Entretien avec Pierre Pachet

1MARIE-CLAUDE LAMBOTTE : Cher Pierre Pachet, nous allons donc centrer notre entretien sur la question de l’intériorité, question qui constitue le thème de ce numéro de la Revue Rue Descartes. A propos de l’intériorité, vous avez plusieurs fois dans certains de vos ouvrages, par exemple dans Autobiographie de mon père et L’œuvre des jours, évoqué et réécrit la réponse que votre père vous avait faite lorsque vous étiez enfant et que vous lui disiez que vous vous ennuyiez ; il vous avait alors répondu : « Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure. » Or, dans L’œuvre des jours, vous écrivez : « Oui, mais justement, la vie intérieure, ce n’est rien d’autre que l’ennui même. » Et vous reprenez cette question de l’ennui plusieurs fois.

2PIERRE PACHET : Je me disais ce matin que l’intériorité – si ce mot a un sens –, on a envie de penser que c’est une caractéristique humaine, et donc que tout le monde en a une. J’ai plutôt envie de penser que tout le monde n’en a pas nécessairement une, ou plutôt qu’on n’a pas nécessairement accès à son intériorité. Ce n’est pas une donnée de la condition humaine, il me semble, c’en est une dimension, une possibilité : on peut avoir une vie intérieure. C’est cela, le sens de cette phrase que je prête à mon père – enfin, je la lui prête parce que je la lui rends, car il me l’avait donnée ; mais il a bien fallu que je la repense et que je la réécrive. Ce n’est pas évident d’avoir une vie intérieure ; c’est quelque chose qu’on peut se donner, et ça suppose de l’accepter, si on le souhaite. Je pense qu’à partir du moment où l’on y a accédé, grâce aux livres ou par l’exemple d’autrui, ou par soi-même, on peut la désirer, cette vie intérieure, et dès lors on peut la constituer. L’intériorité, en ce sens, tout le monde n’en a pas une. Il y a des gens qui vivent dans une complète extériorité, qui vivent complètement extérieurs à leur intériorité. Ils passent leur vie comme ça ; il y a bien des moments où l’intériorité se proposerait à eux, et ils la rejettent, soit parce qu’ils vivent dans le bavardage ou au contraire dans le mutisme, ou bien encore dans une espèce de suractivité absurde.

3Et l’ennui, en effet, offre une porte d’entrée, parce que c’est le contraire de la vie intérieure – c’est une espèce de destruction, d’état de passivité accablée –, et qu’en même temps c’est là que la vie intérieure se propose comme une solution ou une issue, si elle a un sens. On peut y accéder par d’autres portes – il y a plusieurs portes –, mais l’ennui, c’est la porte principale, on pourrait dire, qui s’ouvre devant tous les enfants qui sont en proie à cet état terrible. Éventuellement, je reviendrai là-dessus.

4La deuxième chose que j’avais envie de dire – pour reprendre des thèmes que j’ai retrouvés avec et chez Vincent Descombes –, c’est que l’intériorité, c’est aussi une institution. Lui parle des « institutions du sens » ; je pense entre autres à la fois à l’usage singulier du mot « institution » que fait Baudelaire quand il écrit, dans « Le peintre de la vie moderne » : « Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel » (expression que j’ai commentée dans Le Premier Venu, 1976, p. 97 et s.) et à la conception du journal intime que j’ai exposée dans Les baromètres de l’âme. Dieu n’a pas créé l’intériorité (Saint Augustin lui-même doit inventer les moyens d’accéder à ce lieu en lui-même où Dieu l’attendait). On pourrait dire que l’intériorité est une institution au sens où, pour qu’elle existe, il faut des conditions de la vie sociale, et des innovations qui émergent et s’imposent… ; en quelque sorte, ce sont les hommes qui l’ont créée, ce sont les hommes qui, dans la vie, dans l’histoire de la culture et des formes de vie, ont rendu possible et rendent possible cette dimension de l’existence.

5Quand je dis « institution » – je vais dire le fond de ma pensée tout de suite –, j’entends que ce qui permet l’intériorité et la vie intérieure, ce sont des réalités, en un sens au moins, matérielles. Je ne veux pas abuser du mot « concret », parce qu’on ne sait pas trop ce qui est concret, mais il s’agit de réalités matérielles, et de réalités instituées. Pour en prendre une, la plus visible, c’est la porte fermée, c’est la possibilité de fermer une porte sur soi. Tant qu’on ne peut pas fermer la porte, je veux dire : si l’on vit en plein vent, sous une surveillance permanente, et je ne parle pas seulement de la surveillance totalitaire qui, en effet, est une réalisation tout à fait spectaculaire de la surveillance permanente, mais sous la surveillance permanente, je ne sais pas, de ses parents, par exemple, ou des gens avec qui on vit… donc, si on vit dans la promiscuité, dans le monde totalement communautaire, communal, comme dans les fameux appartements soviétiques, alors on peut être privé de la vie intérieure, ou si l’on est dans une prison dans laquelle on n’a jamais un moment à soi, ou sous l’emprise du travail aux pièces, tel que le décrit Simone Weil, du travail en usine, alors on est privé de la vie intérieure. Parce que la vie intérieure, il me semble, suppose certes d’abord cette paroi du crâne à l’abri de laquelle on fait des opérations invisibles par autrui, même si, en réalité, on ne pense pas plus dans la tête que dans les pieds, c’est évident ! Donc il faut non seulement cette paroi qui fait qu’on ne voit pas ce que je pense, ce que j’ai en tête plus exactement, mais il faut aussi pouvoir fermer la porte, pas simplement pour faire ses besoins, mais en général pour s’isoler, mettre les gens à la porte, avoir le droit de ne pas être vu. Pour être encore plus précis, je pense que l’intériorité, pour se développer, demanderait des conditions, et l’une de ces conditions, c’est le secret. En un sens, elle a besoin aussi d’un certain usage du mensonge. Je ne veux pas faire ici un éloge du mensonge, mais il faut du mensonge, il faut la porte fermée, il faut la réticence, il faut le silence, il faut le refus. Et c’est à l’abri de ces choses-là que la vie intérieure peut se développer. Mais je voudrais ajouter tout de suite : ce n’est pas parce que, avec ces métaphores spatiales, je parle de ce qui permet de constituer un espace intérieur, qu’on est pour autant et nécessairement un « sujet » situé dans sa vie intérieure ; en un sens, on n’est pas dans sa vie intérieure. Elle est quelque chose qui a lieu et avec quoi on a une relation. On n’est pas forcément plus au courant de sa propre vie intérieure que de celle d’autrui ; autrement dit, elle n’est pas nécessairement plus claire pour soi qu’elle ne l’est pour les autres. Il y a là des questions qui me dépassent de tous les côtés.

6M.-C. LAMBOTTE : Je reprendrai la question de l’ennui puisque vous vouliez bien y revenir. Que l’ennui voisine avec l’accablement, sans doute ; mais, à la suite de ce que vous écriviez à propos de la parenté entre l’intériorité et l’ennui dans L’œuvre des jours, vous ajoutez en ce qui concerne l’ennui, et je vous cite : « II ouvre sur la vitalité psychique elle-même, – non sur un dysfonctionnement ». On a presque l’impression que, lorsqu’on se trouve très occupé, très intéressé par quelque chose, l’ennui gagnerait à rester présent à l’arrière-plan afin de permettre de mieux goûter les choses qui nous occupent. L’ennui serait alors peut-être aussi, en ce sens, constitutif de l’intériorité.

7P. PACHET : J’aurais envie de vous répondre, par exemple, qu’en ce qui concerne l’ennui, oui, je souscris tout à fait à ce que vous dites, et en même temps j’observe moi-même des personnes qui, au contraire, restent dans l’ennui, enfin pour lesquelles, précisément, ne s’effectue pas ce passage du côté de l’intériorité ou bien, elles n’entrevoient pas ce passage-là. Elles échouent à percevoir de quelle agitation intérieure l’ennui est fait, de quel mouvement de pensées qui tournent en rond parce qu’elles ne trouvent pas d’issue, de point d’application, de départ pour une démarche. Dès lors ces pensées aboutissent à une apparence de paralysie ou d’atonie – sous laquelle se poursuit le même bouillonnement furieux et énergétique – qui le plus souvent s’ignore.

8M.-C. LAMBOTTE : Ce passage de l’ennui à la vitalité, pour dire les choses très rapidement, apparaît dans vos ouvrages comme une sorte de figure dynamique plus générale qui, d’un état psychique donné, peut également mener à son contraire. Ainsi par exemple du tragique, qui peut mener à la gaîté. Vous décrivez à ce propos, dans Autobiographie de mon père, une belle-sœur de votre père qui souriait parce qu’elle avait connu le pire, ou peut-être qui ne pouvait que sourire parce qu’elle avait connu le pire. La conscience du tragique amènerait-elle à considérer que, suite à l’expérience vécue catastrophique difficilement exprimable, il deviendrait permis de sourire de l’existence ? On perçoit un mouvement de cette sorte à travers vos ouvrages, mouvement qui mènerait du négatif au positif, moyennant sans doute tout un travail d’élaboration, celui-là même, peut-être, qui serait propre à l’intériorité.

9P. PACHET: En posant votre question, vous en donnez déjà la réponse ! En ce qui me concerne, j’ai essayé de répondre à cette espèce de difficulté d’un point de vue presque pédagogique ou familial ; je ne suis pas un philosophe, vous l’avez remarqué, je suis une espèce de romancier de la réflexion, si vous voulez. Et la réflexion sort pour moi de situations que chacun connaît et qui ont pour moi beaucoup de saveur, beaucoup d’intérêt, qui m’excitent au fond. Elles m’excitent – mais je ne sais pas écrire des romans–, mais elles m’excitent pour produire des idées qui quelquefois intéressent d’autres que moi.

10Alors la situation que j’appelle familiale ou pédagogique, c’est de constater, de voir que d’être avec quelqu’un – souvent un enfant ou un adolescent – qui est perdu dans l’ennui, amène à lui dire : « Mais joue aux cartes, intéresse-toi ! », c’est-à-dire « Va vers l’extérieur pour trouver… ». Ce que je pense tout à fait légitime, il faut donner des aliments extérieurs. Mais souvent, l’ennui est plus riche qu’on ne le pense ; et par exemple, accepter de jouer avec un enfant qui s’ennuie, c’est d’une certaine façon entrer dans son ennui et lui faire voir que cet ennui n’est pas une destruction de sa vie mentale, c’est au contraire quelque chose qui cherche des objets à quoi s’appliquer. Je suis ainsi, par exemple, très reconnaissant à ma mère, avec qui j’ai eu peu de communication sur le plan spirituel, mais qui a accepté de jouer aux cartes avec moi quand j’étais gosse, qui m’a enseigné le calcul mental comme une sorte de jeu avec soi, et en un sens je lui dois plus qu’à mon père qui m’a donné des exemples de vie spirituelle qui m’accompagnent encore aujourd’hui, alors qu’elle, elle est entrée dans l’épaisseur de l’ennui enfantin.

11Je vais prendre un autre exemple que l’ennui, un exemple sur lequel je n’ai jamais rien écrit, mais qui reste très présent pour moi. J’ai le souvenir d’une conversation avec ma femme sur ce sujet, quand on s’est rencontrés, on en a beaucoup parlé, et c’était pour moi très important : il me semble qu’on ne peut commencer à devenir un tout petit peu intelligent que si on accepte de reconnaître en soi-même la confusion mentale, si l’on accepte de reconnaître que l’état de la pensée dans lequel on est, celui à partir duquel il faut penser, est un état de grande confusion. Tant qu’on reste dans l’idée qu’on devrait avoir une vie mentale ordonnée et claire, à laquelle on peut commander, parce qu’on s’imagine que les autres ont une pensée organisée de la sorte, alors on ne peut pas, on ne peut rien penser. Et c’est à partir du moment où on reconnaît en soi-même le caractère hybride, mélangé, constamment interrompu de ce qui a lieu, et la difficulté extrême d’extraire de tout ça des paroles, des pensées qui tiennent debout, autrement dit à partir du moment où on se réconcilie en quelque sorte avec cette confusion – de la même façon qu’on peut se réconcilier avec son ennui – alors, on peut accéder à une réflexion qui ne sera pas une pose prétentieuse ou mimétique, mais qui sera enracinée précisément dans cette confusion même. Je ne sais pas si cela est intelligible.

12M.-C. LAMBOTTE : Oui, tout à fait. Pourrait-on rapprocher cette acceptation de la confusion, peut-être même cette appropriation de la confusion, de la notion d’« inconsistance » sur laquelle vous insistez dans Les baromètres de l’âme, au sens où l’inconsistance serait aussi la part la plus profonde, la plus secrète de la personne ? Elle rejoindrait là l’« intime » dont vous reprenez l’étymologie à partir du latin intimus, superlatif correspondant au comparatif interior: « au plus profond, ce qui est plus intérieur que l’intérieur même ». Et vous faites appel à Saint Augustin puis à Rousseau avec les Confessions et les Rêveries d’un promeneur solitaire.

13P. PACHET : Sur l’inconsistance, mon point de vue est un peu le même : c’est-à-dire que l’inconsistance, le fait qu’on n’arrive pas à poursuivre une idée, qu’on est sensible à mille choses, que se concentrer est très difficile pour tout le monde, que c’est une pathologie partagée, en quelque sorte, cette difficulté à se concentrer – même si, bien entendu, dans les classes il y a des enfants qui ont une particulière difficulté à se concentrer – eh bien, à partir du moment où l’on reconnaît en soi-même cette inconsistance, qui fait qu’il faut constamment rattacher des fils qui sont en train de se rompre, si, en quelque sorte, on fait la paix avec cette inconsistance, alors on peut, je crois, construire des éléments, des morceaux de pensées, de paroles, de comportements, établir des relations avec soi-même. Non ?

14M.-C. LAMBOTTE: Si, je vous suis très bien. Je suis un peu surprise de la manière dont vous faites jouer les contraires dans beaucoup de vos ouvrages, contraires qui ne sont qu’apparents, sans doute, mais qui désarçonnent le lecteur comme par exemple le mouvement qui peut mener de l’ennui à la vitalité, du tragique à la gaîté, jusqu’à l’inconsistance qui voisine avec la plus grande profondeur. Je comprends bien cette possible et nécessaire exploitation de notre confusion constitutive de l’intériorité (nécessaire si on la souhaite, cette intériorité) ; mais cela me fait tout de même penser à une approche différentielle qui ferait accéder à quelque chose par son contraire ou par la connaissance de son contraire, pour - et c’est là un peu paradoxal – mieux en bénéficier.

15P. PACHET : Cette approche « différentielle » selon votre expression, ou par opposition, voire par paradoxes, je crois que ce n’est pas la mienne. Je comprends ce rapport entre les contraires dont vous parlez, mais ce n’est pas exactement en ce sens que je le vois. Je le vois comme définissant une sorte de mode de vie que je me suis fabriqué, consistant à entrer en relation avec ses propres insuffisances, une pratique qui pour moi n’a rien de défaitiste : c’est simplement une façon de faire qui me réussit personnellement, ainsi que dans mes relations avec les autres. J’essaie d’éviter une représentation conventionnelle très gênante qui premièrement serait celle d’une vie intérieure dans laquelle on serait situé d’emblée, et qui, deuxièmement, présenterait au sujet un spectacle ordonné ou visible de choses disponibles, alors même qu’on est immergé dans quelque chose qui vous déborde. Enfin là, je parle plus généralement des représentations qu’on se fait de sa vie mentale propre, de celle dont on a hérité.

16M.-C. LAMBOTTE : Est-ce que ce serait une manière de pouvoir en quelque sorte disposer de ses propres difficultés ou de ses propres limites?

17P. PACHET: Oui, de ses insuffisances. Enfin, c’est toujours le principe des Fleurs du Mal. Dans le mal, il y a des fleurs. Dans l’ennui – et c’est pour ça que Baudelaire est pour moi un maître de réalité, – dans l’ennui, il y a de l’excitation, il y a de l’intérêt, il y a de l’érotisme, il y a de la pensée. Si je me faisais l’historien ou l’historiographe de ma propre réflexion, en me prenant au sérieux, je crois qu’une des constructions réflexives qui m’a le plus inspiré, c’est le stoïcisme, à savoir l’idée qu’il y a des ressources, et que si on les reconnaît, alors on peut faire quelque chose. Mais ça suppose de ne pas se faire d’illusions sur ce qui dépend vraiment de soi ; et dans ce qui dépend de soi, évidemment, il y a beaucoup de négatif. On est équipé d’insuffisances. Mais il ne s’agit pas de se tendre ou de se contraindre, d’aller contre son talent en disant : « Non, ne cède pas à la paresse ou à l’ennui ou à la dépression ». En tout cas, c’est comme ça que je procède, en particulier parce que je ne suis pas doué pour d’autres approches. Je pense qu’il y a d’autres esprits qui sont fabriqués, d’autres constitutions qui sont fabriquées différemment.

18De même que je suis très redevable à un certain aspect de la pensée de Simone Weil, enfin, quand je dis « redevable », ici ou ailleurs, ce n’est pas que j’aurais reçu un endoctrinement à un moment donné, c’est que j’ai reconnu dans des pensées que j’ai rencontrées à tel moment quelque chose qui répondait à ce que je cherchais. Par exemple, chez Simone Weil, il y a quelque chose qui m’est tout à fait précieux, dans la conception qu’elle a de la vie mentale, de l’effort mental : c’est l’idée que ce qui est crucial dans la vie mentale, dans la possibilité d’en faire quelque chose, c’est la passivité et la patience. C’est une disposition qui est passive, mais qui n’est pas de l’inertie. Ainsi, dans un petit texte magnifique intitulé Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu (qu’on trouve dans le volume disparate de textes d’elle intitulé Attente de Dieu), où elle s’adresse à des lycéens ou des étudiants pour leur expliquer ce qu’est la valeur spirituelle de l’attention, elle leur dit: « II y a pour chaque exercice scolaire une manière spécifique d’atteindre la vérité avec désir et sans se permettre de la chercher. Une manière de faire attention aux données d’un problème de géométrie sans en chercher la solution, aux mots d’un texte latin ou grec sans en chercher le sens, d’attendre, quand on écrit, que le mot juste vienne de lui-même se placer sous la plume en repoussant seulement les mots insuffisants ».

19C’est là une grande leçon pour moi. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’exercer une espèce d’effort musculaire ou athlétique à l’égard de sa vie mentale pour accéder à quelque chose qui se refuse (« l’attention, écrit-elle encore, est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif ») ; même si à un moment donné quelque chose de l’activité de pensée semble conduire à ce type de confrontation, il faut simplement avoir la force de repousser doucement ce qui est inadéquat, qui n’est pas digne de ce qu’on veut faire. Et cette force-là, précisément, même si elle demande du courage, a beaucoup à voir avec la substance même de la vie mentale qui est faite de confusion, d’une espèce de fourmillement – avec cette inadéquation même qui est la substance pour moi de la vie mentale. Je ne sais pas si je suis compréhensible…

20M.-C. LAMBOTTE : Si, si, tout à fait. Vous faites un rapprochement, et même vous insistez sur un grand voisinage entre l’intériorité et la vie mentale. Vous évoquez d’ailleurs d’autres abords possibles de l’intériorité, en plus de l’ennui, par exemple l’ émotion, et même l’idée en tant qu’événement : après tout, l’idée, il s’agit de l’accueillir, il s’agit d’y être suffisamment réceptif et aussi disponible. Et puis, vous dites encore à propos de l’idée qu’il s’agit malgré tout – là, c’est ma propre expression - de la traquer ou du moins de la rendre exprimable. On en viendrait alors au support de l’intériorité, parce qu’il me semble qu’on ne saisit l’intériorité en effet qu’à travers des approches particulières, multiples, diverses. Et parmi ces supports - je n’ose pas dire ces formes, parce que vous répondriez peut-être : « des formes, il n’y en a pas. » -, j’entreverrais donc parmi ces supports ceux justement que vous citez dans L’œuvre des jours, dans Les baromètres de l’âme comme le « répertoire », le « journal intime » bien évidemment, et même tout simplement, le « journal de mes idées ». Alors, l’idée serait-elle aussi une sorte de témoignage de l’intériorité ? Et que l’idée requiert nécessairement une disponibilité, une part de réception, cela dispenserait-il pour autant de lui donner forme afin de la retenir, de la rendre à l’expression ? Et dans cet effort-là, n’y aurait-il pas quelque chose, précisément, de l’intériorité ? Parce qu’une idée, après tout, vous la formuleriez d’une certaine manière, votre voisin d’une autre, et dans cet effort il y a quelque chose de parfaitement intime pour chacun des deux. Alors, est-ce que dans cet effort même d’expression de l’idée, il n’y aurait pas là quelque chose de cette dynamique de l’intériorité ?

21P. PACHET : Je comprends, mais je me rends compte à quel point je me sens étranger à ces façons de dire – enfin étranger, c’est peut-être beaucoup dire –, je ne suis pas complètement étranger à ça, mais ma façon de voir est différente. C’est dans le début de L’œuvre des jours que j’ai dit – c’est une phrase qui avait été reprise par Thomas Pavel dans une conférence, ce qui m’a beaucoup flatté – que pour moi écrire, ce n’est pas travailler la langue, c’est être capable d’avoir des idées. Je me permets de me citer : « La littérature est pour moi liée aux idées, à la capacité d’avoir des idées, et non au langage, à la langue. Je le dis sans chercher à contredire l’opinion reçue – sans la craindre non plus. » Je ne cherche pas la meilleure expression d’une idée, ni la plus personnelle – ça ne m’intéresse pas, ce côté-là, de chercher la bonne formulation; ce qui m’intéresse, c’est cette espèce de patience plus que de passivité – si « passivité » vous choque –, c’est la patience qui me permet, lorsque l’idée passe, non pas de lui courir derrière pour lui donner la meilleure formulation, mais de la laisser passer, lui laisser trouver son allure et prendre sa meilleure forme. En ce sens je ne veux pas lui donner de forme du tout.

22Il y a deux choses là. Il y a premièrement que j’ai la conviction, depuis longtemps, – je l’ai écrit plusieurs fois – que l’espace mental possède une sorte de courbure. C’est un espace dans lequel les choses se perdent, les idées se perdent, les mots se perdent, les souvenirs se perdent, mais c’est aussi un espace dans lequel ce qui est perdu peut revenir (je repense avec affection à un petit texte que j’avais publié pour parler de cela : « Essai pour retrouver le débordement de pensées causé par une tasse de thé hier à Clermont-Ferrand », Les Cahiers du chemin n° 13, oct. 1971). Et donc, c’est cette patience, c’est cette confiance, servie aussi par le fait que je ne suis pas mort à 18 ans, que j’ai eu de la chance, qui fait que je sais que ça peut revenir. Et que ce qui compte, ce n’est pas d’aller chercher les choses ; je ne vais pas les chercher ; j’attends qu’elles reviennent. Et en effet, elles reviennent. Je me suis aperçu récemment, en relisant des choses que j’avais écrites à diverses époques, que cette question des pensées perdues m’avait préoccupé de façon assez constante, jusqu’à ce que je tombe sur cette pensée énigmatique et encourageante de Joubert : « Où vont les pensées égarées ? Dans la mémoire de Dieu. »

23Et puis, deuxièmement, lorsque l’idée vient, – et d’ailleurs l’idée n’est pas pour moi si essentielle, mais c’est un exemple que je voulais prendre – lorsqu’elle vient, c’est elle qui va donner la forme et il s’agit moins de la saisir que de lui donner passage. La laisser passer, c’est un peu jouer le rôle que font les flics qui mettent des barrières pour laisser passer une personnalité. Ou bien, ça peut être quelque chose de plus déchirant, parce que ce qui veut sortir n’est pas forcément quelque chose qui va sortir d’une façon lubrifiée, comme un enfant du ventre de sa mère, ce qui fait mal de toute façon. Ça peut aussi sortir de la poitrine, sortir de la tête déchirée, ça peut avoir des bords acérés. Et donc il faut être prêt à le laisser sortir. Kafka parle très bien de ce risque d’être déchiré par l’émergence de ce qu’on porte en soi : « Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer. Je suis ici pour cela, je m’en rends parfaitement compte. » (Journal, 21 juin 1913) Mais là, on s’éloigne un petit peu de l’intériorité. J’avais envie d’en parler, parce que vous m’orientez plutôt vers, disons, la créativité, la possibilité d’écrire, de produire des idées, de produire des phrases…

24M.-C. LAMBOTTE: Mais c’est ce qui révèle, malgré soi, l’intériorité, je dis bien malgré soi.

25P. PACHET: Oui, si vous pensez à ce qui m’intéresse du côté de la vie émotive, à savoir à l’émergence spectaculaire de ce qui alerte le sujet et le mobilise ; et j’essaie d’étendre la vie émotive assez loin. Je fais entrer dans la vie émotive aussi bien l’attente que l’insomnie, à côté d’autres émotions plus classiques qui m’intéressent comme la colère ou l’émotion amoureuse. Donc toutes sortes d’émotions suscitent ma réflexion, par lesquelles quelque chose qui vient de l’intérieur se signale au sujet, mais pas nécessairement de l’intérieur de la vie mentale, plutôt d’ailleurs, justement du corps, puisque c’est le corps qui me signale qu’il y a quelque chose à éprouver, à penser. Il le sait en quelque sorte avant moi, ce qui confirme cette évidence que la vie intérieure n’est pas quelque chose devant quoi on serait comme un spectateur, où l’on pourrait dire : « Voilà ce que j’éprouve. » Non, c’est quelque chose dans quoi l’on est plongé et par quoi l’on est envahi ou débordé, donc dans un état où l’on ne voit pas très clairement.

26Peut-être que ça va paraître incohérent, mais j’ai envie de revenir sur ce que je disais sur les conditions de l’intériorité, ce qui fait qu’on peut avoir ou ne pas avoir une vie intérieure, quand je rattachais cela à l’histoire des institutions de la civilisation humaine – j’ai parlé des institutions comme l’appartement, comme la porte fermée, comme la chambre, comme le respect de la personne, comme la possibilité d’échapper à la réquisition, à la surveillance permanente, voire à l’examen de conscience par autrui. Mais j’ai envie de dire, pour aller encore plus loin dans ce domaine, que souvent on se représente peut-être à tort la vie intérieure comme un for intérieur, comme un forum privé, c’est-à-dire comme un endroit où je serais en relation avec moi-même sur le mode démocratique. Il y aurait selon cette conception classique un espace dans lequel je me dirais : « Et alors, vais-je agir ainsi ? – Non, n’y va pas », etc. Donc, je serais avec moi-même en relation de parole. Il y a cette idée dans le Théétète de Platon – où la pensée est définie comme « un discours que l’âme se tient à elle-même sur les objets qu’elle examine » (189e).

27Or, si j’ai une conception de la vie intérieure, ce n’est pas celle d’un for ou d’un forum, c’est celle d’un complot. Pour moi, la vie intérieure est le lieu d’un complot. Évidemment, les pensées qui m’ont aidé à formuler cette représentation – qui pour l’essentiel ne vient pas de là, me vient de ma vie, de ce que je suis – mais les pensées qui m’ont aidé, c’est la pensée de Machiavel, c’est la pensée de Claude Lefort commentant Machiavel. C’est-à-dire que ce qu’on trouve chez Machiavel, comme ce qu’on trouve chez Lefort et à quoi je me référais déjà dans mon premier livre sur Baudelaire (Le premier venu), c’est qu’à première vue on se dit : Un homme ne peut pas comploter tout seul (« Qui conspire ne peut être seul », Le Prince, ch. XIX). Mais chez Machiavel, en réalité, il y a aussi l’idée contraire : c’est que la solitude est le vrai lieu de naissance du complot (« Un homme conspire seul, ou bien ils sont plusieurs », écrit Machiavel dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, 1. III, ch. VI, et un peu plus loin : « Tout individu peut concevoir un pareil projet… », avec le commentaire de Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, en part. p. 617, Le conspirateur « ne met sa confiance en personne ») ; et que le vrai complot, c’est ce qui se trame dans un esprit (« Un homme solitaire ne peut que conspirer », écrivais-je dans Le premier venu, p. 47). En ce sens, pour moi, l’un des modèles de la vie intérieure, c’est le complot, c’est-à-dire – je ne dirais pas la délibération – mais peut-être la cuisson ou la coction, la préparation, la maturation, difficile à définir, de projets d’actes qui se développent à l’écart de la connaissance que les autres peuvent en avoir. C’est ce qui me constitue comme être séparé et qui m’offre une possibilité, ensuite, de me retourner vers ce que je suis. En ce sens le complot est un vrai modèle. Il est vrai que le complot, on le comprend souvent comme une entreprise accompagnée d’un projet – par exemple le projet de renverser un pouvoir pour le remplacer, de menacer une autorité établie. Mais le complot auquel je pense n’est pas un complot pour s’affirmer ; c’est un complot pour se préserver, c’est un complot pour continuer à être soi, le complot visant à continuer à ne pas être vu dans son intériorité, à ne pas y être gouverné. Peut-être que justement, en ce sens, l’existence du XXe siècle, du monde contemporain est essentielle pour moi, parce que c’est une époque dans laquelle la vocation d’être soi a été à la fois affirmée comme jamais dans l’histoire, et mise en danger comme jamais par l’extension de pouvoirs qui ont voulu mettre la main, ou porter le regard, sur le plus intime, et même le déchirer ou le rendre impossible. Et justement le complot dont je parle est un complot pour préserver quoi ? Simplement la possibilité de ne pas être vu dans ce qu’on a de vital, de ne pas être vu dans le lieu intérieur et essentiellement opaque grâce auquel on se reconnaît soi-même. Alors évidemment, l’intériorité en ce sens est à peine intellectuelle, même si, dans ce qui précède, j’ai insisté sur la vie intellectuelle ou sur la vie mentale. Ce qui est en jeu en est indépendant presque… enfin ce n’est pas centralement intellectuel. L’opacité – une certaine opacité, une certaine confusion indémêlable – est vitale au sens où, si on peut préserver, si on est attentif à préserver cela chez soi – éventuellement d’ailleurs chez les autres aussi, parce qu’il me semble que si on ne le respecte pas chez les autres, on aurait du mal à le respecter en soi – alors, on peut faire exister cette intériorité, la laisser se développer.

28Ce que je dis n’est pas proprement philosophique. En un sens, c’est presque plutôt historique, c’est une certaine idée que je me fais de ce que c’est qu’être un être humain, de ce que c’est devenu. Etre un être humain, c’est avoir ça ; c’est résister à cette inquisition. Dans une interview avec Jean-Luc Hennig, qui était journaliste à Libération à l’époque et qui faisait un livre sur le voyeurisme (Le voyeur, enquête sur une passion singulière, paru chez Albin Michel en 1981, l’entretien y figurait en postface, p. 363-374) je lui avais parlé de cette intimité qui est toujours menacée, qui est menacée en particulier par le voyeur. Le voyeur, c’est celui qui veut vous surprendre en train de faire pipi ou de faire l’amour, ou de vous déshabiller. Et je disais à Jean-Luc Hennig, qui considérait le voyeurisme avec une curiosité amusée dans laquelle il parvenait à m’entraîner, ou contre laquelle il voulait me faire réagir: « Je comprends sa passion [du voyeur] parce que je la partage, mais ce n’est pas pour ça que je peux oublier la gravité de ce qu’elle menace. Elle menace quelque chose avec une violence terrible… Le soubassement du voyeurisme, c’est l’existence privée…., c’est une chose qui est très différente de l’individualisme bourgeois. C’est cette dimension du rapport à soi pour laquelle, en effet, Marx n’avait que mépris mais qui est constitutive de chacun de nos gestes aujourd’hui, mais dont on sait aussi ce qui la menace, qui n’est pas le voyeurisme, mais les sociétés qui visent à la transparence… C’est ce rapport à soi de l’intimité, le rapport où l’on est faible, où on est fragile, où on est un peu ridicule. Où on est content de soi, où on se digère soi-même en quelque sorte. Où on a de la complaisance pour son propre corps, de la pitié même… ». Il s’agit de ces moments de relâchement dans lesquels on a le droit d’être soi. Et je parlais en particulier de ce qu’il y a chez Dickens, dans Monsieur Pickwick, ces moments de relâchement dans lesquels on est en soi de façon abandonnée. Et si on prend conscience du caractère essentiel de cette possibilité, alors on développe, on peut développer précisément cette intériorité qui est à peine un rapport à soi, qui est plutôt le refus de l’intrusion ou de la surveillance d’autrui.

29M.-C. LAMBOTTE : Oui, c’est en ce sens-là que vous évoquez le thème du complot. N’y aurait-il pas encore quelque chose de l’ordre, j’allais dire non pas du complot, mais peut-être du conflit en ce qui concerne l’intériorité, dans la mesure où, même en retrait, quelque chose qu’on ne reconnaît pas bien soi-même et qui nous envahit du côté de l’intériorité, serait peut-être un peu à domestiquer - même dans le retrait, encore une fois –, sans la présence de cet œil voyeur ou de cet œil de surveillant. Autrement dit, est-ce que le retrait nous donnerait nécessairement accès en quelque sorte à l’intériorité ou bien est-ce que cette intériorité ne se présenterait pas elle-même sous la forme de quelque chose d’étrange par moments, sous la forme de quelque chose d’étranger aussi, puisqu’il y a de l’autre dans l’intériorité ? Cela pour avancer cette notion de conflit qui rend les choses encore plus complexes. Et pour dire les choses encore autrement, n’aurions-nous pas besoin chacun, en plus de ce retrait, de quelque chose de l’ordre d’un support comme, par exemple et sur un plan général, la création et, sur un plan particulier, le journal intime qu’on a évoqué sans s’y arrêter ? Il s’agirait de produire, de concevoir ou d’élaborer un support apte à rendre sensible une manifestation émotive un tant soit peu exprimable, et ceci d’abord pour soi-même. L’intériorité, c’est indéfini, ça ne peut pas être bordé une fois pour toutes, et sans doute ne peut-on en exprimer que des mouvements confus, appelés à se glisser dans une forme d’élaboration particulière. C’est pour cela que j’insistais sur la forme du journal intime, forme ou non forme, mais en tout cas support expressif.

30P. PACHET: Effectivement, j’avais esquivé votre question. Oui c’est vrai, ça m’intéresse le journal intime par exemple, ou l’écriture, le recours à l’écriture intime pour donner existence, donner une forme de stabilité à ce qui est essentiellement instable, ou consistance à l’inconsistant, ou une continuité à ce qui est discontinu dans l’ordre des jours, ou même un retour. Et d’ailleurs, l’un des aspects les plus remarquables de l’institution du journal intime, dans la réalisation, enfin dans l’invention du journal intime, c’est sa diffusion, c’est-à-dire que loin d’être simplement réservé à quelques privilégiés, c’est un des modes d’expression les plus répandus dans les sociétés occidentales ; et donc là il y a quelque chose – je ne suis pas sociologue ni historien – qui manifeste bien l’émergence d’un besoin.

31Pour répondre à votre question, je dirai que étant quelqu’un qui écrit des livres, je ne suis évidemment pas contre la création. Mais il me semble que l’intériorité ne se marque pas nécessairement par une expression de cet ordre. Elle peut se marquer d’une façon beaucoup plus silencieuse, par des façons d’écouter par exemple ; on rencontre des gens dont on a la certitude qu’ils ont une vie intérieure par la façon dont ils vous écoutent, dont ils sont « mémorieux », dont ils se souviennent de ce qui a été dit, par le type d’attention qu’ils prêtent. Et en ce sens, je crois que l’intériorité, ce qui la rend intéressante, enfin ce qui la rend précieuse, – puisque je le répète encore une fois : pour moi la vie intérieure, tout le monde ne l’a pas en quelque sorte, bien qu’elle soit virtuellement en chacun – c’est qu’elle est autant orientée vers l’extérieur que vers l’intérieur, c’est une façon d’avoir un rapport avec l’intérieur qui permet d’être attentif à l’extérieur. Donc l’attention est pour moi, comme pour Simone Weil et d’autres, la clef de la vie intérieure. Or l’attention, qui peut être aussi d’ailleurs l’attention à soi, l’attention au surgissement en soi de ce qui vient, suppose une sorte d’acceptation de la substance de la vie mentale qui, à ce moment-là, rend possible d’être totalement tourné vers l’extérieur lorsqu’il le faut, vers la parole d’autrui, vers ce qui est à voir, dont on est appelé à être le témoin ou le gardien.

32Évidemment, un des obstacles à la compréhension de ce qu’est l’intériorité, c’est cette fameuse image spatiale – dont d’ailleurs il n’y a pas lieu de se défaire parce qu’elle reste très intéressante – qui peut égarer, parce qu’elle laisserait croire ou elle inciterait à croire que la vie intérieure est une vie tournée vers soi. Or je crois que la vie intérieure n’est pas nécessairement telle ; elle peut l’être mais elle est une relation à ce qui est, dans laquelle, au contraire, on pourrait dire qu’on s’efforce de faire le moins obstacle possible à l’émergence de ce qui apparaît et dont on est le seul témoin. Mais cette émergence, en un sens, nous est toujours extérieure. Si je reviens sur ce que vous releviez à propos de l’idée, une idée qui vient, ce n’est évidemment pas moi qui l’ai produite, ce qui ne signifie pas qu’elle soit un produit de « l’inconscient », mais qu’elle est un événement. Elle vient et tout ce que je peux exiger de moi, c’est d’être assez désintéressé et assez peu vaniteux pour ne pas lui faire obstacle. Mais si on succombe à la tentation de se prendre pour quelqu’un qui a des idées, on devient peut-être un producteur d’idées, d’idées fécondes éventuellement, que l’on soit un publicitaire ou un philosophe, mais on risque de perdre le contact avec la vie intérieure. Ce n’est pas ce que je veux.

33Kafka parle très bien du sentiment qu’il a eu d’avoir une vie intérieure extrêmement riche, pleine de rêves, de personnages, et que tout son travail, c’était de savoir laisser le passage libre, non pas de se creuser la cervelle pour inventer des histoires, mais de les laisser sortir. « Le talent que j’ai pour décrire ma vie intérieure, vie qui s’apparente au rêve (träumerisch), écrit-il dans son Journal le 6 août 1914 (au moment du déclenchement de la guerre mondiale !), a fait tomber tout le reste dans l’accessoire… ». Il note dans son Journal l’ébauche de l’histoire d’un cheval blanc qui sort d’une écurie, qui se met à marcher tout seul dans la rue en essayant de passer inaperçu. C’est absolument magnifique, drôle et délicat. Et il écrit ensuite, commentant de façon critique l’histoire qu’il vient de transcrire : « Le cheval blanc m’est apparu pour la première fois hier avant de m’endormir. J’ai l’impression qu’il est d’abord sorti de ma tête à ce moment tournée contre le mur, qu’il a sauté au bas du lit pardessus mon corps et s’est perdu ensuite… » (Journal, 6 mai 1914). Le cheval-récit est sorti de la position allongée de l’écrivain, et il a fallu qu’il le laisse sortir et lui laisse accomplir son chemin, et il dit d’ailleurs qu’il n’est pas arrivé à destination (« cela a du sens, mais c’est faible », commente-t-il). C’est un peu comme cela que je vois les choses.

34M.-C. LAMBOTTE : II y a une question qui m’a vraiment très intéressée et qui me semble parcourir vos ouvrages, enfin un certain nombre – je ne me suis pas appuyée sur la totalité de votre œuvre parce qu’elle est vraiment très volumineuse –, c’est cette question qu’après tout, il s’agirait pour chacun d’entre nous d’inventer ou de faire en sorte qu’on puisse instaurer une certaine continuité dans la vie, puisque celle-ci se compose de situations, de moments discontinus. Il s’agirait alors d’en donner peut-être une sorte de logique apparente ou superficielle, de pallier le vide interstitiel entre ces moments, d’inventer des enchaînements, peut-être même de se raconter une histoire, après tout, en inventant les enchaînements. Et vous en parlez, je crois, à propos même du journal intime, puisqu’il présente des dates qui se succèdent les unes aux autres. Vous reprenez encore le thème au début de votre dernier livre Aux aguets dans les termes suivants : « Assurer la continuité du lien entre moi et moi. » On pourrait penser à une sorte de continuité logique dans un effet d’après coup, peut-être même à une justification, mais qui n’enlèverait rien à la force d’une histoire de vie dans toute sa singularité et son originalité. Un psychanalyste comme Ludwig Binswanger s’est beaucoup intéressé au sentiment intérieur de continuité qu’on appelle « sa propre vie », et ceci en dépit des hachures et des ruptures qui l’ont jalonnée. Vous parlez de cela, il me semble à propos de la définition de l’individu. Voilà, je vous cite : « La vie serait comme cela constituée de moments qui exigent de chacun de nous qu’il effectue le passage de l’un à l’autre ». Nous aurions ainsi à effectuer une sorte de travail de liaison entre les moments, entre les situations, un vrai travail d’élaboration, sans doute à la fois conscient et inconscient. Ne serait-ce pas là le vrai travail de la pensée, au sens d’un travail quasi obligatoire qui ressortirait à notre tâche à tous?

35P. PACHET : Oui. Maintenant je comprends mieux ce que vous voulez dire, parce que dans un premier temps, je me disais : « Mais non, je pense tout à fait le contraire ». D’ailleurs, je ne suis pas du tout quelqu’un qui imagine que j’aurais ou que les autres auraient cette tâche de constituer une sorte de narration continue ou de logique.

36M.-C. LAMBOTTE : C’est plus un sentiment de continuité peut-être que de narration.

37P. PACHET: Oui, mais vous l’avez pris sur le plan narratif ou sur le plan logique, et je n’ai pas du tout ce sentiment. Continuité, en effet : chacun de nous est requis de passer d’un moment de sa vie consciente au moment suivant, non pas en s’imaginant qu’il y a une suite de l’un à l’autre, une consécution, mais en quelque sorte en assurant la permanence, en étant de permanence à travers ces moments qui sont en réalité disjoints. Il s’agirait donc, non pas d’homogénéiser l’espace interne, de lui donner une coloration, un style ou une odeur uniques, mais de tenir des fragments autour d’un vide qui les sépare et les protège. Le vide reste essentiel, et on ne peut à chaque moment qu’inventer le passage d’un fragment à l’autre. Le journal intime, par exemple, figure comme le temps réel de la vie psychique, dans la mesure où il se présente comme une succession de dates, de moments nécessairement discontinus. Cette discontinuité est très angoissante, c’est l’épreuve du vide intérieur, et cette épreuve se manifeste en particulier à travers l’émotion. Comme je l’ai dit dans L’œuvre des jours, c’est l’émotion qui nous rappelle le présent qu’on allait oublier, qui nous rappelle au présent, et le journal intime, justement, c’est le sacrement du présent (l’expression est de Charles du Bos) délivré par l’émotion et l’attention dont j’ai parlé plus haut. L’émotion, c’est en quelque sorte une projection de l’intime sur le monde, c’est ce qui empêche que les fragments de vie ne s’effacent, ne disparaissent, ce n’est pas la narration.

38M.-C. LAMBOTTE : Vous dites dans ce même livre, que l’émotion, c’est comme « un nœud entre l’individu et les situations ». Alors, nous pourrions peut-être poursuivre notre entretien sur une dernière notion, celle d’« individu », proche de celle d’« intériorité », et à propos de laquelle vous disiez déjà dans Autobiographie de mon père – pour rejoindre le thème du discontinu – : « L’individu, cette construction continue, ou qui prétend à la continuité par-delà le discontinu des instants ». Et pour finir – veuillez m’excuser de continuer à vous citer en guise de dernière question – vous écrivez, toujours dans L’œuvre des jours, que ce qui pourrait vous inspirer le désir de construire une œuvre, ce serait le thème de l’individu. Or, l’individu pourrait se définir par « le devoir que l’on a d’être ce que l’on est » et vous faites suivre immédiatement cette définition par l’affirmation de votre souhait d’être infidèle, inconstant à soi-même. Je pense que cet apparent paradoxe n’en est pas un pour vous, et je vous laisse, cher Pierre Pachet le soin de conclure.

39P. PACHET : Un piège auquel je m’efforce d’échapper, et qui gît au cœur de l’entreprise consistant à être soi, ce serait non seulement de vouloir plaire par ce qu’on est (et non par ce qu’on fait), mais surtout de vouloir se plaire ; et plus généralement de prétendre se composer une intériorité non seulement belle, mais regardable, se donnant à un éventuel regard. Ce serait une sorte d’esthétisation de l’expérience intérieure qui la dénaturerait, la dévoierait. Transformer l’intériorité en spectacle, et en définitive en spectacle qui se regarde lui-même, compromettrait selon moi la fonction de cet espace intérieur que l’évolution humaine nous lègue, espace qui est un laboratoire, un atelier qui rend possible l’action, la pensée, la parole, la vie sentimentale, à condition de rester un atelier qui a le droit au désordre, à la saleté, à la contiguïté entre éléments hétérogènes, à des sautes d’attention comme à des pannes de courant. Je crois l’intériorité essentielle, et je crois qu’il est possible à la fois d’en donner le goût et l’usage à ceux qui l’ignorent, et d’essayer d’en parler et de la décrire comme vous avez voulu le faire par cet entretien ; mais c’est pour la garder vivante dans son efficacité contre la mort et contre la paralysie, productive, utile à soi et aux autres, et pas comme une œuvre. Quant à l’œuvre consacrée à l’individu dont j’ai parfois rêvé et que je ne fais pas, elle est une contradiction dans les termes, en tout cas dans mes termes, si l’individu est la réalité essentiellement disjointe de soi et vouée au mouvement que je voudrais qu’il soit.