Wittgenstein : une philosophie musicale?

11- Si la musique avait une place considérable dans sa vie, Wittgenstein est avant tout un philosophe du langage et de l’esprit et non de l’art. L’esthétique et notamment la musique ne sont considérées que marginalement, en passant pour ainsi dire. Je risque néanmoins l’expression de philosophie musicale (et non « philosophie de la musique » ) parce que le modèle de la musique nous éclaire sur le sens et la portée de thèmes fondamentaux de sa philosophie du langage. Schématiquement, l’entreprise de Wittgenstein est de tordre le cou à l’idée que la signification puisse être en quelque façon une expérience vécue, une sensation spéciale, comme c’est le cas de façon avouée ou non, soutient-il, dans la philosophie moderne, notamment chez ses interlocuteurs privilégiés, William James et Bertrand Russell. Avoir une certaine image mentale, une certaine cogitatio (une pensée sur la mort, une douleur aux dents, croire qu’il va pleuvoir, etc.) est le modèle élémentaire de cette vue de l’esprit. Descartes et l’empirisme classique ont accrédité une conception de l’esprit, le mentalisme, dont nous sommes prisonniers. Mais rejeter cette conception n’est pas nier l’existence de quelque chose comme une « expérience de la signification », manifestée par exemple dans des phénomènes familiers comme chercher le mot juste ou avoir un mot sur le bout de la langue, ou dans l’expression poétique. Il ne s’agit pas d’opposer partes extra partes une entente conceptuelle et une entente expérientielle du mental. Quel est dans ces conditions l’horizon, le point d’arrivée de cette critique en règle du vécu? Certainement pas la réduction béhavioriste. Wittgenstein consacre moins de pages au béhaviorisme qu’au mentalisme, peut-être parce que l’attraction qu’il exerce est moins forte, mais ce sont pour lui les deux faces d’une même erreur au sujet de l’esprit. J’insiste sur ce point parce que l’étiquette de béhavioriste est un moyen souvent employé pour se débarrasser de Wittgenstein.

2C’est cet horizon que la musique permet de clarifier. En bref, et pour résumer ce qui suit, pour autant qu’il y a une compréhension de la musique, elle est indissociable d’une expérience, d’une émotion musicale. Loin de réfuter les vues anti-expérientielles de Wittgenstein sur la signification et la compréhension, la considération de la musique permet de mieux les comprendre.

32- Je partirai d’un problème bien connu : la musique est-elle un langage? Question ancienne en esthétique musicale, voir par exemple la querelle des Gluckistes et des Piccinistes. Wittgenstein se garde de toute prise de position tranchée, qui ne manifesterait que la perte du sens du problème, le genre de position qu’on trouve dans les théories formalistes de la musique (Schenker ou Stravinsky), ou dans leur symétrique inverse, les sémiologies musicales du type : le mi mineur exprime la mélancolie, les tierces ascendantes la joie, ou, version causale, les dernières symphonies de Tchaïkovski provoquent la dépression. La musique parle, mais ce n’est pas une langue. « On peut aussi dire que comprendre une phrase musicale c’est comprendre un langage. » (F § 172). Toutefois, la signification n’y fonctionne pas comme dans la langue, car (a) elle est intraduisible, (b) elle n’est jamais descriptive.

4(a) L’intraduisibilité du « langage » musical est une « présentation » de l’intraduisibilité qui est le fait de certaines expressions linguistiques (poétiques), elle manifeste de façon indubitable qu’il y a des cas où comprendre une phrase, c’est ne pas traduire, « comprendre au sens où on ne peut remplacer la phrase par aucune autre (pas plus qu’un thème musical ne peut être remplacé par un autre) » parce que « la pensée correspondant à la phrase […] est quelque chose exprimé uniquement par ces mots dans cet ordre. » (RP § 531) Ce phénomène des deux modes de compréhension, comme traduction et comme in traduction, et les rapports entre les deux signalent un aspect essentiel de notre être au langage. Wittgenstein insiste au paragraphe suivant sur le fait que ces deux significations n’en font qu’une, elles forment « mon concept de comprendre [NB : au singulier]. Car je veux appliquer le mot “comprendre” à tout cela. » (RP § 532). Il y a toutefois une différence entre l’intraduisibilité linguistique et l’intraduisibilité musicale : le poème reste relié à la prose, sa paraphrase est possible, même si elle défigure le sens, c’est un cas-limite, tandis que la musique est constitutivement intraduisible. La musique présente de façon indubitable et unique le phénomène de l’intraduisibilité expressive, qui est comme caché dans la variété infinie des usages du langage.

5(b) La musique consiste certes à « indiquer quelque chose au-delà du thème lui-même » (F § 175), mais d’une façon non linguistique, de sorte que cette théorie, prise à la lettre, peut aussi être qualifiée « d’étrange illusion » (CBB p. 166). Pour dissiper cette apparente contradiction sur « la façon dont la musique parle », repérable au sein des mêmes écrits, il faut commencer par analyser les ressemblances et les différences entre musique et expression linguistique.

6« Ne pourrait-on imaginer qu’un homme qui n’aurait jamais eu la moindre connaissance de la musique arrive parmi nous, qu’il entende quelqu’un jouer une pièce de Chopin, parmi les plus méditatives, et qu’il se convainque qu’il s’agit là d’une langue, dont on cherche simplement à lui dissimuler le sens. » (RPP I § 888)

7Évocation frappante mais énigmatique de la complexité du rapport entre musique et langage, cette remarque souligne d’abord la dimension pratique, existentielle du problème. « La musique parle », et l’interprétation de ce parler comme langage, au sens proprement linguistique du terme, est irrésistible. On trouvera à peu près autant de remarques niant l’intentionnalité linguistique de la musique que de remarques l’affirmant. Par exemple : « La même illusion étrange dans laquelle nous sommes quand il semble que nous recherchions le quelque chose qu’exprime un visage […] la même illusion nous possède encore plus fortement si, alors que nous nous répétons une mélodie de sorte qu’elle fasse toute son impression sur nous, nous disons “Cette mélodie dit quelque chose”, et c’est comme si j’avais trouvé ce qu’elle dit. » (CBB p. 166) Alors, langage ou non?

8La symétrie de la comparaison, le fait que langage et musique servent alternativement de terme de comparaison l’un par rapport à l’autre, impliquent une proximité globale, et non pas un simple recoupement partiel entre langage et musique. On ne peut donc décrire simplement la situation en termes d’air de famille entre compréhensions linguistique et musicale (ou esthétique en général), se contenter de dire qu’il y a d’une part des ressemblances et d’autre part des différences, parce que les unes réagissent sur les autres. Nous vivons avec cette ambiguïté, et il suffit d’imaginer un être humain privé de cette double familiarité avec la parole et avec la musique pour provoquer ce qu’on pourrait appeler une demande incongrue de traduction. En un sens toutefois, notre Huron ne se trompe pas. Il y a bien quelque chose comme une compréhension de l’auditeur en réaction à l’exécution d’un morceau de musique, ici une pièce de Chopin particulièrement « nachdenklich » (pensif, méditatif, rêveur). Il a raison de ne pas entendre cette Nachdenklichkeit comme une simple humeur ou atmosphère, mais de lui attribuer un contenu de pensée et, du coup, d’être agacé par ce que les autres comprennent et qu’on ne veut pas lui dire.

9Certes, il y a lieu de traiter analytiquement lés similitudes et les différences entre le langage et la musique. Ce qu’esquisse Wittgenstein en décrivant l’« élément musical du langage », le Satzklang. Mais l’analogie d’allure entre la musique et le discours, entre les inflexions de la phrase musicale et les intonations de la parole, analogie exploitée notamment dans le lied ou l’opéra, n’est qu’une partie de l’affaire. Ce n’est pas seulement en vertu d’une similitude plastique que nous parlons de début et de fin de phrase, d’interrogation et de réponse, etc. La reconnaissance d’inflexions communes à la musique et à la langue suppose une familiarité avec une culture (comprendre Brahms en l’associant à la poésie de Keller) qui requiert une éducation, et expliquer la nature de ces synesthésies demande à son tour de clarifier la notion d’expression, de geste expressif. La musique parle en prenant place dans « notre monde d’idées et de sentiments », « le thème est en interaction avec la langue », « l’impression qu’il me fait forme un ensemble avec les choses de son environnement » mais, ce faisant, l’œuvre musicale est « une nouvelle partie de notre langue », qu’elle ne fait donc pas que parler, puisqu’elle l’étend sur un mode inédit (RM p. 52, 57).

10L’expérience de la musique – l’émotion musicale, pour l’appeler par son nom – n’est pas une instance de l’illusion philosophique, signalée au début, de la compréhension linguistique comme expérience d’une certaine sorte. Notre Huron pèche d’ailleurs par excès de conceptualisme et de contextualisme et non par adhésion au mythe de la signification comme expérience privée. Ce qu’il croit reconnaître dans la musique n’est pas la sensation du langage parlé mais l’usage, la pratique de l’expression linguistique. Sa seule erreur, s’il est permis de forcer les suggestions d’un passage qui se veut énigmatique, est d’identifier signification et traduisibilité.

11« Ce que nous appelons “comprendre une phrase”, dans de nombreux cas, ressemble bien plus à la compréhension d’un thème musical que nous ne serions enclins à le croire. Je ne veux pas dire que comprendre un thème musical ressemble davantage à l’image qu’on a tendance à se faire de la compréhension d’une phrase, mais plutôt que cette image est fausse, et que la compréhension d’une phrase ressemble bien plus qu’il ne semble au premier abord à ce qui se passe réellement quand nous comprenons une mélodie » (CBB p. 168) La symétrie de la comparaison entre langage et musique ouvre sur un abîme : en critiquant l’idée que la musique désignerait quelque chose en dehors d’elle et dont la saisie serait la compréhension musicale, Wittgenstein attire l’attention sur le fait que la compréhension linguistique ne doit pas être comprise, elle non plus, en termes de référence à quelque chose. L’autonomie du langage ici rappelée semble donc contredire sa liaison avec la réalité, comme se contredisent musique comme expression pure et comme expression de. L’immanence de la musique est un aspect, une présentation, une preuve même, serait-on tenté de dire, de l’autonomie du langage, (voir également RP § 527).

12Pour achever de presser jusqu’à la dernière goutte le § 888, on remarquera enfin que ce que notre Huron entend, ce n’est pas une pièce de Chopin simpliciter, mais quelqu’un jouer cette pièce, correctement on le suppose, de façon à rendre la Nachdenklichkeit qui l’intrigue tant. Wittgenstein introduit ici, de façon allusive il est vrai, un élément essentiel de son analyse de la compréhension musicale, le jeu de l’interprète et la corrélation étroite entre suivre en comprenant et jouer correctement. Il est en effet difficile de séparer l’expressivité d’un morceau de musique de celle du jeu « correct ». En musique, « l’interprétation n’est pas une description indirecte mais une expression primaire de l’expérience » (RPP I § 20)

133- Parvenu à ce point, je voudrais faire un détour par le contexte esthétique de cette discussion sur la nature de l’expression musicale. Détour qui n’en est pas un, s’il est vrai que Wittgenstein connaissait très bien ce contexte et que ses remarques y font constamment allusion. L’évolution du style classique viennois (Haydn, Mozart, Beethoven) dans le romantisme a nourri un débat esthétique sur les puissances narratives, dramatiques, évocatrices, représentatives de la musique et les moyens de les réaliser. De Schumann à Wagner en passant par Berlioz et Liszt, la musique se fait de plus en directement discours, non plus au sens rhétorique de la musique baroque, mais au sens romantique de la production de mondes. L’idée de musique à programme (Berlioz, Liszt) culmine avec le concept wagnérien d’œuvre d’art totale. Face à ce courant se dressent les tenants de la « musique pure ». Brahms est le plus grand d’entre eux, mais Chopin peut y être rattaché, bien que sa mort précoce, en 1849, ne lui ait pas permis d’être partie prenante des débats de la seconde moitié du siècle. Deux penseurs dominent la discussion, Schopenhauer et Hanslick (Du beau dans la musique, 1854). Wittgenstein avait lu Schopenhauer et l’influence de ce dernier ne saurait être surestimée. Il est donc à peu près certain que Schopenhauer n’était jamais loin de son esprit quand il réfléchissait sur la musique. Quant à Edouard Hanslick, le critique le plus célèbre de son temps, aucun viennois cultivé n’ignorait ses thèses et il n’y aurait pas grand risque à parier qu’il a dû fréquenter le palais Wittgenstein, avec ses amis Brahms et Joachim, et faire sauter le jeune Ludwig sur ses genoux.

14Hanslick défend la musique pure contre ses perversions représentatives ou émotionnelles. Il définit la musique comme « formes sonores en mouvement » (tönend bewewegte Formen) (op. cit. p. 94), elle est art de l’imagination et non du sentiment, l’imagination étant « l’état actif de la contemplation pure ». On pourrait dire qu’il s’agit d’une « langue que nous comprenons et parlons mais qu’il nous est impossible de traduire » (p. 97). Hanslick écrit même que « la musique est manifestement une forme intensifiée du langage » (p. 113) mais cette analogie est limitée : alors que, dans la langue, « le son n’est qu’un signe, i.e. un moyen employé pour exprimer une chose tout à fait étrangère à ce moyen ; dans la musique, le son est une chose réelle et il est à lui-même son propre but » (p. 111-12). Ce qui rend le style d’un grand compositeur immédiatement reconnaissable n’est pas d’ordre psychologique ni physiologique (p. 100). Autrement dit, la signification et la valeur de la musique ne doivent être cherchées ni dans les intentions ou les états d’âme du compositeur, ni dans les effets qu’elle produit sur nous. Néanmoins, il ne s’agit pas d’éliminer le sentiment et l’émotion, car « l’activité de l’imagination est toujours étroitement liée à des sentiments et à des sensations » (Hanslick reprend et commente en détail les travaux de Helmholtz en physiologie musicale). De ce point de vue la notion de musique pure chez Hanslick diffère de celle des formalismes du XXe siècle, chez Stravinsky ou Schenker (la musique, par essence, n’exprime rien, proclamait Stravinsky). Sa doctrine des formes en mouvement est plus nuancée, moins claire sans doute qu’un pur formalisme, mais beaucoup plus vraie, au-delà du contexte de l’époque et des jugements particuliers du critique Hanslick (Beethoven est notre Dieu, Brahms son prophète). Il haïssait Wagner pour des raisons évidentes, mais aussi Bruckner, coupable d’admirer Wagner mais, selon moi, le plus grand compositeur de musique pure de la fin du siècle. Son parti de l’expression purement musicale l’amène même à risquer une critique de Beethoven, à propos de l’irruption de la parole dans le Finale de la IXème Symphonie, où il voit un échec, voir la note 28 de son livre).

15On aura reconnu sinon la position de Wittgenstein, du moins les articulations essentielles de sa réflexion : l’idée d’une sorte de langue mais qui n’est pas tout à fait une langue et qui est intraduisible, l’idée que l’émotion musicale ne s’explique ni par la représentation d’un contenu, ni par un effet causal (un point essentiel des remarques esthétiques de Wittgenstein), mais aussi la conception de l’imagination comme état actif de la contemplation pure, qui rejoint les thèmes wittgensteiniens du geste expressif et de l’intentionnalité de la musique (le fait qu’une succession de sons est « entendue comme » une mélodie). Plusieurs arguments d’Hanslick rendent un son wittgensteinien, comme lorsqu’il remarque que si la musique n’était qu’une machine à produire des sentiments, n’importe quoi produisant les mêmes effets aurait la même valeur, ce qui est absurde et que nous ne sommes évidemment pas prêts à accepter. Un passage du Cahier brun (p. 178) pourrait bien être une allusion directe à Hanslick. Wittgenstein reprend la critique du sentimentalisme, mais on devine qu’il n’accepte pas plus la « tentation » inverse de la musique pure.

16La métaphysique de la musique de Schopenhauer se situe en contrepoint plus qu’en opposition à la thèse d’Hanslick. Leurs œuvres ne se situent d’ailleurs pas sur le même plan, même si la critique esthétique n’est pas absente des réflexions de Schopenhauer. Schopenhauer part de la critique de la théorie leibnizienne de la musique comme « exercice mathématique inconscient ». Cette théorie, qui préfigure les formalismes du XXe siècle, n’est pas sans mérite, mais elle s’arrête à « l’écorce » de la musique, elle est incapable de rendre compte de la « joie profonde » que procure la musique, « le plus puissant de tous les arts ». La musique est bien plutôt un « exercice inconscient de métaphysique », en tant que représentation directe, « copie immédiate de la volonté elle-même » (non pas au sens subjectif et personnel, mais en tant que volonté cosmique, âme du monde si l’on veut). La volonté est par nature irreprésentable dans l’expérience, ineffable, et la grandeur de la musique tient justement à ce qu’elle est sans médiation représentative, ce qui lui permet de présenter l’irreprésentable. Elle est la présentation directe de l’expérience du moi en tant que supra-empirique, du mouvement autonome de l’intentionnalité humaine. La musique est une « langue universelle » et sans concept qui atteint « ce qui précède toute forme, le noyau intime des choses. »

17On peut laisser de côté ici les différences entre Schopenhauer et Hanslick et considérer les points communs ou, plutôt, les problèmes communs à nos deux penseurs. Mon hypothèse est que Wittgenstein est nourri de cette philosophie de la musique, qu’il en reprend l’esprit, sa capacité à faire droit à ce que la musique à d’unique et à son importance dans notre vie, tout en y décelant une difficulté qu’il va s’efforcer de résoudre. Pour le dire d’un mot, la musique n’exprime rien d’extérieur à elle, elle est expressive en un sens intransitif de la notion mais, dans le même temps, on n’échappe pas à une certaine transitivité, une expression est forcément expression de quelque chose. (Le même dilemme est aussi formulé en termes de rapport interne entre forme et contenu, entre forme et sentiment. Voir en particulier le thème romantique de l’inséparabilité de la forme et du contenu dans l’art). Contradiction qu’il faut lever ou, plutôt, reformuler sans outrepasser les limites du sens. La difficulté fut pointée avec profondeur par Erik Satie lorsqu’il déclarait à propos du premier mouvement de La Mer de Debussy, « De l’aube à midi sur la mer », « j’aime particulièrement le passage à 11 h15 » ! Wittgenstein nous fait comprendre pourquoi cette phrase est si drôle.

18Hanslick et Schopenhauer ont bien vu qu’il y avait un sens particulier de l’expression en musique, un sens intransitif, expressif tout court et non expressif de x, mais ils ont échoué à en rendre compte de façon satisfaisante, faute d’avoir développé une philosophie de la compréhension musicale [1]. Wittgenstein au contraire part de la question : « Qu’est-ce que suivre une phrase musicale en la comprenant? » La clarification de cette question permet seule de se dépétrer des paradoxes du concept d’expression. Comme l’écrit Scruton, il ne s’agit plus de fournir une théorie de l’expression musicale, mais une « analyse de l’expérience de la reconnaissance de l’expression » (Scruton, 1993, p. 367). On remarquera le parallélisme entre cette stratégie et le mouvement du Tractatus à la seconde philosophie, comme réintégration de la question de la compréhension, tout d’abord reléguée hors de la philosophie au nom de l’anti-psychologisme, puis reprise au contraire comme la question centrale de la philosophie de la signification.

194- L’idée d’une signification intraduisible, inexplicable sinon de façon imparfaite et non prédicative (qui ne fournit pas de définition) semble flirter dangereusement avec le langage privé, avec l’idée d’une signification ineffable, purement vécue. D’un côté, la coïncidence, dans la compréhension de la musique, entre expérience et signification pousse à son maximum la tentation de l’illusion privatiste, c’est-à-dire de l’idée de l’auto-identification des impressions, en deçà de tout langage public. C’est, par exemple, l’idée de William James que les propriétés intrinsèques des sensations comprennent toutes les différences, toutes les articulations de la vie de l’esprit et suffisent à en rendre compte, pour peu qu’on ait un talent introspectif suffisant pour les discerner. Mais, d’un autre côté, cette apparence d’auto-identification de la signification musicale par elle-même ne se produit pas dans le secret du mental privé, mais dans un objet intentionnel public, l’œuvre. En effet, sauf à se satisfaire de postulats esthétiques grossiers, la conception causale de la musique, et la réduction corrélative de la réception de la musique à un processus mental privé, sont pour le moins implausibles, l’expérience de la musique appelle plutôt la notion d’un objet intentionnel non privé. La signification de la musique est à la fois complètement expérientielle (sans concept dit Schopenhauer) et extérieure. C’est la vérité de Hanslick. Son rejet de l’idée de la musique comme machine à produire des sentiments est l’analogue dans l’esthétique musicale de l’argument du langage privé en philosophie, en tant que rejet de la « mythologie » de significations qui s’identifient elles-mêmes. Lorsque Wittgenstein exhorte son lecteur à ne pas chercher dans l’introspection ce qu’est comprendre la musique, « Ne regarde pas en toi-même », cela ne veut pas dire « Regarde les autres », selon le contraste, essentiel dans sa philosophie de l’esprit, entre la première et la troisième personne, mais plutôt : « Regarde-toi devant l’œuvre », ou dans l’œuvre, au sens où on dit « regarde-toi dans une glace » (RM p. 51-2). Autrement dit, la musique est la pratique la plus propre à conforter la réduction de la compréhension à une sensation vécue, mais aussi la plus propre à dégager le concept d’expérience vécue de son acception sentimentale. C’est en ce sens que l’enquête de Wittgenstein se situe dans une perspective analogue à celles d’Hanslick et de Schopenhauer, non romantique pour faire bref.

Page manuscrite de Wittgenstein, Bemerkungen Bd. IV, 13.3.1929-9.8.1930, Vienne. 2000 Oxford University Press, the University of Bergen, the Wittgenstein Trustees

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Page manuscrite de Wittgenstein, Bemerkungen Bd. IV, 13.3.1929-9.8.1930, Vienne. 2000 Oxford University Press, the University of Bergen, the Wittgenstein Trustees

205- On ne peut donc s’en tenir à la thèse que la musique n’exprime rien d’autre qu’elle-même. Comme le montre Roger Scruton (1993 et 1997), les acceptions transitive et intransitive de l’expression musicale sont inséparables, et les tenants de l’une finissent toujours par céder à l’autre. Un exemple admirable est l’étude de Charles Rosen sur Le Style classique, dont il comprend les structures – notamment la forme sonate – en termes dramaturgiques, dans un entre deux entre critique formelle et critique expressionniste.

21Un des plus beaux exemples d’analyse transitive de l’expression musicale chez Wittgenstein se trouve à la fin du Cahier brun (p. 184-5). Évoquant une pièce de la fin du recueil des Davidsbundlertänze de Schumann – Wie aus der Ferne, qu’il déforme en Wie aus weiter Ferne –, Wittgenstein écarte l’entente spatiale spontanée de ce titre, « Comme du lointain », pour lui donner une signification temporelle. Le registre dynamique du morceau, presque constamment piano, accréditerait plutôt l’interprétation spatiale, mais on entend dans la deuxième partie de la pièce une citation, un souvenir plutôt d’un thème du début du recueil, ce qui peut orienter vers un éloignement temporel. En tous les cas, l’interprétation de Wittgenstein est convaincante, elle ouvre une porte. C’est de révolu et non de lointain qu’il s’agit. Wie aus der Ferne exprimerait un sentiment qu’on peut décrire comme le « sentiment de il y a si longtemps ». Cette interprétation du sens du titre convient bien au mystère qui émane de la pièce. À nouveau, ce n’est pas la pièce simpliciter qui a cette vertu expressive, mais la pièce « jouée avec l’expression juste », par Walter Gieseking par exemple. Ceci pour le jugement esthétique de Wittgenstein. Philosophiquement cependant, cette analyse ne laisse pas d’être déconcertante. Elle semble accorder à la musique une capacité descriptive qui avait pourtant été mise en cause quelques pages auparavant (p. 178). Le passage commence en fait par poser le problème de la description d’un sentiment particulier, et en trouve dans Schumann une bonne description. Hanslick se retourne dans sa tombe devant un représentationnisme aussi grossier. Toutefois, ce n’est pas de représentation qu’il s’agit, mais de geste expressif (« un geste de révolu » ou de passéité, pastness). Si Wittgenstein dit que ce morceau est « l’expression la plus élaborée et la plus exacte que je puisse imaginer » de ce sentiment, c’est, la suite le montre, pour s’opposer à l’idée que ce sentiment est « un quelque chose informe situé dans un endroit, l’esprit ». Autrement dit, l’expérience particulière visée n’est pas auto-identifiante, elle ne se spécifie que dans et par l’expression, ici la pièce de Schumann jouée correctement. Notez bien que ce n’est pas la partition qui est l’objet expressif mais une interprétation « avec l’expression juste ». On voit mieux dans ce passage ce que Wittgenstein rejette, à savoir la séparation du sentiment et de l’expression de celui-ci, que ce qu’il affirme : veut-il dire que le sentiment est constitué par le geste qui l’exprime? En quel sens le sentiment (le vécu) du révolu coïncide-t-il avec ce geste? En outre, dans le cas de l’expression musicale, de quel geste s’agit-il, celui de Schumann, celui du pianiste, celui de l’auditeur qui réagit en écoutant le disque, qui suit « en comprenant la phrase »? L’expression dont il s’agit n’est pas à la première personne, mais pas à la troisième non plus, elle est celle d’une interprétation juste de la pièce de Schumann. Mais il s’agit pourtant bien d’un sentiment. Je crois que l’idée de Wittgenstein est que la musique nous met en présence de l’expression d’émotions comme si c’était les nôtres, mais sans les privatiser, les subjectiviser, pour autant. On comprend à des analyses de ce type que Wittgenstein ne pouvait prendre la thèse de la musique pure que cum grano salis. À sa manière, qui n’est pas celle du langage, la musique manifeste le lien entre les usages in transitif et transitif de l’expression.

226- J’ai déjà signalé le lien ?tabli par Wittgenstein entre l’expression d’un morceau de musique et l’expressivité de la façon dont il est joué. Wittgenstein développe une analogie systématique entre jouer correctement et écouter en comprenant. Jouer correctement est le meilleur analogue de la compréhension musicale. Cette analogie fonctionne selon plusieurs registres :

23(a) Elle souligne que l’expérience de la compréhension musicale est apprise, qu’elle suppose une éducation. De même qu’il faut apprendre à jouer correctement de la musique, de même il faut apprendre à l’entendre, et ces apprentissages sont similaires. (b) Écouter en comprenant est une activité, comme jouer de la musique, c’est un exercice de l’imagination, en partie volontaire, qui peut échouer ou réussir etc. Le jeu expressif correct est une maquette éloquente de cette activité, il a un aspect de technique, précise et codifiée, de savoir pratique, jouant sur tous les registres du savoir comment (« dis-toi que c’est une valse », « joue cela sur la moitié supérieure de l’archet »). (c) La pluralité des bonnes interprétations est un rappel du caractère intentionnel de cette compréhension. Il n’y a pas de règles de l’expression de la compréhension juste. (d) La compréhension en tant qu’activité n’est pas un état, un vécu au sens passif du terme (on peut dire que ce qui cloche avec le vécu, au niveau du vécu, c’est la passivité). (e) La compréhension elle-même s’exprime par des gestes expressifs, qui vont de la danse au geste du chef d’orchestre, en passant par les comparaisons synesthésiques ou d’autres formes d’explications esthétiques, mais aussi le fait de siffler la mélodie, ou de critiquer une interprétation, etc. (f) Le savoir de l’interprète est un savoir essentiellement pratique, même s’il incorpore aussi une part de connaissance théorique. De même, la compréhension musicale est pratique, apprendre à quelqu’un à comprendre la musique « c’est lui enseigner ce qu’est la compréhension en un sens différent de ce que fait l’explication, qui n’apprend rien de tel » (RM p. 70). Je « savais » qu’il y a des affinités entre Bruckner et Schubert, mais je ne l’ai compris (j’en ai fait l’expérience) qu’en entendant récemment la 4e Symphonie de Bruckner dirigée par Myung Wung Chung. Tout se tient, le vécu, l’interprétation correcte, l’explication esthétique, les comparaisons contextuelles : comprendre la musique est une expérience mais c’est une expérience instruite. L’explication musicale, l’analyse harmonique ou formelle par exemple, n’est compréhensible que de celui qui a déjà compris la musique, éventuellement elle peut aider à mieux comprendre, mais pas à comprendre tout court. On pourrait dire que, dans la musique, c’est l’expérience qui est en relation interne avec la compréhension, et l’explication de la signification qui est un accompagnement facultatif de la compréhension.

24Cette réciprocité de l’interprétation correcte et de la compréhension complique l’analyse du concept d’expression, en introduisant une sorte d’ambiguïté systématique entre l’expression de l’œuvre, l’expression du jeu de l’interprète et l’expression de la compréhension.

257- On l’a vu, l’expression musicale est à la fois personnelle et impersonnelle. C’est sous cet aspect que la musique manifeste à la fois sa plus grande originalité par rapport aux autres formes de symbolisme, et sa plus grande portée pour la philosophie de la psychologie. Le rapport entre le personnel et le collectif dans l’expression est un pont-aux-ânes de l’anthropologie et de la sociologie des émotions [2]. (1) L’expression des émotions et des sentiments est à la fois de l’ordre de l’intime par excellence et mise en forme, prescrite parfois par la culture commune (cf. les larmes à la mort d’un être cher : il y a un continuum entre les expressions sincères de la peine et les expressions rituelles collectives – les pleureuses peuvent être des professionnelles, ou des proches) ; (2) si on pense avec Wittgenstein que les émotions ne sont pas des états internes, psychologiques ou psychophysiologiques, mais qu’elles ont un contenu (un objet intentionnel, une structure narrative, ce que Wittgenstein appelle des « circonstances »), et une dimension publique et active (les expressions et les réactions appropriées) ce contenu, ces expressions, ces réactions sont déterminées – plus ou moins complètement – par des règles sociales, par un apprentissage, par des valeurs. Le sentiment d’humiliation et les réactions qu’ils suscitent sont étroitement fonction de valeurs (le sens de l’honneur), de significations socialement définies. Ce sont elles qui placent la situation sous une certaine description, déterminent la gravité de l’offense, évaluent les réactions appropriées et celles qui ne le sont pas, etc. L’amour, le désir de l’autre le sont également, bien que moins étroitement ou, plus exactement, ils sont intrinsèquement personnels : la description doit donner des noms (parce que c’était lui, parce que c’était moi), ce qui n’est pas le cas pour des émotions plus universelles, ou la description ou la justification doivent surtout comporter des maximes générales (sur l’honneur ou la justice par exemple). Comment restituer sa nature sociale au fait psychologique sans le réduire? Je crois que la musique constitue une présentation et une expérience exemplaires de cette double nature, personnelle et impersonnelle, des émotions et que c’est une des clés de l’importance de la musique dans notre vie. L’accablement exprimé par certains mouvements des symphonies de Tchaikovski n’est ni le mien ni le sien, mais il est le contenu de mon émotion quand je les écoute. Expression à la fois très puissante (trop pour certains que rebute le prétendu sentimentalisme de Tchaikovski, mais qu’ils écoutent l’andante de la Cinquième dirigé par Sergiu Celibidache), et impersonnelle, à la différence de celle d’un visage ou de l’expression à la première personne du présent. Le Requiem de Mozart nous touche parce que c’est une admirable méditation musicale sur la mort. Elle ne s’adresse pas à mon rapport à la mort, elle n’est pas l’expression des pensées de Mozart, que nous connaissons ou pourrions connaître, puisque nous comprenons cette œuvre indépendamment de ses pensées et de ses émotions au moment où il composait son Requiem. Mais, dans le même temps, mes sentiments à l’égard de la mort jouent un rôle dans ma compréhension de cette musique, de même que la subjectivité et les pensées de Mozart. Le commentaire de l’œuvre comme une succession de confrontations de Mozart avec la mort et avec Dieu est extraordinairement éclairant : la tension entre l’acceptation et la révolte, entre la foi impersonnelle et l’interpellation personnelle de Dieu, et toute la gamme des attitudes de l’homme religieux à son égard (voir le beau texte de Nikolaus Harnoncourt accompagnant son enregistrement, repris dans Le Dialogue musical). Cette analyse (ce « contrepoint verbal » dirait Wittgenstein) permet notamment de comprendre le sens et la valeur musicale de la succession des parties et de leurs contrastes saisissants, qui forment à la fois une sorte de catalogue de tous les styles disponibles pour un Requiem, et une indubitable unité : la solennité sobre et immobile de l’introduction, la fugue grandiose du Kyrie, la déclamation solitaire du Tuba mirum, où le chant du trombone et de la basse semble destiné à nous faire entendre le texte (comparer avec le déchaînement des cuivres et du chœur chez Berlioz), le traitement dramatique terrifiant du Confutatis (comparer avec le Dies Irae de Verdi), la désolation du Lacrimosa, etc. De même, le fait de la mort imminente de Mozart et ses pensées sur la mort, connues par sa correspondance, entretiennent un rapport non anecdotique avec l’œuvre et peuvent contribuer à sa compréhension. Wittgenstein fait une remarque profonde touchant à la double nature (im)personnelle de la musique dans les Remarques mêlées, à propos de Schubert : « à la fin de sa vie il souhaitait encore prendre des leçons de contrepoint. Son but, à mon sens, n’était pas simplement d’en apprendre davantage sur le contrepoint, mais de trouver son rapport au contrepoint. » (p. 40) C’est une remarque contre Hanslick et ses formes sonores en mouvement. Le contrepoint est la partie la plus objective, technique de la musique, la plus leibnizienne pourrait-on dire, mais cette dimension du mode d’être de la musique est inséparable de la dimension la plus personnelle de la création. Voyez le contraste entre la variété des expressions de Bach dans les fugues, sa capacité à faire entendre sa voix dans la fugue, et l’incompréhension d’un Berlioz pour cette forme, qu’il n’utilise que rarement et parodiquement (Damnation de Faust). On sait qu’il n’aimait pas la Grande fugue en dépit de son admiration pour Beethoven. Il ne s’agit pas d’une infirmité de Berlioz, ni du déclin historique de la forme fuguée, mais de « trouver son rapport au contrepoint. » Cette analyse du geste musical, avec ses similitudes et différences avec le geste expressif personnel est une contribution importante à la clarification du concept d’expression.

268- La compréhension musicale a donc une structure analogue à celle de la compréhension linguistique, mais avec des différences importantes. Si l’on suit la lecture de Baker et Hacker, la signification linguistique consiste dans une relation interne entre trois capacités : comprendre une expression, fournir une explication de sa signification, avoir un usage correct de l’expression concernée. Il y a des critères de l’usage correct (des règles) ; l’explication de la signification peut avoir plusieurs formes, dont la paraphrase. Il y a un triangle analogue de la compréhension musicale, entre comprendre, jouer et évaluer. Les différences sont les suivantes : la compréhension linguistique a essentiellement des manifestations comportementales, tandis que la compréhension musicale a des manifestations essentiellement expressives ; le jugement esthétique est essentiellement sans règle, à la différence de l’usage correct des expressions linguistiques, il y a une justesse du jugement esthétique, des justifications, des formes d’accord, mais tout cela est sans règles. De même pour le jeu expressif correct, qui est l’analogue de l’explication de la signification. « Si tout d’un coup un thème, une tournure te dit quelque chose, tu n’es pas tenu pour autant de pouvoir l’expliquer. Un geste aussi, celui-ci par exemple, t’est tout d’un coup accessible. » (RPP I § 660)

Notes

  • [1]
    Cette section doit beaucoup à l’œuvre de Roger Scruton.
  • [2]
    cf. Marcel Mauss sur « L’Expression obligatoire des sentiments » (1921), Oeuvres, III, Paris, 1969, p. 269-279.