Les bénéfices de l'ouverture

1Faut-il enseigner la philosophie des sciences à de jeunes étudiants scientifiques désireux de faire carrière dans le journalisme scientifique ou dans la vulgarisation des sciences ? Les jeunes scientifiques qui, au terme de leurs études, désirent travailler dans d’autres secteurs que ceux qui leur étaient désignés par leur formation, ont-ils vraiment besoin de cette initiation pour réussir dans leurs nouveaux métiers ?

2Tout d’abord, on peut se demander pourquoi ces jeunes scientifiques ne veulent pas se lancer dans une carrière qui correspond à leur formation initiale. Quand on leur pose cette question, la réponse est pratiquement toujours la même : « Je ne peux pas m’imaginer en train de travailler jusqu’à la fin de mes jours sur cette molécule, cette expérience de physique, ces échantillons de roches ! Le nez collé à ce fragment de réalité que l’on aura donné en pâture à ma curiosité académique. » Il y a une véritable peur de l’enfermement que pourrait induire cette spécialisation outrancière que l’efficacité de la science moderne semble exiger. Une deuxième réponse évoque également la dimension compétitive de la recherche : « C’est une lutte permanente. Je n’ai pas envie de me battre tout le temps avec mes collaborateurs les plus proches. » En même temps, ces étudiants qui refusent de se couler dans le moule de leurs aînés, restent très attachés aux compétences scientifiques qu’ils ont acquises au cours de leurs études et qui contribuent à la définition de leur identité. On pourrait même penser que c’est au nom d’une représentation idéalisée des sciences, au nom d’un véritable « amour des sciences » – pour reprendre l’expression que Freud a utilisée en 1895, au moment où, précisément, il était la proie d’un doute profond concernant sa propre vocation scientifique – que ces étudiants abandonnent toute idée de carrière dans les sciences. C’est aussi le moment où Freud évoque explicitement son goût pour la philosophie comme pour compenser son échec supposé dans les sciences.

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Claudio Parmiggiani, « Caspar David Friedrich », 1988, Chapelle de la Vieille Charité, Marseille, 1995. Collection Ida et Achille Maramotti, Reggio, Italie.

3Mais, pour revenir à notre question initiale, ces jeunes scientifiques ont-ils besoin de passer par la philosophie des sciences pour embrasser leur nouvelle orientation ? Que leur apporte cette matière quand elle figure dans les programmes qu’ils suivent pour changer de voie ?

4Un sondage très sommaire parmi d’anciens étudiants de journalisme scientifique à Paris 7 montre très clairement que pour la plupart d’entre eux la philosophie des sciences est perçue comme quelque chose d’utile, voire nécessaire. Pas tous cependant ! Plusieurs ont répondu de façon négative : « Cet enseignement est intéressant du point de vue de la culture générale de chacun, mais il ne correspond pas forcément à un besoin pour ce qui est de notre avenir professionnel. Je pense que vous devriez plutôt insérer des cours ayant trait au monde de la pige, ce qui serait plus proche de la réalité professionnelle des journalistes scientifiques. » Ou bien : « Et les enseignements de philosophie des sciences dans tout cela ? Eh bien, je dirais qu’ils sont inutiles, a priori, dans mon malheureux quotidien professionnel où seules les connaissances immédiatement monnayables ont voix au chapitre. »

5Pour beaucoup cependant, cette matière est perçue comme bénéfique. Pourquoi ?

6Ecoutons-les :

7— « Les cours m’ont apporté un éclairage beaucoup plus large sur le monde des sciences que mes études de biologie moléculaire. Ce n’est pas tellement que les cours sur Fontenelle ou Thomas Kuhn me servent tous les jours dans la rédaction de mes articles. C’est plutôt un apport diffus sur la place des sciences dans la société et sur leurs interactions. Une ouverture d’esprit, une façon de penser plus éclairée, en prenant du recul sur la production des connaissances scientifiques. »

8— « Cet enseignement m’est très utile, il m’a fourni des outils et des références dans ma réflexion personnelle sur la critique des sciences et des scientifiques. Il m’a également permis d’approcher la “culture” des sciences humaines, me donnant ainsi les bases d’un langage commun avec des scientifiques d’autres disciplines. Il m’a ouvert l’esprit et il m’arrive fréquemment aujourd’hui de lire des articles ou des ouvrages auxquels je n’aurais pas prêté attention auparavant. Pour vous donner quelques exemples concrets, lors de mon stage de DESS, j’ai été chargée de préparer un colloque avec des membres d’un labo de sciences humaines… Je pense que mes connaissances dans le domaine m’ont permis de mieux communiquer avec ces personnes et de faciliter notre réflexion commune. »

9— « Oui, oui et oui. La philosophie des sciences, ne serait-ce que pour éviter l’encrassement des neurones, me semble indispensable pour notre métier, voire même pour tout le monde, mais là, c’est aller un peu loin peut-être. Ces enseignements m’ont ouvert des fenêtres et je ne vois plus la science du même point de vue. »

10— « Oui, parce que c’est intéressant, ça ne peut pas faire de mal et ça élargit l’horizon ! »

11— « Pour ma part, non seulement cette part de l’enseignement m’a été utile, mais encore j’aurais tendance à affirmer sa nécessité sans préoccupation d’utilité. Pourquoi ? Parce que, en toute subjectivité, j’ai eu la chance d’entrer « vraiment » dans le champ professionnel par le biais d’un support qui, à mes yeux tout au moins, construit ses contenus en s’appuyant sur un réseau de chercheurs peu ou prou impliqués dans une vision distanciée de leur (ou de la) science et où l’histoire et la philosophie des sciences tiennent un rôle important. J’ai donc pu comprendre et écouter avec des bases qui, d’un côté, m’ont permis de progresser, et de l’autre, au départ tout au moins, m’ont servi à établir un rapport de confiance. Certes, les piges que j’ai pu effectuer ici ou là, n’ont pas eu un tel lien privilégié avec la philosophie des sciences. Mais quel que soit le volume, le délai de livraison ou l’angle de l’article à rédiger, échanger avec le milieu scientifique m’est toujours paru plus fructueux à la lumière des notions de la philosophie des sciences. Mon recul est encore court, mais les paradigmes passés, leur devenir, les courants de pensée historiques, résonnent encore, bien souvent, dans les débats contemporains. Ce sont des repères utiles comme des leviers efficaces pour dégager des perspectives autrement limitées au seul souci d’actualité, de nouveauté ou d’incontournabilité. Je ne dis pas que chaque sujet scientifique se prête à une mise en contexte historique. N’empêche, l’apport des philosophies des sciences me paraît un bagage autrement plus important qu’un catalogue d’accroches-au-cas-où-l’on-manquerait-d’inspiration, par exemple. Un dernier argument : au jour le jour, c’est souvent l’urgence qui prime. Et le temps long de la réflexion propre à la philosophie des sciences ouvre une porte sur une lenteur que je trouve bien appréciable, à l’occasion… »

12— « La notion de sens commun, le réflexe de prendre du recul ou de se décentrer, le questionnement permanent sont devenus des habitudes. Je m’interroge souvent sur les raisons de mon travail de vulgarisation. La difficulté parfois, de renoncer au vocabulaire savant, me rappelle que cet exercice est aussi motivé par le besoin de se satisfaire et de se rassurer soi-même. J’essaye de transmettre la démarche du questionnement dans le contenu même de mes articles, en les terminant par une question, une ambivalence. Je remarque enfin que je suis bien meilleure vulgarisatrice et beaucoup plus intéressante, dans les domaines qui me sont étrangers. Mes articles les plus rasoirs et les moins clairs sont ceux ayant trait aux médicaments. C’est un défaut auquel j’essaie de remédier, car il me paraît fondamental de ne pas lâcher mon acquis scientifique. »

13De ces quelques témoignages très succincts, on peut retenir trois idées essentielles : la philosophie des sciences constitue une ouverture pour l’esprit, elle permet une mise à distance, une prise de recul qui favorise la réflexion et elle facilite le dialogue aussi bien avec d’autres scientifiques qu’avec les chercheurs en sciences humaines et sociales.

14Quand on y pense, ces jugements ont quelque chose de paradoxal. Pour les étudiants, l’enseignement des sciences dont ils ont bénéficié pendant plusieurs années contient une menace d’enfermement. D’où vient cette impression étrange qui contredit l’idée selon laquelle c’est bien la pratique (théorique et/ou expérimentale) des sciences qui permet à nos représentations du monde de se transformer en s’ouvrant à des nouveautés radicales ? Alors que la philosophie, par contre, se caractérise souvent par une totale absence de progrès et par une sorte de ressassement indéfini des mêmes problèmes et des mêmes questions sans réponse… L’ouverture ne semble-t-elle pas être du côté des sciences en acte plutôt que du côté du bavardage sans fin de la philosophie ? De quelle ouverture parlons-nous ?

15Il est probable que l’impression d’enfermement que ressentent ces jeunes étudiants provient principalement du rapport que le discours scientifique entretient avec le réel. En science, les mots sont prisonniers de leur propre référence aux choses. Et ce n’est pas cette référence aux choses qui peut leur garantir une ouverture au sens. En outre, ce sentiment d’un discours dont l’horizon se trouve fermé par la nécessité d’une maîtrise des choses se trouve renforcé par l’absence d’un interlocuteur qui soit vraiment différent.

16C’est ici que la philosophie des sciences acquiert sa signification particulière. C’est grâce à elle en effet, que le discours de la science se détache d’une exigence de maîtrise pour répondre d’une exigence de sens. L’exigence de maîtrise fait que nous nous ressemblons tous dans l’usage que nous faisons du langage. Et si nous nous ressemblons tous de ce point de vue particulier, nous pouvons faire l’économie du sens. Nous nous gargarisons alors d’une efficacité associée à la dimension concrète de nos interventions.

17Comme le pressentent les étudiants cités précédemment, la philosophie des sciences oblige à un certain recul, une mise à distance qui, bien entendu, nécessite une prise de conscience du point de vue qui définit le sens du discours que l’on tient. Mais une telle prise de conscience ne peut pas se produire dans l’espace abstrait d’un collectif où tout le monde se ressemble. Autrement dit, la philosophie des sciences nous prépare à cette confrontation avec un point de vue différent du nôtre. Nos mots ne seront pas forcément entendus comme nous l’entendons. Nos mots ne seront plus seulement les nôtres et vont acquérir des sens associés à des intérêts, des motivations, des contextes d’intelligibilité dont nous pouvons ne rien savoir et qui peuvent nous surprendre. L’ouverture dont il est question en philosophie des sciences est une ouverture à l’incommensurabilité d’autrui. C’est par ce biais que les sciences peuvent s’ouvrir à l’espace social du dialogue.

18La philosophie des sciences est nécessaire pour que les sciences puissent devenir non seulement matières à penser, mais également matières à parler. La philosophie est ce qui permet de travailler le concept, de le travailler dans ses rapports à d’autres concepts. C’est ce travail conceptuel qui peut éventuellement ouvrir notre savoir scientifique au dialogue avec les autres. Non pas le dialogue qui maintient le monopole du savoir entre les mains d’un petit groupe de spécialistes, mais bien le dialogue qui affronte les autres dimensions de la vie sociale d’aujourd’hui.

19À cette même question sur l’utilité de la philosophie des sciences, Dominique Lecourt répondait dans la revue Sciences Humaines (n°31, décembre 2000/janvier-février 2001 – voir aussi son article dans ce numéro) que c’est grâce à elle que l’on pouvait sortir du scientisme. C’est aussi ce qui motive les réponses de ces étudiants scientifiques qui veulent devenir journalistes. Pour pouvoir parler des sciences, il faut leur donner du sens et pour leur donner du sens il faut qu’elles se détachent de leur univocité par rapport au réel. Il faut qu’elles s’ouvrent à l’imaginaire et à la culture, au sein de cohérences philosophiques toujours provisoires mais qui nous obligent à une certaine lenteur, la lenteur d’une réflexion dont la nécessité se fait sentir de plus en plus.