Phénoménologie et esthétique.

1Parce que Carnap a un jour qualifié le métaphysicien de musicien sans talent musical, on attribue parfois à Wittgenstein l’idée que l’art exprime un contenu ineffable. Ce que les mots quotidiens et les phrases factuelles ne sauraient exprimer, l’art, lui, le pourrait, et en même temps nous ne saurions décrire ce message, ou plutôt l’impression que nous donne une œuvre d’art, avec les seules ressources du langage ordinaire ; d’où le geste, par lequel nous réagissons à tel passage musical, à telle architecture, dont l’existence prouverait qu’il y a à dire et à décrire une certaine impression, mais qu’on ne peut faire qu’un simple geste, faute de langage adéquat... D’un côté, donc, les philosophes se tromperaient de moyen d’expression, de médium, quand ils confient leur « message » à la langue ; ils feraient mieux de suivre le conseil de Carnap en étant compositeurs. De l’autre, l’œuvre d’art, censée transmettre un message, ne transmet rien de dicible, et l’impression qu’elle nous fait défie toute description.

2Cette vue n’est pourtant pas du tout wittgensteinienne si par elle on entend qu’il y a de l’ineffable qui doit absolument trouver à s’exprimer dans un medium ou un autre et qui ne le peut, de fait, que dans l’art, le Tractatus ayant établi que faire de la métaphysique, de l’éthique et de l’esthétique dans le langage ordinaire ne produit que des non-sens. Pareille conception ne saurait être celle de Wittgenstein. Selon lui, en effet 1) le langage factuel est le médium universel, le seul dont nous disposions ; c’est du moins l’opinion d’Hintikka et de Pears ; 2) le contenu ineffable visé par le discours métaphysique ne saurait être réifié sous forme d’un « sens qui n’a pas de sens » ; si on en croit Diamond, Conant, Bouveresse, Laugier, il s’agit d’un non sens qui, selon la conception « austère » de Diamond, opposée à la conception « naturelle », n’est rien, n’est notamment pas un non sens important qui devrait trouver à s’exprimer dans un autre médium, par exemple l’art ; et 3) en matière d’esthétique, Wittgenstein n’a cessé de dénoncer comme illusoire « l’impression que nous donne un certain vers ou une certaine mesure en musique [d’être] indescriptible », ou encore, l’impression que je n’arrive pas à décrire ou à formuler « ce que me dit » une œuvre.

3Le mythe de l’indescriptible, auquel je vais m’attacher ici, surgit quand nous sommes intrigués par un aspect particulier d’une œuvre, comme par une énigme. Nous sommes alors enclins à dire : « Je ne sais pas ce que c’est. Regarde cette transition. Qu’est-ce que c’est ? » ou bien « Que fait-il [le compositeur] ? Que veut-il faire ici ? Mince, si seulement je pouvais dire ce qu’il fait ici » (LC, p. 37). Ce sentiment d’impuissance à décrire intervient spécialement, notons-le, à propos d’un aspect d’une œuvre, d’un fragment qui nous semble particulièrement lourd de sens, ou d’un passage musical que l’on « ressent par exemple comme une conclusion sans pouvoir dire pourquoi c’est un “par conséquent” ». Pour Wittgenstein, la prétendue impossibilité de la description, non seulement d’une impression esthétique, mais du vécu phénoménal dans son ensemble — même si elle correspond à un sentiment bien réel — est une illusion produite par la posture philosophique, c’est-à-dire dans une circonstance bien précise où le langage n’est pas utilisé normalement, mais tourne à vide ; dans des circonstances normales nous n’aurions pas l’impression que nos expériences vécues sont indescriptibles, que les phénomènes sont évanescents ou insaisissables. L’écoute musicale, l’inspection d’un tableau sont des situations où nous pouvons éprouver ce que la posture philosophique nous fait à tort éprouver quant aux autres phénomènes, à savoir le sentiment que nous n’arrivons pas à décrire notre vécu, s’agissant cette fois-ci d’un vécu aussi spécifique qu’une impression esthétique.

4Aussi le mythe de l’indescriptible ne concerne-t-il pas seulement l’ensemble du vécu phénoménal, mais aussi les impressions artistiques. Eu égard aux phénomènes, il est bien connu qu’avant 1929 Wittgenstein avait formé le projet, abandonné en 1929, d’une description phénoménologique qui aurait dû se servir d’une langue très complexe et subtile, dont nous ne disposons pas, par opposition au langage ordinaire physicaliste. Ce dernier, parlant des objets et des corps physiques, est saturé d’hypothèses, alors que le langage phénoménologique en serait dépourvu, collant directement aux choses (sachlich) et à « ce que nous savons vraiment » : l’expérience phénoménale. Renonçant en 1929 à un tel projet faute d’avoir pu trouver ce langage primaire, phénoménologique, et sans doute analytique au sens de l’analyse recherchée dans le Tractatus, Wittgenstein ne cessera par la suite, et jusque dans sa dernière philosophie de la psychologie, de dénoncer comme une illusion typique de la philosophie l’idée d’une description unique et exhaustive de tout vécu : impressions visuelles, olfactives (l’arôme du café), auditives, et, symétriquement, le sentiment d’une impossibilité absolue à décrire ces expériences, faute de mots appropriés. Mon hypothèse est que cette double critique, qu’on lit notamment dans CBr, PU, et dans RPP, dérive de l’abandon remontant à 1929 du projet de description phénoménologique du vécu, et qu’elle a comme cas particulier, bien traité dans CBr et LC, la critique de la prétendue impossibilité à décrire une impression esthétique, descendante directe, selon moi, de l’échec phénoménologique de 1929 (le glas qui sonne en 1929 pour la phénoménologie ne cesse de retentir jusqu’en 1950…). Un échec que Wittgenstein a tout de suite réinterprété, non comme un manque, l’absence de langage phénoménologique adéquat, mais comme impliquant qu’on doit faire une confiance illimitée à notre langage ordinaire, injustement tenu pour plus grossier que toutes les langues idéales chimériques qu’on n’a pas su trouver ! De 1930 jusqu’à la fin des années 1940, cette confiance d’abord déclarée dans PB et D sera sans cesse réaffirmée, en même tant que sera dénoncé le sentiment illusoire, propre à celui qui philosophe, d’une insuffisance constitutive de notre langage pour ce qui est de décrire le vécu phénoménal ; Wittgenstein n’a-t-il pas dit dès PB et D que le langage ordinaire, notre seul et unique langage, est le langage authentique, auquel nous devons nous fier au lieu de partir en quête de langages chimériques ?

5Le fait, souvent noté par Wittgenstein, que dans certains cas, on ne réagit à une œuvre d’art que par un geste pourrait peut-être nous induire en erreur, nous conforter dans l’idée d’une impossible description de ce que nous dit un tableau, une phrase musicale ; le geste apparaît en effet dans certains textes comme l’expression de l’impossibilité à décrire, l’esquisse muette d’une description qui ne vient pas ; mais de là à en tirer l’idée que le geste est le pauvre substitut d’une description adéquate de l’impression esthétique censée nous échapper faute de mots, il y a un pas à ne pas franchir. Certes Wittgenstein a parfois tendance à considérer qu’un simple geste vaut bien toutes sortes de discours sur l’art. Mais, insiste-t-il, ce n’est pas parce que ce passage d’un morceau de musique me fait toujours faire un certain geste que je ne trouverai pas un jour des mots adéquats pour décrire mon impression, avec le sentiment que tel est exactement le mot qui était recherché ; si donc le geste est l’esquisse d’une description, comme le reconnaît Wittgenstein, il peut devenir l’amorce d’une description linguistiquement articulée. Opposer geste à description, c’est aller dans le sens du mythe de l’indescriptible, et peut-être aussi dans le sens de ce « son inarticulé » avec lequel la phénoménologie voulait selon Wittgenstein commencer la philosophie, alors que, soutient-il à partir de 1929, on ne peut « commencer avant le commencement », c’est-à-dire avant les jeux de langage, et, en l’occurrence ceux de la description de nos impressions, qui existent tout à fait.

6« L’on a tendance en ce cas », note Wittgenstein, « à devenir fondamentalement insatisfaits du langage » (CC 32-35, p. 63), alors perçu comme trop grossier pour pouvoir traduire une impression qui, en réalité, ne paraît difficile à décrire que lorsque que nous adoptons la posture philosophique ou que nous sommes fortement intrigués par un aspect d’une œuvre d’art, sous l’effet d’un sentiment ressenti comme particulier, spécifique, et que nous croyons impossible à décrire (CBr, p. 166). Or, pour Wittgenstein, être insatisfait de notre langage est une erreur fatale. L’art n’a pas pour fonction de nous donner accès à un message ineffable, mystérieux, au-delà des mots ; ni d’ailleurs de produire en nous des effets — affects ou émotions — qu’éventuellement l’artiste aurait pu vouloir nous transmettre, car ce serait là une conception causale (la « mauvaise conception tolstoïenne ») du fonctionnement de l’art, que Wittgenstein récuse tout comme la pertinence de l’explication causale en esthétique, au profit d’une conception selon laquelle la recherche esthétique vise à donner des raisons, non des causes, de nos impressions esthétiques). Le Cahier Brun démystifie définitivement ce sentiment d’impuissance à décrire :

7« La même illusion étrange dans laquelle nous sommes quand il semble que nous recherchions le quelque chose qu’exprime un visage — alors qu’en réalité nous nous abandonnons aux traits qui sont devant nous. La même illusion nous possède encore plus fortement si, alors que nous nous répétons une mélodie de sorte qu’elle fasse toute son impression sur nous, nous disons : “Cette mélodie dit quelque chose” et c’est comme si j’avais à trouver ce qu’elle dit. Et pourtant je sais qu’elle ne dit rien qui soit tel que je puisse exprimer ce qu’elle dit en mots ou en images. Et si, admettant cela, je me résigne à dire : “Elle exprime seulement une pensée musicale”, cela ne voudrait rien dire de plus que dire “elle s’exprime elle-même”. » (p. 166) Wittgenstein critique dans ce passage du CBr l’usage transitif des verbes « exprimer », « dire » ou « signifier », qui, en induisant un complément d’objet direct, nous incite à penser qu’il y a un message qui est exprimé, dit, signifié par la musique, et qui n’est pas dans la phrase musicale, par exemple, mais extérieur à elle et au-delà d’elle ; pure illusion car ce que dit la musique est immanent à la musique. Mieux vaudrait, aux yeux de Wittgenstein, employer un verbe intransitif comme dans l’énoncé « chacun de ces motifs colorés impressionne » (p. 178), ou mieux encore un réfléchi : « ce que la musique nous transmet, c’est elle-même » ; et, ce faisant, il veut encore écarter la conception causale du fonctionnement de l’art : « Nous souhaitons éviter toute forme d’expression qui semblerait faire référence à un effet produit par un objet sur un sujet » (ib.). De fait, seul l’usage réfléchi du verbe, et la forme tautologique au premier abord un peu déroutante (« La musique se dit elle-même ») rend justice à l’autosuffisance de la phrase musicale, qui ne vise rien au-delà d’elle-même, et dont le « contenu » lui est immanent ; il faut la prendre comme une « fin en soi », et la laisser faire sur moi toute son impression, comme je me laisse imprégner par l’expression d’un visage. Il n’y a donc pas lieu de chercher un « quelque chose » qu’elle voudrait dire ni de se désoler de ne pas arriver à le décrire, ni de s’en prendre à la « grossièreté » de notre langage factuel. Et surtout il n’y a pas lieu de penser que, du coup, on se résigne à la musique elle-même (ou à la tautologie : « la musique exprime une idée musicale »). Cette idée de résignation est totalement inadéquate ; pourquoi dire que nous devons nous résigner à la musique alors que la musique est tout, et qu’il n’y a rien à chercher au-delà d’elle ? « Qu’est-ce qui nous incite à penser que ce qu’exprime la musique pourrait être exprimé autrement, et mieux ? » Pourquoi ne pas comprendre que la musique est complète, qu’il ne lui manque rien, qu’elle ne fait pas signe vers autre chose, et que nous devrions en être satisfaits ?

8De la même façon, nous devrions nous satisfaire de notre langage factuel si souvent accusé de ne pouvoir décrire non seulement une impression esthétique, mais aussi, plus généralement, le vécu phénoménal, et notamment le champ visuel, « ce que l’on voit réellement » (CC 32-35, p. 63), « ou notre vie psychique » (RPPI, § 1 079), ou même « l’arôme du café » (PU § 610) [1]. « Décrivez l’arôme du café », Pourquoi n’y parvient-on pas ? Est-ce que les mots nous manquent ? Mais d’où nous vient la pensée que pareille description doive être possible ? Vous seriez-vous jamais ressenti du manque de pareille description ? Avez-vous essayé de décrire l’arôme sans réussir ?

9J’aimerais dire : « Ces tons expriment quelque chose de superbe, mais je ne sais quoi. Ces tons sont un geste puissant, mais je ne puis en donner aucune explication. Un hochement fort grave de la tête. James : les mots nous manquent » Pourquoi alors ne pas les introduire ? Quel devrait être le cas pour que nous puissions le faire ? (PU § 610).

10Dire « ces tons expriment quelque chose de superbe, mais je ne sais quoi » est l’expression d’un échec. Je ressens le besoin d’une paraphrase, que je ne peux donner — d’où ma frustration : quelque chose échappe à mes mots, à mes capacités descriptives. Wittgenstein veut démystifier cette impression d’échec : pour lui, en effet, le propre de l’œuvre d’art est justement de ne pouvoir être remplacée tout ou partie par une paraphrase. Il nous rappelle que dans une poésie, on ne peut remplacer un mot par son synonyme sans détruire la qualité artistique de l’ensemble — qui est peut-être liée à une « qualité de la forme », ou Gestaltqualität, pour reprendre le mot d’Ehrenfels : chacune des notes de la partition est à sa place, chacune a sa nécessité propre, les mots du poème sont exactement ceux qu’il faut, ils s’imposent absolument à la place où ils sont, et il n’existe aucune autre façon d’en exprimer le sens qui préserve la valeur artistique du poème, ou sa « physionomie ». C’est ce qui distingue la poésie et la prose littéraire de la prose ordinaire, plus facile à paraphraser : « Il se peut qu’à cause de son effet, on ne puisse remplacer un mot par aucun autre ; tout comme il y a des gestes qu’on ne peut remplacer par d’autres (le mot aurait une âme et pas seulement une signification). Personne n’accepterait de croire que rien d’essentiel n’est changé à une poésie dont on a remplacé les mots par d’autres selon une convention appropriée » (GP, p. 77).

11C’est l’ « âme » des mots qui, en interdisant la substitution d’un mot par un synonyme, confère au vers, au poème, son identité, son caractère unique et irremplaçable. C’est aussi le fait qu’un mot peut avoir, outre sa signification première, une signification seconde, non métaphorique, qui se greffe sur la première. En outre, nous sommes attachés à nos mots, qui ne nous sont nullement indifférents (nous pouvons détester ou adorer certains, et c’est sur cette intimité avec nos mots que se greffent les jeux de langage littéraires). Enfin nous sommes marqués par certaines associations qui font que le nom « Schubert », par exemple, associé à une autre œuvre ou à un autre visage, créerait en nous un malaise certain.

12Il ne faudrait pas confondre l’impossibilité de remplacer un élément d’une œuvre d’art par une paraphrase avec le prétendu échec de notre langage à décrire l’impression que nous fait une œuvre, tout ou partie. L’impossibilité, bien réelle, de paraphraser est constitutive de l’œuvre d’art. En revanche, l’impossibilité de décrire une impression artistique au moyen de notre langage est le fruit d’une illusion. Pourquoi ne pas reconnaître que la véritable expérience esthétique consiste à s’abandonner tout simplement à l’impression qu’elle fait sur nous ? C’est ce que suggère fortement le CBr, qui insiste sur l’immanence à l’œuvre du « sens » de l’œuvre.

13Quand nous déplorons les insuffisances de notre langage, nous le comparons implicitement avec un langage meilleur, voire idéal, tel l’introuvable langage phénoménologique d’avant 1929. Cette comparaison fait apparaître notre langage ordinaire comme une simple « façon de parler » faute d’une meilleure ressource. Wittgenstein essayera de démystifier ce pathos. Ce n’est pas un échec si nous ne pouvons dire ce qu’expriment ces couleurs ou ce que nous dit cette phrase musicale. Dans l’expérience esthétique réelle, nous nous imprégnons de la phrase musicale comme de la chose unique et incomparable qu’elle est (elle « s’insinue dans ma vie »), sans l’opposer à un au-delà des mots qu’elle serait censée viser. Il est vrai qu’en 1948 il soutiendra une conception tellement holiste de la signification de l’œuvre d’art qu’il déclarera qu’un thème musical, par exemple, indique bien quelque chose « en dehors de lui », mais qu’il s’agit de l’ensemble de son contexte linguistique et culturel (« la langue allemande et son intonation », « le champ entier de nos jeux de langage », RM, p. 52).

14De même que l’impression esthétique, l’arôme du café n’apparaît indescriptible qu’à celui qui, égaré par la philosophie, n’a pas compris la valeur de ses propres mots. Ce n’est pas que « les mots nous manquent » comme le croit William James, puisque nous pouvons en inventer d’autres, comme Virginia Woolf, pour décrire « the stream of consciousness ». Mieux vaudrait nous demander « d’où nous vient la pensée que pareille description [la description parfaite de l’arôme du café] doive être possible ? » (PU § 610), ou bien « Comment donc accéderais-je au concept d’une sorte de description qu’il m’est impossible de donner ? » (PPI § 1 079), ou encore remarquer qu’ « il serait étrange de devoir dire ce que c’est qui est impossible ». Qui plus est, relève Wittgenstein, par le simple fait d’essayer de décrire l’arôme du café nous montrons qu’on ne saurait parler d’échec : il y a, à tout le moins, début de réussite, qui n’est pas perçue comme telle. Parler d’échec présuppose que nous mesurions notre description à une description modèle (« phénoménologique ») dont nous ne disposons pas. Le CBr nous rappelle fermement que nous n’avons l’expérience d’aucun modèle de ce genre. Pourquoi alors juger, pour le dénigrer, notre langage à l’aune de ce qui n’existe pas et dont nous n’avons qu’une vague idée ? Notre langage, notre musique, se suffisent réellement à eux-mêmes et devraient nous suffire. Apprendre à les accepter n’est pas nous « résigner » à quoi que ce soit. Nous n’avons en effet aucune idée d’un état de choses où la description idéale se réaliserait ni de ce à quoi elle ressemblerait, sauf à regarder certains tableaux modernes qui semblent inclure le mouvement des yeux (RPPI § 968) qui manquait justement aux tentatives de description phénoménologique du champ visuel dans les années 1929-1930.

15Mon hypothèse est que ce à quoi nous aspirons quand nous déplorons l’insuffisance de nos capacités à décrire, c’est encore à une description phénoménologique infiniment fine, impossible à réaliser au moyen de notre langage, et que Wittgenstein a explicitement répudiée en 1929. Ne nous faudrait-il pas, comme il le suggère à propos du problème de la discrimination des couleurs, des « pinces mentales extrêmement fines » pour ce genre de description ? L’idée d’une description idéalement fine à laquelle nous ferait accéder un langage idéalement fin est un des ces mythes à base d’insatisfaction artificiellement engendrée par la philosophie. Quand nous philosophons, nous avons l’impression, note Wittgenstein, de perdre notre emprise sur les objets environnants, d’être envahis par un flux incessant d’expériences vagues que notre langage n’est pas assez fin pour décrire, un thème récurrent de 1930 à 1950. Mais il nous rappelle qu’en parlant ici de « flux incessant » et de « vague » sans antithèse, nous employons ces mots de façon typiquement métaphysique, c’est-à-dire dénuée de sens. Ici, comme ailleurs, il nous demande de « ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien ». Là où « aucun idéal d’exactitude n’a été fixé », il n’y a pas lieu de déplorer le vague de nos expressions. Nous pouvons tenter de multiples descriptions de nos vécus psychiques, ce sont des jeux de langage où parler d’exactitude est aussi déplacé que parler d’un cavalier dans un jeu de dames : « Qu’appellerais-je “une description exacte” de l’image visuelle d’un cours d’eau ? Il n’y a rien à quoi je donnerais ce nom. Si quelqu’un dit que cela ne se laisse pas décrire, on peut lui répondre : tu ne sais pas ce qu’il faut appeler une “description”. Car la plus exacte des photographies, par exemple, tu ne la reconnaîtrais pas comme un exposé exact de ton expérience vécue. L’exactitude n’existe pas dans un tel jeu de langage. (Pas plus que le cavalier dans un jeu de dames). » (RPPI § 1079-1080). On ne devrait pas introduire de norme d’exactitude dans un jeu où elle n’a aucune place : on ne peut parler d’inexactitude sans antithèse. Les idéaux d’exactitude sont nocifs en ce qu’ils ne servent qu’à dévaluer nos vraies ressources, à savoir nos jeux de langage, dont on ne peut d’ailleurs pas plus sortir pour les juger de l’extérieur qu’accéder à l’impossible perfection : le langage idéal. Les jeux de langage de la description visent, comme tout autre jeu, des fins déterminées dans des circonstances précises, et remplissent parfaitement leur fonction. En exigeant une description infiniment fine, on sort du jeu de la description pour tomber dans celui de la spéculation philosophique, car une telle description ne nous serait d’aucun usage : « L’on fait souvent l’expérience de relater ce que l’on voit réellement en regardant autour de soi, comme le ciel bleu, et de sentir qu’il n’y a pas assez de mots pour le décrire. L’on a tendance en ce cas à devenir fondamentalement insatisfaits du langage. Nous comparons cette expérience à quelque chose qui ne peut lui être comparé. C’est comme si l’on disait de gouttes d’eau qui tombent : Notre vue est si inadéquate que nous ne pouvons dire combien de gouttes de pluie nous en ayons vues, même si nous en avons certainement vu un nombre précis. » (CC 32-35, p. 63) Dans un tel cas la comparaison est une mauvaise comparaison, une image pernicieuse, et totalement dénuée de raison d’être : « Il doit y avoir une image fausse à la base de notre sentiment d’impuissance. Car ce que nous voulons décrire, nous pouvons le décrire. » (BT, p. 197)

16Comme y insistent les PU, il n’y a pas de modèle unique de « description de ce qui est vu » (PU II, p. 529) par rapport auquel les autres seraient incomplètes ou inadéquates, et c’est là, me semble-t-il, la continuation de la critique du langage phénoménologique, dont la recherche est abandonnée en 1929 par Wittgenstein, mais qui n’en continue pas moins de hanter toute personne qui philosophe : « Il est remarquable que dans la vie ordinaire, nous n’éprouvons jamais le sentiment que le phénomène nous échappe, que les apparences s’écoulent continuellement ; ce sentiment ne s’impose à nous que lorsque nous philosophons. Ce qui indique qu’il s’agit là d’une idée que nous suggère un mauvais usage de notre langage. » (BT. p. 198)

17Que rien dans l’œuvre d’art ne soit remplaçable par une paraphrase, que nous croyions (à tort) ne pas pouvoir accéder à la bonne description de ce que l’art nous dit, ne nous condamne pas au silence face à l’œuvre. Nous pouvons parfaitement nous exprimer, d’abord sous forme de réactions esthétiques corporelles qui forment le soubassement de nos jeux de langage esthétiques. L’accent mis sur ces réactions n’est pas un signe de défiance vis-à-vis du langage de la part de Wittgenstein, encore une fois le langage ordinaire est parfaitement en ordre tel qu’il l’est, comme le disait déjà le Tractatus. Il ne veut pas dire que les réactions esthétiques — gêne, enthousiasme, dégoût — sont les seules réponses authentiques à l’œuvre d’art, car ce serait encore aller dans le sens du mythe de l’indescriptible. Il veut plutôt suggérer que l’expérience esthétique ne consiste pas tant en vécus internes spécifiques qu’il faudrait analyser par introspection que dans le proto-langage formé par des réactions immédiates comparables à celle qui nous fait retirer notre main d’un plat brûlant, ou dans des gestes, qui sont un peu plus que des réactions immédiates. En tout cas l’expérience esthétique globale commence par une participation du corps à travers ces réactions esthétiques, qui ont la caractéristique d’être orientées vers un objet, comme la frayeur peut l’être, sans que l’objet soit pour autant la cause de la réaction ; là aussi Wittgenstein veut tenir l’esthétique hors du cadre d’une action causale ou d’une explication causale : il y a un pourquoi, non une cause à la gêne esthétique, écrit-il. Les réactions pointent plutôt des aspects de l’œuvre d’art, ayant sans doute à voir avec une perception aspectuelle : quand un aspect de l’œuvre se met à ressortir (la hauteur excessive de la porte), on a telle réaction (une grimace).

18Au regard de ces réactions non préméditées, qui ont au moins le caractère de l’authenticité, le sentiment que mon impression esthétique est indescriptible apparaît comme parasitaire et illusoire, issu d’une fixation excessive sur un aspect de l’œuvre qui nous intrigue : même s’il fait bien partie de l’expérience esthétique de certains, s’il est bien un de ces puzzles esthétiques listés par Bouveresse en 1973, ce sentiment n’est pas fécond comme une réaction corporelle immédiate. Car réactions immédiates et gestes sont le socle sur lequel vont s’édifier les jeux de langage de l’appréciation esthétique, qui consistent, on le sait, à donner des raisons. Le sentiment que mon impression esthétique est indescriptible apparaît alors comme une impasse, quelque chose d’improductif : ce qui va en effet s’édifier comme explication esthétique n’a rien à voir avec cette aphasie où nous laisse ce sentiment de l’indescriptible, elle se nourrit au contraire de toutes sortes de comparaisons et de juxtapositions pertinentes, précises, utiles entre œuvres appartenant à des arts différents. Cette notion d’explication permet également d’en finir avec un autre cliché, et non des moindres, celui de l’incommunicabilité de l’expérience esthétique. Ce n’est pas le moindre des mythes que Wittgenstein aura pourfendus.

Abbréviations

19BT Big Typescript, Philosophica I, TER 1997 (trad. J-P. Cometti)

20CC32-35. Cours de Cambridge 1932-35, TER 1992 (trad. E. Rigal)

21CBr. Cahier Brun, (trad. M. Golberg et J. Sackur) Gallimard 1996

22D. Dictées à Waismannet pour Schlick, (trad. et comm.) ss la dir. A. Soulez, PUF 1997-98

23EPR. Études Préparatoires à la 2e partie des Recherches Philosophiques, (trad. G. Granel) TER 1985

24GP. Grammaire Philosophique, (trad. M-A. Lescourret) Gallimard 1980

25LC. Lectures et Conversations, Blackwell, 1966

26PB. Remarques Philosophiques, (trad. J. Fauve) Gallimard

27PU. Recherches Philosophiques, dans l’éd. allemande originale Suhrkamp 1964

28RM. Remarques Mêlées, (trad. G. Granel) TER 1984

29RPP1. Remarques sur la Philosophie de la Psychologie, (trad. G. Granel) TER 1989

Notes

  • [1]
    L’exemple du café n’est pas si incongru, puisque Wittgenstein lui-même note malicieusement que l’esthétique traditionnelle, telle qu’elle est conçue, devrait nous dire non seulement ce qui est beau, mais encore quels sont les bons cafés !