La décolonisation de l'Afrique vue par Les Temps modernes (1945-1952)

Pour ma fille Emma Djédji

1Après la Libération et dès son retour d’un premier voyage aux États-Unis au printemps 1945, Jean-Paul Sartre se lance dans le débat sur le « problème noir » [1], autre étape de sa vaste prise de conscience politique et sociale d’après-guerre dont témoigne notamment son fameux essai Réflexions sur la question juive (1946). Toutefois, si les réflexions personnelles de Sartre sur l’Afrique coloniale sont, selon les cas, de nature très différente et relativement peu connues [2], c’est la revue Les Temps modernes, fondée en 1945 par lui-même, Raymond Aron, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty, Albert Olivier et Jean Paulhan, qui a exercé une influence constante et marquante sur le discours africaniste anti-colonialiste des années 1940-1950 [3].

Le programme des Temps modernes[4]

2En ce qui concerne les intentions de la revue, nous basons notre étude sur les analyses de fond que d’autres ont déjà élaborées (cf. Ranwez, 1981, Boschetti, 1985, Davies, 1987, Dictionnaire, 1996). Rappelons seulement l’essentiel. Dans la « Présentation » que Sartre fait dans le premier numéro, il assigne une fonction sociale précise à sa revue :

En résumé, notre intention est de concourir à produire certains changements dans la Société qui nous entoure […] nous nous rangeons du côté de ceux qui veulent changer à la fois la condition sociale de l’homme et la conception qu’il a de lui-même. Aussi, à propos des événements politiques et sociaux qui viennent, notre revue prendra position en chaque cas.
(Sartre 1945 : 7-8)
Plutôt que le porte-parole d’un certain programme politique ou social, les tm se veulent un « organe de recherches » (ibid., 19), tout en attribuant une grande importance aux genres littéraires pour introduire son « contenu idéologique » et ses « conceptions nouvelles » (ibid., 19) aux lecteurs. En plus des œuvres littéraires, la revue publie des essais critiques, études historiques, chroniques, comptes rendus de livres, documents bruts, enquêtes et reportages « pourvu qu’ils s’inspirent de préoccupations qui rejoignent les nôtres et qu’ils présentent, en outre, une valeur littéraire » (ibid., 21). Mis à part la proclamation de l’autonomie et des droits de la personne, un des tout premiers buts des tm est de présenter l’époque contemporaine dans un «esprit synthétique» (ibid., 20) [5]. Cependant, les contributions sur l’Afrique ne permettent pas souvent de synthétiser la réalité étrangère. Plutôt, les observations hétéroclites rapportées par les auteurs incitent à la réflexion sur les rapports que la France entretient avec ses colonies et renvoient donc à la réalité française, à l’Ici-même, qui devient ainsi l’enjeu principal des Temps modernes.

Les représentations de l’Afrique : de l’analyse à l’authenticité

3Bien que Sartre, dans la « Présentation », souligne l’exemple d’André Gide comme écrivain engagé à relever les injustices de l’administration coloniale au Congo (ibid., 5), l’Afrique apparaît assez tardivement dans les colonnes des tm. Avant 1948, en matière de racisme, la revue ne consacre qu’un seul article à l’Afrique occidentale française, alors qu’elle prête une attention soutenue à l’oppression des Noirs aux États-Unis [6]. Concernant les auteurs, les tm publient les nouvelles de l’Américain Richard Wright dès le premier numéro, mais font le silence sur les auteurs africains vivant en France. Parmi les conflits coloniaux, la guerre d’Indochine et – depuis mai 1948 – le procès de Madagascar occupent le devant de la scène en matière de politique coloniale. On ne trouve aucune trace d’un contact entre Sartre et l’équipe de tm d’une part et, d’autre part, les intellectuels africains et antillais de l’époque. Cependant, il est évident que Sartre a dû rencontrer Léopold Sédar Senghor, alors député d’outre-mer à l’Assemblée nationale et auteur de deux recueils de poésies, avant de rédiger sa fameuse préface à la non moins fameuse anthologie de « poésie nègre » que Senghor édita en 1948 (cf. Senghor, 1948).

4À partir du numéro 16 (janvier 1946), des informations sur l’Afrique du Nord, l’Afrique noire ou Madagascar apparaissent régulièrement dans les tm, le plus souvent au gré de l’actualité politique. La grande variété d’approches et de genres de représentation qui caractérise la revue en général vaut aussi pour les articles sur les pays africains. Pour la période 1945-1952 que nous étudions ici [7], nous avons relevé des témoignages, des études ethnographiques, des reportages politiques, des textes et des critiques littéraires, des essais sociologiques et économiques. Cependant, nous ne retiendrons pour notre analyse que les articles les plus significatifs, dans lesquels nous étudierons, appliquant en cela l’intention de la revue même, les représentations de la condition sociale des Africains et les représentations des conceptions qu’ils ont d’eux-mêmes (cf. la citation supra).

5Traditionnellement, ces deux types de représentation de l’Afrique correspondaient à une division du travail intellectuel entre Français et Africains : l’analyse de la situation et le projet politique revenaient aux colonisateurs, l’autoréflexion – dans la langue du colonisateur (!) – aux colonisés. Mais aux tm, on essaie d’innover et de synthétiser. Ainsi, bien que le gros de l’information sur les événements politiques en Afrique et la représentation de la condition des Africains revienne aux journalistes français blancs comme Claudine Chonez, Roger Stéphane, Francis Jeanson, ou Claude Bourdet, la revue s’efforce de reproduire quelques témoignages et analyses provenant directement d’auteurs africains.

Témoignages africains

6En effet, la première apparition de l’Afrique dans les pages des tm se fait sous forme de « Lettres à la direction d’une école » (tm 13, octobre 1946), écrites par des Africains et reproduites sans les noms et adresses des expéditeurs et destinataires. Apparemment, il s’agit de lettres adressées à une école d’enseignement à distance (sans doute par courrier postal). Les expéditeurs africains anonymes font preuve de leur volonté d’apprendre et de s’éduquer ; mais l’étrangeté de leur correspondance étonne, amuse, renforce sans doute certains préjugés au lieu de les dissiper [8]. Y voir une critique de l’école coloniale serait être très généreux. Ces documents bruts, publiés sans commentaire, sont trop équivoques pour servir la cause des peuples colonisés. Pourquoi alors cette documentation ?

7En 1946, donner la parole aux Africains, c’était une affaire presque exclusivement communiste [9], et qui n’allait va pas sans danger pour ceux qu’on cite [10]. Pour les tm, la prise de parole des auteurs africains signifie à la fois la mise en pratique du programme de Sartre (authenticité, engagement, synthèse) et le positionnement de la revue dans le champ politico-intellectuel français où l’anti-colonialisme n’a pas encore trouvé de voix « colonisée » authentique, ni chez les communistes ni chez les catholiques de gauche (Mounier, etc.). On manque aussi de théorie politique, le problème colonial étant considéré – par les communistes – comme purement économique, annexe de la lutte des classes. Sartre et les tm profitent de ce vide sur le plan de l’authenticité et de la théorie : Sartre préfacera et l’anthologie des voix authentiques « nègres » (Senghor, 1948) et les deux ouvrages théoriques écrits par des « colonisés », qui ouvriront la voie de la libération nationale (Memmi, 1957, Fanon, 1961) [11].

8Jusqu’en 1952, les tm publieront encore deux autres textes d’auteurs africains. Dans le numéro 35, à la rubrique « Cours des choses », on trouve une esquisse autobiographique d’un ancien combattant d’origine togolaise dont le nom est rendu en abrégé par « W… Robert ». Le titre de ce texte où Robert W. raconte, dans un français parfois difficilement compréhensible, les avatars de sa vie, résume la condition sociale, voire existentielle de ce personnage : il est l’éternel « suspect » (tm 35, août 1948). Quoi qu’il fasse, il n’arrive pas à se libérer de la tyrannie de l’administration, que ce soit dans la colonie ou en métropole. Ce récit, qui est une protestation « contre cette iniquité » (ibid., 384), montre clairement le fonctionnement non démocratique des institutions françaises, surtout de la justice et de la police.

9En mai 1950, dans un article de Paris-Match, le journaliste Yves Salgues rend compte, d’une façon assez moqueuse, du voyage que Sartre et Beauvoir entreprirent en aof pendant le printemps de la même année [12]. Il y fait état de deux manuscrits d’un instituteur noir, que celui-ci, un sexagénaire du nom de « Dominique Traorné », aurait remis à Sartre pendant son séjour à Bamako. Les manuscrits auraient eu comme titres Pharmacopées et Mariage de femmes. En effet, Sartre fait publier l’article de Dominique Traoré sur le « Mariage entre femmes chez les indigènes de tribu niéniégué de la subdivision de Houndé (Cercle de Bobo-Dioulasso) » (tm 61, novembre 1950) dans sa revue [13]. Quel pourrait être l’intérêt pour le public français des faits rapportés par Traoré dans la plus pure tradition ethnographique et qui établissent « la situation de la vieille femme noire, sans enfant, dans la société indigène » (ibid., 920) ? Sans aucun doute, il faut lire le texte de Traoré en relation avec les travaux sur la condition féminine de Simone de Beauvoir dont Le deuxième sexe paraîtra en 1949. Les mariages en série, les enfants d’une femme éparpillés dans plusieurs villages, la polygamie de celle qui « épouse » d’autres femmes, la mort solitaire de la vieille femme stérile rejetée par les villageois – autant d’exemples de la condition féminine en dehors de l’Europe, qui peuvent contribuer à remettre en question le modèle occidental en cours.

10Tentons une première conclusion : les témoignages et documents écrits par des Africains et reproduits dans les tm ont un rapport très étroit avec la « ligne » politique de la revue et avec les travaux de ses collaborateurs. La revue ne favorise pas la prise de parole gratuite dont la seule valeur soit l’authenticité incontestable. Mais les expériences africaines ne suscitent pas non plus la prise de position annoncée par Sartre dans la « Présentation ». L’authenticité africaine est intégrée à la revue parce qu’elle apporte ce regard de l’Autre que Sartre appelle « les regards sauvages et libres qui jugent notre terre » (« Orphée noir », tm 37 : 578). Ce qui donne une dimension universaliste à la critique produite à l’intérieur de la société française.

Les analyses politiques et sociales

11Les textes analytiques sur l’Afrique dépassent souvent le cadre du journalisme politique traditionnel, puisque leurs auteurs essayent de tenir compte de la vision africaine dans leurs interprétations des faits. Certains arborent même des qualités littéraires, qualités d’une littérature engagée, bien sûr. Tel est le cas de « Le Blanc et le Noir » de Claudine Chonez (TM 16, janvier 1947).

12L’auteur rapporte ses impressions d’un voyage à travers l’aof en 1945 ou 1946. Dans un style très ironique et plein de sous-entendus, elle dévoile le racisme des Blancs en Afrique, rend compte de la prise de conscience des Noirs et dresse un bilan critique de la mise en valeur des colonies africaines. Senghor, « leur poète », y est appelé « un agrégé sans fortune » par un des interlocuteurs de la journaliste (ibid., 754). Ayant disserté sur les différences des mentalités des Noirs et des Blancs, elle en vient à se demander comment on peut sortir du dilemme de la colonisation, maintenant que les Africains ont le droit de voter. Son conseil : instruire [14], faire du commerce « poliment », reconnaître la dignité propre du Noir. Chonez n’est pas tout à fait exempte d’un certain cynisme colonial (qu’elle condamne d’ailleurs fortement chez les autres Blancs) quand elle conclut : « Quant au bulletin de vote venu de Paris, encore quelques années de complexe, et puis [les Noirs] n’auront plus la moindre raison d’y tenir » (ibid., 757).

13Heureusement, ce genre d’article, à cheval entre la caricature et l’analyse sérieuse, constitue une exception. La règle, ce sont les commentaires analytiques de Roger Stéphane et de Claude Bourdet. Dans le numéro 32 (mai 1948), Stéphane dénonce l’absence d’un « débat de fond sur l’Indochine et sur les affaires de Madagascar » à l’Assemblée nationale (p. 21), et finit par faire lui-même le point sur les événements appelés « l’insurrection malgache » en mars 1947 et les procès qui s’ensuivirent (« Le procès de Tanana-rive », tm 37, octobre 1948). Relatant l’origine de la rébellion et le déroulement des procès contre quelques parlementaires malgaches, il insiste sur la répression de la police envers les rebelles qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts malgaches, et décrit les tortures subies par les accusés pour leur extorquer des aveux et les « gaffes » commises par le président du tribunal. D’après Stéphane, l’importance de ce procès réside dans le fait que « c’est la première fois […] qu’une colonie française, qu’un territoire d’outre-mer voit se dérouler un débat politique où doivent être mis en cause la France et les Français » (ibid., 705) [15]. Dans sa conclusion, le journaliste défend le « droit à l’autonomie » des Malgaches et pressent la légitimité de la violence libératrice mise en théorie plus tard par Frantz Fanon (ibid., 708) [16].

14Stéphane prétend ne pas se faire d’illusions sur l’efficacité de son reportage, d’autres articles de la même envergure dans Combat, Esprit et La Semaine dans le Monde ayant eu pour seul résultat la suppression de ce dernier journal hebdomadaire (ibid., 707-708). Mais dans ce même numéro 37 des tm, où paraît l’article de Stéphane, Sartre publie les fragments de sa conception de la poésie « nègre » et les fait accompagner, entre autres, d’un poème du député et écrivain malgache Jacques Rabemananjara, écrit dans la prison civile de Tananarive le 12 juin 1947, donc en rapport direct avec le soulèvement dans cette île [17]. Sartre pouvait-il donner une preuve plus flagrante de ce que la poésie « nègre » était révolutionnaire ? L’association de cette poésie engagée à la critique du colonialisme français paraît non seulement avoir convaincu les intellectuels de gauche, mais incité Sartre à faire partie du Comité pour la révision du procès de Tananarive (cf. Beauvoir, 1972 : 276) [18].

15Le 17 juin 1951 ont lieu les élections à la deuxième Assemblée nationale, en France et dans ses territoires d’outre-mer. Claude Bourdet commente les résultats de ces élections dans deux articles (« Un mois électoral », tm 69. juin 1951 ; « Les élections outre-mer », tm 70, août 1951). Il constate que « les représentants authentiques des peuples d’outre-mer ont été systématiquement éliminés du Parlement » (tm 69 : 163) par les méthodes frauduleuses de l’administration coloniale : le parti de Messali Hadj (nationalistes algériens) et le rda (Rassemblement démocratique africain, communisants de l’aof) ont été systématiquement menacés et leurs militants agressés. Bourdet rapporte des cas authentiques de fraude électorale de l’Algérie, de la Côte-d’Ivoire, du Niger, de la Haute-Volta, du Tchad, de Madagascar et des établissements de l’Inde (tm 70 : 355-366), ce qui le laisse prévoir que la nouvelle politique coloniale sera suffisamment brutale « pour dégoûter de la France ses derniers amis dans les territoires d’outremer » (tm 69 : 164). Que ce ne soit pas là une séquelle inévitable de la présence française en Afrique, Bourdet tient à le démontrer : il cite, comme exemple à suivre, l’attitude loyale des Anglais face à la victoire écrasante du mouvement nationaliste progressiste de N’Krumah, « homologue du rda d’Afrique française », à la Gold Coast britannique (aujourd’hui Ghana) (tm 70 : 362).

16La même année que les élections à l’Assemblée nationale, un grand procès politique a lieu à Grand-Bassam en Côte-d’Îvoire. 400 Noirs, la plupart militants du rda, y sont accusés de rébellion. À cette occasion, les tm procèdent à une première : la rédaction demande à un Africain de commenter le procès et la genèse du conflit, « profond d’antagonisme social », qui est à sa base. Mais la personne choisie pour retracer l’histoire des événements doit cacher son nom [19] ; on apprend seulement qu’elle était « témoin » (« Le Procès des 400 Noirs de Côte-d’Ivoire », tm 73, novembre 1951). Cependant, l’authenticité du témoignage n’est pas à mettre en doute, puisque l’auteur, sans doute membre ou sympathisant du rda, a une connaissance intime de la situation. Au fond, elle est aussi révoltante que celle qui régnait à Madagascar au printemps 1947 : les paysans ivoiriens préfèrent vendre leurs produits, café et cacao, suivant les consignes du Syndicat agricole africain, lié au rda, à l’encontre des intérêts des grandes sociétés commerciales. Chaque année, l’époque de la traite (décembre à février) amène une suite d’arrestations et des condamnations de membres du rda qui essayent de renseigner les paysans sur leurs droits. L’hiver de 1949-1950 a été particulièrement horrible, cadencé par des arrestations, bastonnades, tortures, coups de feu, avec comme résultat plus de 50 morts [20]. L’auteur de l’article estime avec raison que « la presse métropolitaine commettrait une erreur en passant sous silence [c]es faits qui portent en eux l’avenir même de l’Union Française » (ibid., 918). La preuve de cette assertion, on pourrait la voir dans un passage que nous citons in extenso parce qu’il traduit parfaitement l’image d’un peuple uni dans la lutte pour la justice et la liberté :

17« Pendant que devant les Assises comparaissent par paquets ces hommes que les témoins à charge ne reconnaissent pas, dehors une foule de plusieurs milliers de personnes venues de tous les coins du territoire suit, attentive et silencieuse, debout sous le soleil et sous la pluie, l’issue du procès. Tous les jours, à 8 heures elle est là, assise, et se lève en signe de respect quand apparaissent les groupes d’inculpés » (ibid., 925).

18En guise de conclusion de cette partie, nous pouvons constater une évolution nette de l’analyse anticolonialiste pendant la période étudiée. Sur les chemins de la réflexion anticolonialiste, les rapporteurs et commentateurs des tm vont beaucoup plus loin que les « touristes de l’anticolonialisme » – pour employer une expression de Francis Jeanson (tm 80 : 2213) – qui publient dans d’autres revues intellectuelles de l’époque. Sans ambages, les textes cités ici amorcent une théorie politique du tiers-mondisme telle qu’elle sera élaborée surtout pendant la guerre d’Algérie [21].

« Orphée noir » – L’intégration de l’analyse existentialiste et de l’authenticité africaine

19En ce qui concerne la préface de Sartre à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, éditée par Léopold Sédar Senghor en 1948 aux Presses Universitaires de France, nous aimerions y revenir dans une étude ultérieure. Contentons-nous pour l’instant de constater que la proclamation du sens de la Négritude faite par Sartre n’a soulevé que peu de critique, et uniquement de la critique philosophique [22]. Dans la présente analyse, nous nous remettons à celle qu’en a fait l’écrivain congolais V.Y. Mudimbe [23].

20Mudimbe consacre un chapitre de son livre The Invention of Africa (1988) au rapport entre la Négritude et Jean-Paul Sartre. Il estime que le groupe de jeunes écrivains et intellectuels que Senghor présente dans son anthologie, et qu’on appellera plus tard les poètes de la Négritude, n’aurait pas eu d’impact politique réel sans l’apport de Sartre qui, dans sa préface « Orphée noir », aurait « transformé la Négritude en événement politique majeur et en critique philosophique du colonialisme » (Mudimbe, 1988 : 83-84). « Orphée noir » aurait fourni les armes pour une lutte contre l’idéologie dominante et aurait affirmé le droit des Africains de créer un nouveau mode de pensée, de parole et de vie (ibid.). Cependant, il existerait une différence fondamentale entre les idées de Sartre et celles de la Négritude. D’après Sartre, l’Africain doit prendre conscience de lui-même afin d’assumer la responsabilité de sa propre existence. Par contre, Mudimbe prétend que cette prise de conscience serait exactement le contraire de ce qu’auraient postulé les partisans de la Négritude ; à savoir la descente en soi dans la recherche de ses propres racines.

21Se plaçant au niveau de l’histoire de la pensée africaine, Mudimbe admet la position ambivalente de la préface de Sartre. D’un côté, il lui concède une certaine importance idéologique, puisque le philosophe français y « joint la potentialité de la révolution marxiste à la négation du colonialisme et du racisme, qui impose, en philosophie, la dimension politique d’une négativité dans l’histoire coloniale » (ibid., 85). Mais Mudimbe avance aussi que la tutelle de Sartre signifia une véritable mise à mort d’au moins une partie de la Négritude :

22

« De [la préface] “Orphée noir”, on pourrait dire qu’elle corrigeait les excès théoriques potentiels de l’idéologie de la Négritude, mais d’une manière présomptueuse, rendant impossibles d’autres orientations de ce mouvement. En même temps, elle soumettait la générosité de cœur et d’esprit des militants à la ferveur d’une philosophie politique… La crédibilité de Senghor augmentait du fait qu’il ne se laissait pas asphyxier par les arguments péremptoires et la vision de ce premier théoréticien de la Négritude qu’il avait éveillé : il avait demandé à Sartre un frac pour célébrer la Négritude, il avait reçu un linceul. » [24]

23Malgré ces remarques critiques, Mudimbe trouve encore une signification à « Orphée noir » pour le fondement des sciences sociales ( ! ) africaines. D’une part, cette préface serait à l’origine de l’éclosion de la littérature francophone d’Afrique pendant les années 1950 qui, en tant que littérature engagée, propagea des positions concernant l’autonomie culturelle et politique de l’Afrique que Sartre n’avait fait qu’esquisser. D’autre part, des intellectuels noirs comme Fanon et Depestre auraient discuté les thèses anticolonialistes défendues par Sartre et se seraient situés par rapport à elles. Cependant, souligne Mudimbe, la solution proposée par Sartre, à savoir, de remplacer la question raciale par le problème du prolétariat international, ne tiendrait pas compte de l’idéologie africaine de l’altérité (Otherness) soutenue par les poètes de la Négritude qui désiraient promouvoir l’individualité de la culture africaine. Contrairement au déterminisme de Marx repris par Sartre, ils auraient aspiré à réinventer, à créer un fondement socio-historique pour les sociétés africaines indépendantes. Les idées qu’ils avançaient seraient – toujours d’après Mudimbe – le produit d’un contexte historique spécifique et de multiples traditions culturelles : de la Bible, des livres d’ethnologie, des courants intellectuels français, d’un héritage et de modèles littéraires, en sorte que Mudimbe, en suivant Hausser (1978-1992), doute finalement de l’authenticité africaine de ce mouvement.

24Nous pensons que la signification d’« Orphée noir » est double. Si d’un côté, Sartre a pu s’appuyer sur des textes d’une authenticité « nègre » (plutôt qu’africaine) incontestable pour asseoir ses réflexions sur la littérature engagée et l’anticolonialisme, cette poésie, d’un autre côté, n’a pas suscité chez lui la prise de position politique sans équivoque sur le colonialisme français qu’on aurait pu espérer. Les poèmes semblent l’avoir « induit en poésie », comme si certains d’entre eux ne parlaient pas le dur langage de la lutte politique. Il concevait sans doute mieux que les aspirations politiques des colonisés se présentassent sous forme de textes en proses, comme les livres d’Albert Memmi et de Frantz Fanon qu’il allait préfacer plus tard.

Notes

  • [1]
    Débat engagé par Les Lettres françaises, 75 (1945).
  • [2]
    Cf. Städtler-Djédji, 1994. Sartre faisait partie du comité de patronage de la revue Présence africaine et contribua un article intitulé « Présence noire » à son premier numéro en novembre 1947. En 1948, à la demande de Charles-André Julien, alors directeur de la collection Pays d’outre-mer aux Presses Universitaires de France, Sartre écrivait la préface connue sous le titre d’« Orphée noir » à l’anthologie de Senghor (1948). Ce n’est qu’en 1950 que Sartre entreprit son premier voyage en Afrique noire, accompagné de Simone de Beauvoir.
  • [3]
    Pour le champ intellectuel dans lequel émergent ce discours ainsi que la littérature francopohone africaine après 1933, voir Städtler (1998) et Städtler (2001) ; notre Histoire intellectuelle de la littérature africaine de langue française est en préparation.
  • [4]
    Le titre de la revue sera abrégé tm pour les besoins de cette étude.
  • [5]
    Davies (1987 : 1-12) explique dans quelle mesure on peut considérer les tm comme une « anthropologie synthétique ».
  • [6]
    Le premier numéro spécial 11-12 (août-septembre 1946) est consacré aux États-Unis, écho sans doute des multiples voyages dans ce pays que Sartre avait entrepris depuis janvier 1945.
  • [7]
    Nous avons choisi cette période parce qu’elle montre à la fois la méthode de « recherche » dans le domaine de l’anti-colonialisme et l’esprit « synthétique » des publications de la revue, tous les deux marqués par une singulière ouverture. L’engagement franchement anti-colonialiste et tiers-mondiste n’entre à la rédaction des tm qu’avec l’arrivée de Claude Bourdet (1909-1996) en juillet 1951. Pour la biographie politique et professionnelle de ce personnage, voir le Dictionnaire des intellectuels fiançais (1996 : 173-174), qui cependant omet ses activités au sein des tm.
  • [8]
    Un exemple pour illustrer ce jugement : « Camp des Tirailleurs sénégalais à Bordeaux, mars 1941. Monsieur Directeur, Jé l’honneur de vous commandé une nuile en tube pour me faire ouvrir la tête, pardon. Monsieur Directeur d’École, veuillez bien ma faire ouvrire la tête et puis il faut mètre tout pausible dedans pour ma faire instruit. Je vous envoie un mandat de 20 francs, parce que je voudriez bien connaître lire écrire. Salutations de votre D. » (tm 16. 1946 : 138).
  • [9]
    Cf. Les Lettres françaises, 70, 75 (1945) et surtout 96 (1946) où écrivent Senghor et René Maran. En 1946, ceux-ci publient aussi dans Europe et Esprit. Il faut souligner que c’est la revue Esprit qui suit de près les événements dans les colonies depuis le début des années 1930 ; seulement, mis à part Senghor, elle ne publie pas des textes des auteurs africains. La revue franco-africaine Présence africaine ne commence à paraître qu’en 1947 ; cf. note 1, page 93.
  • [10]
    C’est sans aucun doute ce qui explique que les auteurs africains gardent l’anonymat, à l’exception de Dominique Traoré de la Haute-Volta (tm 61. 1950) ; voir infra.
  • [11]
    Les tm prêtent un intérêt soutenu à l’élaboration d’une théorie de l’anti-colonialisme ; cf. à titre d’exemple Claude Lefort, « Les pays coloniaux : analyse structurelle et stratégie révolutionnaire » (tm 18, mars 1947) ; Francis Jeanson, C.R. de Mannoni, Psychologie de la colonisation (tm 57, juillet 1950), Claude Bourdet, « L’équilibre social et le fait colonial » (tm 71, septembre 1951), etc.
  • [12]
    Le même voyage est raconté par Simone de Beauvoir dans La force des choses (Beauvoir 1972 : 283-308), mais pour les détails qui nous intéressent ici, les informations de Salgues s’avèrent plus correctes.
  • [13]
    L’article de Traoré sera complété par celui de Juliène Dechamps, « Mariages en pays soudanais » (tm 74, décembre 1951) qui traite de l’excision féminine, des types de mariages et de l’initiation chez les hommes.
  • [14]
    Pour en illustrer la nécessité, elle reproduit encore une de ces « lettres au directeur d’une école » ; cf. le numéro 16 d’octobre 1946.
  • [15]
    La « fragilité des institutions » politiques françaises accusée par Stéphane ressort en particulier de la deuxième partie de son article (tm 37, octobre 1948 : 710-718) où il reproduit quelques extraits du compte rendu officiel de la séance de la Chambre des députés du 22 septembre 1948. Ces détails montrent que la France, au printemps 1947, était incapable de garantir la justice et les droits de la personne à des parlementaires d’outre-mer contre les « gros intérêts » et les « pressions » du colonat malgache ; cf. l’article de Claude Gérard (tm 80, juin 1952).
  • [16]
    Il est intéressant de constater que Stéphane fait appel à l’expérience résistante des Français pour asseoir sa légitimation des « violences d’insurgés, d’illégaux ».
  • [17]
    tm 37. 1948 : 624-625. J. Rabemananjara, leader politique et parlementaire à l’Assemblée nationale française, fut accusé d’avoir été engagé dans la rébellion malgache. L’article de Stéphane fait la lumière sur le non-fondé de cette accusation. Condamné à dix ans de prison, Rabemamanjara, représentant éminent de la poésie de la négritude, écrivit le gros de son œuvre pendant sa détention dans diverses prisons africaines et françaises.
  • [18]
    Nous ne voulons pas passer sous silence l’article de I.R. Skikne, « Apartheid en Afrique du Sud » (tm 57, juillet 1950) que nous ne pouvons pas intégrer à notre étude pour des raisons d’homogénéité du corpus. L’article dénonce la ségrégation des races en des termes empruntés à la philosophie existentialiste. Malheureusement, nous n’avons pas pu obtenir des détails sur la personne de l’auteur.
  • [19]
    L’article est signé « D.O.C. », mais c’est peut-être seulement une abrévation de l’en-tête de la rubrique, « Documents ». Le fait que l’auteur soit africain peut être établi à partir de l’expression « cela seul compte chez nous » (tm 73 : 925).
  • [20]
    À la suite de ces incidents, Michel Leiris suggère à Sartre d’entreprendre un voyage en Afrique noire pour « prendre contact avec le RDA, se renseigner et ébruiter les faits » (Beauvoir, 1972 : 283), voyage que Sartre et Beauvoir entreprennent au printemps 1950 ; cf. Städtler-Djédji, 1994.
  • [21]
    Le numéro 77 des tm (mars 1952), consacré à l’Afrique du Nord, contient des textes de Bourghiba et de Guérif qui renforcent cette tendance.
  • [22]
    Frantz Fanon reprocha à Sartre « d’avoir oublié que la conscience a besoin de se perdre dans la nuit de l’absolu, seule condition pour parvenir à la conscience de soi » (cf. Mudimbe, 1988 : 85 et 92-93). Un autre critique de Sartre fut Depestre (1980).
  • [23]
    Pour l’appréciation que cet auteur fait de Présence africaine et de l’apport de Sartre, cf. Städtler-Djédji, 1995.
  • [24]
    « It could be said of Black Orpheus that while correcting the potential theoretical excesses of the ideology of negritude, it did so in a hig-handed manner, thwarting other possible orientations of the movement. At the same time, it subjugated the militants’ generosity of heart and mind to the fervour of a political philosophy… It was to the credit of Senghor that he was not stifled by the peremptory arguments and the vision of this first theoretician of negritude whom he had aroused : he had asked Sartre for a cloak to celebrate negritude ; he was given a shroud » (Mudimbe, 1988 : 84-85). Traduction par K.S.