Hors les murs. Un itinéraire psychanalytique

1« À la maison? La maison? Avoir eu une maison? Je ne sais même pas ce que cela veut dire. Tous les mots de cette phrase me semblent incompréhensibles. Avoir? Mais ai-je jamais eu le sentiment d’avoir quelque chose venant d’eux? Une maison? Mais ces soi-disant parents représentaient-ils une maison à laquelle je puisse me référer? Je me suis constituée toute seule un refuge, un petit refuge peut-être, difficile et inquiétant certainement ». Par ces mots, celle qui me parle ainsi me révèle que pour certains, avoir un lieu pour vivre n’a rien d’une évidence. L’image de la maison, métaphore d’un lieu que l’on aurait en soi, à la fois reçu et construit, serait-elle aussi la métaphore d’une intériorité aussi précieuse que fragile?

2Autre histoire, autre maison. « Les chiens que les Allemands avaient lancés sur moi pour me tuer se mirent à lécher mon visage et mes mains au lieu de me mordre. Ils avaient certainement senti sur moi l’odeur de la maison », me raconta un jour une ancienne déportée, et d’ajouter : « Les chiens avaient dû sentir l’odeur des chiens de la maison et le fait que j’aimais les chiens ». Cette femme ne doutait pas de la persistance de l’odeur de « la » maison, un an après en avoir été arrachée. « La » maison désignait ce qui ne méritait même pas une précision géographique, c’était « la » maison d’origine de ses parents, celle où elle avait vécu et qui continuait à exister en elle. Ce récit témoigne, au-delà de la pure véracité des faits, de la force protectrice que cette femme accordait à sa « maison », au sens de ce qui lui venait de sa lignée. À travers l’amour qu’elle avait des chiens, elle disait cette chose si simple, véritable résistance contre les forces meurtrières déchaînées : dans l’animalité il peut y avoir du semblable humain, les chiens, eux, l’avaient compris. Pour elle, « sa maison » lui sauverait la vie toujours, tout le temps. Pour beaucoup, en effet, une maison est la métaphore d’un intérieur, d’un lieu où l’on se rassemble, d’une enveloppe protectrice. Une enfant abandonnée, élevée dans un foyer, décrivait sa souffrance de ne pas avoir pu construire un lieu de repli intérieur en ces termes : « Tu ne peux pas avoir (dans un foyer) de sentiment dans ton cœur. Tu vis avec tout le monde ».

3Pendant longtemps, la question qui s’adressait aux psychanalystes était « Comment vivre? ». Comment vivre nos conflits, entre des aspirations dites pulsionnelles et des censures, les unes nécessaires à la vie psychique, les autres imposées par la culture ou les interdits familiaux. Cela supposait qu’un individu, bien que divisé par les processus inconscients, restait quand même un sujet unifié; il restait « in-divis » comme l’exprime l’étymologie. À l’intérieur de cette question, une autre surgit en la transformant complètement : non plus « Comment vivre? » mais « Où vivre? ». La question « Où vivre? » implique qu’il existe des lieux qui sont invivables. À l’écoute de la folie, la psychanalyse a bien indiqué que certaines identifications étaient invivables ; mais la question de l’invivable va plus loin puisqu’elle impose d’imaginer l’invivable, et les conséquences en sont considérables, – pas seulement sur la pratique de la cure psychanalytique. Que fait-on pour fuir l’invivable? Si l’intériorité a un sens est-elle un antidote à l’invivable? Le psychanalyste, lui, est conduit de plus en plus à imaginer l’invivable s’il veut aller à la rencontre de ceux qui y demeurent.

4La psychanalyse ne travaille pas au cœur des douleurs pour les ressasser, mais pour y dégager un sujet en devenir, le remettre en mouvement. La psychanalyste que je suis va à la rencontre, chez son patient, des germes de liberté, de réorganisation, de résistance face à la négation de lui-même. Dans les premiers entretiens, je cherche toujours une ouverture qui nous donnerait accès à un espace différent de celui dans lequel nous sommes pris le patient et moi-même. Comprendre alors la façon dont chacun a pu échouer ou réussir à construire une intériorité suppose une conception du sujet qui fasse sa place à une géographie complexe qui se construit et se parcourt à plusieurs.

5Sans enveloppe symbolique, la maison n’est plus seulement la métaphore de cette protection ; elle peut devenir un refuge que l’on ne peut plus même quitter. Certains restent ainsi collés chez eux, incapables d’aller dehors, terrifiés à l’idée de parcourir un espace qui leur paraît forcément hostile. De protectrice, la maison devient prison, ils s’y enferment. Au-dehors leur corps leur semble menacé d’effondrement ou de liquéfaction. Les murs de la maison s’avèrent être leur seul soutien indéfectible, les seules limites de leur corps. Alexandre Soljénitsyne a décrit dans La maison de Matriona[1] une maison où une femme avait trouvé refuge d’une façon encore différente. La maison de Matriona était Matriona elle même, à l’insu de tous. Le corps de cette femme vivait par et dans les murs de la maison de façon secrète, inapparente. La maison mise à mal se désarticule alors comme un corps réel. L’atteinte des murs de la maison conduit Matriona à se défaire psychiquement. De « corps symbolique » dont elle tenait lieu, la maison devient un « corps réel » chaotique et persécutant. G. Pankow [2] écrit à ce propos que l’espace de la maison de Matriona abritait un temps « plié », dissimulé dans les poutres et les murs. Faute d’avoir su ou pu construire une place en elle qui puisse accueillir la terreur et la honte d’avoir trahi un homme aimé, Matriona menait une existence aliénée à l’espace où s’était réfugié son amour. Demander à un abri plus qu’il ne peut donner est une solution précaire face à des terreurs qui détruisent toute position subjective. On peut être conduit à régresser dans toutes sortes de fusions imaginaires : objets inanimés, animaux, parfois aussi des frères ou sœurs ou des jumeaux imaginaires. Ces pertes d’identité assurent une continuité d’être magique et folle. La poutre maîtresse du toit abritait une Matriona devenue continuité avec les murs et les poutres de sa maison pour lutter contre un impensable arrachement de ses liens amoureux.

6Se séparer de terreurs anéantissantes, constituer un espace où elles peuvent se « tenir » un moment et les symboliser sont donc une seule et même chose. Cette « place en soi » (une des modalités de l’intériorité) n’est donc pas un simple lieu, identique à la place centrale d’un village, mais bien plutôt l’effet d’un déplacement par lequel un sujet parvient à concevoir « le réel comme pouvant être autre qu’il n’est, c’est à dire qu’il le symbolise déjà » [3]. Défini comme « l’impossible », le réel lacanien est ce qui ne peut être complètement symbolisé par la parole et dont les effets continuent pourtant d’insister. L’intériorité participe donc de ces enjeux psychiques essentiels en donnant accueil aux terreurs les plus extrêmes pour les transformer en angoisse qui, elle, « prépare au danger » comme l’écrit Freud [4] dans « Au-delà du principe de plaisir ». Au contraire de l’angoisse, la terreur opère et persiste de la défaite du sujet. Quel est le lien entre un mouvement d’accueil interne, qui allie donc un lieu au mouvement par lequel il se constitue, avec tous nos espaces de langage, conscients et inconscients?

Dehors et dedans

7Se situant à la fois « hors » et « dedans », l’inconscient freudien est une « autre scène » qui parle à l’insu du sujet, en lui et malgré lui, dans un langage qu’il convient de déchiffrer. Scène interne, « autre scène » pour Freud, l’inconscient deviendra, sous la plume de Lacan, l’effet dans un sujet du discours de l’autre, bientôt écrit avec un grand A. Le langage préexiste au sujet, il l’attend, signifie les liens de parenté, ordonne les liens de filiation, identifie les sensations du corps, de sorte que, avant même de parler, le sujet est parlé par un Autre. L’intériorité peut-elle être dite identique aux effets de division de l’inconscient entre un discours manifeste et un discours latent, entre un sujet qui énonce et l’énonciation qui le dépasse? Si l’inconscient est la condition de l’intériorité, on ne peut pour autant les confondre. Il suffit pour s’en convaincre de songer que pour nombre de personnes, apparemment très normales, il s’agit de passer son temps à se fuir et à fuir toute rencontre avec cette part de soi-même qui témoigne de l’activité de l’inconscient.

8En cette disposition, tout événement ou toute trouvaille de pensée est immédiatement raconté : ce sont des gens pour lesquels le téléphone « portable » est une aubaine ! Tout moment de vie est l’objet d’un commentaire qui théâtralise la vie psychique car tout interlocuteur est sommé d’être surtout un spectateur. Ils ne doivent rien taire de leurs émois ou de leurs pensées ; vis-à-vis de leurs liens amoureux, ils affichent n’avoir « aucun secret ». À peine sortis de leur séance, ils se précipitent pour tout raconter, à tout le monde, tout de suite. Ne rien garder pour soi, jamais au grand jamais ! « Pourquoi faire? » s’interrogent-ils, ingénus. « Je dois être en lien continuel avec elle, dit l’un d’eux, je ne supporte pas de ne pas pouvoir la joindre quand elle est en réunion ». La parole est alors, dans son irrépressible cours, une façon de fuir ce qu’ils pourraient garder en eux-mêmes, pour eux-mêmes, mais aussi est-elle un instrument de contrôle de leurs interlocuteurs figés par eux dans une position d’écoute sans limite. Leur « intérieur » semble à leurs yeux receler de tels dangers qu’il leur faut « expulser » au-dehors, au plus vite, la moindre émotion ou la moindre pensée. Pas de silence. Pas de solitude. Il leur faut vider leur être de tout éprouvé comme s’il n’y avait pas de scène où ils pourraient accueillir leurs propres expériences. Et pourtant ils ne manquent pas d’une scène inconsciente ; il convient alors de postuler qu’au sein du réseau des signifiants inconscients qui fait barrière au chaos, un repli d’intériorité a pu être abîmé par une terreur ou une angoisse sans nom.

9Se fondre avec un autre aimé dont ils ne doivent pas être séparés, fût-ce par une pensée qu’ils garderaient par devers eux, est alors la visée des liens qu’ils construisent. On est alors frappé par l’intensité des liens qu’ils affichent et qui peuvent se rompre aussitôt dès qu’un autre se dessine à l’horizon. Sont-ce de vrais liens? On peut en douter. Eux-mêmes sont parfois atterrés de se sentir si subitement indifférents à ceux ou celles qui habitaient toutes leurs pensées il y a peu. « Qui suis-je? » s’interrogent les plus sages, ceux qui supportent d’affronter ce vide d’identité que leurs relations à leurs objets d’amour leur suggèrent. Intensité fusionnelle et brutale indifférence sont leur lot. De ce chaos, certains peuvent faire les frais, avant de mesurer combien l’absence d’intériorité va de pair avec un manque de consistance de leurs liens. Aimer à ce compte prend les allures d’une forme d’exploitation qu’une personne peut faire d’une autre pour se donner l’illusion de vivre ou d’exister. Le refus de toute « intériorité » se révèle alors être une difficulté terrifiée devant une solitude abyssale.

10Si l’inconscient inscrit la différence entre un dedans et un dehors séparant des régions de la vie psychique, alors l’intériorité serait une forme de « dedans » du dedans, une intimité du dedans. L’intériorité serait alors plutôt une sorte réflexivité qui témoignerait des effets sur lui-même du travail de l’inconscient. À ce compte, « intériorité » serait le nom que l’on donnerait à un lien souple du sujet avec son propre inconscient au moment fugace où il voudrait se constituer en savoir. Le savoir inconscient a ceci de particulier qu’il ne peut être installé en un lieu ; il l’excède ainsi toujours quelque peu. L’intériorité serait alors une pointe avancée (comme on le dirait d’une armée) du travail de l’inconscient sur la réalité psychique elle-même que ce travail a contribué à catégoriser.

11L’intériorité ne peut se réduire pour autant à être un repli caché de l’être ou une sorte de quant à soi ; au contraire, l’intériorité met en rapport un sujet avec le monde, avec les autres. Prendre en soi, garder en soi sont des moyens de connaître les autres et le monde. Projeter, expulser, vident au contraire la psychè. Moyen de protection certes s’il s’agit d’expulser hors de soi une douleur invivable, mais moyen catastrophique en ce qu’il peut redoubler le dénuement symbolique initial. Ainsi, certaines « maladies » psychiques nous enseignent que l’enfant humain peut se « guérir » de tout lien avec tout autre et, pour faire face à ses terreurs, s’entourer d’une carapace autistique.

Le repli autistique : une pure extériorité?

12Les « parlêtres » que nous sommes peuvent survivre en utilisant une faculté que le langage nous donne, même si nous semblons ne pas nous en servir : vivre hors de nous-mêmes, dans un autre corps ou dans les objets animés ou inanimés du monde. Quand ils sont trop petits, et apparemment pas encore pris dans le langage, les petits d’hommes peuvent s’enfermer dans le refuge de sensations corporelles qu’ils renouvellent sans cesse, comme le font les enfants autistes. Contre la terreur de disparaître comme l’eau ou le sable qui coule, un enfant pourra chercher à se fondre avec tout ce qui offre l’aspect d’une surface dure et y rester cramponné ; ce symptôme autistique peut-être passager ou durable. Contre leurs terreurs, ils ont trouvé refuge dans des sensations du corps qu’ils doivent constamment répéter pour s’assurer des limites de leur abri et s’assurer ainsi qu’ils sont vivants. Cette façon de survivre est tout sauf un havre de paix. L’enfant du repli autistique devient en effet une pure « extériorité » sans mémoire, en quête d’une protection dans les objets du monde devenus magiques. Protection toujours à renouveler. On a vu avec la maison de Matriona que les murs les plus solides pouvaient se révéler de précaires refuges au regard de ceux que l’on construit symboliquement. Et point n’est besoin d’être complètement autiste pour avoir des zones de refuge dans des endroits impensables quand manque la sécurité d’un lieu en soi où faire retour. L’instabilité et la peur de vivre manifestent alors que, sans sa « maison », on demeure un « exilé » de soi. Le travail du psychanalyste est d’abord de rencontrer ces patients dans cet exil.

13Les autistes qui ont recouvré la parole témoignent de la souffrance d’avoir été traversés par les objets du monde, sans intériorité réelle. Enfermés dans une extériorité, ils sont restés sans connaître le monde. « L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi et en disant le contraire il ment. » [5] écrit Proust. Il est vrai que l’on ne connaît le monde qu’en le prenant « en soi ». Les autistes nous apprennent que l’homme, poussé à bout par ses terreurs, peut sortir de lui-même ; ils confirment le fait que cette sortie hors de soi est ô combien coûteuse puisqu’en se vouant à être une pure extériorité, leurs moyens de connaître le monde s’effondrent.

Intimité et intériorité

14L’intériorité serait une forme d’intimité d’un « dedans » avons-nous suggéré. À l’inverse, l’intimité pourrait-elle être considérée comme une région de l’intériorité? Certains, soumis à un incessant commentaire de leurs pensées ou de leurs gestes, se sentent vivre dans une prison ordonnée par un regard étranger et intrusif que rien n’arrête. Quand le corps psychique aussi bien que physique est constamment commenté, regardé, parlé par un autre, l’intimité est mise à mal. Contre ceux qui masquent leur jalousie intrusive derrière une passion éducative, on peut vouloir affirmer, en la construisant en cachette, son droit à avoir une intimité. Le secret de cet intime est alors une forme de révolte contre la violence intrusive qui parade derrière les bons sentiments. Et l’on peut aussi remplacer le plaisir de l’intimité, le droit à avoir un endroit où l’on puisse ne pas être rejoint, par une souffrance qui, donnant à celui qui l’éprouve la sensation d’exister, devient un « tenant lieu » d’intériorité.

15Telle cette jeune femme qui, s’employant à nier toute valeur à son « intérieur », laissait le lieu où elle habitait à l’abandon et à la disponibilité de tous. Dans son imaginaire, son « intériorité » psychique était identifiée à l’intérieur de sa maison. Mais, sans « intériorité » reconnue, elle était sans moyens de se sentir heureuse d’avoir quoique ce soit. Ses relations la laissaient toujours insatisfaite. Elle prétendait n’être rien, n’avoir aucune valeur et mériter son triste sort. Peut-on méconnaître cependant qu’elle donnait à voir un intérieur qui était un non-lieu? Elle se plaignait souvent amèrement de tous les amis qui venaient chez elle à toute heure du jour et de la nuit, sans respect pour elle. Par ailleurs elle ne voulait pas s’apercevoir qu’en ne fermant pas sa porte, elle consentait à ce que son intérieur soit dévasté. À qui donnait-elle satisfaction en refusant de voir qu’elle vivait dans un non-lieu? Contre quelle douleur impensable trouvait-elle refuge en attaquant son droit à avoir pour elle-même un endroit clos? Il convient de faire une hypothèse plus efficace que celle qui consisterait à penser que son être féminin est engagé dans un « plaisir » à se soumettre. Son refuge étant un non-lieu, ne montre-t-elle pas ainsi qu’elle désigne à la lettre un autre non-lieu? Le trauma engrange la violence et la fait jouer au présent, telle une partition de musique sans cesse rejouée. La violence pleine de haine d’un regard auquel elle avait été souvent exposée la figeait dans une telle terreur, qu’elle avait fait de son corps un non-lieu. Son « intérieur » dévasté témoignait pour elle de ce non-lieu dont elle avait fait son refuge. Elle ne parvenait donc pas à se séparer d’une violence errante, elle ne parvenait pas à lui fermer sa porte.

Ceci n’est pas une intériorité

16Construction à chaque fois singulière et inéchangeable, ce qui défaille de l’intériorité se voit projeté sur celui qui était censé l’incarner. Il (ou elle) ne sera jamais assez décevant ou inquiétant aux yeux de celui qui veut croire que lui viendraient d’un autre idéal les clés de son existence. C’est à (L)a femme (la majuscule mise entre parenthèses par Lacan signifie qu’elle ne fonde pas le discours de l’universel), cette Autre redoutable et inaccessible, que revient dans la tragédie d’Othello le soin d’incarner le lieu d’une intériorité idéalisée. « Mais ce lieu où j’ai engrangé mon cœur, Où je dois vivre ou bien être privé de vie, la fontaine où mon cours prend sa source ou alors se tarit » (Acte IV, 2, 59-61). L’idéalisation confère des pouvoirs redoutables bientôt redoutés ; le lieu où Othello engrange son cœur se retourne contre lui et lui réserve le sort qu’un cloaque immonde et terrifiant réserve à ce qu’il contient « Ou la voir changée en cloaque où d’immondes crapauds s’enchevêtrent pour procréer ! » (Acte IV, 2, 62-63).

17L’intériorité idéalisée confiée aux représentations féminines est donc une fausse intériorité puisqu’elle peut se retourner en son contraire. Une vraie intériorité suppose donc qu’elle opère comme un lieu stable, interne, non identique à l’inconscient, mais en lien avec lui, et qu’elle soit investie en retour d’une valeur qui la fasse participer de l’identité du sujet. Dans la tragédie de Shakespeare, se montre la façon inexorable dont Iago détruit le lien d’Othello avec lui-même, avec le mystère de l’amour. La haine que Iago va agiter à l’égard des femmes, et de Desdémone en particulier, est aussi la haine de tout travail psychique qui veut ouvrir des espaces de pensée. Pour construire une scène interne, il convient de faire le deuil de ce dont on a manqué et donc de l’affronter. Othello a bientôt fait de renoncer à la rencontre avec l’Autre du sexe que le lien à sa femme tentait d’apprivoiser. « J’accueille ton amour […] sans réserve » dit Othello à Iago au moment de leur pacte; il lui est répondu « Je suis vôtre à jamais » (Acte III, 3, 472-474 et 482). L’amour, autre pli d’intériorité face au monde, n’est-il pas l’ennemi? L’intériorité mystérieuse de l’amour devient redoutable face aux séductions de la transparence de la haine qui conjoint, unifie sans fards.

18Si Iago peut ainsi se jouer d’Othello, s’il peut si aisément l’entraîner dans cette passion à haïr une femme, s’il peut lui faire miroiter les délices de l’amour « sans réserve », c’est que faute d’une scène singulière où se jouerait un théâtre de conflits, il peut lui offrir l’économie d’une régression où nulle scène intérieure ne paraît plus nécessaire. Othello, dans sa folle jalousie, invite à reconsidérer la scène où se déroule la tragédie ; et elle apparaît comme une scène aussi incertaine que la scène psychique au sens freudien du terme. Iago à l’acte IV met en place un théâtre de la tromperie où chacun joue son rôle et un autre en même temps, à son insu. Les preuves que le regard d’Othello accumule sont autant de fausses perceptions ou de fausses réalités vis-à-vis desquelles il n’a aucun recul, entièrement réduites à l’unique scène qui se déroule sous les yeux ; et toutes les scènes se mettent ainsi en abîme en s’annulant les unes les autres.

19L’intériorité témoignerait-elle de la présence d’une scène intérieure qui est elle-même une forme de silence apposé sur l’infini bavardage des choses, pour que d’autres paroles et d’autres images en naissent? Iago a détruit l’intériorité d’Othello ou plutôt en a-t-il dévoilé la ruine. Une représentation monstrueuse habitait à l’intérieur, tapie : « Par le ciel ! Tu te fais mon écho – Comme si quelque monstre était dans ta pensée, Trop hideux pour être dévoilé. » (Acte III, 3, 110-112). Le monstre dont Othello redoute l’écho est déjà présent en lui, à l’affût de l’horreur excitante et jouissive d’être révélé au grand jour « Un homme à cornes est un monstre et une bête » dit-il (Acte IV, 1, 58). Image méprisée et méprisable d’un masculin berné par la malice féminine qui représente un puits sans fond où disparaît l’image elle-même de l’homme devenu « bête » inhumaine. Le monstre qui habite Othello est la ruine d’un lieu interne. Haine qu’il a dû rencontrer dans un regard qu’il croyait aimant. Tout amour de femme risquait de mettre en lumière cet appel de la haine inscrit au lieu même de l’amour. Le mouchoir, son origine confuse, son destin tragique, est le vecteur d’une haine qui traverse les temps. Serait-ce que la haine qui rassemble si sûrement, qui confond si bien ceux qu’elle contamine, est le plus sûr ennemi de l’intériorité?

20Pour la pensée totalitaire, toute opacité est condamnable ; le corps social, l’individu, doivent être d’une transparence sans faille. Le roman de V. Nabokov [6] L’Invitation au supplice décrit magnifiquement la métaphore d’un sujet condamné à mort parce qu’il serait « opaque » à la lumière. L’intériorité participe donc à la fois de ce lieu opaque à l’autre, et de ce lieu qui est à défendre et d’où l’on ne veut pas être dévoilé. L’ombre portée du héros de Nabokov rappelle qu’une menace de mort peut recouvrir la construction d’une intériorité opaque à tout autre. Ainsi un sentiment d’illégitimité peut frapper ceux dont l’intériorité fut l’objet d’un combat acharné. Rendue illégitime, l’intériorité se perd et se détruit.

21« Si vous dites que vous avez le droit d’avoir un endroit inatteignable où personne ne peut entrer, alors moi aussi j’aurais un endroit inatteignable, vraiment à moi? » m’interrogea un de mes patients qui m’entendait l’affirmer pour mon propre compte face au harcèlement dont il m’accablait. Que son analyste pût défendre son espace psychique de personne réelle et son droit à ne pas être rejointe dans tous les replis de son être, fût-ce dans une activité professionnelle aussi « dévouée », l’étonna au bon sens du terme. Mes propos n’avaient fait que dessiner un autre destin à la contagion de l’intrusion en lui restituant le droit de protéger une intériorité jusqu’alors condamnée par lui. Une analyste à ses yeux devait tout endurer de son patient sans rien dire, lui être transparente, offerte, sans secrets, sans ces recoins inconscients tout à fait insupportables à ses yeux. Qu’un analyste ait lui aussi une intériorité, qu’il puisse la défendre comme n’importe qui et pas seulement comme une fonction, lui fit mesurer que si je mettais des limites à son exploitation de moi, il n’en avait pas été de même pour lui. Lui avait été un enfant totalement au service de ses parents, exploité sans bornes ; il en était devenu un vrai « pro » du sacrifice pour ces autres qui attendaient tout de lui. Si le transfert dans la psychanalyse prend un sens chez les patients dont l’intériorité s’est trouvée blessée, alors l’analyste ne représente pas seulement un personnage de leur histoire mais aussi tous les mots et les images dont ils ont été volés et qui leur ont fait défaut. Habiter l’espace blessé d’un autre, lui prêter ses images, ses limites et ses failles pour qu’il revienne dans ses murs, n’est-ce pas l’invention d’une nouvelle économie d’Éros?

Notes

  • [1]
    A. Soljénitsyne, La Maison de Matriona, Julliard, Paris, 1965.
  • [2]
    G. Pankow, L’Homme et son espace vécu. Aubier. Paris, 1993. p. 99.
  • [3]
    J. Lacan. Le Séminaire. Livre IV : La relation d’objet, Le Seuil, Paris, 1994, p. 55.
  • [4]
    S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de Psychanalyse, PBP, Paris, 1967, p. 38-39.
  • [5]
    M. Proust, Albertine Disparue in À la Recherche du Temps Perdu, Gallimard, Paris, 1954. Vol IV. p. 34.
  • [6]
    V. Nabokov, L’invitation du supplice, Gallimard, Paris, 1960.