Chronique

1Une chronique de philosophie, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Une chronique est une rubrique ponctuelle et périodique, dont le contenu relève soit d’une spécialité (gastronomie, jardinage, etc.), soit d’une subjectivité » (le monde selon l’humeur du chroniqueur). Mais la philosophie, de quelque façon qu’on l’envisage, se veut soustraite à la spécialité comme à la subjectivité. Elle exige d’emblée l’universel et l’objectivité. C’est-à-dire qu’elle demande comment l’universel peut faire objet d’une pensée et comment un objet, quel qu’il soit, peut être pensé selon l’universel. Même si la pensée se donne pour principe la multiplicité, l’hétérogénéité et l’incommensurabilité des êtres, elle pose encore ainsi une forme d’objet universel.

2Kant avait un mot pour cela ; il disait « l’inconditionné ». La raison exige l’inconditionné. C’est sa passion. Elle exige cela qui ne dépend de rien de préalable, d’aucune condition déjà posée. Si j’admets une condition, un préalable, je ne peux pas commencer à philosopher.

3Comment donc faire varier cette exigence au gré d’une chronique ? Ou bien l’objectivité universelle est donnée, et elle ne peut varier. Ou bien elle n’est qu’une vague disposition inconsistante, une bouillie de « valeurs », de « vertus » et de bon sens qu’on peut servir réchauffée à propos de tout. Il y a aujourd’hui une mode culturelle de « philosophie » qui réchauffe sans cesse ce brouet bien léger, tout en laissant flotter dans sa vapeur la vague promesse d’une vérité finale inconditionnée. On entretient ainsi une idéologie consensuelle éthico-pragmatique bon marché, tout en dopant la valeur boursière du titre désormais coté de « philosophe ».

4Je ne prétends pas conjurer sans reste ni sans risque le péril culturel. J’ai accepté de frôler l’équivoque parce que ce danger culturel doit être aussi affronté sur son terrain – et par exemple, en parlant à la radio. Ce n’est pas seulement affaire de stratégie. C’est aussi parce que le devenir-culturel de la philosophie ouvre lui-même une question de portée philosophique.

5Il a cette portée, en effet, parce qu’il est en fait une maladie chronique de la philosophie (et voilà par où je ressaisis le mot « chronique »).

6Il y a toujours eu des platonismes, des stoïcismes, des averroïsmes ou des kantismes, des idéalismes ou des utilitarismes qui configuraient les opinions et les media de leurs temps, les salons, les écoles et les cabinets politiques. Ces assurances conformistes s’érodent et s’effondrent avec régularité. Mais pourquoi ces crises chroniques ?

7Pour une raison elle-même chronique. L’exigence de l’inconditionné laisse régulièrement retomber et se figer en consensus préconditionné ce qu’elle a de simplement irrecevable. La pulsation chronique, sinon la maladie, c’est l’alternance d’une demande irrecevable et de réponses vouées à la décevoir ou à la trahir.

8Pourquoi la demande est-elle irrecevable ? Non pas en vertu d’un héroïsme philosophique (Socrate contre le pouvoir sophistique, Descartes contre le pouvoir scolastique), mais en vertu d’une constitution interne. La philosophie demande l’inconditionné parce qu’elle est, elle-même, l’effet d’un retrait des conditions données.

9Les philosophes ne sortent pas de terre comme des champignons, disait Marx. La philosophie n’est pas sortie d’un « miracle grec » ni d’une brusque révélation du logos. Elle est née d’un retrait des conditions données dans un monde des dieux, des sacrifices, des hiérarchies, des hiéroglyphes et des hiérophanies. Elle est née d’un retrait des raisons du monde. Ce qui restait sans raison, c’est ce qu’elle a représenté comme l’être mis à nu, ou comme le logos, plus tard comme la certitude du sujet ou comme sa transcendance intentionnelle, ou comme l’histoire, etc. : mais chaque fois le désir de raison traduit en vérité ceci, que le monde s’est engagé dans l’absence de raison.

10Ce qui dès lors est devenu chronique, c’est la compulsion à exiger un inconditionné là où, en effet, tout donné est retiré, toute origine, toute filiation. L’inconditionné est demandé parce qu’en effet nous sommes sans condition donnée. Ne reste, si l’on peut dire, que le don à l’état pur : le monde, l’histoire, l’homme en tant que dons que rien ne précède.

11Ce qui fut nommé « mort de Dieu », et plus tard « fin de la métaphysique », ou même « fin de la philosophie », a consisté à mettre au jour ceci : il n’y a pas de condition première ou dernière, il n’y a pas d’inconditionné qui passe principe ou origine. Mais cet « il n’y a pas » est inconditionné, et voilà, si j’ose dire notre « condition humaine ».

12Ainsi, en un sens, prend fin la possibilité des crises chroniques où une philosophie succède à une autre. Ainsi est amorcé un tournant. Mais si la philosophie ne peut plus être la maladie chronique d’une succession d’idéologies, c’est qu’elle doit comprendre autrement sa propre constitution.

13Car il ne s’agit pas non plus de guérir une maladie. Certains le croient, et pensent qu’il suffit de s’en tenir au raisonnable et aux discours capables de valider leur propre sens. Cependant la raison veut plus que du raisonnable, et la vérité est au-delà de tout sens validé ou sensé. Il y a là une certitude elle aussi chronique : elle ouvre devant nous, une fois de plus, le temps de la pensée. Le non-donné, l’absolument non-donné, c’est-à-dire le don de l’être ou l’existence sans raison exige son dû – lequel est incalculable et n’est même pas dû…

14(droits réservés à France-Culture)

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Agustí Penadés, Destrucció construcció, 340x160x10cm, bois, acrylique, 1993. DR