L'acte de juger et le magistrat : de la précompréhension à l'occasion

In memoriam Éliane Ntolo.

Introduction

1Quelle que soit le niveau avec lequel nous abordons le juger, il se décline comme acte. Juger qui, selon une perspective logique héritée de l’Organon d’Aristote, est l’opération par laquelle un sujet confère ou se relie à un prédicat, implique en filigrane un acte, un travail de liaison. Si au contraire, laissant cette perspective logique, juger devient un acte de parole illocutoire que l’on produit devant une situation afin de modifier les rapports entre les usagers de l’espace d’interlocution, il se révèle être une double activité : celle du Sujet sur et par le langage et celle du Sujet sur les autres Sujets. Rapport aux symboles qui structurent le vécu, mais aussi condition de co-opération entre les Sujets, juger est à comprendre comme un moment d’un processus comprenant les agents, les symboles et les procédures. Comment des agents entrent-ils en rapport en manipulant les symboles ? Et comment se constitue la ritualité et s’instituent les procédures propres à cette mise en rapport des Sujets ? L’acte de juger ne se comprend en partie qu’avec l’inévitable intrication des récits, comme le dit Ricœur : récit sur soi, récit sur autrui et récit sur les institutions. Comment l’histoire d’un sujet en conflit avec son semblable rencontre-t-elle celle des institutions chargées de porter un jugement sur eux ? Quand on aura vu que juger est un acte qui met en travail l’autoconstitution du Sujet, l’intersubjectivité (le rapport à autrui), les procédures, les institutions, le langage et plus spécifiquement la notion ô combien ambiguë de récit, il restera toujours une zone d’ombre, car de cet acte, nous n’aurions abordé que son aspect fonctionnel et non son essence propre.

2Juger est en même temps lier et séparer. Juger, en grec ancien, se traduit par Krinéin (la même racine que critique) qui veut aussi dire séparer. Le jugement est l’acte de séparer, de distinguer les plans et de décomposer les médiations et les immédiatetés. Le jugement est ainsi comme une épée qui coupe une mauvaise excroissance d’un rapport, qui distingue les parties en imputant à chacune ce qui lui revient. Dans certaines langues africaines comme le Beti du Sud-Cameroun, juger se traduit mot à mot par « couper le litige » (Tsig adzo). Couper est utilisé ici au double sens de séparer, de distinguer les parties et de suspendre le conflit. Tout ce qui tourne autour de l’acte de juger comporte en Beti le verbe « Tsig » qui veut dire couper (ex : témoigner : Tsig mváá et rendre un arrêt : Tsig ntol). L’idée de séparation elle-même n’est possible dans l’acte de juger que parce qu’elle présuppose la liaison, la mise en rapport. Ce qui est intéressant ici c’est que le jugement met ensemble, met en rapport et ramasse ce qui est éparpillé. Joindre ensemble le divers est la condition de la séparation et de la distinction des éléments. Aucune séparation ne peut faire l’économie de la liaison. L’acte de juger institue ainsi le « lien de la division », comme le dit Nicole Loraux, et se révèle être une position ténue comme la fameuse stasis grecque entre l’affirmation d’une position et l’hésitation d’une disposition à promouvoir. Coincé entre la liaison et la séparation, l’acte de juger ne peut faire l’économie du doute ; c’est parce qu’on doute qu’on juge. Le doute s’installe de plus en plus en droit à cause de l’incertitude des normes. Il devient donc plus qu’urgent de réfléchir sur ce qui à la fois amasse et disperse, divise pour mieux lier. L’acte de juger ne suivra pas ici la perspective rhétorique comme celle qui fut développée par Chaïm Perelmann, il ne s’agira pas de voir le rapport entre juger et les opérations mentales dans la perspective logique et de la psychologie cognitive. Il sera plutôt question de nous arrêter aux différents sites qui constituent la trajectoire du juger, la précompréhension, la communication, la communion, la délibération et l’occasion et de tirer les conséquences possibles pour un juge.

I – Précompréhension : le juge comme truchement

3Tout acte de jugement, sur le plan juridique, est une manière d’interpréter la loi, d’analyser une situation et d’évaluer les seuils à franchir ou à ne pas franchir. L’interprétation elle-même a été l’objet d’un bouleversement profond depuis la fin du xixe siècle où le paradigme des sciences naturelles, succédané de l’esprit positiviste, entendait marquer les sciences dites de l’esprit. Et pour mieux comprendre ce que cette affaire d’interprétation a laissé au juge devant la loi, il est important de nous arrêter sur la notion de compréhension chez Gadamer en laissant de côté un penseur comme Heidegger qui parle aussi de la compréhension.

4Remontons arbitrairement à Dilthey pour commencer. Ce dernier admet la distinction entre comprendre qui relève des sciences de l’esprit (disons en gros les sciences humaines) et expliquer qui est propre aux sciences naturelles. L’herméneutique sera donc cet art de comprendre les expressions de la vie fixées par les écritures. À partir de cette distinction, Dilthey va énoncer la règle fondamentale de toute interprétation, à savoir le fameux cercle de la compréhension : la partie n’est compréhensible qu’à partir du tout et celui-ci doit être compris en fonction des parties. Autrement dit, le sens d’un texte n’est compréhensible que par le va-et-vient entre les parties qui le composent et la totalité qu’il est d’une part, et entre lui-même et une totalité plus grande dont il n’est lui-même qu’une partie d’autre part. À ce cercle de l’interprétation, Dilthey ajoute un versant historiciste. Pour qu’on puisse comprendre une expression de l’esprit, il nous faut la situer dans son contexte historique en faisant un effort de nous dépouiller des préjugés liés à notre époque ; ce qui nous permettra de saisir le sens original et authentique de l’œuvre à interpréter.

5La compréhension doit prétendre à l’objectivité en offrant au Sujet l’occasion de sauter par-dessus le présent pour entrer dans les états d’âme du passé. Devant un texte à interpréter, il faudrait, dans cette perspective faire abstraction du présent et saisir ce que la conscience de l’auteur a voulu dire. « Ressentir les états d’âme d’un autre procure une grande partie du bonheur de l’être humain. Toute la philologie, toute l’histoire sont fondées sur le présupposé que la compréhension après coup du singulier peut être élevé à l’objectivité. » [1] En insistant sur l’objectivité dans l’activité interprétative, Dilthey vise à fonder une science herméneutique – débarrassée « de l’arbitraire romantique et de la subjectivité » [2] – qui aurait une prétention apodictique. En traduisant ce point de vue de Dilthey dans la situation d’un texte de loi à interpréter, l’interprétant (juge ou avocat) devrait sauter par-dessus son présent et saisir ce que la conscience de l’auteur du texte (le législateur) a voulu dire. Un tel saut dans la conscience de l’auteur est-il un gage de l’objectivité interprétative ? Un saut dans la conscience de l’autre – en mettant mon contexte d’interprétation entre parenthèses - est-il possible ? Il y a, comme on peut le remarquer dans cette démarche de Dilthey, une tentative d’objectivation de la compréhension et de l’interprétation qui trouvent leur limite dans la circularité de tout acte interprétatif. Gadamer reprendra la notion de circularité de tout acte interprétatif chez Dilthey en refusant l’objectivisme qui l’accompagne, car interpréter et juger sont surtout des actes d’une subjectivité en proie aux dilemmes contextuels et textuels.

Gadamer et la notion d’horizon herméneutique

6Pour comprendre un texte ou une situation, point n’est besoin, indique Gadamer, de se défaire de sa subjectivité en se transposant dans l’époque à laquelle le texte a été produit. Ce qui est fixé par écrit, estime-t-il, s’est détaché de la contingence de son origine et de son auteur. L’activité humaine essentielle est herméneutique, nous recevons, recréons, conservons, souffrons et jouissons du sens. Dans l’activité interprétative, le sujet interprétant et jugeant est indissociablement lié à son époque et à sa culture. Le sujet est dans la tradition, pas devant ni au-dessus, comme si elle était un lieu dont il était possible de sortir. La subjectivité est toujours intrahistorique dans nos actes d’interprétation. C’est à partir de notre horizon historique que nous entrons en contact et en dialogue avec un texte. Dans cette rencontre, le lecteur/interprète/juge apporte son propre fonds de sens, c’est-à-dire ses préjugés, ses précompréhensions. Le lecteur juge, appelle le texte qui l’interpelle à son tour afin que se réalise cette fusion d’horizon de sens. Quand on transpose cette notion de fusion des horizons de sens dans l’activité interprétative et judiciaire assumée par le magistrat, on peut dire que ce dernier n’est plus le centre absolu de référence dans l’acte de juger, mais il apparaît comme un truchement. Il devient un point de jonction à la frange duquel quelque chose de fragile se décide. Comme le dit Gadamer : le dialogue (entre le Sujet et le texte) est le devenir historique même, dans lequel je (le sujet jugeant) me tiens toujours déjà et par lequel je suis toujours déjà traversé.

7À ce niveau peut se poser le problème de la qualification juridique. Selon son acception la plus commune, elle serait la subsomption du cas sous une catégorie légale (on passe du fait à la loi) ou alors cette démarche qui va de la loi posée par le législateur aux nécessités posées par des cas. Ces deux démarches où le juge ne serait que la « bouche de la loi » peuvent faillir si elles oublient la question de l’appartenance à une communauté : « l’anticipation de sens qui guide notre compréhension d’un texte n’est pas [un simple] acte de la subjectivité mais se détermine à partir d’une communauté qui nous lie à la tradition » [3]. Cette immersion consciente dans la communauté autorise l’interprète de la loi à ne plus s’en tenir au seul schéma linéaire : loi ? cas, mais de « jouer » (Spielen) en insérant le cas et la catégorie légale dans un mouvement où ce jeu n’est plus une simple application des règles (game), mais une feinte et une réinvention de celles-ci (play). Le jeu-application de la loi (game) doit être complété par le jeu-invention (play).

L’abduction entre induction et déduction : la réinvention du texte de la loi par le juge

8Dans le jugement, on peut désigner deux lieux sur lesquels porte la discrimination du juge : a) les faits et les situations qui les accompagnent et, b) les textes qui encadrent juridiquement ces situations. L’interprétation d’un texte ou d’une situation relève soit de l’application (des textes aux situations – ou de celles-ci aux textes) soit alors de l’invention qui pourrait être une découverte. Un bon juge serait ainsi, dans une perspective positiviste obtuse, celui qui traduirait bien ce que le législateur a voulu signifier par la loi. Un jeu s’installe alors entre une approche de nature inductive – allant de la pluralité des cas à l’unicité et à la généralité de la règle – et une démarche déductive – qui descend toujours des grands principes vers la multiplicité et l’émiettement des cas. Entre l’induction et la déduction, il est possible d’envisager des cas où le rapport à la loi, au texte de loi et à la situation concernée ne relève plus de l’ordre de la simple traduction ou application mais d’une sorte d’invention ou de découverte. « Par exemple, comment le juge trouve-t-il une solution qui n’est pas déductible de la loi, […] Comment le législateur invente-t-il un nouveau système de règles ? […] Comment l’administré invente-t-il une interprétation favorable de la règle émise par le législateur ? » [4] C’est ici que l’herméneutique nous suggère de tenir compte de l’abduction comme d’un procédé qui réinvente des solutions. Aristote la définit comme un raisonnement probable [5], « Il y a abduction quand le premier terme appartient de toute évidence au moyen, tandis que le moyen appartient au dernier terme, cette relation étant toutefois aussi probable » [6]. On distingue ainsi l’abduction qui crée l’hypothèse, l’induction qui la vérifie et la déduction qui l’applique [7]. L’abduction partirait ainsi d’une observation quelconque et tirerait des conséquences sur un autre fait. L’exemple qui intéresserait le juge à ce niveau serait la notion de présomption. Cette technique, qui s’autorise à construire des solutions dans l’incertitude des preuves, s’appuierait sur l’abduction. Le cas le plus cité est celui de la présomption de paternité. « En cas de contestation (de la paternité) quel raisonnement va suivre le juge ? Il va tirer d’un fait connu (la date de naissance ou du mariage par exemple) les conséquences du fait inconnu : la paternité ou la non-paternité de X. Ce fait, sinon vrai, est du moins rendu vraisemblable par le premier groupe de faits ou d’indices. » [8] L’explication joue avec l’induction ou la déduction tandis que la compréhension – qui se distingue de l’explication sans s’opposer à elle – est de l’ordre de l’abduction par l’utilisation qu’elle fait de l’analogie, du vraisemblable et du probable.

9Ces points de vue de Gadamer ont suscité des critiques chez un autre penseur allemand, Habermas. Ce dernier est d’accord avec Gadamer pour souligner la faillite critique du positivisme historiciste. Celui-ci présupposait un sujet connaissant souverain, affranchi de toute détermination de son objet (ici le texte à interpréter) et capable de le constituer en toute liberté. Toute activité interprétative, estiment Gadamer et Habermas, est un engagement, une action. Habermas est d’accord avec Gadamer pour affirmer que la compréhension ne vise pas à appréhender objectivement une réalité ou un texte qu’à mieux établir une entente parmi les participants au dialogue. Dans celui-ci, le rôle du contexte est fondamental. « Même une compréhension parfaitement contrôlée ne peut se contenter de faire abstraction du contexte de tradition dans lequel se trouve l’interprète. » [9] Néanmoins, Habermas est contre l’optique à partir duquel évolue Gadamer. D’abord, le titre du livre essentiel de Gadamer sur l’interprétation Vérité et méthode est faussement contradictoire. La vérité qui dérive de l’interprétation ne serait pas opposée à la méthode (qui a affaire à l’explication) des autres sciences humaines, car « les sciences praxéologiques ne pourraient éviter d’associer des démarches herméneutiques aux démarches empirico-analytiques » [10]. Autrement dit, les démarches explicatives ne sont pas opposées aux démarches compréhensives. Habermas rejoint par là la position de Ricœur pour qui l’analyse structurale (démarche explicative) qui précède l’application et l’appropriation du sens d’un texte par l’interprète (démarche compréhensive) garantit l’objectivité de la recherche herméneutique [11]. La deuxième objection de Habermas porte sur le statut du préjugé dans le processus d’interprétation. En conférant aux préjugés le statut de « conditions constitutives » de la compréhension d’un texte, Gadamer, selon Habermas, en fait la source privilégiée de la connaissance. Ainsi, la connaissance herméneutique se trouve-t-elle conditionnée de manière insurmontable par l’autorité des contenus sémantiques transmis par les préjugés. Habermas se demande, dans ce cas, en quoi une compréhension quotidienne différerait-elle d’une compréhension herméneutique puisque toutes les deux fonctionnent avec des préjugés ? Habermas veut que l’interprétation soit soumise non plus au poids du préjugé, mais que, consciente de celui-ci, et travaillant avec et contre lui, elle puisse donner à la critique le dernier mot. La tradition – que privilégie Gadamer – doit être soumise à la critique. Mais, estime Gadamer, on ne peut se défaire des traditions et du préjugé, car la critique des préjugés que préconise Habermas est elle-même une tradition qui remonte aux Lumières avec ses préjugés.

10Ce qui est à retenir pour le juge dans ce débat réside dans le fait que, dans la compréhension d’un texte de loi, il doit prendre conscience (au sens fort) de ses préjugés. Rendus conscients d’eux-mêmes, les préjugés deviennent soumis à la réflexion. L’acte de reconnaissance partielle du préjugé médiatisée par la réflexion tue le caractère arbitraire de celui-ci. Un préjugé conscient de soi n’est plus tout à fait un préjugé, mais une étape vers la compréhension et l’explication d’un texte ou d’une situation dont la mobilité exige du juge l’anticipation (prolepsis) et la réinvention de son rapport à la communauté narrative qui lui fournit énoncés et canons de légitimité.

II – Communication : l’a priori de la communication et l’acte de juger

11On ne peut comprendre l’acte de juger qu’à l’intérieur d’une philosophie qui opte en même temps pour la discussion et pour une critique sans faille des philosophies de la conscience [12]. Jürgen Habermas qui assume une telle philosophie s’affirme aussi comme un critique de Heidegger [13] – il remet en question la surenchère que fait Heidegger de la notion d’être – et de Gadamer. L’herméneutique de Gadamer qui trouve du sens dans chaque trace de la culture effacerait la dimension critique et normative, car pour elle, tous les sens se valent. La faculté critique de juger ne peut pas venir de la seule compréhension mais d’un acte de discussion sans contrainte au sein d’un espace public pacifié. Pour saisir le rôle critique du jugement, il faut revenir à l’analyse de la connaissance, du travail et de l’interaction.

12Habermas distingue trois intérêts de la connaissance articulés à trois types de savoir ; a) les sciences empirico-analytiques dont la finalité est technique, b) les sciences historico-herméneutiques dont la finalité est pratique, c’est-à-dire de compréhension et d’entente intersubjective, c) les sciences critiques dont la finalité est émancipatoire en ce qu’elles visent l’autonomie des hommes. À ces savoirs, Habermas ajoute le travail – qui désigne toute activité instrumentale, toute mise en œuvre des moyens en vue de la réalisation d’une fin. À côté du travail et dans lui, se rencontre l’interaction qui désigne l’activité communicationnelle, c’est-à-dire médiatisée par des signes [14]. Elle concerne le rapport d’un Sujet à un autre Sujet et non d’un Sujet à un Objet. En soi, le travail qui est activité n’a pas de sens, celui-ci ne vient que de l’interaction à l’intérieur de laquelle se posera le problème du jugement dans la discussion.

13Habermas élaborera donc une éthique de la discussion en critiquant, entre autres, le monologisme de la philosophie classique, la conception de l’espace public de Hannah Arendt et en affirmant la rationalité incontournable du langage.

14• La conscience et la Raison qu’Habermas veut promouvoir en reconnaissant leur historicité ne ressemblent pas à la Raison idéaliste d’un Descartes ou d’un Kant ; c’est-à-dire une pensée pure, une substance spirituelle hors de l’espace et du temps et dont le bon usage conduit à des solutions définitives. La science se développe ici comme un monologue déductif. Une pareille conception nage dans l’illusion de l’antériorité de la pensée par rapport au langage. Or, comme Wittgenstein l’a montré, il n’y a pas de langage privé, il est fondamentalement intersubjectif et public et il n’y a pas de raison sans langage. L’avènement de la raison est contemporaine du langage. L’intersubjectivité est importante dans la constitution de la Raison [15].

15• Quant à l’espace public au sein duquel cette raison langagière se déploie, Habermas récuse le modèle que présente Arendt. Pour celle-ci, la légitimité politique repose sur les opinions (doxai) qui résultent du « parler incessant » dans l’espace public. Elle refuse toute prétention à la vérité de ces parlers politiques, car selon elle, « la vérité porte en elle-même un élément de coercition incompatible avec l’essence du politique » [16]. Le diseur de vérité est soumis à la contrainte exclusive de la raison qui s’exerce solitairement, il est donc lui-même isolé et exclu de l’être-ensemble. Ce fossé creusé entre vérité et politique sera comblé par Habermas qui pense que les questions pratiques sont susceptibles de vérités, mais d’une vérité d’ordre communicationnel (et non instrumental) produite par un discours public et argumentatif.

16• La rationalité incontournable du langage voudrait, selon Habermas, que toute pensée soit un énoncé. Tout énoncé est communication et comporte une revendication, une demande de reconnaissance : celle de sa validité qui prend souvent la forme d’une prétention à être acceptée comme vraie. La prétention à la validité et à la vérité est universelle. La raison à l’œuvre dans toute communication est inégalement explicite suivant les types de discours, raison pour laquelle c’est dans la pratique de l’argumentation, dans le débat et dans la discussion que tout se joue. Être rationnel pour Habermas, c’est pratiquer la discussion argumentée la plus ouverte et la plus libre possible. La rationalité est désormais communicationnelle.

17À partir de celle-ci se déduira une éthique de la discussion[17], dont la base philosophique repose sur la conviction qu’il n’y a pas de sens, de pensée de valeur sans langage et que celui-ci est interactivité, intersubjectivité. Cette éthique a des exigences :

  • la reconnaissance qu’aucune morale ne peut être placée hors débat et par conséquent immunisée par rapport à la critique,
  • la publicité doit être faite au niveau des discussions [18],
  • l’égalité et la liberté des participants au débat doivent être garanties,
  • l’argument qui résiste à toutes les objections est provisoirement le meilleur,
  • le consensus, l’accord argumenté et justifié est le but de l’interaction communicationnelle. L’acte de juger est confondu ici avec l’acte d’argumenter[19].
On a pu critiquer le caractère déductif de cette éthique procédurale qui veut soumettre des cas particuliers à une éthique communicationnelle aux critères préalablement définis. Si on tient compte, comme Arendt et plus tard Ricœur, du jugement réfléchissant de la critique de la faculté de juger de Kant, on verra mieux comment pour un cas donné on cherche la règle appropriée sous laquelle placer une expérience singulière – faisant partie de la chaîne du vivre-ensemble. Mais auparavant, il faut indiquer les conséquences de cette théorie de la communication pour le juge.

De l’importance de la discussion pour le juge : légalité, validité et publicité

18Le point qui intéresserait le juge dans cette théorie de la discussion serait relatif à la notion d’avenir qu’impliquerait une discussion sur la validité des propositions juridiques. Habermas rejette les formes de positivisme juridique qui, pour la plupart, ne s’en tiennent qu’à la légalité des décisions qui expliquerait leur validité. Pour Habermas, les positivistes juridiques comme Hans Kelsen et Herbert L.A. Hart « insistent sur le caractère autonome d’un système juridique, imperméable aux principes extrajudiciaires. Le problème de la rationalité est par conséquent tranché d’une manière qui accorde la priorité à une histoire institutionnelle étroite et épurée de toute base de validité supra-positive » [20]. Une théorie positiviste – où la validité d’une loi est renvoyée à sa légalité et celle-ci à l’histoire constitutionnelle – est de ce fait tournée vers le passé en occultant l’avenir. « La légitimation par la légalité de la procédure d’instauration du droit privilégie la provenance… les règles sont [ainsi] valides puisqu’elles sont régulièrement promulguées par les institutions compétentes. La légitimation de l’ordre juridique dans son ensemble se déplace vers son point de départ, c’est-à-dire vers une règle fondamentale […] qui légitime tout sans être elle-même capable d’une justification rationnelle… » [21] Il faut donc qu’une norme qui prétend à la légalité prouve sa validité non plus en recourant au système mais en se tournant vers la discussion sur les formes de vie du monde-vécu[22]. Pour comprendre le sens d’un énoncé de loi, le juge doit pouvoir en dégager les prétentions implicites à la validité. Ce qui exige une discussion publique et ordonnée entre les diverses prétentions à la validité au sein de l’espace public. Tout ceci indiquerait au juge que la seule légitimation par la légalité ne suffit pas, il faut se tourner vers la validité des arguments en convoquant non seulement le « système » mais aussi les « strates conflictuelles » qui composent le monde-vécu (Lebenswelt).

III – Jugement et communion : le sensus communis

Redécouvrir le sens de la polis

19Le problème du jugement lié au « sens commun » se trouve chez Arendt. Cette question est d’abord inséparable de l’aliénation de l’homme moderne caractérisée par le seul travail qui écarte l’œuvre et l’action au sein de l’espace public. Ensuite, en matière politique, Arendt cherche à contester la tendance dominante dans la pensée politique moderne qui aborde le phénomène du pouvoir en termes de violence et de rapports de force. Elle oppose – pour comprendre la politique – à cette conception instrumentale du pouvoir, la conception de la polis et de la civitas où le pouvoir et le droit n’étaient pas essentiellement fondés sur le lien entre le commandement et l’obéissance. Cette tradition de la polis et de la civitas qui est le fond de l’existence politique en Occident a été oublié, il faut donc renouer le fil rompu de la tradition. La cité est traversée par le problème de la violence et du mal dont les figures historiques sont l’impérialisme, le totalitarisme et l’antisémitisme.

20Sur l’impérialisme, Arendt retrace la généalogie de celui-ci en le mettant en rapport avec l’émergence de l’État-nation à la fin du xixe siècle et surtout avec le marché. L’envie d’avoir de nouveaux marchés poussa davantage les Occidentaux à s’intéresser aux Indes et à l’Afrique. Arendt souligne le fait que les impérialistes affirmaient se situer au-dessus des partis en Europe et qu’ils furent les seuls à parler à peu près en termes de Nation. Le problème des classes sociales, très présent en Europe à la fin du xixe siècle s’est transformé en problème de race. Avant, un citoyen anglais, français, raisonnait en France en termes de classes, mais une fois dans les colonies, il ne se sent plus réellement qu’Allemand, Anglais, etc. Avec l’impérialisme, la notion de race devient le seul critère de distinction.

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« La race est, politiquement parlant, non pas le début de l’humanité mais sa fin, non pas l’origine des peuples mais leur déchéance, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort contre nature. » [23] Devant ce racialisme que le racisme nazi exploitera à fond, comment s’est forgé le jugement ?

22Au-delà de l’impérialisme, c’est le système totalitaire qui est mis en question. « Le totalitarisme renvoie à la soif de pouvoir, à la volonté de dominer, à la terreur et à ce qu’on appelle une structure d’État monolithique. » [24] Le totalitarisme a les mêmes visées que la tyrannie et les régimes autoritaires, mais, dans un sens, il y a une distinction qu’opère Arendt. Il y a la restriction des libertés dans un régime autoritaire, une abolition de la liberté dans une tyrannie et l’élimination de la spontanéité dans les régimes totalitaires. Comment, dans le cas de l’impérialisme, la question du jugement se pose ? Quei est le destin du jugement individuel dans un système qui a tué la spontanéité ?

23L’antisémitisme enfin pose la question du jugement. Le nazisme qui fut un régime antisémite avait transformé les citoyens en masse. Les masses, qu’elle définit comme « ces vastes couches de gens neutres et politiquement indifférents qui votent rarement et ne s’inscrivent jamais à un parti » [25]. En plaçant le « problème juif » au centre de sa propagande, le régime nazi a suscité dans les masses un fond de conformisme nocif qui faisait que chacun pensait comme le groupe. Ce qui pose, une fois de plus la question du jugement.

24Cette question s’élargit sur le plan juridique, le nazisme a tué chez le « juif » la personnalité juridique, d’abord en le maintenant en bas de l’échelle sociale par la déchéance des droits, ensuite en mélangeant les juifs et les criminels. Dans l’aventure nazie, Arendt pose le problème de la responsabilité des conseils juifs [26] qui ont coopéré avec Eichmann.

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« Ces conseils, nous dit Arendt, dressaient, de Varsovie à Amsterdam, de Berlin à Budapest, des listes des personnes [juives] et des biens. Elle estime que même si toute résistance était impossible, il y avait encore la possibilité de ne rien faire. » [27]

26À ce niveau encore se pose le problème du devoir et partant du jugement.

27C’est à l’intérieur de ce projet que l’acte de juger est pensé. Deux moments encadrent la réflexion sur le jugement : l’histoire particulière de la politique et une interprétation de la critique de la faculté déjuger de Kant.

Jugement de goût et intersubjectivité

28La question du jugement est d’abord politique. Eu égard à la dimension du phénomène du totalitarisme qui a pulvérisé nos catégories politiques et nos critères de jugement, comment réélaborer un nouveau cadre conceptuel avec des jugements pertinents pour saisir ce phénomène ? Le procès d’Eichmann place aussi Arendt au cœur du problème du jugement. Comment rendre un jugement dans une affaire d’exception ? Comment se pose le problème de la responsabilité chez un sujet comme Eichmann à qui il a manqué de jugement dans un régime dictatorial ?

29À partir de ces deux cas, Arendt définit le jugement comme ce qui donne sens et nous aide à comprendre les événements. Juger est l’activité politique par excellence, car elle met une pluralité d’acteurs dans la scène publique. Arendt va s’appuyer sur Kant dans sa Critique de la faculté de juger. L’originalité de ce texte est de rattacher le jugement à la notion de goût, de communication et à la politique. Le jugement de goût, remarque Arendt, repose sur une expérience subjective – on ne discute pas les goûts – et en même temps se veut l’occasion d’une entente originaire avec autrui. Quel est l’élément qui, dans la subjectivité extrême, ouvre sur l’intersubjectivité ? Cet élément est la représentation. Ce qui en moi, au plus intime du plaisir que j’éprouve, fait mouvement vers autrui ; c’est la forme de l’objet contemplé, c’est-à-dire ce qui, de ce dernier, peut être représenté. En somme, le jugement de goût est indifférent à l’existence de l’objet lui-même, il n’est qu’une occasion de réflexion du sujet sur lui-même. Ce jugement du goût, en mettant le sujet devant autrui, est un garant du sensus communis, cette aptitude du sujet à la parole partagée. L’acte de juger suppose ainsi, à travers le jugement réfléchissant, le libre jeu de l’imagination et surtout la pluralité et non la solitude et l’isolement. « Le jugement, et surtout le jugement de goût, ont toujours un effet sur les autres et prennent… en considération leurs jugements éventuels. C’est un fait nécessaire car je suis un être humain et ne peut vivre en dehors de la compagnie des hommes… L’orientation vers l’autre [est] fondamentale dans le jugement et le goût… » [28]

30Juger serait en définitive un acte réflexif et politique par lequel être c’est être au milieu de, inter-esse. Pour le juge, l’acte de juger doit avoir comme horizon « l’être-avec », car la pertinence d’un jugement n’a lieu que si ce dernier a une signification pour la communauté. Un « arrêt » est répertorié dans la mémoire étatique et constitue un appel pour des cas similaires dans le futur. La jurisprudence est ainsi ce qui, située au présent, regarde le passé pour mieux scruter l’avenir.

IV – Délibération et réhabilitation : la fragilité du jugement

Jugement, identité et responsabilité

31Comment l’acte de juger devient-il une délibération et une réhabilitation du Sujet ? C’est à ce niveau que nous rencontrons Ricœur dont les intérêts vont d’une philosophie de la volonté dans le sillage de Jean Nabert en passant par la phénoménologie, l’herméneutique, la psychanalyse, la théorie du récit jusqu’à l’éthique. On ne peut bien comprendre l’acte de juger chez Ricœur – chapitre d’un livre qu’il a publié sur le Juste[29] – sans en référer au moins à Soi-même comme un autre[30]. Ce livre pose déjà la question de l’identité ainsi que celle de la responsabilité.

32S’agissant de l’identité, Ricœur distingue ce qu’il appelle l’identité-idem et l’identité-ipse. La première identité se rapporte au terme « substituable ». Par exemple deux personnes portent le même chapeau, c’est l’identité du même qui est une identité de la substance restant identique dans le temps. La deuxième identité se construit narrativement dans la relation à la mutualité et à l’altérité, elle est donc variable. Dans sa construction narrative, cette identité a besoin de reconnaissance.

33Quant au concept de responsabilité, Ricœur, à la suite de Hans Jonas, lui fait subir un changement. La responsabilité n’est plus l’imputabilité (tel acte est imputable à quelqu’un) mais celle où l’on répond de quelqu’un ou de quelque chose de fragile. Une fois l’identité et la responsabilité définies, Ricœur situera l’éthique comme le souhait d’une vie bonne à côté de la morale qui, avec ses impératifs, essaye de juguler le mal et la violence.

34L’éthique est un optatif et la morale se constitue d’impératifs. Cette distinction se situe entre le souci de soi, le souci d’autrui et celui des institutions : autrement dit élément réflexif, l’élément d’altérité et l’élément institutionnel.

35À ce stade la conception de l’acte de juger se place au niveau institutionnel ce qui implique l’élément d’altérité. Ricœur pense l’acte de juger à travers le judiciaire, ce qui lui offre l’occasion de réfléchir sur la position ténue du droit qui est coincé entre la morale et la politique et surtout sur la place du juge. Dans le judiciaire, il prendra pour cadre le procès. Celui-ci est défini comme un échange d’arguments auquel succède un délibéré qui aboutit à l’acte de juger. La finalité de ce dernier étant, à court terme, de mettre un terme à l’incertitude qu’introduit des éléments d’opinion qui prétendent être vraies au cours du procès en tranchant, et à long terme de contribuer à la paix publique. Derrière le procès, il y a le conflit et derrière celui-ci, se trouve la violence. La finalité serait en dernière analyse de rétablir la paix sociale [31]. D’où cette idée, à savoir que l’acte de juger a pour horizon un équilibre fragile, car il s’agit de départager et de produire selon Ricœur une sorte de « consensus conflictuel ».

« Le paradigme indiciaire », le juge et l’historien : de l’usage de l’histoire par le juge

36Le juge rencontre l’historien dans cette ambition qu’ils ont de se servir des preuves afin de parvenir à la vérité. Le juge et l’historien manifestent ce sentiment qui les institue comme tiers, car après tout, leur position structurelle font d’eux des agents « impartiaux ». L’impartialité n’est pas leur propriété, d’autres acteurs sociaux, comme les éducateurs, revendiquent aussi cette démarche impartiale et cette position de tiers. Ricœur admet que, sur le plan structurel, le juge et l’historien fonctionnent avec la notion de témoignage. Ce dernier est obtenu soit par des archives écrites soit oralement. Le témoignage, en plus des archives, mobilise des témoins. La visée est la vérité et la médiation en est la preuve. Dans cette démarche, le juge et l’historien évoluent au sein du « paradigme indiciaire » :

37

« même complémentarité entre l’oralité du témoignage et la matérialité des indices authentifiées par des expertises pointues ; même pertinence des “petites erreurs” […] même primat accordé au questionnement, au jeu de l’imagination avec les possibles ; même perspicacité […] à déceler les contradictions, incohérences […] même attention accordée aux silences, aux omissions… » [32].

38Mais, en explorant bien les deux démarches, une différence fondamentale surgit s’agissant des deux moments du procès que sont la délibération et le jugement. La première différence résiderait en ceci que,

39

« le procès commence par mettre en scène les faits incriminés en vue de les représenter en dehors de leur pure effectivité […] les faits passés ne sont ainsi représentés que sous la qualification délictueuse choisie préalablement au procès proprement dit… » [33].

40Le procès met ensuite en scène les protagonistes qui, avec des arguments qui ont une prétention à la validité et à la légitimité, s’affrontent dans un rituel qui n’est pas celui de l’enquête historienne.

41La grande différence entre un juge et un historien se trouve surtout au niveau du caractère définitif de la sentence. Par celle-ci,

42

« la chose jugée peut être contestée par l’opinion publique mais non rejugée ; non bis idem ; quant à la révision c’est « une arme à coup unique » […] le juge […] doit conclure. Il doit trancher […] Tout cela, l’historien ne le fait pas […] s’il le tente, au risque de s’ériger tout seul en tribunal de l’histoire, c’est au prix de l’aveu de la précarité d’un jugement dont il reconnaît la partialité voire la militance » [34].

43Ricœur recommande au juge d’utiliser l’histoire tout en ne jouant pas à l’historien ; « il doit juger dans les limites de sa compétence » [35] dans un climat où l’argumentation rencontre la catégorie du probable.

La question du probable et le rôle de la conviction dans le jugement

44La question de l’argumentation sur le probable est adossée sur le grand problème de la permanence du conflit dans la démocratie. Le premier conflit arrive lorsque la liberté humaine cherche, dans son désir d’effectuation, à passer des maximes générales de l’action au jugement moral en situation, en particulier dans le domaine politique. Une sagesse pratique est ainsi requise, et en situation de conflit, elle devra faire appel aux convictions une fois que les règles deviennent insuffisantes. La sagesse pratique collective prend, d’après Ricœur, la forme de la délibération. Il y a délibération, car au sein des régimes démocratiques se trouve une crise de la légitimation due au fait qu’il existe une indétermination quant aux fondements de la démocratie. Si la sagesse pratique découlant des conflits inhérents à la démocratie insiste sur la délibération, c’est tout simplement parce que de par sa nature elle n’est ni un savoir démontrable ni une opinion manipulable. Cette sagesse pratique est une voie médiane qui ne suit ni la rigueur de la démonstration ni la légèreté du sophisme. Cette logique du probable est proche de l’attestation qui, elle aussi, se veut le moyen terme entre la démonstration et la simple opinion [36]. Le grand défi de cette pensée de Ricœur est de suggérer au juge que son point de vue assume à la fois la démonstration et l’opinion, et, de par le fait même, conjugue toujours le probable. Comment concilier à la fois l’exigence de mettre un terme au conflit par un « arrêt » et la réalité du probable qui entre dans le processus de l’argumentation du juge ?

Juger et réconcilier : la question de l’honneur

45La justice serait, comme le dirait Ricœur, « une médiation imparfaite » qui promeut, après la délibération, une sorte de « consensus conflictuel » entre les parties en conflit. On juge pour réhabiliter, estime Ricœur. Cette ambition n’a pour but que de relier ce qui a été brisé et de par la même occasion fait de la réhabilitation le meilleur moyen d’assumer « l’estime de soi ». La résolution des conflits en Afrique subsaharienne, dans le cadre de la palabre [37], tient compte de sauvegarder l’estime et l’honneur de la partie perdante. Lors d’un procès, le gagnant, dédommagé, doit, chez les Pkellé du Libéria, donner une partie de l’indemnisation au perdant afin que ce dernier, même après avoir perdu son procès, ne perde pas l’estime de soi. Car le but du jugement n’est pas tant de prononcer un arrêt que de permettre au lien social de fonctionner. Cette préservation de l’estime de soi fait « des assises » de la palabre un lieu « civique » dont la mission pédagogique est double. D’abord, par cette façon de gérer le conflit, on donne à la justice traditionnelle un rôle moins punitif, car après tout, même si on est condamné, les assises donnent au sujet la possibilité de redécouvrir l’estime de soi. Ensuite, dans la palabre, on est puni pour réintégrer le processus de la vie en communauté. La préservation de l’estime de soi a pour but d’aboutir, sur le plan axiologique, à la notion de pardon. Ricœur l’analyse dans une perspective qui se rapproche de la palabre africaine où le maître-mot du pardon est de dire au Sujet qu’il vaut plus que ses actes. Dans la palabre, « le pardon n’est pas […] une activité destinée à abaisser l’homme, mais à le réinsérer dans la relation avec l’autre. Le pardon n’implique pas le repli d’une conscience culpabilisée qui entre dans son for intérieur pour renouer avec une transcendance abstraite dans le remords, mais ce qui ouvre à l’autre, ce qui extériorise et rétablit le lien avec l’immanence » [38].

V – L’occasion : le kairos ou « juger à propos… »

46Si l’acte de juger met en jeu l’imagination, il faut souligner qu’elle a un rapport au temps. Quel est le rapport de l’acte de juger au temps ? De quel temps s’agit-il dans le jugement ? On peut répondre à ces questions dans le cadre de la formation des magistrats en analysant le rôle du temps dans la définition et la qualification de l’infraction, dans les divers moments qui composent le procès et dans les multiples modalités par lesquelles l’indemnisation, l’acquittement et la réparation se font. Mais, pour utiles que soient ces divers traitements de la temporalité, nous focaliserons notre attention sur ce qui se passe dans le laps de temps qui institue la publicité du jugement. Pour ce faire, partons d’une distinction très subtile opérée entre argumentation et raisonnement par les théoriciens de l’argumentation comme Perelmann [39]. Selon cette perspective, l’argumentation procéderait par la démonstration en visant l’établissement de la vérité, tandis que le simple raisonnement serait lié à la délibération et viserait l’assentiment, la certitude. Au moment où l’argumentation porterait sur ce qui est en se plaçant du point de vue de l’universel, le raisonnement se contenterait souvent de porter sur ce qui n’est pas encore et qui ne sera peut-être jamais. Le raisonnement avec son enjeu délibératif se place dans le champ des possibles et c’est là qu’intervient une modalité du temps qui est le kairos. C’est le moment propice où quelque chose d’important se passe, c’est un temps de l’occasion et de provision qui permet l’effectuation de ce qui n’était que virtualité. La littérature de la Grèce antique distinguait trois domaines d’application du kairos. D’abord la médecine, le kairos y fonctionne comme l’instant critique de renversement vers la guérison ou vers la mort, ensuite le plan militaire, où kairos désignera le moment de l’intervention décidée, et enfin, dans le domaine, esthétique où le kairos sera ce rien souvent imperceptible qui fait la beauté d’une œuvre. Appliqué à l’acte de juger, le kairos serait le moment de la décision qui lie dans une même constellation le temps, la circonstance, le degré, la proportion et la mesure.

47Sur le plan strictement du droit, le kairos serait en premier lieu l’accord d’une action avec l’occasion de sa réalisation. Ce temps met au centre de l’acte de juger la notion de rencontre. Ensuite, le kairos est l’art de la mesure dans la discrimination ; le choix indique au juge que l’acte de juger est aussi une affaire de modération et de régulation. Enfin, le kairos est ce milieu, cet instant qui sépare l’advenu de l’avenir. Cet entre-deux fait de l’acte de juger une mesure entre le trop et le trop peu.

Conclusion : juger et les interstices

48L’acte de juger n’est pas définissable au sens où on lui assignerait quelques bornes afin de l’identifier. Il nage dans cette difficulté d’avoir à traiter des bornes mais sans être lui-même borné, car à vrai dire, le domaine du judiciable est topographiquement aussi restreint qu’étendu. L’acte de juger est loin de se définir uniquement par rapport à l’intentionnalité du Sujet, il renvoie à l’action des autres, aux temps des sujets jugeants et jugés et constitue le lieu par excellence du croisement. Parole de l’autre qui affronte celle du juge, parole du juge qui contredit ou complète celle du législateur, parole d’un présent qui juge ce qui s’est passé devant le regard à la fois menaçant et prometteur de l’avenir, parole de l’interdit qui rencontre le permis, tous les deux pressés par le mouvement de transmission, parole de l’espérance (de relier ce qui a été déchiré) devant la désespérance de la permanence du mal, l’acte de juger, dans ses multiples dictions, ne peut être saisi que par petites touches qui surprendront dans ses multiples gestations son processus de profération. Le premier moment de tout jugement serait de tenir compte du contexte. Ce dernier n’est pas uniquement constitué de la mémoire administrative par laquelle l’État, sa mise en scène et le récit qu’il tient sur lui-même se perpétuent, mais surtout des pré-jugés, de ces archives et de ces sédiments que le monde-vécu dépose en nous de manière immédiate. L’acte de juger, élaboration et construction par excellence, ne commence que par ce qui, étant la condition du jugement construit, n’est pas lui-même construit selon les mêmes critères : le préjugé. Ce dernier, à condition qu’il soit conscient de lui-même et de par le fait même soumis à la critique, est utile à l’interprétation en ce qu’il lui fournit les précompréhensions sur lesquelles s’appuyer. Ces précompréhensions doivent subir une discrimination en intégrant la dimension argumentative. L’acte de juger devient ainsi une activité communicationnelle qui prend au sérieux tout ce qui relève du monde-vécu. Ce deuxième moment du jugement intègre l’aspect contextuel au commerce intersubjectif qui structure la communication. Celle-ci ne se constitue que comme parole partagée. L’acte de juger est une parole partagée qui, au sein de l’espace commun, tisse le vivre-ensemble ; ne séparant que pour mieux relier et ne reliant que dans la séparation. Ce souci de ce qui est commun est inséparable de l’attestation, de l’estime de soi, d’autrui et des institutions, raison pour laquelle l’acte de juger est un moyen faible de réhabiliter celui qui a perdu l’estime de soi à travers le tort fait à autrui. L’acte de juger enfin est sur une pente glissante, il ne joue sur le définitif – on prononce un arrêt – que pour montrer son caractère ouvert. Ouvert à l’occasion, à la démesure, à la mesure, à la rétention et aux anticipations, le jugement veut lier l’avant et l’après et ne statue sur le jamais-plus que pour laisser émerger le non-encore. L’interprétation du juge joue donc sur les interstices, navigue entre les fentes étroites et braconne là où l’assurance du préjugé et l’arrogance de l’impunité font du tort à l’émergence de l’humain. N’oublions pas que Hermès (l’interprète) était aussi dans la Grèce antique le patron des voleurs, le juge serait ainsi un « voleur de sens » qui le dépose là où le non-sens veut se perpétuer. L’acte de juger a le volet conventionnel d’appliquer les règles de droit mais aussi de les négocier soit en amont soit en aval du jugement. Il manipule par là la transcendance et l’immanence de la loi [40]. Transcendance quand on juge au nom de…, mais aussi immanence, car, par les discussions et les délibérations, le juge atteste de l’immanence de la loi.

Notes

  • [1]
    Dilthey Wilhem, « La naissance de l’herméneutique », in Œuvres, tome 7, Paris, Cerf, 1995, p. 291.
  • [2]
    Ibid., p. 307. Lire aussi Dilthey, L’édification du monde historique dans les sciences de la nature, Œuvres, tome 3, Paris, Cerf, 1988, p. 43-44.
  • [3]
    Gadamer, Hans Georg, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 315.
  • [4]
    Boucher Danièle, « Interprétation et abduction ; La science du droit est-elle concernée par la sérendipité ? », Revue interdisciplinaire des études juridiques, n° 42, Les grands courants de l’herméneutique juridique, Bruxelles, 1999, p. 125.
  • [5]
    Aristote, Organon III, Premières analytiques, trad. Tricot, Vrin.
  • [6]
    Ibid, p. 346, II, 25, 20.
  • [7]
    Lire Boucher, op. cit., p. 128.
  • [8]
    Boucher, op. cit., p. 133.
  • [9]
    Habermas Jürgen, Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, puf, 1987, p. 213.
  • [10]
    Ibid., p. 213.
  • [11]
    Ricœur Paul, Du texte à l’action, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 142-145.
  • [12]
    Les philosophies de la conscience sont celles que Habermas appelle autoréférentielles. Leur caractéristique particulière est d’entretenir, d’une part, une conception d’un sujet fondateur de connaissance et tout-puissant, et d’autre part de limiter celle-ci au rapport sujet (connaissant)/objet (à connaître). Une philosophie de la communication aura une conception non fondationnelle du Sujet. La conscience de ce dernier n’est pas le fondement ultime de la connaissance, car l’inconscient, les passions et le monde extérieur entrent dans l’élaboration de la connaissance. Du coup, on ôte le privilège au rapport Sujet/Objet pour ajouter, en complément de celui-ci, le couple Sujet/Sujet. Lire là-dessus : « La raison communicationnelle : une autre voie pour sortir de la philosophie du Sujet », in Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 348.
  • [13]
    Lire Habermas, Martin Heidegger, L’œuvre et l’engagement, Paris, Éd. du Cerf, 1988.
  • [14]
    Lire là-dessus Habermas, La technique et la science comme idéologie, Paris, Denoël, 1984, p. 161-162.
  • [15]
    Habermas transforme du coup le rôle de la philosophie. Celle-ci ne sera plus, comme elle le voulait à l’époque classique, le juge et l’inspecteur culturel qui assignait les places aux autres disciplines. Elle doit plutôt devenir « l’interprète-médiateur ». La notion de médiation est importante afin d’assigner à la philosophie une place plus modeste. Lire Habermas ; « La redéfinition du rôle de la philosophie », in Morale et communication ; Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Éd. du Cerf, 1986, p. 39.
  • [16]
    Hannah Arendt, Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 305.
  • [17]
    Habermas définit bien cette éthique comme liée à une procédure qui consiste, en l’occurrence à honorer par la discussion des exigences normatives de validité […]. Elle ne livre pas des orientations relatives au contenu, mais une manière de procéder : la discussion pratique. L’objet de cette manière de procéder n’est […] pas de produire des normes légitimées. Il consiste plutôt à tester la validité des normes qui sont proposées […] à titre d’hypothèse… », Habermas, Morale et communication, p. 125.
  • [18]
    Ces discussions honorent par leur procédure la prétention des normes à la validité.
  • [19]
    Cette identification faite entre l’acte de juger et l’acte d’argumenter se trouve dans la qualification des institutions du droit par Habermas. « Par institutions du droit, j’entends les normes juridiques qui ne sauraient trouver une légitimation suffisante à un renvoi positiviste à des procédures. De ces aspects sont typiques des fondements du droit constitutionnel, les principes du droit pénal […] ainsi que toutes les réglementations des faits pénaux touchant à la morale (comme le meurtre, l’avortement, le viol, etc.). Dès que la validité de ces normes-là est mise en cause dans la pratique courante, le renvoi à leur légalité ne suffit plus. Elles exigent une justification » d’où l’importance d’une discussion sur la validité des énoncés du « monde-vécu » ambiant qui donne chair aux énoncés juridiques. Cf. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 2, Paris, Fayard, 1987, p. 402.
  • [20]
    Habermas Jürgen, Droit et démocratie, entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p. 222.
  • [21]
    Ibid., p. 223.
  • [22]
    Par monde-vécu, Habermas entend l’arrière-fond de compréhension linguistiquement formé. Ce monde vécu a une structure intersubjective. Le monde vécu est en définitive une réserve de sens, un bassin de connaissances symboliques véhiculées par le langage. Quant au système, Habermas fait référence aux sphères sociales plus ou moins autorégulées. L’Etat, son administration et le marché économique sont des figures centrales du système. Entre le monde-vécu et le système, il y a quelques intermédiaires dont le droit. Ce dernier peut s’appuyer sur le système et s’afficher comme droit administratif, commercial, etc. Or, la grande réification consiste à faire comme si le « système » fonctionnait de manière autonome sans aucune interférence avec le monde-vécu. Le droit, qui tire sa légalité du système, se doit de faire attention au contexte normatif qu’est le monde-vécu.
  • [23]
    Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, l’impérialisme, p. 67.
  • [24]
    Idem, « Compréhension et politique », Partisan review, juillet-août, 1953, repris dans Esprit, juin 1980, n° 6, p. 69.
  • [25]
    Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 32.
  • [26]
    Ce point a été soulevé par Arendt à propos du procès Eichman à Jérusalem en 1961. Arendt a longtemps été critiquée d’avoir accusé le peuple juif d’avoir été complice de son propre anéantissement. Question particulièrement délicate et complexe.
  • [27]
    Lire là-dessus, Bruehl E. Young, Hannah Arendt, Paris, Anthropos, 1986, p. 450.
  • [28]
    Hannah Arendt, La vie de l’esprit, 2, le vouloir, Paris, puf, 1993, p. 261.
  • [29]
    Paul Ricœur, Le Juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 193-208.
  • [30]
    Idem, in Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
  • [31]
    Idem, Lire Le Juste, p. 193-208.
  • [32]
    Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 416-417.
  • [33]
    Ibid., p. 418.
  • [34]
    Ibid., p. 420-421. Ricœur s’inspire ici, comme il le dit, des réflexions d’Antoine Garapon sur le procès.
  • [35]
    Ibid., p. 427.
  • [36]
    Lire Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 33.
  • [37]
    C’est cette « assise » africaine par laquelle à l’occasion d’un conflit la société ouvre et panse ses plaies en même temps, ne parie sur la rencontre avec l’autre que pour mieux sonder la profondeur du conflit, ne veut la vérité sur ce qui s’est passé que pour la relativiser en n’en faisant qu’un simple point de vue. La palabre, discussion qui paraît interminable, mais qui tranche par allusion et ne joue sur la division que pour miser sur la réconciliation. Elle se veut une véritable politique du mot où l’on met en ordre les paroles, où l’on met en sens le conflit et où la signification ne vient qu’à la suite de la délibération. Cf. Jean- Godefroy Bidima, La palabre, une juridiction de la parole, Paris, Michalon, 1997.
  • [38]
    Jean-Godefroy Bidima, op. cit., p. 21.
  • [39]
    Lire là-dessus Chaïm Perelmann, Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, 5e éd., Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1998, première partie, « les cadres de l’argumentation ».
  • [40]
    Le juriste, François Ost, souligne cette dualité de la loi. Quand on la croit imposée (transcendante) elle est en fait négociée (immanente), et lorsque nous la considérons comme « négociée » elle indique son caractère imposé. La loi s’appréhenderait ainsi dans une dérobade perpétuelle où l’immanence ne se montre que pour indiquer la transcendance de la loi, et où la transcendance ne se présente massivement que pour suggérer une négociation en contrepoint. « Le droit imposé est en définitive toujours bien plus négocié qu’on ne le croit… le droit négocié est, en définitive, toujours plus imposé et réglementé qu’il y paraît… » Du Sinaï au Champ-de-Mars. L’autre et le même au fondement du droit, Bruxelles, Éditions Lessius, 1999, p. 13.