La Tour et la Muraille. De la frontière et du métissage

1Dans le récit éponyme de Kafka, la muraille de Chine est étrangement mise en rapport avec la Tour de Babel. Le narrateur justifie le rapprochement en évoquant un livre rédigé au début des travaux de construction. Le premier argument y est d’ordre architectural, le progrès technique permettant d’établir des fondations plus solides qu’à l’époque de la Tour. Le second argument est plus abscons : « Mais ce n’était nullement ce que voulait prouver notre savant ; il prétendait, lui, que la Grande Muraille allait pour la première fois dans l’histoire de l’humanité fournir la base solide d’une nouvelle Tour de Babel. Ainsi : d’abord la Muraille, puis la Tour » [1]. Et le narrateur d’avouer se perdre en conjectures sur ce programme.

2Le lien n’est certes pas évident. La Tour se voulait symbole d’union alors que la Muraille visait, dans la protection, à la séparation. L’échec de la Tour provoqua l’éparpillement des bâtisseurs alors que la Muraille contint les siens. La comparaison repose peut-être justement sur cette divergence. Babel voulait franchir une frontière, la frontière ultime, et première, celle qui sépare l’humain du divin, la vie de la mort. La Muraille comme fondement de la Tour montrerait la vanité d’une telle entreprise en replaçant l’ordre des priorités. Il est une frontière plus importante : celle qu’installent les humains entre eux, à d’abord reconnaître, comprendre et accepter afin de trouver une base à l’entente visée. Vouloir d’emblée l’union est compromis si l’entreprise se fonde sur un principe unique et totalitaire. Or, elle l’était : « Voici comment on raisonnait : l’essentiel de l’entreprise est l’idée de bâtir une tour qui touche aux cieux. Tout le reste, auprès, est secondaire. Une fois saisie dans sa grandeur, l’idée ne peut plus disparaître : tant qu’il y aura des hommes il y aura le désir, le désir ardent, d’achever la construction de la tour » (« Les armes de la ville », id., p. 120). Cette centralité principielle est vouée à l’échec. L’entente humaine sera expérimentée au long des aventures du devenir historique, en suivant la sinuosité de la Muraille, le mouvement constant de rapprochement et d’éloignement.

3La Muraille est le symbole, qui ne prend sens que de son plan horizontal – à l’opposé de la verticalité de la Tour –, d’une identité fondée sur ce qui la sépare d’une autre identité, et non sur un substrat essentialiste. Une identité frontalière. Ce qui invite à une reconsidération de la frontière, facilitée par l’horizon spéculatif associé au post-modernisme. En effet, parmi les nombreuses définitions possibles – vague définitionnel inhérent au statut épistémologique qu’il se donne –, sa charge critique peut être ramenée à la question de la frontière : entre les races, les genres, les perspectives, les périodes historiques, etc. Les grands récits sont autant d’outils d’étalonnage contre lesquels il ne s’agit pas d’inverser les pouvoirs ou les valeurs mais de déplacer les frontières qui les fondent et, ce faisant, de rendre cette notion opératoire par sa fragilité et sa mobilité. La déconstruction derridienne est exemplaire d’une telle stratégie. Cependant, la critique post moderniste entraîne deux effets susceptibles d’être perçus comme contradictoires : elle attire, d’une part, l’attention sur les frontières idéologiquement établies et délégitimise les centres s’en prévalant. D’autre part, elle déplace les frontières ou les rend fluctuantes par la multiplicité revendiquée des positions subjectives, identitaires et culturelles. La contradiction risque d’apparaître lorsque ces positions, succombant à l’essentialisation, recréent une centralité. Elle surgit dans les cas de nationalismes ou d’affirmations minoritaires, d’où l’intérêt d’accorder à la frontière la charge « fondationnelle » attribuée traditionnellement au centre.

4Le regard critique sur les frontières doit se garder d’en reconstruire d’autres. Honnir, par exemple, une période coloniale entièrement négative et louer un discours post-colonial idyllique, en sacrifiant à une linéarité chronologique. Il s’agit plutôt de repérer dans les deux productions, les déplacements, décentrements, transformations, subversions, contaminations, bref les effets de la tentation de l’autre, pulsion liminale ou désir de liminalité. Les procédures constructives et manipulatrices n’opèrent pas seulement dans les sombres coulisses du colonialisme. Elles affectent tout autant la scène post-coloniale. Deux titres se font écho [2] : Imagined Communities de Benedict Anderson et Imaginary Homelands de Salman Rushdie. Le premier ouvrage traite du développement du nationalisme et de l’impérialisme, le second des avatars de la conscience exilique ; dans les deux cas, la fonction imaginaire ou, plus précisément, d’imaginarité est primordiale et façonne les conceptions d’appartenance.

5De même, le post-colonialisme ne doit pas passer pour l’unique positionnement contestataire. S’il entend redonner parole et mémoire aux muets de l’histoire coloniale en s’aidant de l’apologie postmoderniste du pluralisme et du relativisme, il ne faudrait pour autant oublier une critique antérieure qui avait nom anti-colonialisme. C’est Homi Bhabha qui préface la traduction anglaise des Damnés de la terre de Franz Fanon ; lire Bhabha ne dispense pas de lire Fanon.

6Une identité frontalière demande une pensée frontalière, ce que les lexiques postmoderniste et postcolonialiste désignent en anglais par border thinking. Pensée frontalière : penser la frontière et penser à la frontière, en étant attentif, dans les deux options, au fait qu’il y a un autre côté de la frontière, qu’elle sert autant à créer un dedans qu’un dehors. Pensée liminale – du latin limen, le seuil [3] –, la frontière étant ici considérée comme seuil, et non comme barrière. Sans noyau fondationnel et référentiel, comment distinguer entre mêmeté et altérité, entre le soi et l’autre, distinction nécessaire pour éviter l’effacement dans le fusionnel ? Pour parer, d’autre part, à l’essentialisation identitaire et différentialiste, une pensée liminale définira l’identité non plus en relation à un centre, mais par rapport à la frontière qui sépare de l’autre.

7Déconstruire, d’abord, la notion de frontière en la déplaçant – on déplace une frontière, on peut déplacer sa signification –, passer d’une logique territoriale à une dynamique transterritoriale. Le glissement, dans le travail de pensée, d’une logique à une dynamique revêt une vertu performative : la logique est un exercice qui fonctionne par établissement de frontières stables alors qu’une dynamique spéculative, ou pensée nomade, n’est pas moins rigoureuse en admettant la mouvance et le flux. Utiliser, ensuite, la notion de frontière ainsi appréhendée pour décentraliser le concept de centre, lui ôter sa légitimité légitimante.

8Une telle démarche profitera du brouillage actuel autour de la notion de frontière qu’attestent deux données, l’une factuelle, l’autre lexicale. La première se constate empiriquement : les visas tendent à disparaître alors que les contrôles de passeports se renforcent. Tour d’illusionnisme frontalier, fausse transparence : la frontière n’est plus là pour certains mais pour d’autres, elle est infranchissable. De façon similaire, certains habitants de la planète peuvent à leur guise se déplacer partout alors que d’autres ne peuvent sortir de leurs pays. L’espace n’est pas le même pour tous, les droits de mobilité ne sont inscrits sur une aucune charte égalitaire.

9La seconde donnée est l’apparition, due au sociologue Roland Robertson, du terme anglais de glocalisation, dont forme et sens passent tels quels en français. Si le terme prend à l’oral en français une résonance funeste, « glauqualisation », son sémantisme demeure efficace. Il dialectise les échelles globale et locale dans les processus de mondialisation en décrivant deux phénomènes : la nécessité pour le commerce d’adapter ses produits aux marchés locaux et la possibilité pour ces marchés de modifier les produits distribués, bricolage à valeur de résistance. Par ailleurs, sur un plan sociopolitique et historique, la perception d’un ordre mondial uniformisateur doit cependant considérer « l’entrelacement de la synthèse et de la dissipation, de l’intégration et de la décomposition », comme le souligne Zygmunt Bauman [4] : l’affaiblissement politique des états, la parcellisation de leur souveraineté, leur renfermement sur des juridictions limitées profitent à l’expansion économique des pouvoirs financiers qui n’est plus freinée par des contrôles de régulation effectifs au niveau mondial.

10Ce mouvement contradictoire de frontières se raffermissant et s’atténuant à la fois constitue un facteur qui contribue à la recrudescence véhémente des nationalismes alors que se construisent de larges conglomérats économiques transnationaux. La dérive populiste, voire fascisante, dont témoignent divers résultats électoraux récents en Europe prouve que le phénomène n’est pas réductible aux frustrations des laissés pour compte du développement économique.

11Le défi consiste à admettre, sans en accepter la rationalisation économiste, la réalité de la globalisation et d’y faire advenir un cadre politique accueillant la diversité des configurations humaines et sociales. De même que Deleuze et Guattari n’ont pas prôné un idéal de déterritorialisation mais reconnu des agencements qui permettent de percevoir les jeux incessants de déterritorialisation et reterritorialisation et de se positionner contre les dogmes territorialistes, l’enjeu, ici, est d’élaborer un lexique conceptuel de la défrontalisation, refrontalisation et transfrontalisation. Contrairement à la visée fixatrice de l’ancien ordre cartographique, une telle approche recueillera le tracé mouvant des identités et des cultures. La frontière semble être une notion spatiale, géographique. Frontières naturelles, dit-on. Mais la nature n’a pas de frontières, la nature est une, le continuum de la physis grecque. De surcroît, les éléments de la nature géophysique – mers, océans, montagnes, plaines, vallées, etc. – coexistent dans un système d’interactions constantes. Une montagne, un fleuve ne seront frontaliers que par décision humaine.

12Frontières visibles et invisibles (sociales ou culturelles), dit-on aussi, mais la visibilité n’est qu’une affaire de vision. Frontières de classes, de races, d’âges, d’identités sexuelles, à visibilité variable plus selon l’idéologie que selon l’apparence. Les frontières extérieures d’un état sont-elles véritablement plus marquées que les démarcations internes ? Il fut un temps où dans les rames du métro parisien, 1ere et 2e classes avaient leurs wagons séparés, où dans les bus de la capitale, la distance exigeait un ou deux tickets. Même wagon et même ticket pour tous, désormais. Disparition anodine face à celles du rideau de fer ou du mur de Berlin et, par comparaison, les transports parisiens n’offrent que de dérisoires métaphores de frontières. Elles rappellent néanmoins que toute instauration de frontière n’existe que par la mise en place concomitante d’un dispositif sanctionnant la transgression. La levée du dispositif efface la frontière. Les zones frontalières comme champs de combats ou espaces d’échanges, les exemples ne manquent pas en Europe occidentale ou balkanique.

13La visibilité d’une frontière n’est pas le gage de son efficience. Dans le récit « La frontiera de cristal », du recueil éponyme de Carlos Fuentes, elle est transparente mais le décor planté est cruel : les parois de la zone douanière d’un aéroport séparent douloureusement ceux qui auraient pu devenir amants et qui se voient sans pouvoir se toucher. Au demeurant, ce que le romancier écrivait en 1969 au sujet de la littérature hispanophone revêt une validité généralisée : « Perdue l’ancienne prétention universaliste de la bourgeoisie européenne, nous sommes tous aujourd’hui des exilés dans un monde sans centre. […] L’universalité consiste aujourd’hui à reconnaître l’excentricité » [5]. Avec Octavio Paz et Fuentes, on ne s’étonnera pas que ce soit le Mexique qui ait donné de si subtils observateurs des réalités frontalières.

14Si le modèle socio-économique dominant est celui des États-Unis ou plutôt s’il est suffisamment dynamique et dominateur pour se présenter ainsi, il en trouve l’autojustification grâce à un mythe fondateur dont il a intégré la force idéologique sous la forme de la « théorie de la frontière », corpus doctrinal dû à l’historien Frederick Jackson Turner dont l’influence marqua le XXe siècle et ne s’est pas éteinte. L’avant-poste contre la capitale et l’impérialisme américain comme l’extension tous azimuts de la zone frontalière. Si la théorie séduit quant à ce qu’elle dévoile d’aspects de la psyché américaine, il est moins sûr qu’elle parvienne à oblitérer l’importance de centres stables pour l’exercice des pouvoirs hégémoniques.

15Le « frontièrisme » a toutefois son contre-modèle sous la forme du « sans-frontièrisme », cheval de Troie de l’humanitaire avant que celui-ci n’accepte le bras musclé du militarisme. Médecins-sans-frontières, puis pharmaciens, reporters, artistes, etc. [6] Une inflation qui dévoile un enjeu, sinon un fantasme, idéologique. Deux constats : pas de frontières mais du corporatisme ; cet internationalisme est régulé par les bornes d’une activité professionnelle, à la différence des brigades de l’avant-guerre. D’autre part, il est amusant que les « médecins sans frontières », « doctors without borders », soient sur le terrain rebaptisés et reterritorialisés « French doctors ». Relocalisation ironique qui nous ramène au XVIIIe siècle, lorsque la France était universelle.

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El Norte, frontière américano-mexicaine. Tijuana, Mexique, 1996. Photo Patrick Bard/Editing

16Un état possède des frontières autant que ses frontières le possèdent, au sens de contenir. Il possède par là même ses citoyens. Mais qui possède les exilés, les réfugiés, les sans-papiers, les sans-abris et les SDF ? Et s’ils sont à la frontière, de quel côté se situent-ils ? Une pensée liminale déclinera « être à la frontière » sous sa forme verbale. Elle vient répondre, répétons-le, à une vacance laissée par le mouvement critique postmoderne qui, niant toute centralité et affirmant la périphérie contre le centre, aboutit à une aporie : le poids de la centralité s’est déplacé du centre à la périphérie qui devient centrale pour ceux qui s’en réclament.

17Cette pensée propose une ontologie de la frontière qui est exactement le contraire d’une frontière ontologique : un sujet est façonné, recomposé en permanence, par des vecteurs physiques, écologiques, historiques, psychiques, culturels. Cet ensemble de spécificités devient différentiel – et non un ensemble de différences, ce qui réintroduirait du figé – pour et par rapport à l’autre sujet. Et c’est dans et par le regard de l’autre – l’exotopie bakhtinienne – que ces spécificités, perçues comme différentielles, dessinent l’identité. Il en va de même pour les cultures.

18Si la frontière-barrière promet un affrontement potentiel, la frontière-seuil prépare à la rencontre. Lorsque les conditions sont réunies pour qu’une identité ou une culture puissent être dessinées en interspécularité avec les spécificités d’une altérité, le métissage intervient. Celui-ci se fait par tangence. La frontière n’est plus une ligne de séparation mais une tangente. Elle constitue un savoir des points de jonction, comme en géométrie où une ligne tangente trace les points de contact possibles. Le toucher, geste de tangence, est ambigu ; il est déjà sortie de l’intériorité, de l’intégrité identitaire mais pas encore absorption ou fusion. Il participe, sur le plan épidermique, à la fois de mon corps et du corps de l’autre, il indique la proximité des deux, la toute proximité, tout en respectant la séparation, l’extériorité, les deux libertés. Ainsi la caresse dont Levinas a montré qu’elle est vide de toute intention et de toute signification, qu’elle échappe à la volonté d’atteindre un but, d’atteindre l’autre, alors qu’elle le reconnaît, et qu’elle est en ce sens pur désir. La frontière-seuil est le lieu et l’expression de ce désir ; la frontière-barrière le trahit pour soutenir potentiellement une volonté de domination. « Le tendre désigne une manière, la manière de se tenir dans le no man’s land, entre l’être et le ne-pas-encore-être. […] Le ne-pas-encore-être n’est précisément pas un possible qui serait seulement plus loin que d’autres possibles. La caresse n’agit pas, ne se saisit pas de possibles » [7]. C’est dire que la tangence ne se pense pas comme un entre-deux – qui n’est pas no man’s land, au contraire, il relève d’une double appartenance à laquelle il est soumis –, elle s’inscrit davantage sous les espèces du « bloc de devenir » de Deleuze ou du third space de Homi Bhabha. « Une tangente est un contact qu’on ne peut ni concevoir ni formuler » affirmait Plotin [8].

19La notion d’hybridité, chez le penseur Homi Bhabha, théoricien du post-colonialisme, introduit à celle de third space, tiers-espace. Il l’avance contre les vues dualistes du type nous et les autres, le maître et l’esclave, les colons blancs et les opprimés noirs présents dans les discours dominants mais aussi dans les discours critiques de ces dominations. Il suggère, en place de ce rapport d’opposition, le travail d’une contamination mutuelle, un espace où se modifient et l’une et l’autre culture, produisant de nouvelles réalités sociales et esthétiques. « C’est ce tiers-espace qui, quoiqu’irreprésentable en soi, constitue les conditions discursives d’énonciation qui attestent que le sens et les symboles culturels n’ont pas d’unité ou de fixité primordiales, et que les mêmes signes peuvent être appropriés, traduits, réhistoricisés et réinterprétés » [9]. À noter que la réflexion de Bhabha prend place dans un cadre langagier, de même que Foucault théorisa l’hétérotopie en rapport avec le logos : « Les hétérotopies inquiètent […] parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, […] qu’elles ruinent d’avance la “syntaxe”, et pas seulement celle qui construit les phrases, – celle moins manifeste qui fait “tenir ensemble” (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses » [10]. Il utilisera cependant la notion littéralement pour désigner des lieux dans lesquels, à des degrés divers, l’ordre régnant interrompt son pouvoir ou voit son pouvoir interrompu, des déchirures dans l’espace normalisé et normativé (cliniques psychiatriques, prisons, cimetières, théâtres, jardins, musées, etc.).

20Le tiers-espace n’est pas l’entre-deux comme l’indique le changement numérique dans la terminologie. L’entre-deux existe par la tension que provoque, à partir des frontières, la rencontre de deux entités alors que le tiers-espace accueille, hors-frontières, le déplacement de ces forces, ce qui autorise la négociation. L’entre-deux tire sa valeur de limites que, par là même, il valide. Le tiers-espace, en un sens physique, n’est pas non plus l’hétérotopie : l’altérité du lieu hétérotopique se marque par un passage de frontières alors que le tiers-espace les ignore ou les occulte afin que les forces se rencontrant soient dans la proximité, la « juxtance » nécessaire à la négociation. En outre, il existe dans la topologie de la socialité urbaine des espaces échappant à la fois à la normalité spatiale et à l’hétérotopologie. Pour emprunter à Foucault deux exemples proches, la maison close, comme son nom l’indique, est fermée, séparée de la socialité spatiale, divisée par classes et par genres, tandis que les thermes antiques affichaient une socialité ouverte, sur le dehors et sur la diversité sexuelle, révélant ainsi un tiers-espace.

21Du tiers-monde au tiers-espace (third world/third space) : la première expression, datant de la « guerre froide » et charriant ses images négatives, relève de l’économique tandis que la seconde, positivée, renvoie au culturel. Le gain de cette différence apparaît aisément en considérant les Caraïbes [11]. L’histoire de cette aire géographique perdrait à être exclusivement traitée dans l’optique du dominant ou dans celle du dominé. Au contraire, le regard doit s’attacher à ce qui s’y est produit, comme en Amérique du Sud et notamment au Brésil, de métissages identitaires et culturels entre Afrique et Europe. Il fallait ce tiers-espace – en l’occurrence un réel troisième espace – pour que les relations ne soient plus d’antagonisme mais de négociation, non plus de suppression mais de création.

22Édouard Glissant voit cette créativité carribéenne sous la forme de l’imprévisible, à l’œuvre dans ce qu’il nomme la « pensée archipélique ». Archipel, pour saisir la connection d’éléments discontinus ou fragmentés. Pensée du non-système et de l’ambigu. Le système est rapporté au continental et le relationnel à l’archipel en ce que celui-ci conjoint des « îles ouvertes » [12]. « Les pays que j’habite s’étoilent en archipels », dit encore Glissant [13]. Mais les étoiles, fors la licence du poète, se disposent en constellations. Précisément l’image qu’utilise Walter Benjamin pour approcher la présentation de la vérité philosophique : « Les idées sont aux choses ce que les constellations sont aux planètes » [14].

23Le milieu des constellations est le vide cosmique, pas exactement un vide, en tout cas un éther plus fluidifié que le milieu des archipels, la masse marine ou océanique. Car le problème de l’archipel ne tient pas dans les îles mais dans ce qui les relie. Pour aller de l’une à l’autre [15], soit on empruntera des embarcations, symboles de renfermement identitaire, soit on avancera sur une eau gelée, métaphore de fixation ontologique. Au demeurant, le terme est frappé d’une étymologie dérangeante, voire funeste. Venant de l’italien arcipelago formé à partir d’un mot grec, signifiant « mer principale », dont le premier élément renvoie à l’idée de fondement ou de prééminence et le second à la mer Egée. Celle-ci reçut son nom du malheureux père de Jason qui, à la vue des voiles noires ramenant son fils pourtant victorieux du Minotaure, se jeta dans les flots salés. Faible gage de félicité que ce héros tragique et de réussite relationnelle que ce mythique quiproquo. L’archipel peut tout autant être une figure de la parcellisation, du démantèlement ou de l’effritement, opérations destructrices au service de stratégies dominatrices. Ignacio Ramonet ne s’y trompe pas qui conclut son diagnostic sévère sur l’état de notre monde mondialisé en le voyant structuré « sur le modèle de l’archipel : îles, de plus en plus nombreuses, de pauvres, d’exclus au Nord ; îlots, de plus en plus concentrés, de riches, de nantis, au Sud » [16].

24Une urgence éthique et politique demande, aidée par la pensée liminale, de contrer cette archipélisation-là. Nous ne vivons pas notre première mondialisation. Il en fut d’autres, comme pour la modernité qui a pu s’appeler Renaissance ou Lumières, qui peut s’appeler aujourd’hui Postmodernité. Il est alors préférable de nommer le mouvement actuel « globalisation » afin de le distinguer. Les mondialisations antérieures furent placées sous le signe de la romanité, de la chrétienté, de l’islam, de la raison ou du marxisme. Sous quel(s) signe(s) se présente notre globalisation ? Le signifiant est révélateur de la difficulté. Il est vide et même tautologique. Globalisation répète ce que veut dire mondialisation, croire en la pertinence d’un modèle unique pour l’ensemble de l’humanité ; une Weltanschauung : une vision du monde, de ses réalités sociologiques et anthropologiques, valable pour toute la planète, indépendamment de la géographie, des cultures et des langues.

25Le problème de la globalisation est qu’il s’agit d’une mondialisation chargée d’idéologie mais dépourvue d’idéalité. Car quel en est le sujet ? L’individu qui l’accueille et qu’elle accueille, comment définir sa subjectivité ou son statut ? La définition est indispensable puisque, en retour, elle précise la nature de la mondialisation. Pour les précédentes, le sujet était chrétien ou citoyen, kantien ou prolétaire. Serait-ce aujourd’hui le consommateur, selon l’évangile économiste ? Le critère est insuffisant puisque le consumérisme dépend d’un système extérieur. Cette subjectivité-là n’appartient pas au sujet, elle sert une rentabilité et des investissements.

26Une opportunité est à saisir, illustrée par le mot vide, à prendre au mot en le laissant vide : viser par notre mondialisation la mondialisation, c’est-à-dire un monde pour l’humain, et dépasser la globalisation, c’est-à-dire une planétarisation sans âme. Avec le métissage comme subjectivation, loin de la vulgate jubilatoire autour du terme. Le métissage, en effet, n’est pas une valeur, qui permettrait d’accorder un label, ni un état, ni une condition, mais un processus qui, pour un individu, permet la multi-appartenance, troisième voie entre la fusion et la différentiation, l’homogène et l’hétérogène. L’expérience peut être ouverture ou déchirure, heureuse ou malheureuse. La subjectivité métisse [17] n’a pas de centre identitaire. Pour le métis, sa subjectivité repose sur les frontières de ses appartenances, il se tient et pense à la frontière. Il n’ignore pas les frontières, il les reconnaît mais est autant à l’aise d’un côté que de l’autre [18].

27Kafka, la même année que le texte cité en incipit, écrivait dans un aphorisme : « S’il avait été possible de construire la Tour de Babel sans l’escalader, cela aurait été autorisé » [19]. Son usage en eût été horizontal, cercle figurant le monde autour duquel une humanité confiante et respectueuse aurait pu se déployer. La Tour devenait seuil de passage des frontières. Prague, en tchèque, veut dire seuil.

Notes

  • [1]
    Franz Kafka, La Muraille de Chine et autres récits (tr. J. Carrive et A. Vialatte), Paris, Folio, 1981, p. 97.
  • [2]
    Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (tr. P.-E. Dauzat), Paris, La Découverte, 2002 et Rushdie, Salman, Patries imaginaires, Paris, Bourgois, 1995.
  • [3]
    Limen ou … l’hymen, Les deux, En relisant Marges de la philosophie et La dissémination. Le ludisme est de mise pour une pensée frontalière qui choisira aussi l’homophonie comme seuil d’indécidabilité sémantique, H. Bhabha, pour sa part, intitule « Dissemi Nation » le huitième chapitre de The Location of Culture.
  • [4]
    Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation (tr. A. Abensour), Paris, Hachette/Pluriel, 2000, p. 108.
  • [5]
    Carlos Fuentes, La nueva novela hispanoamericana (tr. A. Nouss), Mexico, Éd. J. Mortiz (1976 [1969]), p. 84.
  • [6]
    À quand les réfugiés-sans-frontières ?
  • [7]
    Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, Biblio/Essais, 1990, p. 290.
  • [8]
    Cité par Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1997, p. 348.
  • [9]
    Homi K. Bhabha, The location of culture (tr. A. Nouss), Londres et New York, Routledge, 1994, p. 37.
  • [10]
    Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1967, p. 9.
  • [11]
    Je résiste à la tendance à utiliser le terme au singulier par crainte d’essentialiser ce qui, précisément, tire sa richesse de sa diversité et de sa force de métissage. Chaque île comme chaque colonie a son histoire, de même que chaque devenir post-colonial est spécifique.
  • [12]
    Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 44.
  • [13]
    Édouard Glissant, Traîté du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 43.
  • [14]
    Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand (tr. S. Muller), Paris, Flammarion, 1985, p. 31.
  • [15]
    Le miracle rapporté dans Matthieu 14, 25, n’a qu’une applicabilité limitée.
  • [16]
    L’énoncé pourrait situer les exclus au Sud et les nantis au Nord. Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Folio/actuel, 1999, p. 266.
  • [17]
    Pour une analyse approfondie de ce paradigme, dans les domaines anthropologique, géographique, philosophique et esthétique, je renvoie à mon ouvrage co-signé avec François Laplantine (2000), Métissages. D’Arcimboldo à Zombi, Paris, Pauvert, 2001.
  • [18]
    Claudio Magris, « De l’autre côté. Considérations sur la frontière » in Utopie et désenchantement (tr. J. et M.-N. Pastureau), Paris, Gallimard, 2001.
  • [19]
    Franz Kafka, « Les huit cahiers in-octavio » in Préparatifs de noce à la campagne (tr. M. Robert), Paris, Gallimard, p. 76.