Épilogue à propos de Scruton : l'entendre-comme

Even music and poetry are voluminous in a sense, and the teasing question is, in what sense?
Virgil C. Aldrich

1L’œuvre récente de Roger Scruton sur la compréhension musicale – voir l’essai de Scruton que nous avons traduit dans le présent volume, ainsi que The Aesthetics of Music, Oxford UP, 1997 – renoue avec une approche de l’esthétique et de Wittgenstein à laquelle ont contribué, dans les années soixante et soixante-dix, une constellation d’auteurs [1], principalement britanniques, dont les théories tiraient argument d’une lecture rigoureuse du texte de la section XI de la deuxième partie des Investigations Philosophiques.

2« Il nous faudrait une philosophie des titres d’œuvres d’art » écrivait Virgil C. Aldrich au début des années soixante. Le texte de la section XI démontre d’emblée qu’il est en prise avec cette exigence d’une redéfinition des termes de notre compréhension philosophique de l’art au vu d’une certaine modernité en art. Wittgenstein y envisage la possibilité d’illustrer au moyen d’un seul et même diagramme plusieurs textes distincts : non seulement la perception du diagramme d’un cube varie en fonction du contexte, constitué par chacun de ces co-textes (« cube de verre », « boîte ouverte renversée », « cadre en fil métallique », « trois planches formant un angle solide », etc.), mais tout se passe comme si chacun de ces contextes adhérait à la perception du diagramme au point de s’incorporer au perçu lui-même. Si le diagramme est perçu comme exemplifiant, tantôt ce co-texte-ci, tantôt ce co-texte-là, c’est au sens où le contexte co-textuel est à chaque fois rigoureusement perçu dans le diagramme qui l’exemplifie, où le co-texte est ce comme quoi le diagramme est perçu : « nous interprétons [deuten] [l’illustration] ainsi, et nous la voyons telle que nous l’interprétons [und sehen sie, wie wir sie deuten]. » (II, xi, p. 193e). Le perçu semble ici régi, à même sa texture, c’est-à-dire sa facture sensible, par une formalité qui est celle de la textualité qui, à la lettre, s’y incarne, comme si cette texture était habitée par un contexte linguistique, bien plutôt qu’elle ne l’habitait : « C’est presque comme si “voir le signe dans ce contexte [Sehen des Zeichens in diesem Zusammenhang]” était l’écho d’une pensée [ein Nachhall eines Gedankes]. “L’écho d’une pensée dans le voir” – aimerait-on dire. » (II, xi, p. 212e).

3Cristallisant l’aspect sous lequel, ou d’après lequel, il est perçu, le diagramme arbore une gestualité qui emprunte à la nôtre : me demandai-je si la figure ? regarde maintenant vers la droite ou bien vers la gauche, je la vois alors soit comme un F (comme ?) soit comme l’image en miroir d’un F (comme ?) (cf. Remarques sur la Philosophie de la Psychologie I, § 3). Si tout se passe comme si le diagramme avait (l’expressivité d’) un visage, c’est que, réciproquement, sont lisibles, à même (les expressions d’) un visage, sans qu’il y ait à déchiffrer ou inférer, des affects qu’il exemplifie. Le phraser est à penser en termes d’articulation expressive, et l’articulation de l’expression en termes de phraser, selon une présupposition mutuelle du langage par la perception et de la perception par le langage. Peut-on écouter un thème comme une variation d’un autre parce qu’il exemplifie une variation sur cet autre thème, comme si la teneur même du thème consistait à faire varier l’autre, à l’entendre ainsi, et comme si c’était d’abord à la structure de la musique elle-même que l’entendre-comme était assignable, ou bien le thème n’exemplifie-t-il cette variation que pour autant qu’on peut l’écouter ainsi?

4C’est dans cette tension qu’ont su s’installer les esthétiques élaborées à partir d’une lecture des Investigations, II, xi – dont celle de Scruton est probablement la plus aboutie – au seuil de la deuxième moitié du siècle dernier, évitant les deux écueils symétriques d’un propos précis mais vide ou étroit, ou d’un propos qui, lorsqu’il croit pouvoir s’émanciper avantageusement de la lettre du texte, reconduit en fait des thèses qui y sont pointées par avance comme autant d’impasses – comme par exemple la thèse que tout voir est un voir-comme (issue de R. Chisholm, P. Strawson), ou la thèse qui fait du voir-comme (de l’entendre-comme) la projection, assumée comme telle, d’un objet su ne pas exister (thèse d’abord défendue par M. Beardsley et E.H. Gombrich), ou encore la thèse que l’attitude esthétique consiste à voir comme (entendre comme) un objet esthétique (comme une œuvre d’art), et non comme un simple objet matériel, le support de l’objet esthétique.

5Intentionnalité, neutralité positionnelle, non indexation sur la première personne : tels sont les traits dont la réunion semble prédestiner la perception aspectuelle à être érigée en opérateur de caractérisation de la relation esthétique. La perception d’un aspect, pour Scruton, est intentionnelle sans être positionnelle car s’« il y a toujours quelque chose que nous voyons dans la figure quand nous voyons un aspect », la pensée cristallisée en aspect n’est pas posée, comme elle l’est dans le jugement ou la croyance, mais « est en un certain sens non-assertée » selon une modalité intentionnelle typique de l’imagination (et qui restitue le noyau de vérité de la thèse du détachement esthétique), la spontanéité du changement d’aspect tenant dès lors à la possibilité d’une transition d’une pensée non-assertée à une autre en marge de toute adhésion ; et elle est intentionnelle sans être indexée sur un accès interne puisque ses critères, verbaux, sont externes, ni même sur une autorité en première personne, là où, au contraire, le résidu d’une réduction phénoménologique, essentiellement privé, ne saurait admettre aucune description cohérente. Non pas judicativement posé mais imaginé, interne mais non-identique à son expression, l’aspect exprimé n’est ni paraphrasable ni ineffable. Le mobile du recours à l’idée d’aspect n’est donc pas l’identité, mais la différence, entre aspectualisation et subsomption. Surtout, c’est en tant qu’elle demeure littéralement une perception que la perception aspectuelle permet de rendre compte de l’intelligence de l’œuvre d’art, dans la mesure où cette intelligence, loin de se ramener à une capacité purement intellectuelle, enveloppe une capacité foncièrement perceptive : c’est une chose de repérer qu’une suite de notes est incomplète, une autre de l’entendre comme incomplète (d’où Scruton tire une objection de principe à l’encontre d’une théorie purement syntaxico-sémantique (cognitive) de la musique comme celle de Goodman.). Ou encore : le propre de la guise imaginaire de la pensée n’est autre que cette faculté qu’a l’imaginaire de pouvoir s’incarner dans l’expérience, de se rendre intelligible, pour ainsi dire, à mon corps lui-même. Mais c’est précisément en ce point que s’accumulent les difficultés. Car le voir-comme remplit presque trop bien son office intentionnel : on peut se demander si son intentionnalité, prétendument redoublée (c’est la théorie de la « double intentionnalité » de Scruton : il y a fusion, au sein de ma perception, entre les deux objets sur lesquels elle est simultanément dirigée, l’image réelle et le visage imaginaire que je perçois dans (ou comme quoi je perçois) le tableau), n’éclate pas plutôt sous l’effet d’un dédoublement (ce strabisme interdit à la visée d’en être une) ; à moins que ce dédoublement ne soit imputable au (caractère disjonctif du) seul voir-comme, et qu’il faille lui préférer le voir-dans qui seul satisferait le réquisit d’une attention simultanée à l’objet et au médium (c’est la twofold thesis de Wollheim). Inversement, le concept d’intentionnalité, au moins dans sa version inaugurale (Husserl), est solidaire de la double thèse de la disjonction entre intention de perception et intention de signification, et du caractère subalterne de la « couche de l’expression », inessentielle parce que transparente, transparente parce qu’inessentielle.

6Sans doute les théories du voir-comme d’un Sartre ou d’un Ryle, plus authentiquement phénoménologiques – c’est-à-dire, ici, intentionnalistes – ne sont-elles pas exposées aux mêmes impasses. Mais c’est que, pour Sartre comme pour Ryle, le voir-comme n’est pas véritablement un voir (cf. Warnock). Ryle et Sartre ne récusent pas l’existence d’images mentales, ni même le parallèle entre imaginer mon ami absent et voir mon ami en portrait, mais ils inversent tous deux la polarité du parallèle : « voir » mon ami en portrait n’est pas plus un voir que voir mon ami dans mon esprit (pour Ryle, dans les deux cas, je fais semblant (prétend) de voir ou je m’imagine voir (fancy that I am seeing) ; pour Sartre, dans les deux cas, un certain contenu, mental ou pas, est utilisé comme un analogon entièrement traversé en direction de ce dont il sert d’analogon). Tout se passe comme si la négativité de l’intentionnalité était incompatible avec une chair de l’imaginaire. Auquel cas, il faudrait conclure qu’entre le voir-comme et l’intentionnalité, il faut choisir.

7Une théorie des symboles comme celle de Goodman se déleste, en arguant du fait que les possibilités de voir comme et d’entendre ne sont tributaires que des conventions et du contexte symboliques, de toute idée de constitution intentionnelle de la dénotation, et en conséquence creuse l’écart entre représentation et expression, nécessairement minoré par les interprétations intentionnalistes de l’aspect (comme celle de Wollheim) qui le placent uniformément au principe de l’une et de l’autre, jusqu’à réserver la structure aspectuelle (le comme) à l’expression par contraste avec la représentation, ou encore au « représenter-comme » (représenter Churchill adulte comme un enfant) par contraste avec le « représenter ». Mais le risque est grand, inversement, de réduire du coup l’écart qui sépare le voir-comme et l’entendre-comme du simple comprendre-comme, la critique artificialiste de l’approche naturaliste du voir (critique qu’on trouve, avant Goodman, chez Langer) menant tout droit à une certaine forme d’intellectualisme.

8Si la clé d’après laquelle est entendu un certain « patron de signification » [meaning-pattern] (Langer) n’est pas la subjectivité elle-même, mais si l’emprunt de l’entendre-comme à l’oreille n’en demeure pas moins inéliminable, reste à envisager que cette clé ait trait à un emprunt latéral, et non transcendantal, à la corporéité. En comprenant la réponse de l’auditeur au caractère expressif de la musique comme « une sorte de danse latente [latent dancing] – un désir sublimé de “se mouvoir avec” la musique » (The Aesthetics of Music, p. 357), Scruton n’esquisse-t-il pas un mode de caractérisation de la compréhension de l’art qui répugne aussi bien au tropisme vectoriel de la double intentionnalité qu’à l’a-tropisme désincarné de la théorie générale des symboles?

Notes

  • [1]
    Virgil C. Aldrich, Philosophy of Art, Prentice-Hall Inc., 1963 ; Monroe C. Beardsley, Aesthetics - Problems in the Philosophy of Criticism, Brace & World, Inc., 1958, second edition: Hackett Publishing Company, Inc., 1981 ; Nelson Goodman, Languages of Art - An Approach to a Theory of Symbols, Hackett Publishing Company, Inc., 1976 ; Hidé Ishiguro, « Imagination », British Analytical Philosophy, ed. by B. Williams & A. Montefiore, Routledge & Kegan Paul, 1967 ; « Imagination », Mind, Supp. Vol. XLI, 1967 ; Suzanne K. Langer, Philosophy in a New Key - A Study in the Symbolism of Reason, Rite and Art, Harvard UP, 1942, third edition 1956; Roger Scruton, Art and Imagination - A Study in the Philosophy of Mind, Methuen & Cold Ltd, 1974 ; Marie Warnock, Imagination, Faber & Faber, 1976; Richard Wollheim, Art and its Objects, Harper & Row, 1968, second edition: Cambridge UP, 1980.