Subjectivité et intériorité

1La détermination de la subjectivité par l’intériorité est reçue comme une évidence par la philosophie au moins depuis Descartes : la ligne de partage entre le subjectif et l’objectif correspond à la différence entre ce qui n’est accessible qu’à soi-même et ce qui se donne à tous, entre l’immanent et le transcendant. En outre, c’est en tant qu’elle est intériorité que la subjectivité peut accomplir la fonction qui la qualifie comme telle, celle de faire apparaître l’étant transcendant, de constituer l’élément ou le milieu au sein duquel quelque chose peut se manifester, au sein duquel il peut y avoir quelque chose. Comme l’écrit Merleau-Ponty, tentant de ressaisir la vérité du cogito, « toute pensée de quelque chose est en même temps conscience de soi, faute de quoi elle ne pourrait pas avoir d’objet. À la racine de toutes nos expériences et de toutes nos réflexions, nous trouvons donc un être qui se reconnaît lui-même immédiatement, parce qu’il est son propre savoir de soi et de toutes choses, et qui connaît sa propre existence non pas par constatation et comme un fait donné, ou par inférence à partir d’une idée de lui-même, mais par un contact direct avec elle. [...] Il faut que l’acte par lequel j’ai conscience de quelque chose soit appréhendé lui-même dans l’instant où il s’accomplit, sans quoi il se briserait » [1]. Ainsi, ce qui distingue la conscience d’un mouvement ou d’un contact réels, c’est que, loin de s’épuiser dans la coïncidence avec la chose, elle se rapporte à elle-même et esquisse ainsi une intériorité. Cependant, si la référence du champ phénoménal à ce que l’on peut appeler une subjectivité est peu contestable, la détermination de la subjectivité comme intériorité nous donne-t-elle les moyens d’en penser la radicale spécificité? Permet-elle de rendre compte de la singularité de son mode d’être vis-à-vis de celui de la chose et, partant, de son aptitude à faire paraître ce qui lui est transcendant? Penser la subjectivité comme intériorité, est-ce bien en rejoindre l’essence ou la soumettre au contraire à un régime d’être qui n’est pas le sien? D’autre part, s’il s’avérait que la subjectivité ne peut plus être comprise comme intériorité, il resterait néanmoins à lui donner un sens en tant qu’elle est « soi » et enveloppe donc toujours quelque chose comme un rapport à soi.

2II revient à Descartes d’avoir ouvert la voie d’une détermination de la subjectivité comme intériorité. Si l’existence du Je échappe au doute hyperbolique et s’impose donc comme une certitude absolue, c’est en raison du fait qu’il pense. La pensée a ceci de propre que rien de ce qu’elle est ne lui est extérieur, c’est-à-dire n’échappe à sa propre saisie, que son être se confond avec son apparaître : « par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser » [2] Ici se fait jour un premier concept de l’intériorité comme relation du contenu de pensée à son apparaître ou de l’idée pensée à l’idée qui la pense. Pour parler en termes plus contemporains, l’intériorité nomme ici la pleine appartenance du vécu à la conscience qui le saisit ou le vit. Cette intériorité qualifie une propriété de la pensée (du vécu), son renvoi immédiat à elle-même et c’est parce que le contenu coïncide avec sa saisie que celle-ci peut, en retour, être caractérisée comme saisie de soi, c’est-à-dire comme interne ou intime. On pourrait cependant se demander si la détermination des cogitationes par l’intériorité, c’est-à-dire par une reflexivité constitutive, va de soi et ne trahit pas déjà le sens le plus profond de ce qui est découvert au terme du doute. Selon Patocka en effet, ce que Descartes désigne par le terme de pensée ou de cogitatio, c’est ce qui « dans tout commerce avec les choses, doit être présupposé comme indubitablement et immédiatement présent, indépendamment de la question de savoir si les choses elles-mêmes existent ou non, si elles ont effectivement ou non telles ou telles déterminations ». Or, ajoute-t-il, « ce que Descartes a en vue ici n’est rien d’autre que le champ phénoménal, ce dans quoi l’apparaissant apparaît » [3]. Doit-on considérer comme allant de soi que ce champ phénoménal, dans et par lequel tout apparaissant apparaît, existe comme intériorité, c’est-à-dire comme être donné à soi-même, contenu subjectif saisissable dans une réflexion? Quoi qu’il en soit, Descartes n’en reste pas là et en vient, en un second temps, à interroger l’essence du Je dont l’existence est certaine. Elle est reconnue précisément comme pensée, qui apparaît alors comme l’attribut essentiel d’une substance dont le mode d’être est le même que celui des choses étendues : je suis une « chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison » [4]. Par une sorte de métonymie métaphysique, l’intériorité, qui désignait d’abord la relation d’appartenance du contenu à son apparaître, en vient à caractériser une sphère ou un type d’être, la substance en tant qu’elle a pour attribut la pensée, c’est-à-dire contient des représentations. Alors qu’elle caractérisait d’abord ce qui est en moi en tant que j’y accède immédiatement, en tant donc qu’il m’appartient, l’intériorité désigne maintenant le moi en tant que des pensées ou des vécus lui appartiennent, une sphère qui, si elle n’est pas spatiale, est néanmoins douée d’un « intérieur ». Or, la question qui se pose immédiatement est celle du mode de rapport entre ces deux sens de l’intériorité. Peut-on désolidariser l’intériorité, comme relation d’appartenance du vécu à son apparaître, prétendument inhérente au mode d’être du subjectif, de l’intériorité comme sphère d’être autonome, comme substance? Autrement dit, l’intériorité comme rapport à soi de l’étant subjectif désigne-t-elle l’essence même de la subjectivité, qui n’imposerait donc pas mais excluerait plutôt sa substantialisation, ou bien est-elle au contraire solidaire de la détermination substantialiste de cet étant? Aux yeux de Patocka, cette dernière direction s’impose. Il ajoute en effet, après avoir caractérisé la cogitatio comme champ phénoménal : « Du fait de son orientation sur la distinction traditionnelle essentia-existentia, il [Descartes] en fait un attribut essentiel de la chose que je suis, un attribut qui, possédant un caractère de certitude indubitable, est lui-même chosique, c’est-à-dire constatable, présent-donné, objectif. La cogitatio n’est possible que parce que le sum est l’existentia d’une substantia cogitans, l’ego étant posé sur le mode du substrat, le cogito comme attribut essentiel » [5]. Autrement dit, c’est parce que la pensée, synonyme de la phénoménalité, est référée à une substance et donc définie comme attribut de la res cogitans qu’elle acquiert elle-même le caractère chosique d’une réalité constatable et peut alors être définie par l’intériorité comme rapport immédiat à soi. L’intériorité au sens substantiel commande l’intériorité au sens de l’identité de l’être et de l’apparaître. L’être du vécu ne peut être donné à lui-même que parce qu’il est d’abord pour ainsi dire donné en soi, comme attribut d’un étant réel. Bref, c’est seulement en raison de l’ontologie substantialiste, c’est-à-dire de son appartenance attributive à la res cogitans, que la cogitatio devient un contenu subjectif, susceptible d’être donné de manière immanente. Mais, si tel est bien le cas, il faut en conclure que les tentatives de saisir le sens d’être authentique de la subjectivité comme immanence du vécu à son apparaître contre toute présupposition substantialiste demeurent en réalité tributaires de ce substantialisme et trahissent l’intériorité (la subjectivité), à l’instant même où elles veulent la sauver, en la soumettant au régime de la res, c’est-à-dire de l’extériorité.

3C’est précisément ce qui advient avec la phénoménologie husserlienne, au moins dans sa période moyenne. Husserl montre qu’en niant l’existence du monde, le doute cartésien présuppose le sens d’être naïvement conféré au monde comme existence naturelle ou en soi, au lieu de l’interroger. Il s’ensuit que l’existence qui échappe au doute, celle du je, est caractérisée par le même sens d’être que celui du monde qui avait été nié, à savoir précisément l’existence substantielle. Le doute cartésien sauve, selon les termes de Husserl, une « parcelle de monde ». Il n’accède pas au sens d’être véritable de la cogitatio en tant que radicalement distinct de celui de la res transcendante : en caractérisant le Je comme substantia cogitans, mens sive anima, Descartes tombe dans cette absurdité qu’est le réalisme transcendantal. La vertu de l’épokhé est justement de nous permettre de passer de l’intériorité psychologique à laquelle conduit la position d’un Je au sein du monde à ce que l’on pourrait nommer l’intériorité transcendantale délivrée par l’essence du vécu. Autrement dit, grâce-à l’épokhé — neutralisation de la thèse d’existence — on convertit l’être du monde en sa phénoménalité, loin de subordonner la phénoménalité aux attributs d’une substance intra-mondaine. Pour Descartes, exister signifie partout la même chose, de sorte qu’il ne peut y avoir de différence entre l’être comme vécu et l’être comme chose, et c’est pourquoi celui-ci voit dans la cogitatio un rapport de connaissance à un étant dont le sens d’être est déjà donné. Husserl aperçoit au contraire dans les modes d’apparition, respectivement du vécu et de la chose transcendante, la révélation de leur mode d’être : exister comme chose transcendante et exister comme vécu n’a pas la même signification. Il semble donc que la neutralisation de la substantialité par le moyen de l’épokhé permet à Husserl d’accéder à une détermination authentique de l’intériorité, comme sens d’être original, libéré du règne de l’extériorité et par là-même de la métaphore spatiale de la contenance ou de l’inclusion. Dans les Ideen I, Husserl ressaisit au plan eidétique la différence entre l’être comme vécu et l’être comme réalité transcendante. Alors que celui-ci se donne nécessairement par esquisses, de sorte que son être excède son apparaître, le propre du vécu est qu’il ne se donne pas par esquisses, qu’il consiste tout entier dans son apparition, que son être se confond avec son apparaître, bref, qu’il peut par principe faire l’objet d’une perception interne où le perçu ne se distingue du percevant qu’abstraitement : « par principe l’essence régionale du vécu […] implique que le vécu puisse être perçu dans une perception immanente ; l’essence d’une chose spatiale implique que celle-ci ne le soit pas » [6]. Une telle perception est par essence adéquate, par différence avec la perception externe et cette adéquation caractérise le mode d’être même de ce qui y est délivré. Dès lors, au concept d’intériorité, chargé de déterminations issues en réalité de l’extériorité, Husserl substitue le concept d’immanence, qu’il prend bien soin de définir en tentant de se défaire de toute métaphore spatiale : « dans le cas d’une perception dirigée d’une façon immanente ou plus brièvement d’une perception immanente (dite « interne »), la perception et le perçu forment par essence une unité sans médiation, l’unité d’une cogitatio concrète unique. Ici, le percevoir englobe son objet de telle façon qu’on ne peut l’en dissocier que par abstraction et comme quelque chose d’essentiellement dépendant.[…] Ce type ’d’inclusion’ réelle (reellen) (ce n’est ici proprement qu’une image) est un caractère distinctif de la perception immanente et des prises de position qui se fondent sur elle » [7] Ainsi, alors que Descartes subordonne la cogitatio à un sens d’être, celui de la substance, qui vaut également pour la res transcendante, Husserl, reconnaissant dans le mode d’apparaître l’accès à un mode d’être spécifique, met en évidence un sens de la subjectivité qui, comme immanence, ne doit rien à l’extériorité : « entre la conscience et la réalité se creuse un véritable abîme de sens. Nous avons d’un côté un être qui s’esquisse, qui ne peut jamais être donné absolument, un être purement contingent et relatif, de l’autre un être nécessaire et absolu qui par principe ne se donne pas par esquisse et apparence » [8]. Avec cette analyse du vécu, nous accédons à un sens neuf de l’intériorité, que nous pourrions qualifier de transcendantal et qui est exempt de toute référence à la délimitation d’un espace substantiel clos : « la conscience considérée dans sa ’pureté’ doit être tenue pour un système d’être fermé sur soi, pour un système d’être absolu dans lequel rien ne peut pénétrer et duquel rien ne peut échapper, qui n’a pas de dehors d’ordre spatial ou temporel, qui ne peut se loger dans aucun système spatio-temporel, qui ne peut subir la causalité d’aucune chose, ni excercer de causalité sur aucune chose » [9]. Nous avons ici affaire à une intériorité en un sens remarquable, apparemment déliée de toute référence à la choséité, intériorité qui n’est pas circonscrite par une frontière au sein de l’extériorité mais repose plutôt sur une absence principielle de frontières, en tant que les vécus qui la composent sont étrangers à la spatialité. La clôture de ce système d’être ne tient pas à la présence d’une limite ou d’une borne mais plutôt à son absoluité, à son indépendance ontologique vis-à-vis de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire justement à l’absence de toute limite et de toute borne. Intériorité pour ainsi dire positive plutôt que négative, qui permet une expansion sans fin plutôt qu’elle ne procède d’une limitation. Il s’ensuit que, contrairement à l’intériorité substantielle cartésienne qui laissait tout le réel en dehors d’elle et soulevait donc le problème de la valeur objective des représentations, l’intériorité propre au champ des vécus peut tout contenir, y compris ce qui n’est pas elle et, dès lors, le constituer. C’est précisément ce qui la désigne comme transcendantale : en retrouvant, comme « résidu » phénoménologique de la réduction, la seule conscience pure, « nous n’avons proprement rien perdu, mais gagné la totalité de l’être absolu, lequel, si on l’entend correctement, recèle (birgt) en soi toutes les transcendances du monde, les ’constitue’ en son sein (in sich) » [10].Toutefois, il est temps de se demander si, en dépit de la mise entre parenthèses de l’ontologie naturelle de la substance et, par conséquent, de la reconnaissance d’une immanence sans intériorité positive (sans âme), Husserl parvient à rendre compte, comme il le prétend, de l’essence de la subjectivité. En effet, conformément à ce qu’il a établi, c’est à la condition de ne rien devoir au monde, d’exister donc sur un mode « abyssalement » différent, que la subjectivité peut accomplir sa fonction constitutive : c’est sa différence ontologique qui garantit sa puissance de phénoménalisation. Or, il est légitime de se demander si la subjectivité transcendantale, telle qu’elle est décrite par Husserl, nous permet véritablement de rejoindre le monde dans la plénitude de son sens, ce qui pourrait conduire à soupçonner l’indépendance du concept d’intériorité comme immanence vis-à-vis de toute forme de réalité (d’extériorité). On le sait, en effet, l’activité constitutive est décrite à partir de la sphère d’immanence comme animation des donnés hylétiques (purs vécus, sentis et non perçus) par un acte d’appréhension (noèse) grâce auquel s’accomplit leur fonction ostensive ou figurative, de telle sorte qu’ils deviennent aspects, manifestation de tel ou tel objet (noème). En vérité, comme le dit Patocka à plusieurs reprises, on ne voit pas comment un acte, qui est lui-même un vécu, pourrait rejoindre l’extériorité en s’appuyant sur des contenus purement immanents : « comment le vécu, originairement donné à soi-même dans la réflexion, s’y prend-il pour faire apparaître une transcendance du côté objectif? C’est incompréhensible. » [11]. En reconstituant l’apparaître à partir d’une sphère d’immanence, on compromet la transcendance qui le caractérise en tant qu’apparaître d’un apparaissant mondain. En d’autres termes, on ne pourra jamais rejoindre la transcendance de l’apparaissant si on ne reconnaît d’abord celle de l’apparaître, c’est-à-dire de la phénoménalité, qui ne peut dès lors ê tre reconduite à des contenus immanents. En ce sens, le subjectif, en et par quoi l’apparaissant se donne, ne doit pas être immanent mais résolument extérieur et donc « objectif », comme le dit Patocka. Ce qui fait problème ici, c’est bien le statut des données hylétiques, que Husserl distingue, après avoir longuement hésité, des corrélats noématiques correspondants. Comme le remarque Patocka, je ne puis décrire une boîte rouge en distinguant l’impression de rouge (purement immanente) et son aperception objective comme coloration de la boîte d’autre part. Il y a certes une différence entre les caractères que j’attribue à la chose même comme ses propriétés et ceux sur le fondement desquels elle apparaît, mais ces deux espèces de caractères apparaissent dans le champ phénoménal, là devant moi. Ainsi, en partant des vécus immanents on s’interdit de rendre compte de la subjectivité comme constitutive du champ phénoménal. Or, si la fonction constitutive de la subjectivité est manquée, c’est parce que le concept d’immanence échoue à en délivrer l’essentielle différence — c’est-à-dire demeure encore tributaire du règne de l’extériorité. Le préjugé fondamental ici, que concentre le concept de donné hylétique, est celui de la donation absolue des cogitationes dans une perception interne, de la caractérisation du subjectif comme ce qui peut être intérieurement donné à soi-même — bref l’interprétation immédiate de la certitude de soi délivrée par le cogito cartésien (en soi peu contestable) comme perception immanente, c’est-à-dire comme intuition d’un certain genre. Autrement dit, il ne va pas de soi que l’épreuve que nous faisons de notre existence puisse être décrite dans les termes d’une expérience où un contenu vécu se donne à une perception immanent ; il ne va pas de soi que l’essence de la subjectivité soit l’intériorité. Patocka pose nettement la question à propos de Husserl : le sol subjectif y est caractérisé comme « le domaine d’un ’étant’ singulier, accessible à travers la saisie dans la réflexion, dans l’expérience intérieure. C’est le domaine de la perception intérieure, caractérisée par une autodonation sans perspective et, en ce sens, potentiellement pleine, dont l’immanence est censée représenter une supériorité sur ce qui est dépourvu de ce caractère. Or le sujet qui est objet de la perception est-il effectivement saisi comme tel en ce qu’il est? Le subjectif qui n’est rien d’autre qu’objet du regard dirigé vers le dedans peut-il être subjectivité authentique? L’immanence peut-elle fournir la solution de la question de la transcendance? » [12]. En vérité, le préjugé fondamental est ici celui de l’intuition comme remplissement d’une visée à vide, préjugé qui renvoie lui-même ultimement à celui de la vérité comme adéquation [13] et c’est lui qui commande ultimement la soumission de l’intériorité comme immanence au régime de l’étant positif, de la res, c’est-à-dire de l’extériorité. Comme l’écrit Patocka de manière incisive : « la certitude de soi de l’existence de l’ego, du sum, est interprétée comme présence, la présence comme autodonation originaire. Or l’autodonation originaire requiert un objet correspondant » [14]. Ainsi, c’est dans la mesure où l’appréhension du phénoménal est comprise comme intuition (ce qui revient à ignorer que le vide peut être un mode de donné et non pas seulement une non-donation) que le subjectif en vient à être caractérisé par les vécus comme étants positifs et que la subjectivité est alors confondue avec l’intériorité de l’immanence comme perception interne. Une telle description est inconséquente puisqu’elle revient à rendre compte de l’apparition à partir d’un certain apparaissant, le vécu, et donc à emprunter au constitué pour rendre compte de sa constitution. Mais elle a surtout pour effet de réinvestir dans la subjectivité le règne de l’extériorité au moment même où, sous le concept d’immanence, l’on prétendait en décrire l’absolue différence ontologique. Selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, en déterminant la subjectivité comme intériorité, on en manque radicalement l’essence puisque, avec la perception interne par laquelle on spécifie cette immanence, on se donne un objet correspondant, réintroduisant ainsi le règne de la res au sein d’un sujet qui semblait lui être absolument étranger. Entendons-nous : ce que nous contestons dans la détermination intuitive de la certitude de soi n’est pas la distance inhérente à l’intuition, l’écart, aussi infime soi-il, entre l’intuitionnant et l’intuitionné. Ce serait mettre en avant un concept de l’intériorité comme proximité absolue ou étreinte de soi à soi, bref auto-affection pure, dont il n’est pas sûr qu’il échappe définitivement au règne de la res ou de la positivité (une proximité absolue est encore un rapport entre deux termes, soumis donc au régime de la présence) et dont il est en tout cas peu probable qu’il permette de rendre compte de la transcendance phénoménale. Nous voulons dire qu’en tant qu’elle possède un objet de droit, l’intuition, au moyen de laquelle l’immanence est finalement décrite, conduit nécessairement à réintroduire de l’étant positif au sein du subjectif et donc à en détruire la singularité. Patocka ne s’y trompe pas lorsqu’il demande : « obtient-on un étant dont le sens d’être n’est plus celui de la res (la res cogitans demeurant elle aussi res, quand bien même l’attribut de l’extensio lui ferait défaut) simplement en suspendant les thèses du transcendant pour pouvoir prendre en vue, dans la présence absolue, ce qui est purement immanent? L’auto-aperception réflexive est-elle effectivement primordiale? Ce qu’on y découvre est-ce bien l’essence du soi? » [15]. En déterminant la subjectivité comme immanence, c’est-à-dire comme ce dont la prise en vue est toujours possible, on n’échappe pas au règne de la res. Patocka le reconnaît on ne peut plus nettement à propos de l’immanence elle-même : « l’immanence est au fond un concept spatial, la notion d’un ’être-contenu-dans’. Poser le problème de l’étant ’subjectif en ces termes, c’est passer à côté de son originalité ontologique en lui substituant la res » [16]. Finalement, jusque dans les tentatives de détermination de l’intériorité les plus conscientes du risque d’emprunt à l’extériorité d’ailleurs déposé dans le terme lui-même puisque l’intérieur présuppose l’extérieur — on retrouve la prégnance des choses et, partant, celle de l’espace.

4Au terme de cette analyse, on se voit contraint de reconnaître que, en dépit de la critique du substantialisme permise par l’épokhé et donc d’une détermination non substantielle de l’intériorité comme pure immanence, Husserl ne progresse guère par rapport à Descartes quant à la question de l’intériorité. Même s’il critique la res cogitans, le mens sive anima, il en conserve la conséquence essentielle, à savoir la réification et donc l’intériorisation du champ phénoménal sous forme de vécus ou de cogitationes. Alors même que toute substance a été neutralisée, tout se passe comme si les vécus immanents, en tant que contenus « chosiques » constatables, demeuraient les attributs d’une substance que l’épokhé s’est contentée de gommer sans la déraciner. Autant dire que la différence entre l’intériorité psychologique ou substantielle et l’intériorité transcendantale tend à s’annuler puisque la réification inhérente à la substantialité se retrouve au sein même du champ transcendantal sous le concept de vécu — ce qui revient à reconnaître que la phénoménologie n’échappe jamais au risque d’un substantialisme, qui est à la fois plus dissimulé et plus radical. La conséquence quant à la phénoménalité est la même que chez Descartes : le champ phénoménal est intériorisé comme objet d’une intuition immanente et sa fonction ostensive ou monstrative, qui nous permet d’accéder au transcendant, s’en trouve gravement compromise. Patocka met clairement en évidence ce déplacement : « alors que subjectif » était d’abord pris au sens du langage courant, désignant le phénoménal (et, en ce sens, ’objectif’) qui prend en considération les perspectives, les modes de donation […], notre approche des choses à la différence des choses en elles-mêmes (qui sont sans perspective), le subjectif comme vécu est maintenant distingué du phénoménal qui apparaît dans le vécu » [17]. Caractériser la subjectivité comme intériorité — comme le font, différemment, Descartes et Husserl — c’est en manquer la singularité ontologique à l’instant où on prétend la nommer et refluer nécessairement du champ phénoménal qui en caractérise le sens véritable vers une sphère d’être autonome où sa fonction constitutive, c’est-à-dire dévoilante, se trouve compromise. Une philosophie rigoureuse de la subjectivité doit renoncer purement et simplement à l’intériorité : « La vérité n’habite pas seulement l’homme intérieur, ou plutôt il n’y a pas d’homme intérieur, l’homme est au monde, c’est dans le monde qu’il se connaît. Quand je reviens à moi à partir du dogmatisme du sens commun ou du dogmatisme de la science, je ne trouve pas un foyer de vérité intrinsèque, mais un sujet voué au monde » [18].

Notes

  • [1]
    Phénoménologie de le perception, Gallimard, 1945. p. 426.
  • [2]
    Les principes de la philosophie, I, 9.
  • [3]
    Qu’est-ce que la phénoménologie? Trad. E. Abrams, Millon. 1988, p. 195.
  • [4]
    Méditations métaphysiques. II.
  • [5]
    Qu’est-ce que la phénoménologie?, p. 196.
  • [6]
    Ideen.I, trad. Ricœur. Paris. Gallimard, 1950. p. 135.
  • [7]
    Id., p. 123.
  • [8]
    Id., p. 163.
  • [9]
    Id., p. 163.
  • [10]
    Id., p. 166.
  • [11]
    Ou’est-ce que la phénoménologie?, p. 208.
  • [12]
    Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, trad. E. Abrams, Kluwer, 1988, p.195.
  • [13]
    Id., p. 171.
  • [14]
    Qu’est-ce que la phénoménologie? p. 243.
  • [15]
    Id., p. 281.
  • [16]
    Le monde naturel….p. 213.
  • [17]
    Qu’est-ce que la phénoménologie?, p. 207.
  • [18]
    Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Avant-Propos, p. V.