« Un dedans derrière ce qui est le dedans »

1Je me demanderai quelle est la portée d’une critique (philosophique) du mythe (philosophique) de l’intériorité (mentale). Tout usage philosophique d’un concept d’intériorité, ou plutôt de celui d’une opposition entre l’intérieur et l’extérieur, est-il source de mythologie?

2Il y a certainement quelque chose comme un mythe de l’intériorité en philosophie, autrement dit une postulation, souvent à des fins de fondation du langage et de la connaissance sur l’expérience individuelle, d’opérations internes du sujet qui sont bien incapables de fonder quoi que ce soit. Les philosophes ne sont néanmoins pas les seuls à analyser les concepts psychologiques comme décrivant nécessairement des états et des actes internes d’un sujet, donc des processus inaccessibles du dehors et dont lui seul peut être averti, actes qui n’ont qu’une relation causale, c’est-à-dire contingente, avec le comportement extérieur. Il est clair que, dans certaines des hypothèses qu’elle fait sur le fonctionnement psychique, la théorie freudienne puise généreusement dans la mythologie de l’intériorité mentale, quoi qu’il en soit par ailleurs de la pratique thérapeutique dont cette théorie veut donner les clés [1].

3Le mythe philosophique de l’intériorité est passé d’autant plus facilement dans la culture générale qu’il s’enracine dans des images et des façons de parler parfaitement ordinaires et en elles-mêmes anodines.

4Où commence donc la mythologie?

5Démasquer la vacuité ou le non-sens de certaines constructions théoriques ne veut évidemment pas dire que tout emploi d’une opposition entre le dehors et le dedans doive être réputé mythologique. Pour commencer, le concept d’intériorité lui-même n’est pas en cause : nous avons place, dans notre langage, pour un emploi intelligible de mots tels que « dans », « au dedans », « à l’intérieur », « le dedans », etc. Toutefois, ce qui nous intéresse ici, nous philosophes, n’est pas tant l’application propre du mot, à des fins de localisation de quelque chose dans un espace, que son application analogique pour des phénomènes qui relèvent de l’expression d’un être vivant, et tout particulièrement l’expression des pensées et des sentiments humains.

6Pourquoi qualifier certains emplois de propres et d’autres d’analogiques? En quoi — dira-t-on peut-être — un emploi langagier, dès lors qu’on le comprend, est-il moins propre qu’un autre? La réponse est qu’il existe une différence logique entre deux types d’application d’un langage. Un emploi est analogique, ou, si l’on veut, « métaphorique », transféré, s’il est irréductiblement second, s’il ne peut pas être compris autrement que comme l’extension d’une première application que l’on qualifiera de propre. Il se trouve que notre langage pour les opérations intellectuelles (telles que concevoir, juger, inférer, etc.) est irréductiblement analogique : il consiste à identifier les actes mentaux de quelqu’un à partir de leur expression discursive[2]. Pour dire ce que fait quelqu’un quand il pense une chose plutôt qu’une autre, on fait comme si penser quelque chose revenait à se le dire tacitement (ou « dans son cœur »). Le langage ainsi formé pour parler de l’activité intellective n’est pas un langage propre, car, en l’employant pour identifier ce que fait le sujet pensant, nous ne voulons certainement pas impliquer par là que toute pensée est articulée en mots, et que, si elle ne l’est pas dans un discours « extérieur » tenu dans une langue humaine, alors elle l’est dans un discours « intérieur » ou dialogue avec soi-même tenu dans une langue mentale. Si quelqu’un dit : « En voyant la lumière allumée, j’ai pensé que tu étais à la maison », il nous communique ce qu’il a pensé à cette occasion. Il le fait en s’attribuant à lui-même un discours, mais cela ne veut pas forcément dire qu’à cet instant, une phrase s’est présentée à son esprit, mais plutôt qu’il aurait pu identifier la pensée particulière qui lui est venue en produisant lui-même une telle phrase. En présentant sa pensée sous la forme articulée, il pratique un transfert métaphorique permettant d’identifier les pensées par leur contenu et d’identifier le contenu cogitatif d’une pensée par la proposition qu’il faudrait former (dans sa langue) pour la communiquer. Cet exemple nous montre comment, à l’occasion de ce transfert d’une forme de description d’un domaine à l’autre (du linguistique au mental), une mythologie peut surgir : ici, celle d’une « langue de la pensée » et d’un « discours interne » qu’on devrait postuler dans l’esprit, c’est-à-dire, selon certaines théories cognitivistes, dans le cerveau lui-même.

7Notre question devient donc celle de savoir comment l’opposition du dedans et du dehors peut trouver une application analogique. Partons de ce que donne d’abord une application directe de l’opposition en question, par exemple dans une description de l’organisation de l’espace que requiert une maison.

8La raison d’être d’une maison est de ménager un espace interne, de façon à pouvoir répartir les activités des habitants en deux classes : celles qui sont destinées à s’exercer au dehors et celles qui le seront au dedans (à l’abri). Du reste, une opposition simple de l’intérieur et de l’extérieur est trop courte, car il y aura des degrés dans l’extériorité comme il y en aura dans l’intériorité. On sait que la maison japonaise met en œuvre un principe d’ordre qui divise beaucoup plus nettement le dedans du dehors que ne le fait une maison occidentale. Ce principe définit toute une catégorie de choses dont on doit se munir quand on sort de chez soi, mais qu’on ne peut pas conserver quand on rentre à la maison (chaussures, chapeaux, parapluies, etc.). C’est pourquoi un espace est prévu à l’entrée pour déposer et entreposer tous ces objets, et particulièrement les chaussures poussiéreuses ou humides. Cet espace fonctionne un peu comme un sas de décompression permettant la transition entre le monde extérieur et le foyer. Pour décrire une telle organisation de l’espace, nous réitérerons l’application de l’opposition du dehors et du dedans. Quand on retire ses chaussures dans l’espace intermédiaire entre la porte donnant sur l’extérieur et la marche qui marque le bord de l’espace intérieur, on est déjà entré dans la maison, mais on n’a pas encore quitté le monde extérieur. Et, au Japon comme aussi chez nous, le jardin clos derrière la maison ou la petite cour séparant le bâtiment lui-même de la rue sont comme une extension du dedans dans le dehors (on est dehors, mais sans sortir tout à fait). On pourra dire aussi que quelque chose de l’espace intime enveloppe encore le trottoir devant la maison, et peut-être, dans un village d’avant la voiture, la partie de la rue utilisable pour des jeux ou des opérations privées (étaler le linge, plumer les volailles, battre les tapis, etc.), et qu’au delà d’une certaine limite commence le grand monde (qui serait donc quelque chose comme un « dehors du dehors »). Inversement, on peut imaginer une maison comme formée de plusieurs murs d’enceinte, à la façon d’une forteresse deVauban, avec en son cœur le « dedans du dedans », par exemple le coffre contenant ce à quoi les habitants tiennent le plus.

9Toutes ces applications font sens parce que nous pouvons concevoir les déplacements qu’elles définissent. Parmi ces déplacements, certains sont permis alors que d’autres sont défendus. Dès lors qu’il existe une limite entre dedans et dehors, il peut devenir incongru de se promener en pantoufles dehors, alors que ce sera bien vu dedans. Le fait qu’un mouvement soit tenu pour inadmissible ou inconvenant veut dire qu’on voit ce que ce serait que de faire ce mouvement, et qu’on fait porter sur l’acte ainsi spécifié un interdit plus ou moins sévère.

10On se gardera ici de confondre l’impossibilité du « cela ne se fait pas » avec l’impossibilité du « cela est logiquement exclu ». Pour reprendre la comparaison que fait Wittgenstein, il est impossible, et non pas défendu, de marquer des buts au tennis : il ne s’agit pas d’un acte condamné par la règle du jeu, mais d’une possibilité qui n’est pas prévue par cette règle. Wittgenstein applique ce point de logique modale à la philosophie de la psychologie. Il écrit dans une remarque :

11

Ne dis pas « on ne peut pas », mais dis plutôt « cela n’existe pas dans ce jeu » (Fiches, § 134).

12Par exemple, explique-t-il ensuite, il vaut mieux ne pas dire : au jeu de dames, on ne peut pas roquer (son roi), car cela suggère que c’est une opération concevable, mais interdite (un peu comme il est interdit, au bridge, de regarder les cartes de ses adversaires). On dira plutôt : il n’existe pas aux dames un roque (du roi). Wittgenstein illustre également cette maxime par une application à la philosophie des mathématiques. Il est préférable de ne pas dire : « On ne peut pas énumérer tous les nombres cardinaux », car cela suggère inévitablement que l’impossibilité tient à ce qu’il y en a trop, que nous sommes débordés. Il est plus clair de dire que notre concept de nombre est ainsi défini qu’il n’existe pas quelque chose comme une énumération de tous les nombres cardinaux.

13Mais c’est ici l’application à la philosophie des sensations qui nous intéresse. Nous sommes tentés de dire : je ne peux pas montrer (vorzeigen) ma sensation. Et, en effet, la sensation n’est pas une chose qu’on puisse « sortir » de son état d’inapparence extérieure en la faisant voir, en l’exhibant à la demande. Je peux vous montrer que j’ai travaillé en vous montrant mon travail. Je peux vous montrer que je peux payer en sortant de ma poche l’argent avec lequel payer. Je peux vous montrer que je suis capable de soulever cette pierre en la soulevant. Mais je ne peux pas vous montrer une sensation, par exemple la sensation douloureuse que j’éprouve à la dent. Toutefois, il vaut mieux dire : selon la grammaire qui gouverne l’emploi du mot « sensation », il n’existe pas quelque chose qui consisterait à faire voir sa sensation. Dire qu’on ne peut pas le faire a quelque chose de trompeur, parce que cela suggère qu’on pourrait essayer de le faire mais qu’on rencontrerait alors un obstacle, un peu comme je pourrais essayer de procéder à des exportations ou des importations interdites, et que je me heurterais alors à l’obstacle que m’opposerait l’autorité publique sous la forme du gendarme qui viendrait m’en empêcher.

14Bien entendu, je pourrais « montrer » ce que je ressens quand j’ai reçu un coup à celui qui me demande de lui désigner ce que je dis ressentir, tout simplement en lui donnant à mon tour un coup. Mais ce serait répondre à côté, car cela ne lui ferait pas ressentir ma sensation, celle dont je suis le sujet exclusif. Ce serait seulement le prendre au mot en feignant de croire qu’il ne sait pas ce que veulent dire les mots « sentir qu’on a été frappé ».

15L’opposition de l’intérieur et de l’extérieur trouve dans cette particularité grammaticale des concepts de sensation une occasion de s’appliquer. Ce qui est exact est que, si quelqu’un éprouve une sensation, c’est lui qui l’éprouve, et que ce qui alors paraît « sortir de lui » n’est pas la sensation elle-même, mais un ensemble de réactions caractéristiques (plaintes, gestes, tentatives pour soulager la douleur). Et cette différence entre sentir quelque chose et manifester par des bruits et des gestes sa sensation est au principe d’une scission possible entre le fait de sentir et le fait de manifester. Quelqu’un peut sentir et se retenir d’exprimer ce qu’il sent. Ou bien il peut ne rien sentir, mais donner des signes extérieurs qui nous font croire qu’il sent.

16Où la mythologie commence-t-elle? Elle commence lorsque, ayant dit que je ne peux pas vous montrer ma sensation, je prétends expliquer cette impossibilité (logique) en disant que je ne le peux pas parce que ma sensation est une chose intérieure (à ma conscience) tandis que vous êtes à l’extérieur et que vous me voyez de l’extérieur. L’intériorité devient alors le statut phénoménologique de certains événements. La sensation est un événement, mais un événement dont le sujet est le seul observateur, parce qu’il possède un regard interne qui lui permet de savoir ce qui se passe au dedans de lui-même (et ce « dedans » n’est pas ici le corps propre, l’état de sa personne physique tel que le sujet le ressent, par exemple un état de besoin ou un état de fatigue, mais c’est un domaine intime qui n’est donné qu’à la conscience et qui pourrait d’ailleurs en principe être donné à une créature immatérielle, comme dans la spéculation cartésienne).

17S’il y a un mythe de l’intériorité, c’est parce qu’il y a, simultanément, un mythe de l’extériorité dont le prétexte est dans une image que nous nous faisons des phénomènes d’expression. Par définition, l’expression de soi est une manifestation extérieure (publique). Puisqu’elle est extérieure, semble dire cette image, elle laisse forcément de côté quelque chose d’essentiel, à savoir la différence entre soi et l’expression de soi, entre ce qu’il s’agit d’exprimer (conçu comme un processus qui ne peut se produire qu’au dedans) et la forme dans laquelle cela s’exprime (forme qui ne peut exister qu’au dehors).

18Wittgenstein écrit, dans une note : « Nous devons tirer au clair la façon dont nous appliquons en fait la métaphore du révéler (dehors et dedans) ; autrement, nous serons tentés de chercher un dedans derrière ce qui est, dans notre métaphore, le dedans (an inside behind that which in our metaphor is the inside) [3] ». Le moment mythologique est celui qui nous impose de poser un dedans derrière le dedans.

19La notion d’expression est vague, ce qui veut dire que nous appelons « expression » des conduites par ailleurs très variées, et que c’est donc également de façon variée que nous sommes tentés de chercher un deuxième dedans derrière le dedans qui s’exprime dans une expression.

20Quelqu’un qui dit ce qu’il pense s’exprime, mais il ne s’exprime pas comme quelqu’un qui pousse des gémissements. « Parallèle trompeur : le cri est une expression de la douleur — la proposition est une expression de la pensée. Comme si la finalité de la proposition était de faire savoir à quelqu’un d’autre ce qu’a le sujet: mais, pour ainsi dire, ce qu’il a dans son appareil pensant et pas dans son estomac [4] ». Quelqu’un se plaint, nous lui demandons ce qu’il a, il répond : j’ai mal à l’estomac. En vertu du faux parallèle, il faudrait se représenter les choses ainsi : quelqu’un dit quelque chose (par exemple, qu’il se demande s’il va faire beau), et, ce faisant, il nous dit quel est l’état de son Denkapparat. Le parallèle est faux en ce qu’il assimile, à partir du verbe « s’exprimer », la formulation de sa pensée à la manifestation bruyante de son état « interne », en entendant ici par « interne » le caractère de ce qui est effectivement ressenti. Ainsi, une application mal comprise de l’analogie de l’expression — de l’extériorisation — nous impose de chercher un état interne (ou une activité interne) dont le sujet devrait prendre connaissance avant de l’exprimer : sa pensée.

21Nous avons l’occasion d’opposer un dehors et un dedans lorsque quelqu’un nous parle. En effet, l’expression de quelqu’un ne nous fait pas nécessairement connaître tout ce qu’il pense, il a pu garder une part de ce qu’il pensait pour lui, ou même tout garder pour lui (en ne manifestant rien ou en prétendant penser autre chose). Notre métaphore pose donc comme étant le dedans : d’une part, ce qui a été effectivement exprimé, et qui est donc, selon l’image, passé au dehors ; d’autre part, ce qui a été soustrait par le sujet à l’expression, autrement dit ce qu’il a gardé pour lui-même. Il va de soi que cette part inexprimée correspond, selon la logique de cette analogie, à quelque chose qui manque dans l’expression, c’est-à-dire qui ne s’y trouve pas, mais qui pourtant pourrait s’y trouver (si le sujet s’était entièrement exprimé) ou devrait s’y trouver (s’il avait décidé de ne rien garder pour lui).

22Voici l’image qui nous vient tandis que nous parlons à quelqu’un et que nous sommes soucieux de ce qu’il va penser : « Tandis que je lui parlais, je ne savais pas ce qui se passait dans sa tête » (littéralement, dans son crâne) [5]. Bien entendu, lui-même (s’il le voulait) pourrait dire si, tandis qu’il m’écoute, il pense ceci (comme je l’espère), ou cela (comme je le crains), ou encore autre chose, ou peut-être rien du tout. Nous exprimons cette situation par l’image des événements qui ont lieu dans l’intérieur du corps (ici le crâne) de l’interlocuteur. Il s’agit bien d’une image, car notre phrase n’exprime pas la curiosité d’un neurologue. Cette image, écrit Wittgenstein, doit être prise au sérieux. D’un côté, tout ce que je veux dire par là est ni plus ni moins que je ne savais pas ce que pensait mon interlocuteur alors que je lui parlais, et que j’aurais bien voulu le savoir. Mais, d’un autre côté, cette image suggère que je voulais savoir quelles phrases mentales, quels processus internes se produisaient dans cette tête, comme si quelqu’un qui garde ses pensées pour lui disposait d’informations internes sur des processus internes et qu’il ne voulait pas les communiquer. Et, si communiquer sa pensée était faire savoir ce qui se passe dans son esprit, il n’y aurait jamais d’expression de soi qu’indirecte et insuffisante, car les événements à décrire auraient un caractère nécessairement privé.

23Alors que nous faisions une métaphore, il s’est produit comme un « nœud » dans notre conception même de ce que nous voulions dire. Le concept d’intériorité a laissé place à la fausse notion d’un espace « ultra-interne » ou, comme dit quelque part Wittgenstein, « superprivé » [6]. On sait que le terme « privé », chez lui, ne désigne pas simplement le caractère personnel des expériences et des pensées, en vertu duquel elles sont miennes : si c’est moi qui ait la pensée qu’il va se produire un malheur, alors c’est moi qui suis inquiet. Il désigne une qualité (mythologique) d’incommunicabilité solipsiste : puisque je suis nécessairement le seul à prendre connaissance (par le « regard mental » ou par le « contact cognitif ») des événements qui se produisent dans l’espace interne que me procure ma conscience, alors j’en suis le seul témoin direct, à l’exclusion de tout autre [7]. Mais ce privilège d’être le seul spectateur n’est justement pas une exclusivité ordinaire, comme celle du propriétaire d’une toile de maître qui veut être le seul à jouir de son tableau, et qui donc l’enferme dans une pièce où il est le seul à entrer. C’est une exclusivité superlative : quand bien même je voudrais communiquer ma pensée ou me laisser aller à manifester mes sentiments, je ne le pourrais pas ! Par définition, je ne peux pas vous manifester (show) mes sentiments, car mes paroles, mes gestes, mes mimiques ne sont pas mon sentiment, mais seulement les signes extérieurs de ce que je ressens. Je ne peux donc vous montrer que des signes de mes sentiments, jamais la chose même. Toujours, l’original se dérobe.

24Le non-sens latent devient patent — ce qui est le procédé wittgensteinien par excellence [8] — lorsqu’on change d’exemple. Si je donne à quelqu’un un ordre, je considère qu’il suffit pour cela de lui dire ce qu’il doit faire, et je serais perplexe si mon employé, devenu soudain philosophe de l’intériorité, répondait : vous m’avez communiqué des signes, mais vous n’avez pas communiqué ce qui doit se trouver derrière ces signes pour qu’ils signifient, à savoir l’acte mental ou l’état mental de vouloir quelque chose [9]. Vous n’avez pas communiqué votre volonté. J’ignore toujours ce que vous voulez que je fasse.

25On peut donc à bon droit parler d’une mythologie née d’une méprise dans l’application de notre métaphore (en elle-même innocente). Si nous avions été fidèles à l’esprit de notre métaphore, nous aurions localisé l’intériorité — le dedans — dans cela même qui était susceptible d’une expression. Mais nous avons appliqué la métaphore de façon confuse et nous avons ainsi ajouté — verbalement — un « espace interne » dont nous ne savons plus quoi faire : l’espace des processus internes incapables d’une manifestation externe. Du coup, le contraste entre l’exprimé et l’inexprimé est perdu, puisque l’expression de quelque chose n’en est plus véritablement l’expression, puisque toute expression est devenue une espèce de communication indirecte sur quelque chose d’inexprimable.

26Il y a donc mythe de l’intériorité chaque fois que nous concevons l’expression de l’intérieur comme n’étant justement pas l’expression de l’intérieur, puisque l’intérieur est maintenant ce qui ne peut pas être exprimé par son expression. Le mythe de l’intériorité réservée par principe au sujet est donc aussi le mythe de l’expression qui n’exprime pas.

Notes

  • [1]
    Jacques Bouveresse le signalait déjà dans Le mythe de l’intériorité (Paris, Minuit, 1976, p. X-XI). Il est revenu sur ce point dans Philosophie, mythologie et pseudo-science : Wittgenstein lecteur de Freud (Combas, éditions de l’Éclat, 1991).
  • [2]
    Cf. Peter Geach, Mental Acts, Londres, Routledge, 1957, §17.
  • [3]
    Notes sur l’expérience privée et les sensé data (dans : Philosophical Occasions. 1912-1951, ed. J. Klagge et A. Nordmann, Indianapolis, Hackett, p. 223.)
  • [4]
    Wittgenstein, Recherches philosophiques, §317.
  • [5]
    Wittgenstein, ibid., §427.
  • [6]
    Wittgenstein, Notes for the ’Philosophical Lecture’, dans Philosophical Occasions, p. 447.
  • [7]
    Voir sur ce point les références données dans l’article « Exclusivité » (privacy) dans le Dictionnaire Wittgenstein d’Hans-Johann Glock, tr. Hélène et Philippe de Lara, Paris. Gallimard, 2003.
  • [8]
    Recherches philosophiques. §464.
  • [9]
    Ibid., §503.