Installation matière

1Un des aspects les plus marquants dans l’art du XXe siècle est celui de l’abandon de la représentation au profit de la présentation, la substitution de l’objet lui-même à sa figuration, le remplacement des effets de la matière par sa présence « nue » au sein de l’œuvre. Les faits sont connus ; les œuvres rompent progressivement leurs liens avec toute forme d’imitation et les artistes tentent d’inventer des langages plastiques dont les composants (formes, matières, couleurs) ne sont plus débiteurs ni d’une quelconque réalité ni d’une signification métaphorique imposée a priori. Pendant une période brève (entre 1910 et 1913), on assiste aux premières tentatives de peinture abstraite, à l’introduction, dans les collages, de la matière extra artistique, et, avec le ready-made, à l’arrivée de l’objet fabriqué.

2Cependant, si la forme et la couleur semblent trouver leur autonomie dans tous les domaines artistiques, il en va autrement de la matière. On oublie ainsi que la peinture non figurative se garde bien de modifier en quoi que ce soit ses techniques de fabrication habituelles et que la révolution qu’elle inaugure vise avant tout le principe de la mimesis sur lequel se fondait l’image. De plus, les peintres donnent parfois l’impression que pour eux la « pâte », dans sa lourdeur, son opacité, entrave leur démarche vers une configuration dépouillée, épurée. C’est la quête de ce qu’il nomme « vision de transparence » qui explique cette déclaration radicale de Mondrian : pour que l’art soit réellement abstrait, c’est-à-dire qu’il ne représente pas de relation avec l’apparence naturelle des choses, la loi de la dénaturalisation de la matière revêt une importance capitale. Face à cette tentative de dissolution du matériau, il faut attendre Dubuffet, Fautrier et les autres matiéristes pour que la « croûte » fasse sa véritable apparition dans ce domaine où règnent la loi de la surface et la dictature de la planéité sans partage.

3Cette dictature de la planéité dans l’idéologie picturale explique les limites de l’introduction de la matière dans les premiers papiers collés et collages. L’intrusion de la réalité dans la représentation peinte reste encore timide. Certes, l’espace illusionniste disparaît pratiquement mais les papiers, les morceaux de journaux, les cartes de visites, tous des objets plats ou de faible épaisseur commencent à peine à s’afficher en tant qu’éléments plastiques autonomes ; ils servent essentiellement à redoubler l’effet de plan. Quand en 1936, Max Ernst parle du « composé alchimique de deux ou plusieurs éléments vers une confusion systématique », c’est d’un procédé fusionnel, où l’artiste joue le rôle d’un magicien alchimiste, qu’il s’agit. L’effet d’hétérogénéité dû au rapprochement inattendu doit toujours être résorbé, et toutes les matières se fondre dans une unique matière picturale. Il semble qu’au moins à ses débuts, le collage, ce tableau palpable, s’inscrive encore dans des limites esthétiques : tout corps étranger s’introduisant dans l’œuvre doit se déguiser en matière artistique.

4C’est avec ce que l’on nomme parfois « sculpture élargie », qui englobe aussi bien objets et assemblages, installations et Land Art, qu’on trouvera des matières brutes. La nouveauté réside ici dans la capacité de ces domaines d’accueillir toutes sortes de matériaux qui vont des métaux aux résines, des textiles aux déchets. Plus qu’avant, le choix des composants de l’œuvre est autant fonction de leurs qualités tactiles que visuelles. La production plastique se rapproche sans cesse d’une matière dont nous sommes appelés à reconnaître la richesse et la diversité.

5Ce sont surtout les mélanges, hybridations, réunion, juxtaposition, imbrication d’éléments différents qui modifient, parfois avec violence, nos habitudes esthétiques. Le principe qui régissait la création artistique était celui qu’on peut nommer purification et séparation visuelle. Ce processus se trouvait emblématisé de la façon la plus explicite avec la matière. Extraite, isolée, malaxée, broyée ou encore taillée ou modelée, celle-ci perdait son apparence brute et se transformait tantôt en une substance malléable, préparée pour entrer dans la composition de l’œuvre (couleur, liant…) tantôt devenant l’œuvre même (pierre, bois, marbre).

6Cette possibilité offerte par l’art contemporain de montrer la matière dans son état brut, non élaborée, comme en attente d’une forme doit être pensée en relation avec l’introduction dans l’œuvre de l’objet déjà formé, ailleurs (dans l’atelier de l’artisan ou la chaîne de montage). La date du premier ready-made de Duchamp, La Roue de bicyclette, 1913, est à peine plus tardive que celle des premiers collages avec du sable, de la sciure de bois, de la limaille de fer…

7Ainsi, le processus créateur, le savoir-faire sacralisé depuis toujours, se voit simultanément entamé par les deux bouts. En aval, c’est la cuisine artistique qui perd son rôle alchimique. En amont, c’est la capacité magique de l’artiste de produire des formes et des volumes inédits qui se fait court-circuiter par l’introduction d’objets préfabriqués. La matière, toute matière, d’une part, et l’objet, tout objet, de l’autre, peuvent désormais devenir, sans aucune distinction, des matériaux constitutifs de l’œuvre. En d’autres termes, la production plastique au XXe siècle prend les allures d’une machine broyeuse, où, sous un mécanisme denté, tous les matériaux, sans hiérarchie aucune, se transforment en une matière hétéroclite et universelle, dont disposent les artistes.

8On trouve, certes, des mouvements artistiques où l’un de ces composants est davantage mis en évidence. Ainsi, dans le Process Art triomphe la matière informe. Ainsi encore, chez les Nouveaux Réalistes ou dans le Pop Art, ce sont les objets qui dominent la scène. Mais, on est surtout dans l’ère caractérisée par la formule souvent inscrite sur les cartels accompagnant les œuvres exposées : technique mixte.

9Cependant, il ne s’agit pas d’un mouvement symétrique, où la matière se rapprocherait de l’objet quand ce dernier ferait le même trajet dans sa direction. En réalité, la matière a toujours été assujettie au travail de la forme. Ainsi, lorsqu’on la trouve dans le domaine artistique dans son état premier, non transmuée, non façonnée, cette présence semble comme une régression, exprimée le mieux par la notion d’entropie. L’intrusion de l’objet en tant que tel dans l’univers artistique semble, par contre, accompagnée de violence. Violence liée à sa déstructuration par fragmentation, voire sa destruction partielle ou, au contraire, par sa multiplication vertigineuse qui détrône la pièce unique, autrefois célébrée dans l’art. Ainsi, quand la matière brute ne fait qu’échapper au traitement qui lui attribue son droit de passage dans l’univers artistique, l’objet, lui, subit une opération plus brutale.

10On verra ici plusieurs moments essentiels de cette évolution, différentes variations sur ces rencontres entre objets et matière : les assemblages, le combine painting, les accumulations et les compressions ou les installations. Il ne s’agit pas d’une simple évolution chronologique, car certains gestes iconoclastes isolés, comme les ready-made de Duchamp ou le Merzbau, la proto-installation de Schwitters, restent pendant longtemps des œuvres confidentielles et resurgissent quelques décennies plus tard. Qui plus est, les rapports objets-matière ne s’inscrivent pas nécessairement dans la logique consacrée par l’histoire de l’art, celle des mouvements ou des groupes, obligeant parfois des rapprochements de formes et de processus plastiques dispersés au long du XXe siècle.

11C’est ainsi que pour comprendre la transformation de l’objet en matière, en matériau, il faut rapprocher les premiers assemblages du début du siècle des accumulations et compressions des années soixante, sans oublier l’apport du combine painting et les sculpteurs matiéristes américains. Le point de départ inévitable, les assemblages, s’explique par la nature de ces derniers, faits d’agencements de matériaux hétéroclites, d’objets disparates. Rapidement, les artistes ne se contentent plus de rassembler différents éléments sur une surface, mais construisent entièrement les œuvres à partir de ces éléments. L’espace illusionniste disparaît, les composants conservent leurs propres volumes et forment de véritables rencontres hétérogènes, des mélanges qui n’aspirent à aucune fusion, mais où chaque élément garde sa spécificité. Mais c’est avec les assemblages que la distinction entre matière et objet perd réellement de sa pertinence. Cela est particulièrement manifeste dans les œuvres de type abstrait (Schwitters, Arp…) De fait, les assemblages figuratifs, dont la plupart sont l’œuvre des artistes surréalistes, faisaient appel à des juxtapositions incongrues entre des « unités de sens détournées » qui produisaient des effets psychiques ou poétiques. La production plastique de Schwitters, les Merzbild, ou celle d’Arp, par contre, emploient des morceaux de bois, de grillages, des roues métalliques, des bouts de ficelle essentiellement pour la qualité de leur matière et texture. Souvent d’une fonction non déterminée, parfois non nommables, ces « choses » sont plus proches de la matière non transformée que de l’objet à proprement parler.

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Subodh Gupta, High Life, Palais de Tokyo, 2001. DR

12Cependant, malgré les efforts de ces artistes, qui appartiennent la plupart au mouvement Dada, pour abolir définitivement les limites entre matériaux nobles et impurs, les assemblages, par leur taille relativement réduite, par leur structure centripète et l’importance accordée à la composition de l’ensemble, gardent toujours une certaine dépendance vis-à-vis de la peinture. « Je cloue mes tableaux », déclare ainsi Schwitters. De fait, malgré le caractère disparate des matériaux, les assemblages invitent le regard à s’ajuster constamment pour apprivoiser les reliefs et glisser sans trop de heurt à la surface des objets incorporés. Ces travaux donnent l’impression d’être tenus ensemble de telle façon qu’ils conservent, sinon une unité, du moins une cohérence malgré les ruptures introduites, malgré la tension permanente entre construction et déconstruction : affaire de taille, de tradition – celle de la composition hiérarchisée –, mais, peut-être, avant tout, importance du rapport avec le lieu de l’œuvre ou de ce que l’on peut nommer un équilibre entre « import » et « export ».

13De fait, malgré l’audace incontestable des dadas, des futuristes ou des surréalistes, malgré l’invention du concept de l’anti-art, les allers et retours entre l’œuvre artistique et la réalité ne s’effectuent pratiquement que dans un sens unique. Les fragments rapportés de l’environnement quotidien sont destinés à créer une sorte de microcosme replié sur lui-même. Intégrant les objets et les matières récupérés au sein de leur composition plastique, les artistes les subordonnent à l’œuvre considérée comme un tout.

14Non que l’esprit dada soit absent dans les années soixante, période qui voit le retour en force de nouvelles formes d’assemblages. L’influence de Duchamp, de Schwitters ou de Picasso reste très présente et trouve son point culminant avec l’exposition organisée au MOMA en 1961 et dont le titre, The art of assemblage, est la preuve que ce type d’activité plastique est désormais considéré comme un genre à part entière. À cette occasion, le catalogue montre tout ce qui relie les réalisations les plus récentes aux œuvres anciennes, qui y sont reproduites. L’impression qui s’en dégage est que les créateurs américains et européens, pour lesquels du reste la critique emploie souvent le terme de néo-dadas, restent attirés, comme leurs prédécesseurs, par toute matière qui n’appartient pas au champ artistique traditionnel, notamment les déchets d’origine urbaine. Cependant, à l’encontre de leur « ancêtres », le choix ne se fait pas dans un esprit iconoclaste, dans une révolte contre la société.

15On pourrait dire que pour la plupart des dadaïstes, les composants inhabituels de la production étaient employés moins pour ce qu’ils étaient (leur qualité matérielle spécifique) mais plutôt pour ce qu’ils n’étaient pas, c’est-à-dire des éléments conventionnels et consacrés par l’histoire de l’art. Comme le remarque Jasper Johns, « les dadaïstes étaient dadaïstes par choix ; c’était une décision plus politique que stylistique [1] ».

16La génération des années soixante développe une véritable fascination pour la culture junk. Ce terme recouvre les matériaux de construction vieillis ou rouillés : poutres, chaînes, tuyaux, cordages, pneus, pièces mécaniques mises au rebut, épaves de voitures, bref tout ce qui entre dans l’« esthétique du déchet ». Sans être dupe de l’aspect peu orthodoxe de leurs matériaux, les jeunes artistes partagent l’opinion de Richard Stankiewicz, qui déclare : « Je ne suis pas en révolte contre la tradition. J’ai une intention, et j’utilise tous les matériaux qui s’y prêtent. Je ne veux plus de limitations en ce qui concerne les matériaux, c’est tout [2] ».

17La spécificité des artistes américains, qui les différencie des Européens, s’explique par le formidable impact de l’expressionnisme abstrait. Attirés par les dimensions colossales de ces œuvres, impressionnés par les traces de gestualité et l’effet d’un constant débordement des limites de la toile, qui recrée un nouveau lieu pictural, les jeunes créateurs cherchent non seulement à introduire de matériaux inédits mais encore à « reproduire » le caractère des endroits où on les trouve. Chantiers de constructions, remises, cimetières d’automobiles, immeubles en démolitions sont à l’origine d’une production plastique qui s’ouvre sur l’extérieur, qui se projette puissamment dans l’espace de la réalité. Di Suvero, Rauschenberg, Chamberlain ou Stankiewicz forment plus des lieux mimant un espace urbain, des incarnations du rythme chaotique de la ville. Pour eux, inscrire l’œuvre dans son milieu, c’est lui redonner sens.

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Richard Stankiewicz, Europe on a cycle, 1953. Centre Pompidou-Mnam-Cci, Paris. Photo Cnac/Mnam. Dist. RMN. DR

18Profondément urbain, cet art peut avoir comme emblème le titre du premier happening d’Oldenburg, Snapshots from the City (Instantanés de la Ville, 1960). Comme le remarque justement Seitz, « cet environnement urbain est en réalité […] un assemblage non prémédité de postes d’essence aux néons clignotants, d’affiches tonitruantes […], cimetières de ferraille tordue et rouillée, terrains vagues parsemés de ressorts de matelas et de sièges de W.-C. craquelés [3]. »

19Tout laisse à penser que pour les artistes américains, il existe une filiation entre la nature des matériaux utilisés et leur provenance. Cette préoccupation spatiale se retrouve avec les installations, et l’intérêt ici porté à l’aspect matériel du cadre. Ce n’est pas une simple coïncidence si Kaprov, un des premiers artistes à faire des installations « fasse ses gammes » avec les assemblages. « Un environnement est une extension de l’assemblage, écrit-il ainsi, qui est lui-même une extension tridimensionnelle du collage. Un environnement est […] composé de n’importe quels matériaux, intéressant le toucher, l’ouïe et même l’odorat, réalisé dans une ou plusieurs pièces, ou en plein air. Littéralement, le visiteur est dans l’art [4]. »

20La capacité des œuvres à transformer notre appréhension de l’espace, notre regard sur l’environnement et les différents matériaux qui le composent, est surtout manifeste avec ces œuvres-hybrides que sont les combine painting de Rauschenberg, où les objets s’incrustent et font volume.Selon la belle réflexion de Brian O’Doherty, ces œuvres offrent une « surcharge d’information » cherchent à donner l’image de la réalité non pas par des associations mais par des dissociations. « Son art, écrit le critique, encourage ce que l’on pourrait appeler le regard rapide du citadin, qui ne s’attarde pas sur ce qu’il voit, plutôt que le regard fixe du spectateur […]. Rauschenberg a fait entrer dans les musées […] non seulement l’objet quotidien, mais, ce qui est bien plus important, le regard quotidien [5]. »

21L’aspect « dissociatif » de l’artiste américain « permet à ses matériaux de rester eux-mêmes, d’affirmer l’identité physique qu’ils avaient dans la réalité, même si cela menace la cohérence de l’ordre pictural [6] ». On pourrait pratiquement parler d’ assemblages ouverts où, au fameux non-fini, première étape du dévoilement de la matière, se substitue l’inachèvement constitutif, l’esprit de chantier, l’apparence de works in progress.

22Si Rauschenberg peut affirmer que le monde est une gigantesque peinture, c’est que pour lui il s’agit d’une peinture combinée, boulimique, qui substitue la juxtaposition, l’agrégation, l’amalgame, à la composition organisée.

23On trouve l’écho de la phrase du peintre américain dans le manifeste des Nouveaux Réalistes (1960), rédigé par Pierre Restany. Dans leur effort d’archivage, ces derniers emploient « le monde comme un tableau dont ils s’approprient des fragments ». Un monde urbain essentiellement, car les participants de ce groupe sont probablement ceux qui, parmi les artistes européens, partagent le plus les préoccupations des Américains. Ils ont, toutefois, recours aux autres procédés, ceux de la répétition, de la saturation, où les objets sont déclinés au pluriel, à la chaîne. Dans leurs œuvres, l’objet singulier se transforme en un objet générique ou encore se constitue en une sorte de matière « préformée » et indistincte. « Prends une partie de l’objet, écrit ainsi George Brecht, ajoute-la à une autre pour créer un nouvel objet, un nouvel autre. Répète l’opération jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’objet du tout. »

24Les personnages principaux de ce que la critique appelle l’aventure de l’objet, qui exploitent le phénomène du multiple, sont Arman et César. Dans la plupart de ses œuvres, le premier, porte atteinte aux objets : « dans les Poubelles, écrit Catherine Francblin, les objets sont en train de pourrir, dans les Accumulations, ils perdent leur identité, dans les Colères, ils sont désintégrés, les Bétons les noient dans la grisaille, les Combustions les montrent juste avant qu’ils ne tombent en cendres… », et elle ajoute : « L’Accumulation procède d’une négation de l’objet dans sa singularité. Elle sape l’identité de l’objet, le détruit comme individualité, au profit de son émergence comme espèce [7]. »

25De fait, chez Arman, les objets similaires réunis en grande quantité, de façon plus ou moins violente, même quand ils ne perdent pas leur enveloppe extérieure ou leurs formes initiales, semblent se fondre en une masse qu’on peut manipuler comme une matière. « La quantité, remarque l’artiste, crée un changement, l’objet est annulé en tant qu’objet. Il devient une sorte de grain, de surface… Cela devient une masse [8] ». De même, dans ses gestes destructeurs (Colères, Combustions), il semble en réalité explorer la matière des objets par des procédés d’émiettement et de fragmentation.

26Chez César, enfin, l’assemblage réduit définitivement les objets en une matière, quand, avec les Compressions, il réalise des blocs de métal à partir d’automobiles malmenées et remodelées par des presses industrielles. Recyclage, mais un recyclage « inabouti », tant il est différent de celui que l’on connaît dans le circuit économique où tout est recomposé, reconstitué et qui reprend à son compte l’esthétique du lisse. Les travaux de César réussissent un entre-deux étonnant, où l’objet se transforme en matière sans disparaître pour autant.

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Kurt Schwitters, Merz 1926, 2 (Selbst oben), 1926. Collage de papier, carton et contreplaqués gouachés sur carton. Centre Pompidou-Mnam-Cci, Paris. Photo Cnac/Mnam. Dist. RMN. © Adagp, Paris 2003

27Cette volonté de coexistence extrême peut toutefois devenir gênante quand elle cherche un équilibre trop harmonieux, et l’annulation de toute tension. Car, toute tentative d’apprivoiser excessivement la réalité est vouée à se retourner contre elle-même. Ainsi, les assemblages de César ou d’Arman peuvent parfois devenir un nouvel objet, décoratif et proche du gadget.

28Certaines œuvres récentes de Rauschenberg n’échappent pas au même risque. Faits à partir de matériaux plus classiques, polis et brillants, les assemblages restent d’une élégance précieuse. Ironie, auto-dérision ? Peut-être. Il n’en reste pas moins qu’il semble que le réel cohabite mal avec le maniérisme.

29Cette cohabitation avec la réalité prend une tournure particulière dans les installations. Ces travaux, qui apparaissent également dans les années soixante, peuvent employer sans aucune modification tous les matériaux qui font partie de notre environnement (ce qui explique du reste l’utilisation du terme environnement avant que celui d’installation ne se soit imposé). Contrairement aux assemblages ou aux accumulations, le rapport entre rassemblement et éclatement, entre tension et relâchement des composants n’est pas ici l’essentiel. Désormais, l’artiste peut non seulement utiliser n’importe quelle matière sans la transformer mais il s’arroge le droit de l’installer dans n’importe quel espace : site industriel, église désaffectée, galerie, désert ou musée. Citons pour la dernière fois Kaprov, qui recommande de « s’intéresser à l’espace et aux objets de notre vie quotidienne, d’être ébloui par eux… Nous montrerons, comme si c’était pour la première fois, le monde qui nous entoure depuis toujours mais que nous avons ignoré… [Nous] révélerons des événements inouïs trouvés dans des poubelles, des boîtes de conserve […] découvertes dans des vitrines de magasins et dans la rue… Tout ceci sera le matériau du nouvel art concret [9] ». C’est cette rencontre, libérée de toute contrainte spatiale et matérielle, qui pourrait, en dernière instance, changer en profondeur notre regard et nous faire concevoir, « le réel étant de moins en moins réel, l’art de moins en moins fruit de l’imaginaire, l’extérieur et l’intérieur se confondent tout à fait et que le monde devienne un grand musée d’art contemporain [10] ». Pour le meilleur comme pour le pire.

Notes

  • [1]
    Jasper Johns, Art 1960, Université de New York.
  • [2]
    Irving Sandler, Le triomphe de l’art américain, éd. Carré, 1990, note n°21, p. 137.
  • [3]
    William C. Seitz, The Art Of Assemblage, Catalogue Museum of Modern Art, New York, 1961, p. 76.
  • [4]
    Alain Kaprov, « In the art galleries », New York Post, 16 juin 1963.
  • [5]
    Brian O’Doherty, American Masters : The Voice and the Myth, Ridge Press, Random House, New York, 1973, p. 197-198.
  • [6]
    Irving Sandler, op. cit., p. 153.
  • [7]
    Catherine Francblin, « Arman : au-delà de l’objet, une esthétique », Le Nouveau Réalisme, Catalogue Galerie Nationale Jeu de Paume, 1998, p. 11.
  • [8]
    Otto Hahn, Arman, p. 42.
  • [9]
    Allan Kaprov, The Legacy of Jackson Pollock, pp. 56-57.
  • [10]
    Guy Tossato, L’Ivresse du réel, Catalogue du Carré d’Art, Nîmes, 1993, p. 9.