Wittgenstein de Derek Jarman : un film d'« intérieur »

1MARC CERISUELO : C’est un film anglais. Derek Jarman est un auteur intéressant. Il fut le décorateur de Ken Russell, réalisa Jubilée, le fameux « punk movie » et mourut du sida au début des années 1990. L’équipe qui a produit ce film, était celle du British Film Institute au début des années 1980. Elle était placée sous la houlette de Colin MacCabe qui est un remarquable écrivain de cinéma, et qui s’est occupé à cette période-là de la production de film du British Film Institute. C’est un peu comme si la Cinémathèque Française se mettait à produire des films. Donc cela a donné quelques très grands films, en particulier le film de Terence Davies qui s’appelle Distant Voices, (1988) – donc un petit peu après – qui est certainement un des plus grands films des années 1980 ; pour moi c’est un des principaux.

2ANTONIA SOULEZ : On peut le voir?

3MC : Le titre anglais, c’est Distant Voices, Still Lives. Le film joue vraiment sur la caméra fixe. C’est l’histoire d’un garçon dans une banlieue ouvrière de Hollywood, avec un père tyrannique. Et tout se donne par des chansons traditionnelles anglaises, ou du répertoire américain des années 1940 et 1950. Et l’on a toujours le même dispositif : une caméra fixe, ou qui avance simplement droit vers les personnages, et des chants. Toute cette vie est donnée là, avec l’idée de nature morte à la fois, photographie liée à l’image et qui donne le cinéma. Et c’est un dispositif qui arrive là à un point de maturité, mais que l’on retrouve déjà dans le Wittgenstein de Derek Jarman. L’idée stylistique première dans le film sur Wittgenstein, c’est de partir du noir.

4AS : Et puis d’avoir des éclaboussures en couleur, des couleurs qui ne vont pas dans la nuance : ces bleus turquoise, des rouges cardinal, des verts extrêmement voyants ; enfin, cela a un côté presque de mauvais goût.

5MC : On a la grammaire des couleurs incarnée.

6AS : C’est cela, la grammaire des couleurs, exactement. Avec autre chose, la présence dominante du tissu, et du tissu ondoyant, des tissus d’intérieur, presque d’ameublement : les dessus de lit sont très importants.

7MC : C’est une philosophie d’ameublement.

8AS : Des rideaux ; et tout se passe à l’intérieur, c’est-à-dire que même les scènes d’extérieur sont des scènes d’intérieur. Même les tranchées durant la guerre, ce sont des espèces de tissus, de tapis roulés, creusés par de profonds sillons qui simulent les tranchées et rappellent que Wittgenstein y était.

9MC : On peut aussi bien penser à la Black Maria d’Edison. Et rappelons-nous que ce n’est que quelques années après le Hitler de Syberberg, où la Black Maria a tellement d’importance dans le dispositif du film de Syberberg. C’est donc du grand cinéma, mais qui est filmé dans un studio avec une perspective qui est fondamentalement théâtrale.

10AS : Oui, c’est très théâtral. D’ailleurs, il y a de l’affectation partout, y compris dans la manière dont le dispositif est rendu visible.

11MC : C’est en effet le dispositif lui-même. Et tout cela vient à chaque fois du noir, comme si le noir était plein de possibilités.

12AS : Comme s’il déployait son spectre. C’est un geste particulier.

13MC : Voilà, mais ce geste était là avant même le Wittgenstein. C’est un geste particulier qui est lié à la pauvreté des moyens. Comme toujours, on trouve du grand cinéma avec de petits moyens quand c’est bien pensé. Donc, c’est l’idée de la Nouvelle vague, celle en quelque manière du néoréalisme, qui a quand même été réalisée avec des moyens. L’économique et l’esthétique se rejoignent ; c’est déjà un point de vue wittgensteinien.

14AS : Absolument, tout à fait, un point de vue wittgensteinien. Mais à côté de cela, ce point de vue wittgensteinien d’austérité est fait pour trancher à chaque fois – et d’ailleurs pour nous surprendre, nous prendre même par surprise, parce qu’il y a à côté de cela une fièvre. Wittgenstein est présenté comme un homme fiévreux : « Je vois tout du point de vue religieux. » Cette phrase qui est prononcée, rappelle que Wittgenstein donnait au religieux – plus qu’à la religion – beaucoup d’importance. Et par ailleurs, doté d’une humeur extrêmement fantasque, il est aussi celui qui dit : « J’ai une mission d’enseignant. », sur le ton le plus grave, comme s’il était investi d’une sorte de mission, alors que peut-être il se trompe.

15MC : Oui, c’est bien ça.

16AS : Mais avec quelque chose d’un peu manqué.

17MC : Certes – et c’est pour cette raison que je réagissais à propos de sa mission d’instituteur en Basse-Autriche qui fut un échec de toute façon. Mais comment comprendre ce passage où il bat la petite fille, où il essaie vraiment de lui faire comprendre quelque chose au tableau?

18AS : Cela s’est passé effectivement.

19MC : En même temps et par définition, cela ne s’est pas passé comme cela. Ce que l’on voit est le genre de biographème que l’on retrouve à l’écran et qui peut – je le comprends – gêner certains amoureux de Wittgenstein, certains spécialistes de Wittgenstein.

20AS : Moi je crois qu’il ne faut pas être amoureux de Wittgenstein et les spécialistes ne se cachent pas ce fait. Les philosophes sont pleins de défauts comme tout le monde. C’est d’ailleurs très difficile d’être amoureux de Wittgenstein, je vous assure. Mais en tout cas, on connaît cette violence dont il a fait preuve vis-à-vis d’une petite élève, qui est morte un an après. Il se trouve que par malheur elle était délicate et maladive. Donc cela a été une histoire avec les parents. Les parents ont demandé à Wittgenstein de s’expliquer. Il a nié, etc., etc. Et cet épisode, dont il s’est d’ailleurs ouvert à une de ses proches, notamment Fania Pascal, a donné lieu à ce qu’on appelle une « confession », à propos de laquelle il dit que l’important pour écrire la philosophie qui ne soit pas un écrire à côté, une séquence de mouvements faux, est d’être au clair avec soi-même au sens où il est plus grave de se mentir à soi-même que de mentir aux autres. Le problème est moins de cacher la vérité aux parents, que de porter dans son for intérieur le poids d’une faute dont il avait besoin de se libérer. Et donc il en a un peu parlé autour de lui. C’est une « confession » après-coup. Il y en a deux comme cela de confessions. Cet épisode de sadisme en a occasionné une. De fait, c’est un épisode de sadisme, où l’on voit cette petite fille avec des nattes très bien nattées, et toute mignonne d’ailleurs, terrorisée par ce maître intransigeant prêt à frapper.

21MC : On se rappelle le fameux échange avec Russell quand Wittgenstein déclare : « Les gens de mon village sont méchants. Les gens sont méchants partout. Les gens dans mon village sont plus méchants encore. »

22AS : Un autre épisode relatif à Russell est celui où un élève choqué vient le voir, dont les parents sont très pauvres. Je crois que c’est Russell qui vient chez Wittgenstein pour lui exprimer sa déception.

23MC : C’est dans le contexte de Cambridge, une entrevue précédant leur cassure. En revanche, ils n’ont pas voulu jouer – c’est peut-être à leur crédit par rapport à ce qu’on disait – certaines grandes scènes comme celle du tisonnier.

24AS : Oui, et cela me paraît très étonnant. Je venais de lire l’ouvrage de ces deux Américains David Edmonds et John Eidinow – Wittgenstein’s Poker[1]. À mes yeux, c’est dommage parce qu’il n’y a pas d’interprétation unique de cet épisode, parce qu’on ne sait pas en réalité ce qui s’est dit. Il y a trente-six interprétations de cet épisode.

25MC : Cela a stimulé Jacques Roubaud qui est reparti de cette affaire-là. C’est assez intéressant : on reprend donc des sortes d’images d’Épinal, mais en sélectionnant. Quand je dis image d’Épinal, ce n’est pas du tout une critique. C’est d’une certaine manière l’idée de la grandeur.

26AS : Oui, et puis d’isoler un moment, le valoriser au maximum, puis, ensuite de le jouer différemment.

27MC : De voir ce qu’il peut faire et montrer au présent. Et sur ce point, le dispositif théâtral est absolument remarquable.

28AS : Mais alors comment se fait-il que Wittgenstein reste jeune jusqu’au bout? Il reste jeune les trois quarts du film. Ou alors il redevient jeune. Quant au martien, lui, il s’humanise à la fin du film. Quand Wittgenstein est mourant, le martien reprend vie. Il n’empêche que, jusqu’à la fin, le martien qui apparaît par intermittences, est une espèce de démon vert venant d’ailleurs.

29MC : Le démon de Wittgenstein?

30AS : Sans doute, le démon de Wittgenstein, et peut-être est-ce lié à cette déclaration : « la logique, c’est l’enfer, le démon de l’enfer, c’est la logique. »

31MC :Oui, l’idée de démon vert n’est pas mauvaise.

32AS : Il ressemble un peu à E.T.

33MC : Oui, tout à fait. Mais c’est aussi une idée crypto-socratique, adaptée à aujourd’hui.

34AS : On n’a pas tort, c’est vrai – je le dis moi-même – que Wittgenstein, c’est un peu le Socrate du XXe siècle, mais un Socrate anti-platonicien.

35MC : Il est intéressant que ce soit un littéraire comme Terry Eagleton qui se soit collé à l’écriture du scénario. Nous avons affaire à une bande de joyeux gauchistes rassemblés à cette époque-là, tant à la production qu’à la réalisation et, surtout, à l’écriture du scénario. Cela se sent.

36AS : Et Wittgenstein n’est pas ménagé. Il apparaît avec son caractère contradictoire, lunatique, excessif.

37MC : Et ils arrivent tout de même – c’est ce qui est remarquable tant chez l’acteur qui joue Wittgenstein (Karl Johnson) que dans le dispositif général – à produire des moments qui sont des reconstitutions aussi honnêtes que possible des phases de la pensée de Wittgenstein. Les cours en particulier sont ce qui a stimulé l’imagination de ceux qui n’ont pas eu accès à lui. Cela se passe à Cambridge, mais on dirait que cela se passe dans un appartement privé à trois ou quatre. Dans le dispositif, il y a une sorte de mise en spectacle de ces petites scènes intimes. On voit à un moment donné un appartement, et sinon cela ressemble plutôt à un plateau de télé.

38AS : Mais il reste toujours le tableau noir. On voit Wittgenstein avec une craie à la main tracer des caractères sur le tableau noir. Le noir, c’est soit le tableau, soit le fjord norvégien, comme le tissu en forme de vague, ou de sillon profond, ondoyant comme à l’époque de sa luxueuse enfance.

39MC : Absolument. Il n’est pas indifférent non plus que quelqu’un comme Colin MacCabe, qui a produit le film, ait été un spécialiste de Jean-Luc Godard. Il a écrit quatre ans auparavant, en 1980, un des grands classiques de la littérature critique anglo-saxonne sur Godard, Images, Sounds, Politics. Et on sent bien que c’est quelqu’un qui a écrit sur Godard en 1980, qui raconte donc tout le travail de la fin des années 1960, du travail politique, du travail vidéo, où ce dispositif brechtien avec l’image, ce qui se dégage sur fond noir, le tableau noir dans La Chinoise, Le gai savoir également en 1967, et tout ce qui a suivi après : c’est donc un brechtisme crypto-godardien qui surprend de la part de Derek Jarman, qui a bien voulu se prêter effectivement à cette sorte de mise en scène. À quoi s’ajoutent les portraits des couples fameux Keynes, Russell avec leurs femmes.

40AS : C’est absolument sublime. Je dois dire que visuellement, c’est ce tableau de Russel et lady Ottoline avec les talons hauts sur le dessus-de-lit qui m’a plu le plus. Pour le coup, c’est étincelant, orné de très belles couleurs, luxueux. Russell est couché, en train de lire une lettre qu’il a reçue de Wittgenstein, alors sur le front. Va-t-on le faire venir à Cambridge? Lady Ottoline n’accueille pas cette idée avec joie. Il s’agit d’aider Wittgenstein. Et Keynes insiste beaucoup pour que Wittgenstein vienne à Cambridge. Le rôle de Keynes avec sa danseuse russe, Lydia, qui est un peu mécontente elle aussi, parce que Keynes, quand même, est très concerné et, visiblement, Wittgenstein l’occupe beaucoup. Lydia, quant à elle, est un peu dubitative. Elle fait ses exercices de danse, nue, à la barre, elle a déjà un certain âge? C’est une femme mûre.

41MC : Le paradigme de Pavlova. Oui, elle et Lady Ottoline représentent d’une certaine manière la véritable position mondaine à l’égard de la philosophie. Ce ne sont pas les comtesses ou les princesses de Bergson qui chérissent le philosophe. C’est vraiment une vraie aristocrate anglaise qui ne veut pas savoir, mais se fait valoir par cette idée de ne pas vouloir savoir. La discussion est donc particulièrement savoureuse.

42AS : Oui, et l’on se moque un peu de Russell, de sa pataphysique. Moi je me rappelle que quand j’étais en Angleterre dans les années 1960, on singeait Russell à la radio.

43MC : C’est Russell que l’on singeait?

44AS : Je crois bien que c’était lui à cause de son questionnement emphatique sur le « meaning », la mode de l’interrogation sur le « sens » à l’époque comme un tic de la philosophie du langage.

45MC : Il y avait peut-être des critiques littéraires comme J. Lewis qui, lui aussi, était souvent parodié. Ce qui est très intéressant aussi, c’est l’enfance.

46AS : Oui, l’enfance surtout est débordante, c’est-à-dire qu’elle prend une place presque trop grande, et l’enfant reste enfant, il ne grandit pas, il est tel quel, alors qu’on le voit à des épisodes de sa vie différents. C’est comme s’il n’avait pas bougé de l’enfance. On le voit brutalement adulte, mais, chose frappante, il n’y a pas de degrés.

47MC : Comment est-ce que vous interprétez cela?

48AS : Je me suis posée la question, parce que là, très franchement, j’ai trouvé que ce n’était pas transparent. Ce n’est pas quelque chose qu’on dit à propos de Wittgenstein. On ne parle pas de l’enfant, ni chez MacGuinness, ni chez Monk, pour citer les biographes les plus connus de Wittgenstein. Ici, au contraire, on le voit enfant longtemps.

49MC : On insiste sur le petit frère, le benjamin.

50AS : Ce petit frère, c’est aussi le fils de la mère. Et on le voit d’ailleurs petit, alors qu’il est déjà grand, au piano écouter – cela commence par un intermezzo de Brahms, qui est l’Opus 119, extrêmement joli, qui est lent et qui égrène des sortes d’accords descendants par tierce majeure en séries comme cela, en séquences. C’est très très beau. Et c’est par cette œuvre que le film commence. Et là, il est très concentré, absolument sérieux, presque trop sérieux par rapport à celui qui joue. Sa concentration est extrême, mais, là aussi, le trait est un peu forcé. On voit bien que c’est l’enfant ; l’enfant polymorphe, polymorphe dans ses goûts, qui aurait pu être musicien, architecte, jardinier, ingénieur…

51MC : Et les machines volantes? Il y a quand même toute une partie sur les machines volantes qui est particulièrement réussie.

52AS : Mais oui, ce sont les hélices qu’il dessinait à Manchester.

53MC : Avec une grande passion. Voilà un de ses multiples points communs avec le cinéaste Preston Sturges qui lui aussi avait inventé des machines volantes : un avion à décollage vertical, des hélicoptères.

54AS : Sans compter ses dons de réparateur de machines, Wittgenstein réparait beaucoup de machines… même les machines à coudre. D’où l’image du philosophe-ingénieur, quoique ce côté là du philosophe-ingénieur ne soit pas très accentué. On voit surtout qu’il aimait les choses volantes, les mécanismes.

55MC : C’est vrai, on aurait pu le voir également en train d’arranger un appareil ménager, plus terre à terre.

56AS : Certes, mais aucune phrase citée dans le film ne semble retenir cet aspect terre à terre. Les aphorismes qui sont tirées de son œuvre ne rappellent guère le goût qu’il avait justement pour dénouer les difficultés comme on dénoue des rouages, comme on répare les rouages d’une machine. C’est souligné dans tout ce qui est l’aspect visuel du film, notamment avec l’horloge, mais pas rappelé dans la partie textuelle.

57MC : Qu’est-ce que vous avez pensé de la manière dont étaient articulés les tableaux? Est-ce qu’il vous semble qu’il en manquait certains?

58AS : Peut-être que oui. Ce fait, qu’il y a une continuité qui manque est très expressif. C’est excellent, parce que ça donne un aspect théâtral, et d’autant plus excellent que, pour Wittgenstein, ce qu’on voit, ce n’est toujours, dit-il, que des fragments. Ce qui est en arrière de la projection, qui est sur le film, nous ne le captons pas. Wittgenstein le dit. C’est la fameuse analogie avec le film par laquelle il cherche à exprimer qu’il nous est impossible d’atteindre descriptivement à la réalité de l’expérience directement vécue et immédiate. Il était donc essentiel que ce film le montre. Donc on ne peut pas en fait voir intégralement ce qui est sur le film ; on ne voit que des fragments sur l’écran. D’où ce côté intermittent, aphoristique, très bien rendu dans le film. À chaque fois on passe d’un cliché à un autre sans degrés.

59MC : C’est cela, sans lien.

60AS : Et cela, c’est bon, parce que c’est à la fois un procédé intéressant et paradoxal. On ne saisit pas en représentation la continuité du flux de la vie.

61MC : Du continu vécu. On a parlé de Bergson et on le retrouve ici.

62AS : Mais voilà, c’est un côté anti-bergsonien.

63MC :C’est anti-bergsonien, évidemment. Évidemment, il n’y a pas de continuité.

64AS : Pas d’appel à l’intuition du continu.

65MC : Plus paradoxal encore, c’est que Bergson, lui, est passé à côté du cinéma, lui le précurseur du continu. Justement le continu produit du discontinu, ce qui est le propre du cinéma, alors que Wittgenstein qui est cinéphile est montré ici justement à travers ces sortes d’arrêts sur image, ces absences de motricité.

66AS : Passant d’image en image, sans transition, comme si l’on manquait d’un fil qui les relie pour en faire un récit linéaire.

67MC : Oui, ce serait un peu stroboscopique.

68AS : Il y a donc un côté, c’est vrai, vous le disiez tout à l’heure, statique. On est amené à sauter, vraiment, d’une image à l’autre. Il y a certainement des trous volontaires dans ce film.

69MC : Avec une sorte de blanc sur le contexte comme dans le passage sur son métier d’instituteur, où on ne voyait pas trop la situation réelle.

70AS : Finalement, si on demandait : qu’est-ce qui est filmé? on serait amené à dire que ce n’est pas une histoire qui est filmée.

71MC : Ah, certainement pas. Et pourtant, il y a comme une continuité avec une enfance, une naissance, un déroulement et une mort.

72AS : Même les tableaux de famille sont un peu rapides. Et on n’y voit que des femmes, très peu d’hommes, vision d’enfant peut-être.

73MC : Les frères sont là assez furtivement en effet. Sauf dans les épisodes liés à la musique : il y a Ravel, Brahms, etc.

74AS : Oui, c’est la musique de l’époque, romantique avec des rappels de musique française de l’époque aussi. Par contre, on ne voit pas du tout ce qui se joue de contemporain à Vienne. Il y avait quand même la musique contemporaine de l’école de Vienne que Wittgenstein ne mentionne pas et ne devait pas aimer. Effet de caméra subjective sur une question de musique. Le film est la projection de la tête de Wittgenstein, de ce qui existait pour lui, de son point de vue. Mais comment voyez-vous l’importance du texte?

75MC : Lorsque Wittgenstein lui-même assène sa pensée à un interlocuteur, dans une situation d’interlocution, au milieu des cours, c’est alors toujours adressé, parfois en mode off ou solitaire, mais toujours adressé.

76AS : Mots d’atmosphère.

77MC : C’est cela, d’atmosphère. Ils sont adressés cette fois-ci directement au spectateur. Et je pense que c’est un très bon choix parce que si l’on se contentait de déclamer face à un public, ou de déclamer sur la bande-son du film en voix off, on n’aurait certainement pas le bon effet. Là il y a une alternance qui privilégie bien évidemment toujours la monstration de la pensée à l’œuvre, autant que la mimésis le permet. Je pense que c’est un aspect très satisfaisant. Parce que le cauchemar du philosophe à l’écran, c’est qu’en général on ne le voit pas penser. Et cela est une des grandes causes de désespoir concernant le cinéma. On s’en rend compte quand on voit des films comme Le philosophe. Chez Godard, dans Vivre sa vie, c’est encore assez réussi parce que c’est du documentaire et, d’une certaine manière, on a un philosophe (Brice Parain) qui parle à une jeune fille. C’est de la même manière Janson avec Anne Wiazemky dans La Chinoise. On a toujours la situation sur le vif et d’une certaine manière liée à la séduction de la parole. Dans Vivre sa vie, c’est à propos du langage même, donc une sorte de réflexivité s’instaure. Dans La Chinoise, c’est Janson parlant de l’engagement politique classique à quelqu’un qui va plutôt vers le maoïsme très tôt, en 1967. Ces situations sont relativement satisfaisantes au regard de l’expression de la pensée, parce que c’est du documentaire. Tandis que dans Wittgenstein, les auteurs sont arrivés à transmettre théâtralement, en jouant –c’est ce que disait André Bazin : « Plus c’est du théâtre, plus c’est du cinéma. » C’est-à-dire plutôt que de chercher des équivalences cinématographiques, toujours déjà possibles, comment est-ce qu’on va transmettre? C’est très critiquable quand il s’agit de trouver l’équivalence cinématographique d’un moment d’un roman. Et encore, on est arrivé récemment, avec Le temps retrouvé de Raoul Ruiz, à quelque chose d’infiniment supérieur à ce qu’avait fait Volker Schlöndorff à propos d’Un Amour de Swann, qui justement est une mauvaise caricature.

78AS : Un roman raté au cinéma, quoi.

79MC : Un roman raté, voilà. C’est déjà difficile pour le roman, mais alors pour la pensée, sinon pour la philosophie, pour la pensée, là, c’est quelque chose de tout à fait risqué. Ils y sont parvenus. Donc, ne serait-ce que pour cela, on ne peut que fermement conseiller la projection de Derek Jarman en classe…

80AS : À propos, c’est un film de quelle année?

81MC : C’est un film de 1984.

82AS : Ah oui, cela fait presque vingt ans.

83MC : Finalement oui. Il n’a pas énormément vieilli, parce que ce type d’expérimentation cinématographique, est resté ponctuel dans l’histoire du cinéma. On pourrait d’ailleurs faire une très belle programmation avec le Hitler de Syberberg, certains films de Godard, pour montrer justement qu’il y a des échos : on tord le cou à certains régimes de la fiction pour en produire d’autres. Et c’est plus intéressant que les soi-disant nouvelles images où on ne voit pas grand-chose. Là, on voit ; ce qui est quand même le but des grandes philosophies. Il y a un aspect qui est également étonnant, c’est la critique de l’intellectualisme.

84AS : Voilà un point important. C’est en tout cas ce qui m’a frappée. Dans ce film la manière dont Wittgenstein critique les gens qui pensent ou qui font profession de penser est exprimée avec emphase et drôlerie car Wittgenstein pourrait parfois faire croire qu’il joue au penseur, mais aussi que c’est au film de le montrer. Et quand le film le montre, on dirait qu’il est pris sur le fait en quelque sorte. Pourtant, c’est vrai, Wittgenstein était critique des professionnels de la pensée, et aussi du milieu universitaire anglais.

85MC : C’est assez bien montré parce qu’on répète souvent ce genre de phrases, mais je pense qu’il y tenait vraiment : pourquoi fréquenter quelqu’un qui passe son temps à vouloir écrire un article dans la revue Mind? « Pourquoi la lire alors qu’il y a des romans policiers et qu’on peut voir des westerns? » Il préfère aller au cinéma. On retrouve la phrase de la good shower : après un séminaire, un film est une « bonne douche ».

86AS : C’est vraiment important et bien vu, cette espèce de santé, qui le rendait critique du milieu professionnel de la philosophie.

87MC : Critique de ce milieu, y compris d’ailleurs – ce ne sont pas simplement les notabilités intellectuelles, mais quand il est avec son ami qui prend des notes sur son cours pendant un film, cela lui est vraiment insupportable. Je crois qu’il a tout à fait raison.

88AS : Oui, parce qu’il déclarait qu’il ne voulait pas faire école, il l’a toujours dit, parce que, disait-il, il n’était pas original. Mais en même temps il avait une haute idée de lui-même.

89MC : Le dénigrement de la philosophie n’est-il pas le comble de la philosophie?

90AS : J’en doute, même s’il le faut un peu. En même temps, ça a toujours intéressé Wittgenstein d’observer le cérémonial. Il est aussi quelqu’un qui jette un œil d’éthologue sur les comportements verbaux des professionnels de tel ou tel domaine, donc aussi bien de la philosophie. Donc cela pouvait piquer sa curiosité anthropologique. Mais c’est aussi qu’il voulait partir loin, échapper à certaines contorsions, à un certain mimétisme caractéristique d’une certaine professionnalité. On voit que comme un philosophe non-professionnel il était mal à l’aise dans le cérémonial universitaire.

91MC : Il étouffait.

92AS : En fait, il a toujours étouffé, parce qu’au fond il commence par étouffer dès le début, en famille, avec le piano qui est une espèce de grande bête qui le couvre, avec toutes ces femmes et ces pères et ces frères, etc. et ce milieu aristocratique. Pourtant, on le sait, c’était un milieu moderne, les Wittgenstein se voulaient modernes, modernes et un peu compassés. Puis Wittgenstein continue d’étouffer.

93MC : Ce qui est fascinant dans sa vie, c’est qu’on a vraiment l’impression qu’il a toujours eu besoin d’une atmosphère étouffante pour pouvoir justement dire ce qu’il avait à dire. On le voit partir en Norvège pour cela.

94AS : La Norvège. J’y suis allée en Norvège, à Skjolden et à sa cabane en juin dernier. Et je trouvais que ce film était un film qui, avec la fiction de l’intérieur, ainsi théâtralisé, mettait le doigt sur le solipsisme, c’est-à-dire que c’est un film solipsiste, vu du point de vue de Wittgenstein, un film solipsiste confiné d’où on ne peut pas sortir. De là, ce fort sentiment d’étouffement du début jusqu’à la fin, sauf quand il est sur son lit de mort, et là enfin – même le visage – est détendu.

95MC : C’est cela : on ne peut pas en sortir. Ce qui est quand même, là aussi, une sorte d’exploit.

96AS : Oui, c’est un exploit. Et de l’avoir montré avec les tissus d’ameublement, les intérieurs, c’est très fort. De la salle de classe à l’appartement aristocratique de la famille, en passant par les champs de bataille, les fjords ou la salle de cinéma, on est tout le temps à l’intérieur. Même quand il rame sur le lac, il est à l’intérieur, on a l’impression qu’il y a une voûte au-dessus qui le couvre… Peut-être est-ce la forme du fjord, parce que le fjord était comme ça, comme une orbite close, avec sa cabane à un bout; comme l’œil… et le village à l’autre bout. Et donc il faisait cela tout le temps : l’hiver il allait et venait à skis ou en patins, et l’été, il circulait en barque. Et il faisait ce trajet orbital sans jamais sortir de cette orbe. Et ces falaises au-dessus du fjord qui le couvrent comme un dôme, c’était aussi une menace. C’est vraiment un film solipsiste, montrant un film-Wittgenstein du point de vue du sujet-Wittgenstein.

97MC : C’est pour cette raison qu’il faut à nouveau saluer la performance du comédien. On n’a nullement l’impression que celui qui joue Wittgenstein est un illuminé.

98AS : Certes, et il ne singe pas du tout. En plus il lui ressemble, parce que Wittgenstein n’était pas très grand, il était mince, plutôt un petit gabarit, châtain clair, le visage un peu comme cela, fiévreux et tendu. Et là, il l’est tout naturellement, on a l’impression qu’il ne fait pas d’effort. Il y a d’ailleurs aussi un acteur qui jouait le rôle de Wittgenstein dans une pièce de théâtre de Thomas Bernhard qui est excellente, qui lui ressemblait beaucoup.

99MC : II y a donc une sorte de bouillonnement que l’on retrouve aussi dans les films « pédagogiques » de Rossellini, à la fois sur Socrate, Jésus, les grands penseurs de la Renaissance. Mais on a quand même dans Wittgenstein une intensité qui est largement supérieure. Chez Rossellini, parfois la parole a de l’importance, mais parfois ce n’est pas le cas, avec un côté – comment dire? – SFP dans la production. Alors qu’ici on est vraiment concentré sur ce qui est important.

100AS : Vous dites qu’il y a une parole – mais moi, je trouve justement, qu’on ne voit jamais Wittgenstein parler tranquillement à quelqu’un. Soit c’est un aphorisme, et on a l’impression d’une parole qui descend d’en haut, avec un début, un commencement, une espèce de phrase précieuse qui résonne, avec plein de résonances, adressée à personne, – ou alors, il est présenté en mode solipsiste comme enfermé dans la pensée.

101MC : Sans doute parce qu’il y a une certaine intensité, un refus du prosaïsme, qui est lié au dispositif théâtral dans le film et qui donne le meilleur écrin – qui n’est pas un écrin – à cette pensée.

102AS : C’est cela. Alors qu’en fait, il ne parlait pas que par aphorisme. Il y a des remarques qui sont quand même assez longues, et même, parfois des scènes dialoguées, des débuts de récit.

103MC : C’est cela : ou bien l’on prélève la dimension aphoristique, ou l’on montre comment la phrase demeure enfermée, close à l’intérieur de développements effectivement beaucoup plus longs.

104AS : Cela dit, il y a bel et bien le côté prosaïque. Cela fait écho à une remarque qui se trouve dans les Remarques mêlées et qui le dit avec une image. C’est l’image du joyau précieux, et il dit : Quand j’ai un bijou entre les mains de pierres précieuses, ou de métal d’or, ou de métal précieux, il faut toujours s’exercer à penser que, tout compte fait, ça se réduit à une vulgaire pièce de métal. On descend là aussi des hauteurs, des nobles hauteurs pour rejoindre, au contraire, l’ordinaire, l’absence de brillant, le cas d’en bas, le matériau non noble, le terre à terre. Ce que j’appelle philosopher par le bas en désublimisant.

105MC : Tout ce que la pompe universitaire dissimule.

106AS : Voilà. Donc en ce sens, je trouve qu’il y a du prosaïque.

107MC : Oui, il y a du prosaïque, mais pas dans la mise en scène. Il y a à propos de Wittgenstein, il y a un point commun assez étonnant avec François Truffaut et les critiques de la Nouvelle vague, celui qui touche au rejet du cinéma britannique auquel il préfère cent fois n’importe quelle toile américaine (voir les Remarques mêlées année 1947). Cette idée du dénigrement du cinéma britannique, on la retrouve quelques années après – les Cahiers du Cinéma étant fondés en 1951 – à travers cette phrase assez amusante de François Truffaut : « Les mots cinéma britannique sont contradictoires. » Formulation polémique qui a, bien évidemment, conduit à certains excès puisque, dans ce cas-là, on méconnaît en particulier les films de Michael Powell et Emeric Pressburger, La renarde, Les chaussons rouges, Une question de vie ou de mort ou Le colonel Blimp, qui sont vraiment du très très grand cinéma britannique. Mais il y a quand même, dans l’élection du cinéma américain comme étant le cinéma important, plus qu’un point commun entre les jeunes critiques des Cahiers du Cinéma – Godard, Rivette, Truffaut – et Wittgenstein, qui voient les mêmes choses.

108AS : Tout d’un coup, ce que vous me dites, me fait penser à une chose énorme : qu’en effet, quand on est dans cette salle de cinéma avec l’ami Johnny, c’est bien du cinéma dans le cinéma, exactement comme on parle de théâtre dans le théâtre. Ce n’est pas si extraordinaire, mais c’est un procédé intéressant –et vraiment, c’est là qu’on se rend compte que le cinéma dans lequel on se trouve au cinéma pour voir le western, filmé dans cette salle de cinéma où ils ne sont que deux, est la scène de théâtre sur laquelle se déroule un cinéma. On a l’impression qu’il y a un art dans l’autre, mais deux arts hétérogènes. Le cinéma qui montre le cinéma est un théâtre intérieur privé.

109MC : Deux arts hétérogènes, avec chose rare, le cinéma au théâtre et le théâtre au cinéma. À quoi s’ajoute un aspect vraiment incroyablement anglais dans l’hystérie qui succède au calme un peu plat. Et cela est très très amusant. Mais il reste ce goût du cinéma américain, et c’est quelque chose qui est incroyable chez Wittgenstein. Le fameux projet de préface aux Remarques Philosophiques qu’on trouve dans le texte des Remarques mêlées est précisément un moment capital dans tout ce développement. Et c’est quand même à ce moment-là qu’il se pose la question de la disparition des arts. Le fait qu’un art puisse disparaître n’entraîne pas la condamnation d’une époque. Et très précisément, c’est le grand moment du cinéma parlant qui succède donc au cinéma muet, art disparu, et c’est dans ce cinéma parlant qu’il trouve son bonheur : dans le cinéma parlant du western, de la comédie musicale avec Carmen Miranda, des comédies de Preston Sturges avec Betty Hutton.

110AS : Avec le music hall aussi. Fred Astaire, à quoi renvoie un commentaire de Stanley Cavell.

111MC : C’est la musique et la voix de l’Amérique. Dès qu’on entend des voix américaines s’exprime le recours à l’ordinaire comme chez Cavell, mais ce n’est certainement pas exactement de la même manière que cela sonne chez Wittgenstein à travers son amour du cinéma qui correspond à une efficacité, encore une fois, à une bonne douche. En revanche, là où Cavell retrouve Wittgenstein, c’est qu’ils ont vu les mêmes films mais à des générations différentes. L’un était enfant et adolescent, l’autre était dans la dernière phase de sa vie, et ils voyaient les mêmes films du cinéma parlant américain.

112AS : C’est peut-être aussi – je le disais tout à l’heure à propos de Wittgenstein qui était quand même un aristocrate, qui en gardait le style malgré lui – parce que le style est beaucoup plus difficile à abandonner que le contenu – un aspect, disons…

113MC: … proche du peuple.

114AS : C’est cela, on est proche du peuple et on garde les habitudes aristocratiques. Ce qui est assez courant. Mais je me demandais : le rapport de Wittgenstein à l’histoire, au sens humble du mot, les histoires tout simplement ; il n’y a pas de récit chez Wittgenstein, même dans sa philosophie il n’y a pas de place pour le récit. C’est même une perplexité. Il n’y a pas ça chez Wittgenstein, il n’y a pas de continuité historique, pas de règles de projection, comme il dit pour expliquer, comprendre, justifier un récit en renvoyant à des faits ou à un vécu d’origine.

115MC : Et à travers les exemples?

116AS : Même les exemples sont toujours très découpés.

117MC : Découpés?

118AS : Ce sont toujours des paradigmes. Le paradigme, c’est quelque chose de très isolé, qui vaut à l’acte, le temps de sa force au présent. Il illumine, mais il en faut d’autres.

119MC : On retrouve l’aphorisme, l’absence de continu.

120AS : Voilà, il y a quelque chose comme cela chez Wittgenstein, et donc c’est très étonnant cette passion pour le cinéma américain qui est tout l’inverse, l’amour des histoires en continu, le flux de l’aventure, la simulation projetée en continu.

121MC : Disons qu’il aimait à monter dans ce train électrique dont parlait Orson Welles…

Plan de Wittgenstein indiquant l’emplacement de la cabane Skjolden, Lettre à Moore, © Wittgenstein Archive, Cambridge

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Plan de Wittgenstein indiquant l’emplacement de la cabane Skjolden, Lettre à Moore, © Wittgenstein Archive, Cambridge

Notes

  • [1]
    Wittgenstein’s poker : the story of a ten-minute argument between two great philosophers (Popper et Wittgenstein), New York, CCC0 2001