avoir à connaître l’homme encore, ce n’est pas le mode anthropologique tel qu’il a prévalu jusqu’à présent qui pourrait permettre d’y voir clair et éventuellement d’en venir à bout. Une anthropologie délibérément critique me paraît avoir plus de chance.

Notes

  • [1]
    Il y a dans ce dynamisme constitutif de l’action des autres sur nous un véritable pouvoir dont l’orchestration et la maîtrise pourraient expliquer une part considérable du rôle joué par la sorcellerie dans les sociétés traditionnelles en général et en particulier dans celles de l’Afrique noire. Voir à cet effet : – I.-P. Lalèyê, « La personnalité négro-africaine comme lieu d’interrogation sur la genèse de la faute et du péché », dans Schuld, Suhne und Erlosung, sous la direction de P. Karl Rivinius SVD, Hrsg Veroffentlichungen des Missionspriesterseminars, n° 33, Herausgegeben im Sterler Verlag, St. Augustin bei Bonn, 1983, p. 125-148.
    Et I.-P. Lalèyê, « La sorcellerie, vestige d’un savoir moribond ou balbutiement d’une science future ? », dans TELEMA (Revue de Réflexion et de Créativité chrétiennes en Afrique), n° 1, janvier-mars 1983, p. 35-53.
  • [2]
    J’utilise cette expression dans son acception piagétienne.
  • [3]
    Cf. I.-P. Lalèyê, « Comment meurent les cultures ? Interrogations philosophico-anthropologiques sur le concept de génocide culturel », in Boustany Katia et Dormoy Daniel (ss la dir. de), GÉNOCIDE(S), Collection de Droit international, Publications du Réseau Vitoria, Éditions Bruylant, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999, p. 265-293.
  • [4]
    Comme l’illustrent l’ouvrage de Tylor publié en 1871 (Primitive culture) et celui de Lewis Henry Morgan publié en 1877 (Ancient society).
  • [5]
    Cf. I.-P. Lalèyê, « La restitution phénoménologique. Portée méthodologique pour une pensée africaine efficace », in Problèmes de méthode en philosophie et sciences humaines en Afrique, Actes de la Septième Semaine philosophique de Kinshasa (24-30 avril 1983), Recherches philosophiques africaines n° 9, Kinshasa (Zaïre), 1986, p. 13-35.
  • [6]
    Ibidem.
  • [7]
    Cf. Mike Singleton, « De l’épaississement empirique à l’interpellation interprétative en passant par l’ampliation analogique : une méthode pour l’anthropologie prospective », dans Recherches sociologiques, volume XXXII, numéro 1, 2001, p. 15-40.
  • [8]
    Cf. I.-P. Lalèyê, « La restitution phénoménologique, portée méthodologique pour une pensée africaine efficace », article cité.
  • [9]
    « Une fois posée la distinction entre objet et sujet, le sujet lui-même peut à nouveau se dédoubler de la même façon et ainsi de suite, de façon illimitée, sans être jamais réduit à néant. L’observation sociologique, condamnée, semble-t-il, par l’insurmontable antinomie (pour un sujet d’étudier un autre sujet comme objet)… s’en tire grâce à la capacité du sujet de s’objectiver indéfiniment, c’est-à-dire (sans parvenir jamais à s’abolir comme sujet) de projeter au-dehors des fractions toujours décroissantes de soi ». Cf. Claude Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, p. XXIX.
  • [10]
    Cf. M. Singleton, article cité, p. 16.
  • [11]
    Les spécialistes dont les écrits ont été réunis dans le numéro des Recherches sociologiques consacré à l’anthropologie prospective sont en effet aussi bien des anthropologues au sens strict englobant l’anthropologie clinique et l’anthropologie urbaine que des géographes, des psychologues, des historiens, etc.
  • [12]
    Ibidem, p. 17 et suivantes.
  • [13]
    Ibidem, p. 17.
  • [14]
    Voir ci-dessus la note 1, page 90.