Faire surgir une ligne.

1Des spécialistes de la danse telles qu’Isabelle Launay et Laurence Louppe ont montré comment la danse moderne se construisit avec Laban et Wigman à partir d’une mutation du statut de l’espace : l’espace-cadre strié propre à l’univers de la représentation est abandonné au profit d’un espace kinesthésique, interne, déployé par le mouvement du corps. On se propose de réfléchir sur ce que peut être un espace contemporain en danse en prenant pour point de départ une chorégraphie d’Angelin Preljocaj, Helikopter. On peut aborder la question de la spécificité d’une époque sous plusieurs angles : les récurrences stylistiques, les enjeux théoriques posés. Ce qui nous intéresse quant à nous sont les effets de pensée de la danse contemporaine en tant que déploiement d’une visibilité – nous empruntons ce terme à Foucault en élargissant quelque peu l’usage qu’il en faisait. En peinture et en musique, l’avènement d’une période dite « contemporaine » a été marqué par une déconstruction de l’espace et du temps. C’est, en musique, l’abandon du système tonal et d’un principe d’écriture contrapuntique et à travers lui la mise en crise d’une écoute basée sur la subordination de la variation à l’identité. C’est, en peinture, l’irruption d’un monde de forces qui traversent la représentation pour affecter directement le spectateur. Ces événements concernent-ils aussi la danse ?

Helikopter de Stockhausen

2Helikopter a été composé en 2000 d’après l’œuvre pour quatuor et hélicoptère de Stockhausen Helikopter Streichquartett, créée en 1995. Le dispositif mis en place par Stockhausen était le suivant : à partir d’une commande d’une œuvre pour quatuor à corde, Stockhausen imagina de faire jouer chaque instrumentiste du quatuor dans un hélicoptère en vol. Le spectacle serait retransmis en audiovisuel aux spectateurs présents. Le principe de la pièce de Stockhausen était donc double. D’une part, il s’agissait de construire un entrelacement entre un bruit et un jeu musical en proposant une véritable combinaison des deux ; dans le dialogue entre le quatuor et les quatre hélicoptères, chaque source sonore se trouvait traitée à égalité. Stockhausen précise dans l’introduction à l’œuvre que les hélicoptères doivent être suffisamment loin pour que la retransmission sonore soit plus forte que la perception directe du bruit des pales. On peut dire que la démarche de Stockhausen est inverse à celle de Varèse : il ne s’agit pas ici de musicaliser le son brut et industriel comme par exemple les sirènes intégrées à l’orchestre dans Ionisation mais d’intégrer la musique classique dans l’espace du bruit. Non seulement les instruments sont placés chacun dans un hélicoptère et dominés par le son de ce dernier, mais ils se soumettent à la forme sonore du bruit de la machine, réduits à produire des sons désarticulés. Ainsi l’instrument classique qu’est le quatuor renonce à sa forme par effet d’identification avec le son majoritaire de la machine.

3Le premier effet de cette combinaison est donc de détruire l’espace musical aussi bien comme espace de déploiement du son que comme espace de rapports entre des instruments. Mais l’hélicoptère se déterritorialise lui aussi progressivement par la manière dont le bruit qu’il fait se trouve pris dans une modulation, à l’instar d’un son musical : on observe une variation de l’intensité du son qui produit corrélativement une variation de hauteur. On peut distinguer quatre phases dans la pièce. La première phase est le bruit fait par le démarrage des pales de l’hélicoptère. Ensuite, les cordes interviennent ponctuellement pour briser la régularité des pales ; une nouvelle phase commence quand les instruments se mettent à moduler des effets mélodiques et polyphoniques en fonction de la forme du bruit de l’hélicoptère – de sorte que les hauteurs et les rythmes de celui-ci se trouvent en phase avec ceux des instruments. L’effet d’interaction vient de la façon dont instruments et machines entrent dans un processus de modulation réciproque qui rend possible un mode d’écoute affiné (comme si l’écoute musicale s’adaptait à ce bruit pour le musicaliser).

4Ainsi, tout en soumettant le dialogue aux règles de l’écriture musicale, Stockhausen renouvelait la forme de ce dialogue en s’appuyant sur la musicalité propre du son de l’hélicoptère – faisant paradoxalement de ce dernier l’occasion d’un nouveau modèle musical pour les instruments de musique. En même temps, il n’est pas dit que cet événement sonore se donne à entendre lors de la performance – on en prendra pour témoin le commentaire navré que fait le journal Le Monde[1] de la reproduction de la pièce au dernier festival de Salzbourg. C’est comme si le dispositif de démonstration exhibant ce qui se passait empêchait les gens d’accéder à l’écoute du rapport inouï qui se nouait entre le quatuor et les machines. Voir empêche d’entendre, parce que pour entendre, il faudrait visualiser autre chose, (peut-être le propos était-il ailleurs, dans une disjonction de la vue et de l’écoute ?)

Helikopter réinterprété par Preljocaj

5C’est cet « autre chose » que va visualiser Preljocaj. Le chorégraphe entreprend de réintégrer cette musique dans un dispositif d’écoute plus classique. Le dispositif mis en place par Stockhausen lors de la représentation de la pièce – les téléviseurs retransmettant ce qui se passe dans chacun des hélicoptères, le médiateur – a disparu. Mais à cela, Preljocaj a substitué un autre dispositif : il greffe sur cette musique – entre-temps réduite à un enregistrement audio – un dispositif chorégraphique incluant des danseurs et un dispositif vidéo. Le duo instrument/hélicoptère est redoublé par un duo danseurs/bandes géométriques (projetées sur le sol par une caméra vidéo). Preljocaj reprend donc la structure de la composition de l’œuvre : tout d’abord, le dispositif vidéo, lignes droites au sol de plus en plus nombreuses, soulignant le bruit de plus en plus intense des pales de l’hélicoptère selon une correspondance entre intensité lumineuse et sonore. Ensuite, les danseurs interviennent quand interviennent les instruments ; et de même que ceux-ci perturbent la trame sonore de l’hélicoptère, les pas des danseurs brouillent les lignes visuelles qui ploient et se diluent très étrangement sous le poids des danseurs. Comme si elles avaient intégré cette déformation, les lignes forment ensuite des cercles autonomes. Les étapes de la chorégraphie reprennent en gros celles de la composition musicale : tout d’abord, et tandis que s’envolent les hélicoptères, c’est un jeu de lignes au sol – première forme du champ : une spirale puis deuxième forme : les bandes –. Les danseurs surgissent ensuite en même temps que les instruments du quatuor se font entendre : les danseurs perturbent le champ strié par des ondes latérales, produisant un effet liquide.

6Mais il faut préciser que cet enchaînement ne suit pas un plan de développement organisé d’avance, mais semble tributaire de l’interaction des forces qui animent les danseurs et la vidéo. On ne veut pas dire par là que la chorégraphie est improvisée mais que le plan selon lequel se développe la chorégraphie intègre un jeu de rapports de forces entre danseurs et lignes au sol. Que les danseurs brouillent les lignes, et c’est eux qui perturbent l’espace qui de ce fait ne joue plus son rôle de cadre. Que les lignes encerclent ensuite les danseurs, et c’est comme si le cadre retrouvait sa position dominante de règlement du mouvement des danseurs.

7La chorégraphie extrait de la musique un ensemble de rapports, à savoir les rapports entre hélicoptère et quatuor, mettant en valeur les effets de contraste initiaux et l’établissement progressif d’une rencontre expressive entre les deux sources sonores. C’est-à-dire que là où le dispositif musical enveloppait un son dans l’autre, la chorégraphie les place dans une relation d’égalité sonore. La danse fait ainsi voir et entendre quelque chose de la musique, qui n’est peut-être même pas audible en tant que tel dans la musique. Ce faisant, elle fait surgir un schéma abstrait qui ne se perçoit pas facilement mais rend possible un travail mental de composition de ces deux sons. En effet, la rencontre de ces derniers ne se fait pas dans un espace mental préexistant mais dans un espace dont les coordonnées sont construites par la rencontre même. Preljocaj lui-même précise dans son texte de présentation que ce n’est qu’à la suite d’une écoute répétée que quelque chose a pour lui surgi de la musique. Mais elle ne le fait pas sous forme de calque – ce qui se produirait si les rapports étaient ramenés à des relations mettant en jeu des rôles. Il ne s’agit pas de construire une illustration redondante. Il ne s’agit pas de faire se correspondre des termes visibles et audibles, mais de faire se correspondre deux processus, de capter un processus pour en faire surgir un autre. La rencontre entre musique et danse (ou poème et musique) ne se produit qu’au terme de l’interaction entre les composantes de chacune et non en vertu d’une ressemblance préalable.

Faire une ligne

8Deleuze, dans Mille plateaux, propose de distinguer deux sortes d’œuvres : l’une se considère comme image du monde et procède d’une structure arborescente. L’autre ne cherche à reproduire aucune image mais tente de composer un agencement avec le monde selon des plans multiples. Il ne s’agit pas tant pour Deleuze d’opposer deux sortes de composition ou de structures que d’opposer deux modalités d’un rapport avec l’extérieur. D’un côté, donc, la structure arborescente, transcendante, créatrice d’intériorité et de sens, propre à l’ancien monde. De l’autre, un agencement rhizomatique qui s’effectue selon un plan de consistance. Toutefois, il ne serait pas juste d’opposer la structure et le plan, car chaque structure est une forme de plan, et le plan de consistance vaut lui-même comme un certain type de structure. Ce qu’il faut opposer, c’est le plan de transcendance et le plan d’immanence. Le plan transcendantal, qui recoupe l’ancien concept de cadre, est un plan téléologique et vaut comme signifiant secret [2] ; dans le plan d’immanence, l’événement porte ses propres coordonnées, c’est ce que Deleuze appelle la « platitude » ou le caractère de surface du plan de consistance. Il ne faut pas nous méprendre sur cette platitude qui n’exclut pas la profondeur ; mais surface et profondeur se rapportent l’une à l’autre dans le développement d’un processus d’individuation des êtres, à partir d’un ensemble de points singuliers.

9Essayons de relire le dispositif mis en place par Preljocaj à la lumière du problème posé par Deleuze. En quoi peut-on repérer, dans la musique de Stockhausen autant que dans la chorégraphie de Preljocaj, les traces d’un tel plan de consistance ? Le plan de consistance se trouve en tirant une carte des événements : et la carte (qui s’oppose au calque) s’extrait au terme d’une écoute, les lignes et les points de la carte étant des lignes d’écoute. Faire une ligne, c’est un vrai problème musical : il ne suffit pas d’enchaîner les sons, encore faut-il voir selon quelle forme cette unité de la ligne se totalise. Il faut préciser ce qu’on entend par écoute : il ne s’agit pas des formes mortes recueillies par la mémoire mais d’un processus de captation de l’événement dans sa dimension intensive et formelle. On peut considérer comme arborescentes les lignes émises comme expressions homogènes : le décollage initial de l’hélicoptère, le chant d’un instrument peuvent être considérés comme de tels modes d’expression, ce sont ces lignes que mémorise la mémoire longue, arborescente. À ces lignes s’opposent les lignes de devenirs ; elles résultent d’une affinité sonore soudaine entre deux êtres sonores, chacun tendant vers la forme de l’autre et procèdent de ce fait d’une continuité paradoxale du fait qu’elles ne sont pas données mais établies à l’écoute. On voit bien le caractère complexe, essentiellement mental, de ces deuxièmes lignes : elles sont indissociables d’un certain travail de l’écoute qui capte cette ressemblance comme un événement qui affecte les protagonistes sonores. C’est le propre de la musique que de faire des rapports l’occasion de devenirs inouïs, et Deleuze les nomme aussi lignes de fuite. Ces lignes de fuite sont la forme de la mémoire courte, elles forment un rhizome. En même temps, ces lignes produisent aussi des effets de matière – la matière n’étant peut-être pas autre chose que le plus haut degré d’abstraction des choses –, en rendant sensibles et expressives de nouvelles intensités sonores. Or ce sont précisément ces lignes que le dispositif mis en place par Preljocaj rend audibles. En la dissociant de son dispositif, la chorégraphie de Preljocaj a remusicalisé l’œuvre de Stockhausen au sens où elle a recentré l’œuvre sur les rapports sonores qui s’y établissent. C’est qu’il s’agit d’entendre non les protagonistes individuellement (les hélicoptères et le quatuor) mais la transformation qu’ils subissent au contact les uns des autres. Preljocaj construit un dispositif d’analyse de la musique : non seulement il souligne la distance qui sépare les deux sources sonores et leur mode d’émission, mais ensuite elle rend audible leur rapprochement progressif sur un plan musical et expressif nouveau. Si le dispositif de Stockhausen valorisait l’influence du bruit de l’hélicoptère sur le jeu instrumental, la mise en valeur de la seule dimension sonore valorise au contraire la musicalité que prend ce bruit au fil de l’œuvre et les effets de modulation qui lui permettent de rencontrer le jeu instrumental. C’est ainsi une nouvelle ligne qui se construit, à la croisée de ce que peuvent chacun de leur côté une machine volante et un quatuor à cordes. Mais peut-être fallait-il la danse et son travail d’effacement du dispositif réel pour que ce devenir musical devienne sensible ; ou peut-être est-ce parce que la danse de son côté fait de cette ligne de fuite musicale une ligne de danse. Est-ce à dire qu’il existe aussi des lignes de fuite chorégraphiques ? Mary Wigman expliquait à propos de Festlicher Rythmus comment danser une corrida consistait à unir en un seul geste les mouvements antagonistes de la lutte de chacun des adversaires – le toréador et le taureau – ; danser était alors non pas reproduire les gestes des adversaires à partir d’une image souvenir mais capter les lignes de force (précision des directions, déplacement des poids, rapport au sol) qui animaient la lutte pour en produire l’image dans l’impression du spectateur. Wigman produit une ligne de fuite qui est en même temps une ligne de figuration. Chez Preljocaj, on trouve un semblable nouage de deux pôles antagonistes ; mais ceux-ci, au lieu d’être concrets et homogènes, sont hétérogènes et sonores (donc abstraits). Ainsi la chorégraphie reproduit l’opposition des deux sortes de pôles comme affrontement entre deux territoires : d’une part les lignes géométriques au sol qui donnent à l’œil des repères et d’autre part les gestes des danseurs qui déploient leur espace personnel. Or, au lieu de composer un affrontement qui marquerait l’union ou la supériorité d’un système de lignes sur l’autre, Preljocaj et Förterer composent une tension qui crée à partir de là un troisième système de lignes, les lignes de fuite comme effacements ou « brouillages » des lignes géométriques créées par les pas des danseurs. C’est toute la force et la magie du dispositif mis en place par Preljocaj et Förterer que de créer un espace tierce entre les lignes au sol et les pas des danseurs, espace qualitativement différent, investi par d’étranges devenirs liquides. En effet, par un système sophistiqué de capteurs infrarouges sensibles à l’énergie des danseurs et ensuite lus par une caméra, les pas brouillent les lignes au sol ; si bien que ce que l’on voit au sol est en réalité le mixage de deux images qui provoque une incertitude quant à la matière de ce qui est vu. D’une part la notion même d’espace cadre structurant se trouve remise en question par l’effet de liquidité du sol. Mais d’autre part les gestes des danseurs perdent aussi leur caractère d’espace intérieur. Les lignes de fuite brouillent donc autant les gestes des danseurs que les lignes de cadre. Et malgré la capture progressive des lignes de fuite par les lignes territorialisantes – c’est le passage des effets de brouillage à des cercles géométriques dont les danseurs sont le centre –, les lignes de fuite ne cessent de se recréer autrement sur la scène, tandis que la ligne de fuite se déplace également dans le son. (est-ce qu’elle ne devient pas aussi pour la danse une ligne d’expression nouvelle ?)

Un nouvel espace

10En quoi cette greffe entre musique et danse produit-elle un nouvel espace chorégraphique, que l’on peut considérer comme « contemporain » ? C’est que réciproquement, c’est cette écoute abstraite qui se propage ensuite à la vision pour faire surgir un pur mouvement. Cette interaction complexe entre vidéo et danse produit une hétérogénéité de la vision elle-même dont l’effet principal concerne le corps des danseurs et le spectacle de leurs gestes. En effet, du fait de la très grande intensité lumineuse et sonore, les gestes des danseurs ne sont perçus que partiellement, plus comme perturbation des lignes géométriques que comme formes autonomes. On peut même dire qu’ils acquièrent une valeur purement différentielle, plutôt que par les figures qu’ils dessinent dans l’espace. C’est que les deux lignes ne sont pas séparables l’une de l’autre au sens où les lignes rhizomatiques se dégagent des premières, dans une sorte de décrochement de la perception. Ainsi, Preljocaj recrée entre les danseurs et les bandes vidéo le même rapport de force qu’entre l’hélicoptère et le quatuor l’effet vidéo au sol : de même que les instrumentistes se trouvaient coupés les uns des autres, isolés chacun dans leur hélicoptère comme dans une bulle, les danseurs se prennent dans les lignes au sol comme dans un filet qui les dissocie les uns des autres, visibles comme purs écarts.

11On voit la différence entre un chorégraphe classique comme Fokine qui établissait le rapport instrument et danseur sur la base d’une personnification, et ce que fait là Preljocaj. Il s’agit d’extraire du geste une pure intensité visuelle, une force plutôt qu’une forme, ce qui n’est possible que si le geste est à la croisée de deux mouvements qui se contrarient, pure singularité dessinant la trace d’une tension, le corps valant comme point d’appui des forces, intersection des lignes. Ainsi, on arrive au troisième niveau du processus des intensités en revenant aux corps qui ressaisissent l’énergie du processus engendré par l’interaction de l’espace géométrique et des lignes de fuite.

12Et du coup l’effet visuel acquiert un statut complexe, il est le fait d’une interaction de plusieurs images, comme une texture d’images. Et en même temps, le mot « image » n’est pas juste car on est dans une visibilité complexe, à la fois sensible et abstraite, abstraite globalement et sensible localement.

Correspondance avec la théorie deleuzienne du rhizome : la structure comme structure ouverte, différentielle

13Cette hétérogénéité se construit aussi bien dans le corps du danseur que collectivement. Encore faut-il ne pas se méprendre sur le caractère de cette appartenance en la réduisant à un rapport entre tout et partie. Ce qui est en jeu, c’est non seulement le rapport d’une gestuelle à des lignes composant une image mentale, mais le mode d’individuation du corps du danseur. Dans un documentaire [3], Preljocaj évoquait à propos du travail collectif de Paysage après la bataille « un magma de gens dans lequel l’énergie se transmet et se restitue ; l’énergie ne doit jamais mourir. On ne peut regarder un corps sans y lire une histoire ; le corps est chargé de sens, c’est un concentré de sens ; le premier travail du chorégraphe, c’est de dérouler le sens de chaque corps ». Mais c’est surtout la ligne formée par les corps qui ne se donne pas du tout à voir de la même manière. Là où elle se donne à voir dans la danse classique – et aussi dans une certaine mesure chez Laban – comme déploiement d’une belle forme, elle prend dans la gestuelle contemporaine une autonomie par rapport à toute notion de forme visible, ce qui place les corps individuels en position de décrochement par rapport à l’ensemble. Les danseurs ne sont donc pas les parties d’un tout mais les composantes d’une multiplicité, ce qui se traduit pour le spectateur par une saturation du visible. C’est cela qui fait du geste du danseur une pure intensité qui ne fait voir aucune figure.

14Laban et Wigman avançaient quant à eux, l’hypothèse d’un espace déployé par le corps qui s’appuie sur une expérience intérieure pour l’extérioriser. Il nous semble cependant qu’il ne s’agit pas, pour Preljocaj autant que d’autres chorégraphes contemporains tels que Forsythe, de la même intériorité que chez Laban : et c’est même peut-être précisément l’intériorité kinesthésique labanienne que défait la gestuelle contemporaine. D’une part en effet, on n’a pas dans le cas de ces chorégraphes l’effacement de l’espace extérieur auquel procédait la « freier Tanz » – puisqu’au contraire un espace géométrique est violemment réaffirmé. Laurence Louppe propose de distinguer entre l’espace corporel et ce qu’elle appelle le « lieu », c’est-à-dire l’espace cadre dans lequel la danse se déploie. C’est cet espace cadre que rejette la « freier Tanz » et plus généralement la danse moderne. En même temps, l’espace intérieur supposait un troisième espace qui se développe dans le corps. Or, ce qui se produit dans Helikopter (et peut-être plus généralement dans la danse contemporaine, ce qui serait un critère de distinction pour cette dernière par rapport à la danse moderne), c’est que cet espace cadre est réintroduit, superposé à l’espace corporel, celui-ci se construisant contre le premier. Mais surtout, l’espace intérieur est extériorisé indépendamment du geste du danseur. À partir du moment où la musique coordonne les gestes et les lignes, elle apparaît comme l’espace mental que déploient ces derniers. On voit donc en quoi l’ensemble – c’est-à-dire non seulement les différents éléments mais aussi leurs rapports – compose un rhizome dont les danseurs constituent les points singuliers. En cela, on peut dire que la chorégraphie et le tableau qu’elle forme nous permet de nous faire une idée assez juste de ce que Deleuze nommait « rhizome ». Car c’est précisément ce que tente de définir Deleuze lorsqu’il évoque la particularité du rhizome : celui-ci est fait non de points mais de lignes, ces lignes n’étant pas des lignes de relations ou de direction allant d’un point déterminé à un autre, mais des lignes de fuite valant pour elles-mêmes, hétérogènes aux points qu’elles relient. Il ne suffit pas de capter des rapports pour faire une carte ; encore faut-il savoir les inscrire sans les réduire à des lignes mortes. Par sa capacité à faire voir les flux tout en les ramenant à quelques traces corporelles passant par les corps, la particularité de la danse serait de parvenir à cet étalement paradoxal de l’espace qui déploie la multiplicité sans la défaire.

L’imbrication de la musique et de la danse

15On a donc une interaction entre danse et espace qui redouble celle existant entre le bruit des machines et le jeu des instruments, ces deux interactions produisant un même effet : dégager des lignes de fuite sonores et visuelles. Mais il faut revenir à la manière dont se nouent musique et danse pour comprendre la spécificité de cette visibilité. On a vu le rôle de révélateur que jouaient les lignes chorégraphiques au regard des lignes musicales ; ce qu’il nous faut voir aussi, c’est le rôle inverse que la musique joue pour la danse. Bouchons-nous les oreilles et contentons-nous de regarder : l’effet magique d’hétérogénéité des lignes de fuite disparaît. L’interaction entre vidéo et danse ne devient opérante en tant que dimension tierce que couplée à la musique ; elle n’est donc pas seulement redondante mais se compose aussi à partir de cette dernière. Et c’est logique : si la danse forme le plan de consistance de la musique, il faut aussi celle-ci pour que la danse soit le plan de consistance de quelque chose. Ce qui crée l’hétérogénéité visuelle sur la scène et empêche les danseurs de composer un tableau, c’est la musique et plus précisément le fait que la musique est la matrice abstraite de la danse. Musique et danse ne sont donc pas superposées, mais sont imbriquées l’une dans l’autre, selon un rapport de réciprocité asymétrique. Si la danse rend la musique audible en tant que musique, la musique contribue aussi à la composition de la danse en venant se glisser entre ses composantes. Elle tient lieu de cohérence extérieure, permettant aux gestes et aux lignes de déployer une réelle hétérogénéité visuelle. Et celle-ci se réalise parce que la pensée effectue le rapport entre danseurs et lignes sur un autre plan que le plan visuel, sur le plan musical des rapports sonores.

16On a vu comment les danseurs dansent sur de la musique représentée et écoutée ; il y a dans la danse un dispositif d’écoute de la musique de Stockhausen et dans le dispositif de lecture de la musique (hélicoptère) une sensibilité au poids des danseurs, dimension silencieuse, informelle, qui vient glisser son grain de sable dans le jeu bien huilé des correspondances. Mais la disposition supposée des engins volants et des instruments contamine à son tour le dispositif de la danse, dans la mesure où le parallélisme intuitivement établi entre les bandes géométriques et le mouvement de l’hélicoptère donne un axe (imprime une orientation verticale) au regard, nous faisant voir le spectacle d’en haut, danseurs-poissons évoluant dans une géométrie liquide. Or c’est selon ce même axe vertical descendant que l’image des lignes géométriques se combine avec la chaleur des danseurs. La danse entre en interaction avec ces bandes, par le biais de capteurs que les danseurs portent sur eux et qui viennent perturber ces bandes visuelles. Ce qui compte est ici l’effet de perturbation du champ visuel par la présence et par les pas des danseurs. On a donc une relation de réciprocité entre musique et danse, chacune construisant le dispositif qui rend l’autre lisible. Ainsi inversement, le dispositif d’écoute tient lieu de point de vue sur la danse, l’hélicoptère et la caméra occupant la même place en hauteur. On a ainsi un dispositif de lecture de la danse par elle-même qui se construit à partir des rapports spatiaux des protagonistes sonores, redoublant le dispositif de lecture de la musique.

17L’effet de la danse sur la musique est inverse à celui de la musique sur la danse : dans le premier cas, on a la production d’un plan de composition de rapports qui sinon demeureraient inaudibles ; dans le second, on a la production d’un espace virtuel qui permet au contraire aux lignes de diverger les unes des autres et à une multiplicité visuelle de se déployer.

18On trouvait un projet semblable dans le désir de Boulez de faire entendre la structure des poèmes qu’il mettait en musique, ceux de Mallarmé dans Pli selon Pli, ceux de Char dans Le marteau sans maître. Là aussi, il s’agit de faire entendre une structure non sensible, inaudible ou invisible, en la greffant sur une matière hétérogène.

19Mais c’est surtout d’une œuvre comme celle de Bagouet, So schnell, que l’on peut rapprocher ce travail de Preljocaj. Ce qui est commun à Bagouet et à Preljocaj, c’est le rapport à une musique qui entrelace deux types de sons, l’un musical (quatuor, choral) et l’autre non musical (bruit de la bonneterie familiale, hélicoptère). De même que chez Stockhausen, le rapport est pensé comme un rapport de mimétisme et de déterritorialisation progressif entre les bruits des machines et le choral. Mais chez Bagouet, l’interaction entre ces deux types de sons est construite dans le mouvement et dans l’espace même de la chorégraphie. La pièce alterne les enregistrements des bruits de machine et les épisodes chantés du choral de Bach. Quant à la représentation du mouvement de greffe entre les deux sources sonores, il se traduit par deux types de danses différents : danses solitaires d’une part, non structurées, et pour ce qui est du choral de Bach, danses selon des lignes au sol. En même temps que les deux sources sonores s’interpénètrent progressivement, les deux gestuelles se combinent. On a donc la création en direct de deux greffes simultanées, l’une sonore et l’autre visuelle, qui ne tiennent l’une à l’autre que par la structure commune qu’elles exhibent. Mais chez l’un et chez l’autre, on trouve une même façon d’épurer les rapports de leur support, de faire des danseurs des corps vecteurs traversés par les forces plutôt que des sujets acteurs des rapports. Finalement, ce qui se donne à voir est la juxtaposition d’une structure abstraite et de purs effets de matière, visuelle ou sonore.

20Quel est l’intérêt de ce travail et en quoi concerne-t-il le sensible dans ce qu’il a de plus profond ? Il s’agit de faire sentir une structure sans faire de celle-ci quelque chose de purement abstrait, dans son fonctionnement de structure. Or c’est très important quant au statut des idées et au rapport entre l’art et l’idée : cela permet aux artistes de se situer à l’intersection, à l’interaction entre le matériau et une idée abstraite, structurant des rapports. D’où un travail de mise en rapport de la structure avec de la non structure dans la chorégraphie aussi bien que dans la musique.

Quel enjeu pour notre problème du début, la question du dispositif et de ce qui se donne à voir ?

21On a donc une circulation de la danse à la musique, de la musique à la vidéo, un principe de greffe et de relance, chacun étant un médium pour l’autre. Ce que rend visible le dispositif chorégraphique dans Helikopter est de l’ordre d’une projection mentale de l’écoute (et non pas le dispositif réel comme le faisait Stockhausen dans sa propre représentation musicale) ; et chaque étape de la chorégraphie est une étape de l’écoute. En conclusion, on peut voir cette projection vidéo comme surcodage des flux sonores de la musique, au sens où ces lignes mentales sont réduites à un espace géométrique et donc stratifiées. On remarquera au passage que, dans ses exemples, Deleuze souligne toujours l’intensité lumineuse du surcodage, « mur blanc trou noir » de la visagéifïcation, points blancs et noirs du plan de cinéma, comme si l’intensité lumineuse poussée à son contraste maximal était en soi surcodante ; le dispositif vidéo de Förterer, avec ses contrastes bleu/noir, n’échappe pas à la règle. Là-dessus les danseurs introduisent des lignes de fuite selon une machine abstraite de mutation de l’espace géométrique en mouvements informels et texture amorphe. Ce que fait surgir Preljocaj est un plan de consistance, le plan de consistance de l’écoute musicale. À l’inverse la musique contribue à cet effet de déroute de l’œil, elle donne aussi à entendre l’ordre chorégraphique et l’interaction de ses éléments. En même temps, il ne s’agit pas de simplement redoubler un ordre musical, il n’y a pas redondance entre les deux formes du fait que l’ordre doit à chaque fois être extrait. Ce qu’il importe de souligner est le rapport complexe qui noue le plan de consistance et la structure qui le sous-tend. Or cette extraction se fait par analogie avec l’autre matière, en l’occurrence entre la danse et la musique.

22C’est le propre d’une telle interaction entre le sonore et le visuel que de construire le point de vue qui permet de happer l’ordre de l’autre. Mais ce point de vue ne se construit pas comme position de surplomb mais par une opération de greffe par soustraction : deux composantes s’imbriqueront d’autant mieux qu’elles soustraient quelque chose d’elles-mêmes. Retirer au son son propre dispositif (et donc en faire une matière abstraite), retirer aux lignes leur statut de cadre (par le brouillage des danseurs), retirer aux danseurs la continuité visuelle de leurs gestes (du fait de la force du son et de l’interaction du son avec la vidéo). À chaque fois c’est la soustraction qui produit une matière multiple ; c’est la soustraction aussi qui fait que l’ordre mental vient se loger dans la matière. Et réciproquement, la structure devient quelque chose d’hétérogène et d’immanent à la fois, système de forces dont la matière capte les inflexions. C’est pourquoi l’œuvre est un objet complexe qui appartient à la réalité mentale du sujet tout en s’inscrivant dans la matérialité du réel. L’œuvre fait coexister une dimension mentale et une dimension matérielle qui s’interpénétrent tout en se capturant mutuellement. C’est la troisième forme d’hétérogénéité du rhizome.

23Mais alors on peut dire que ce que projette la chorégraphie n’est pas seulement un plan de consistance pour l’œuvre, mais aussi pour le sujet ; qu’elle projette un dispositif qui relève du sujet autant que de l’objet. On a vu comment la musique pouvait être considérée comme l’espace mental de la danse ; et ceci vaut pour une subjectivité abstraite, aussi bien pour le danseur qui semble réagir à la musique que pour l’auditeur. Dans cette tension joue, du point de vue du spectateur comme de celui du danseur, une tension mentale entre la forme et l’informe. C’est qu’en fait, les forces sensibles sont autant produites par l’effort de la vision et de l’écoute qu’elles appartiennent au spectacle. Ainsi, même s’il demeure en apparence frontal, ce dispositif implique une nouvelle dimension du regard.

24Par rapport à d’autres expérimentations qui ont pu se faire en la matière et qui décloisonnaient le face à face avec la scène, Preljocaj peut sembler en retrait. Mais son originalité nous semble résider dans la façon dont il donne au point de vue du spectateur une position intermédiaire entre deux stades, celui-ci jouant le rôle d’un axe invisible autour duquel l’œuvre tisse ses strates visuelles. C’est en ce sens que le travail de Preljocaj relève à notre sens du contemporain, d’un espace contemporain que l’on trouve ailleurs, dans la musique ou dans le cinéma. Laurence Louppe remarquait la correspondance profonde entre la gestuelle de la « freier Tanz » et une demande enfouie au plus profond du corps du spectateur. Il nous faut imaginer de même une correspondance profonde entre la complexité de ce feuilletage visuel et les mécanismes qui nous habitent. Or c’est peut-être cette notion de rhizome comme carte du désir, ce désir impossible de déployer ce qui reste indépliable, qui anime aujourd’hui notre désir de regarder la danse.

Angelin Preljocaj, Helikopter, photo Jean-Pierre Maurin

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Angelin Preljocaj, Helikopter, photo Jean-Pierre Maurin

Notes

  • [1]
    Le Monde, mardi 26 août 2003
  • [2]
    « C’est que le plan, ainsi conçu ou ainsi fait, concerne de toutes façons le développement des formes et la formation des sujets. Une structure cachée nécessaire aux formes, un signifiant secret nécessairement caché aux sujets. C’est forcé, dés lors, que le plan ne soit pas lui-même donné. Il n’existe en effet que dans une dimension supplémentaire à ce qu’il donne (n+1). Par là, c’est un plan téléologique, un dessein, un principe mental. » (Milleplateaux, p. 325-24, « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible »)
  • [3]
    Portrait dansé.