Entretien avec Jean-Luc Nancy

1VÉRONIQUE FABBRI : Dans Séparation de la danse, plutôt que de scène, vous parlez de sol, de terre, de territoire. Vous envisagez la danse d’un point de vue anthropologique, en dehors de l’espace théâtral. Or, peut-être paradoxalement, une tendance de la danse contemporaine serait sa théâtralisation ; je dis paradoxalement, parce que la danse moderne s’élabore en partie hors du théâtre, en recherchant des lieux naturels d’abord, urbains ensuite. L’utilisation de la scène théâtrale semble aller de pair avec la conquête de son autonomie, cela déjà depuis le ballet classique, par opposition à son articulation avec des éléments théâtraux et musicaux dans la tragédie antique et l’opéra baroque ; elle n’exclut pas une remise en cause du dispositif scénique, mais semble ne pas aller jusqu’à mettre en question le principe de la présentation de la danse sur une scène théâtrale. Cela tient-il au fait que la danse est essentiellement spectaculaire ? Inversement, n’y a-t-il pas quelque chose du théâtre qui s’en trouve transformé (son rapport à la représentation, son rapport au geste) ?

2JEAN-LUC NANCY [1] : Je ne parle pas beaucoup de la scène dans Séparation de la danse ; c’est volontaire. C’est une volonté de retrouver une scène primitive, originaire. Je parle de sol, de terre, mais en même temps, j’aurais pu dire que ce sont toujours des scènes puisque les sols dont je parle sont toujours des sols préparés, même si ce sont des sols de terre battue. J’ai laissé ça de côté, parce que c’était trop. Vous avez nommé la tragédie grecque et l’opéra baroque, mais il y a d’autres formes de théâtre dans lesquelles la danse est plus présente, comme le théâtre chinois, et il y a aussi de la danse dans la tragédie classique. Il y a une spectacularité fondamentale de la danse ; elle est double : une spectacularité pour le danseur, et une spectacularité pour les spectateurs. La question est de savoir ce qu’est la spectacularité. Peut-être ai-je écarté cette question de la scène d’une manière instinctive, réflexe, parce que j’ai trop d’années de questions à ce sujet derrière moi… et que le théâtre aussi a essayé de se battre avec ça ; mais ce qui me frappe aussi, c’est qu’il y a pour le théâtre des problèmes qu’il n’y a pas dans la danse : je serais prêt à dire qu’il y a quelque chose dans les problèmes du théâtre aujourd’hui qui tient à un rapport interrompu avec la danse. Parce que ce qui pose problème aujourd’hui au théâtre, c’est la théâtralité. Le théâtre sans théâtralité est malade de ne plus être théâtral. Pour moi, cette théâtralité passe avant tout par la parole, par une façon d’adresser la parole. Toutes les grandes époques du théâtre étaient des époques d’une certaine déclamation. Ce sont les vers de Sophocle, ceux de Shakespeare, c’est ensuite, même chez Tchékov, une certaine façon de poser le discours. Les dernières grandes dramaturgies, ce sont celles de Claudel, Brecht, Beckett ; une certaine adresse de la parole : au théâtre, il ne s’agit pas de montrer de la conversation ordinaire, ni simplement de déclamer des rythmes – la déclamation théâtrale peut être abominable. On peut dire en revanche qu’au théâtre il s’agit d’une certaine déclaration, comme on dit déclarer sa flamme, la guerre. Là, il y a déjà quelque chose de la danse. On ne peut pas déclarer, parler d’une certaine manière, adressée, sans que le corps soit pris imperceptiblement dans une certaine danse, dans ses inflexions. Quand il y a quelque chose de réussi au théâtre, il y a toujours un peu de ça.

3D’autre part, il y a un autre élément qui appelle la danse sur la scène, qui est un élément religieux : dans la tragédie grecque, le chœur fait partie de l’action, comme un commentaire fait partie de l’action ; et le chœur, ce sont des mouvements entourant l’autel. Quand on dit que la tragédie est sortie du culte, on oublie de dire que c’est en en sortant qu’elle est devenue la tragédie. C’est une phrase de Brecht. Mais il risque d’oublier ceci : la tragédie garde quelque chose du culte, qui est peut-être encore présent dans le théâtre espagnol, elizabéthain, au moins. Terrible ambiguïté du chœur, la mise en scène du chœur est le plus intéressant, et peut-être aussi le plus difficile.

4Je me rappelle avoir vu en 55 ou 56 l’Orestie montée par Barrault, et le chœur était fait d’une dizaine ou douzaine de grands vieillards avec des masques. Le choeur chantait et c’était une musique de Boulez (j’enrage parce qu’elle a disparu). J’ai vu cela à Bordeaux…c’était un ébahissement…et ils dansaient, au moins, ils se balançaient. Ils étaient là, l’un à côté de l’autre, et c’était un peu comme çà… J’ai toujours eu ça en mémoire. L’hiver dernier en Syrie, j’étais invité à une cérémonie Soufi, j’y participais et je ne savais pas si je tiendrais le coup, agenouillé au milieu : je suis donc resté debout dans le cercle périphérique, mes voisins se sont mis à se balancer sur les côtés, puis d’avant en arrière, je l’ai fait avec eux, j’ai chanté avec eux (tout en ne sachant pas l’arabe : je répétais). Je ne sais pas qui était le chorégraphe de Barrault, où il était allé prendre ça, mais peut-être là… peut-être aussi tout à fait ailleurs, parce que c’est un peu banal ; des gens assemblés en cercle, tous, les uns contre les autres, qui se balancent et qui chantent en rythme.

5Depuis, il me semble que cette mise en scène appartenait à une époque où on pensait qu’il y avait une sorte de reconstitution possible ; c’est peut-être une époque où on aimait bien la traduction d’Homère par Bérard… je ne sais pas. Mais on peut aussi dire que là, il y a un élément religieux, un élément de culte. Vous voyez comme la question est énorme. Moi, je pense qu’il ne peut pas y avoir de danse sans une certaine cultualité ; mais le culte comme tel n’a pas besoin d’être adressé à un dieu. Le culte comme tel, c’est peut-être seulement le partage de mêmes gestes, et pour que les gestes soient vraiment partagés, partageant l’espace, occupant l’espace, on en vient à la danse. Et je trouve remarquable que les cultes chrétiens récusent la danse alors qu’au départ, en tout cas, il y a probablement eu quelques premiers chrétiens qui ont dansé, puisque les Juifs dansaient, et dansent toujours, peut-être pas dans le culte, mais à côté, chez eux. Il en reste encore un petit quelque chose, il y a les inclinaisons, les agenouillements ; il faut bien qu’il y ait dans ce qu’on appelle culte, une conformation des uns aux autres, un espace commun. C’est dangereux, ce que je dis, ça peut tourner à la parade sur la grand-place de Nuremberg… mais je dirais non : les grandes manifestations de masse – on peut dire fascistes – ne sont pas des danses, et il serait intéressant d’analyser comment le défilé militaire ou l’acclamation commune caviarde quelque chose de la danse, parce qu’il n’y a qu’une dimension du corps qui est admise. […]

6C’est une troisième dimension qui ramène à la question du spectacle. Les deux éléments précédents (adresse, culte) fusionnent pour donner l’élément du spectaculaire et de l’auto-spectaculaire : avec la danse, une scène se donne à voir comme scène, un acteur se donne à voir comme acteur. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’autres moyens, mais si l’on réfléchit à la manière dont on perçoit un acteur – les textes décrivant Talma, Sarah Bernhardt, ou bien comme j’ai vu Isabelle Huppert dans Orlando – où est la différence entre un grand acteur dans une grande pièce, entre du vrai théâtre et du théâtre de Boulevard ? C’est que l’acteur dans le premier cas se pose, il intègre sa propre spectacularité, au lieu de faire semblant de l’effacer dans une sorte de réalisme. On peut dire : le théâtre demande cette spectacularité, si le spectaculaire veut dire non pas ce que les situationnistes lui ont fait dire (même si au départ je suis assez proche des situationnistes), si le spectaculaire ne veut pas dire exhibition d’objets marchands lancés à la consommation, mais s’il veut dire présentation au regard, et plus qu’au regard, à la sensibilité comme telle, présentation d’un espace, c’est ça qui est enjeu dans la danse, et c’est peut-être ce qui fait qu’aujourd’hui il y a des chorégraphes qui tendent à frôler le théâtre, par des introductions de textes, des éléments de décors, foncièrement différents du scénario et de la narrativité, contrairement à ce qui était le cas dans la danse classique : le Lac des cygnes fait toujours sourire, mais je me demande toujours pourquoi la danse a été alors l’objet d’une telle fétichisation – ça se gâte vers le milieu du XVIIIe siècle, mais c’est peut-être déjà un peu pourri à la cour de Louis XIV. On peut dire que le roi aimait beaucoup danser, que c’est la place du roi, mais après, c’est la catastrophe, jusqu’à ce que commence la danse moderne, contemporaine. Cela, c’est bien particulier, parce qu’à la même époque, il y a eu de grands fléchissements dans la poésie, par exemple au XVIIIe siècle, il y en a eu dans la peinture, mais rien d’aussi durement bloqué, figé : un genre à part, le ballet et des musiques écrites exprès, un argument, du coup, et une danse représentative. C’est étrange…

7V. FABBRI : Ce que vous venez de dire du spectacle et du culte, me semble poser problème par rapport à l’idée d’exposition telle que Benjamin la développe, et par rapport aux analyses que vous avez consacrées à la critique de la société du spectacle dans Être singulier pluriel. Vous y procédez à une critique des analyses de Debord consacrées à la société du spectacle, critique qui aboutit à mettre en question le fonctionnement de la référence au spectacle, la scission opérée entre le spectacle romain et le théâtre grec, pour « nous saisir enfin comme modernes ». Ne peut-on repenser le principe du spectacle à partir de la notion d’exposition, et dans ce cas, cela n’implique-t-il pas une mise en question de son caractère cultuel ?

8J.-L. NANCY : C’est vrai, mais en même temps, que font les chorégraphes et les danseurs aujourd’hui ? Ce qui s’est passé a d’abord eu le caractère ambigu d’une remise en culte du corps : on s’est mis à admirer Nijinski, une espèce de bête de scène, mais certes un très grand danseur aussi, et puis la photographie, les caméras jouent un rôle dans ce processus… et du coup, il y a aussi un privilège du beau, de l’attitude. Tout ça appartient à la danse. Il y a donc eu un décalage, mais la tension en jeu là-dedans, c’est la tension pour ouvrir un nouvel espace à ce que j’appelle culte, mais je ne sais pas comment l’appeler autrement. Peut-être, pour tout dire, cela n’a jamais disparu de la danse, même dans le malheureux ballet classique qu’on voue aux gémonies… mais peut-être qu’il y avait quelque chose que Degas a bien senti. Les danseuses de Degas sont en tutu, mais pourquoi Degas les peint-il ? Peut-être parce que c’est une figure d’un monde du spectacle, certainement, puisqu’il peint aussi des chevaux, mais c’est comme si ce peintre-là, cherchait à attraper une nouvelle manière de faire immédiatement du sens avec du corps, mais du sens, cela ne veut pas dire du sens. Il y a une tension, c’est sûr, mais cette tension traverse toute la culture, tout l’art contemporain de ce point de vue-là. Debord a eu tout à fait raison ; mais il y a un endroit où – peut-être après qu’on l’a assimilé et mal compris – c’était un peu trop tard – il ne se rendait pas compte des efforts qui se faisaient en danse, en musique, ailleurs, en cinéma, pour retrouver, une forme, comment dois-je l’appeler ? de culte, parce que c’est dans la danse, mais on peut parler d’art et non de culte : j’aimerais savoir où passe exactement la différence. Encore une fois, Dieu étant oublié et bien mort.

9V. FABBRI : On pourrait avancer l’idée que les arts explorent une qualité particulière de l’exposition, non pas celle de la marchandise dans la société marchande, mais celle que vous analysez en particulier dans l’Offrande sublime. Je veux dire qu’il ne s’agit plus de présentation, de la présentation, d’un sens, mais plutôt de s’offrir à une lecture, à une analyse…

10J.-L. NANCY : […] et peut-être à plus et autre chose qu’une lecture et une analyse. Peut-être qu’elle s’offre tout simplement, défiant toute analyse. La danse a de ce point de vue un privilège bien particulier ; c’est que la danse expose l’exposition comme telle. Voilà. Voilà un corps qui se détend, qui se jette…

11V. FABBRI : Si la danse a un statut particulier, n’est-ce pas parce qu’elle met en jeu le contact et le toucher, un corps en contact avec un espace, d’autres corps, et parce que du coup, elle travaille la perception esthétique autrement ? La perception esthétique se produit au contact de l’œuvre, dite-vous, d’une manière générale mais, me semble-t-il, plus encore dans la danse : dans l’Offrande sublime vous mettez en relation le contact et l’effort ; ce qui me fait inévitablement penser aux analyses de Laban : dans le contact, le mouvement du corps n’est pas déterminé par un jeu d’action et de réaction, mais il se produit une énergie qui se dégage du mouvement lui-même, qui définit l’effort non comme dépense mais comme franchissement des limites initiales. Ce qui se passe dans la danse n’est rien d’autre que cette expérience d’une mise en mouvement de la sensibilité, qui exclut qu’on la pense en termes de passivité, réceptivité, et qui constitue à mon avis le rythme : comme un mouvement du corps qui ne s’épuise pas dans sa propre dépense, mais se renouvelle infiniment au contact de ce qui le déborde, et dans lequel le corps se déborde constamment.

12J.-L. NANCY : Cela rejoint la question générale de la différence des arts, question qui m’intéresse énormément. Je veux dire deux choses : les arts s’excluent les uns des autres, mais ils se touchent tous les uns les autres, et c’est Benjamin qui dans une phrase que j’ignorais, quand j’ai publié pour la première fois Les Muses, parle de ça : Benjamin a une très belle phrase où il dit : « le nom propre de l’art n’est que le nom pluriel des Muses ». Le mot art au singulier veut simplement dire les Muses. Je pense que ça, c’est extrêmement important, et ça comporte aussi que tous les arts se repoussent et s’attirent, et chaque art porte aussi quelque chose qui traverse aussi tous les autres. Alors, bien sûr, il y a de la danse dans la peinture, dans tout ce qu’on veut, dans le cinéma, mais en même temps, il faut saisir l’élément spécifique, et l’élément spécifique est bien sûr du côté du rythme, comme vous dites. Bien sûr, le rythme, c’est absolument fondamental, et c’est peut-être vrai aussi dans tous les arts. Le rythme, ça veut dire la non-indifférence des temps et des espaces, une vraie différence. Mais dans la danse, je dirais que c’est le rythme d’emblée joué entre un sujet et le monde autour de lui ; bien sûr, on peut le dire de tous les arts, mais quand même, la peinture accrochée au mur, le cinéma, etc. ne jouent pas la même partie avec l’espace autour–ceci d’ailleurs rejoint aussi la question de la scène–, donc, la danse met en rythme tout autour d’elle, et c’est aussi pour cela qu’elle est la plus méthexique, au sens où Platon entend la participation. On est toujours obnubilé par la mimésis ; dans la danse, il y a là une relation très profonde et très compliquée – une mimésis sans modèle – mais il n’y a pas de vraie mimésis sans méthexis, sans participation, et ce qui est frappant dans la danse, c’est que c’est tout de suite de la participation. Je vois un danseur, alors, ou bien, je ne vois rien, ou bien je danse avec lui – plus ou moins. D’ailleurs, vous savez qu’il y a eu au début du siècle cette affaire de l’Einfühlung, comme supposée capacité de rejouer dans soi ce qui se joue dans l’autre. Je connais quelques textes sur cette notion, où l’exemple privilégié, c’est la danse ; chez Bergson par exemple : « Je vois une danseuse… », la danseuse, le danseur, ou l’acrobate, et j’éprouve en moi leurs mouvements. Chez Bergson, je ne sais plus si c’est sur une scène ou s’il parle de l’acrobate sur un fil… Quoi qu’il en soit de la notion d’Einfühlung, qui a peut-être le défaut comme quantité d’autres notions concernant le rapport à autrui de présupposer une extériorité des deux – comme Heidegger le dit, avec raison – ça indique quelque chose, c’est un symptôme.

13V. FABBRI : Tout ce que vous dites de la danse, et la manière dont vous parlez des autres arts, dans ces termes de motion, d’effort, ne conduit-il pas tout de même à faire de la danse un paradigme ? Il y aurait dans la danse quelque chose qui est nécessaire pour penser les autres arts.

14J.-L. NANCY : Oui, c’est quelque chose à quoi je crois tout à fait. Mais c’est très délicat, le rapport d’un art aux autres : quoi qu’on puisse dire, on est au rouet. On peut dire que chaque art à son tour devient le paradigme de tous les autres. Mais on peut tout de même dire que la danse – sans lui accorder de privilège – est à la fois corps, scène, lumière, couleur, musique. Cela peut aussi être un piège car on peut aller vers une idée synthétique d’œuvre d’art total – ça, on sait ce que ça vaut –, et c’est peut-être un danger pour la danse contemporaine, peut-être, je ne vise personne, mais je me suis dit, à propos de tel ou tel spectacle, qu’il pouvait sembler se poser comme virtuellement total. Mais cela dit, on peut rester dans la spécificité paradigmatique pour l’ensemble des arts, qui est celle de l’offrande. Vous reprenez ce terme, je ne le renie pas, mais je sais que c’est un mot lourd, c’est un mot qui se rapproche du culte sacrificiel, je ne l’ignore pas, mais ce qui m’intéresse, c’est de travailler au-delà de tout ça sur le christianisme, et d’ailleurs pour remarquer, entre autres choses, qu’il ne danse pas. Mais « offrande », dans ce mot, et j’ai peut être eu le tort de sauter par dessus sa valeur cultuelle, dans le mot « offrande », j’ai vu tout de suite un geste, le geste de présentation. La danse s’occupe aussi de ça ; elle s’occupe de la possibilité qu’il y ait des gestes qui prennent en charge une présence au monde, l’exposition au monde. La danse – je veux bien laisser de côté le mot d’offrande – est surtout un développement, ou un désenveloppement. Je sors et je m’ouvre au monde, et je l’ouvre aussi. C’est la pauvre expérience que j’aide la danse, quand je dansais : il y a vraiment quelque chose qui me sortait de ma position, là, et qui faisait que mon corps, depuis cet endroit là, s’ouvrait un espace et s’y exposait, et en même temps, l’espace s’offrait à lui, et ça, j’aurais du mal à simplement le nier : on l’éprouve même sans savoir bien danser, on l’éprouve même aussi comme un regret ; je sais très bien que je n’ai jamais bien dansé. Mais quand on est mal à l’aise pour danser, on l’éprouve justement quand on est un intellectuel, quand on a un corps rabougri, qui est là ; alors évidemment on retrouve la danse en écrivant, et peut-être autrement, mais justement, on en a besoin. Je voudrais faire remarquer que ce que je disais, que mon corps n’est plus simplement là, mais qu’il s’ouvre un espace par un rythme, par une modulation de l’espace autour de lui, je le dis très consciemment pour me rapprocher de Heidegger et du Dasein de Heidegger. Là, il y a de quoi faire éclater de rire toute une salle : je ne sais pas si Heidegger a jamais dansé, mais il y a quelque chose chez lui qui serait un témoignage pour ce que je veux dire, c’est le ski, il parle du ski, glisser… Mais qu’est-ce que c’est que le Dasein ? Ce n’est pas être là, c’est être le « là », c’est-à-dire, faire de son être posé quelque part dans le monde une ouverture. En tant qu’ouverture, cette ouverture fait du sens. La seule chose qu’on peut dire, c’est qu’il n’arrive pas vraiment, ou bien pas du tout, à considérer les autres là-dedans. Quand les autres sont pris au sérieux positivement, c’est le peuple, et le peuple ne danse pas, il va au pas cadencé, ou il va se faire tuer dans les tranchées. Je viens de finir un petit texte là-dessus [2], et je trouve ça très impressionnant, le « on », le « man », c’est une espèce de côtoiement extérieur, c’est le « zusammensein », mais ce n’est rien du tout – alors que justement, la danse, c’est peut-être le « ensemble » qui n’est ni communiel, ni purement extérieur. Ceci permet justement de s’interroger sur certaines chorégraphies, si elles sont trop communielles : je pense au Sacre du printemps de Béjart, ou plutôt au Boléro, ça a été une espèce de tarte à la crème. Il y avait un danseur, et les autres finissaient par le prendre, le soulever… C’était une espèce d’assumption… Nul doute que le rapport des corps entre eux dans la danse est très difficile à penser, mais c’est un bon test pour interroger le rapport en général.

15V. FABBRI : Je reviens tout de même sur le terme d’ « offrande », qui pose tous les problèmes que vous dites, mais que j’ai trouvé au fond très juste pour la danse, après l’avoir considéré comme problématique, en particulier en travaillant sur la question de la spectacularité dans la danse contemporaine, notamment chez Yvonne Rainer. Il y a chez elle la volonté de supprimer le spectaculaire, de mettre la danse en retrait par rapport à l’exhibition des gestes et des corps ; l’idée d’ « offrir » rend bien compte de ce refus de donner prise au regard du public.

16J.-L. NANCY : J’aimerais ajouter ceci sur l’offrande. « Opfer », c’est l’offrande et la victime sacrificielle. Il y a quelque chose de plus intéressant que l’art en particulier et les arts en général, c’est la question du sacrifice. Notre civilisation est fondée sur l’abandon du sacrifice humain, c’est-à-dire qu’elle est aussi fondée sur l’abandon de la possibilité qu’une victime offerte aux dieux fasse le pont entre Dieu et nous. À partir de là, qu’est-ce qui se passe ? Le christianisme a l’air de très bien savoir, mais en fait… Ce que je voulais dire quand je parlais de culte, c’est la question de ce que ce geste sacrificiel désigne : Où est-ce que ça passe ? Comment littéralement fait-on du sacré ? Certains disent qu’il ne faut pas en faire du tout, mais moi je dirais que le moindre geste artistique en fait, qu’il le veuille ou non, et que peut-être, c’est particulièrement visible dans la danse. Il y a quand même dans la danse – si je peux me risquer à dire cela – quelque chose qui est moins profane que dans les autres arts. Si quelqu’un se met à esquisser un geste qui soit un geste de danse, d’emblée, il tranche par rapport à l’existence quotidienne, ce qui n’est pas ou pas autant le cas du geste de peindre, quand on commence à peindre ; et on ne s’est pas assez interrogé sur la signification du geste de peindre, sur le rapport aux couleurs – pourquoi même peint-on les murs ? – Mais ce qui est peut-être très important dans la danse, c’est que ça a ce geste d’offrande ; c’est une chose qui est admirable dans la danse orientale : ces positions de mains qui sont tellement impressionnantes, ça ne veut pas dire moins que ça. Je pensais tout à l’heure, car je n’ai pas une grande culture, ni pratique chorégraphique, je me rappelle avoir été extraordinairement frappé quand j’ai découvert, il y a vingt ans, peut-être plus, par un spectacle de Galotta, qu’on pouvait mettre des danseurs sur la scène, comme un homme, une femme, assis en sous-vêtements sur deux chaises, comme ça, et d’abord, ne bougeant pas, ensuite, esquissant un petit mouvement, et puis, d’autres choses de ce genre, c’est-à-dire, simultanément une prise du quotidien – je ne dis pas d’ailleurs que c’était très bien de signifier cela dans une sorte de misérabilisme – mais, c’est peut-être là que la première fois j’ai vu un geste vraiment inchoatif, presque rien, et tout d’un coup, on se disait « là, il a fait un geste ». Et puis ça a démarré lentement, de cette façon ; et par contraste, j’ai vu une autre fois Galotta balancer je ne sais plus combien de petits enfants tous nus sur la scène : il y avait le mouvement des enfants, désordonnés, mais ça rythmait quand même.

17V.FABBRI : Dans Séparation de la danse vous insistez sur le fait que la danse ne peut se définir simplement comme un art du mouvement. On pourrait peut-être dire que la danse consiste à construire une forme spécifique de singularité pour le corps, c’est-à-dire, passer de l’individuation organique ou sociale à une singularité ouverte. Elle peut parfois se réduire comme dans un spectacle de Jérôme Bel à une présentation de la dissolution de cette individualité organique dans la chair, dans son plissement, son tremblement. Mais on se réfère souvent à l’idée de « corps sans organes », qui me semble poser problème ; vous parlez, vous plutôt dans Corpus, de corps « zone », idée qui n’en est, au fond, pas très éloignée, mais qui permet de penser d’une autre manière la constitution de cette corporéité propre en particulier à la danse. Pensez-vous que cette notion de « corps sans organes » puisse être pertinente pour la danse ?

18J.-L. NANCY : C’est la difficulté que j’ai avec Artaud par exemple. Je suis fasciné par Artaud, mais si être un corps sans organes revient à être une sorte de réabsorption dans le corps supposé sujet, ou sujet supposé corps, de l’organicité comme extériorité, cela me rend méfiant. Je le comprends autrement : je le comprends à partir d’une organologie, comme on dit en musique, autrement dit, le corps sans organes, c’est le corps sans les organes des fonctions immédiates. Prenons la chose la plus simple, la marche. Un danseur ne marche pas comme nous marchons, il ne marche pas pour traverser un espace, pour aller de l’autre côté simplement. Cette marche devient réglée. J’ai un autre souvenir, qui est Lucinda Childs dans Einstein on the beach. Là, deux choses m’ont extrêmement frappé, l’une, c’était Lucinda Childs traversant la scène avec une lenteur infinie – je me demande si elle était en train de mimer de taper à la machine – si je mélange les choses –, mais il y avait un ralentissement de la marche extraordinaire, qui du coup donnait toute sa dimension au plateau, et puis, la diagonale, la diagonale, ça, c’est extraordinaire… je sais bien que les diagonales jouent un grand rôle dans la dramaturgie. Mais là, c’était vraiment, la diagonale. Elle se réduisait à ça, être un parcours. L’autre chose, qui n’a rien à voir, c’est que c’est la première fois que j’ai vu danser un gros. Il y avait vraiment un gros, un pot à tabac, avec une légèreté incroyable. Et là aussi, un gros qui place son poids dans une autre dimension, cela devient simplement du poids, et sans que ce soit un tour de force, il devient un ballon élastique.

19Maintenant, si cette notion de corps sans organe est très employée, il faut peut-être revenir là-dessus. Je ne sais pas si c’est suffisamment fidèle à Artaud ; s’il s’agit de cela quand il parle du théâtre dans Le théâtre et son double, lorsqu’il dit que nous devrions être comme des suppliciés qui se tordent sur un bûcher au lieu de jouer des rôles, l’idée de corps sans organes touche à ça aussi ; par rapport à Artaud, donc, je ne sais pas, mais je ne sais pas non plus si c’est très fidèle à Deleuze – puisque Deleuze est le grand relais de cette notion de corps sans organes, mais il me semble qu’on oublie complètement que pour Deleuze, il y a toujours déterritorialisation et territorialisation, qu’il n’y a pas l’une sans l’autre. Et je dirais : dans la danse, ça veut dire que le danseur marche, saute, ouvre la main, penche la tête, se couche, se lève ; il est en train de déterritorialiser quelque chose, mais que l’on ne reconnaîtrait pas si ce n’était pas quelque chose qui appartient aussi à ce que nous faisons tout le temps. Alors, bien sûr, il y a des différences, des choses que nous ne faisons pas, que nous ne pouvons pas faire, certains sauts, certaines torsions etc. Les danseurs nous emmènent là-dedans – j’en reviens à la méthexis : on saute avec le danseur, c’est ce qui est extraordinaire. Il faudrait dire : corps sans organes, mais quels organes ? Bien entendu, si on veut dire que c’est un corps sans cœur – pour prendre un organe qu’Artaud déteste, le cœur qui pompe la vie en moi, un corps sans estomac, sans foie, enfin, sans viscères, ces organes-là, on les voit comme entièrement fonctionnels. Maintenant, à y regarder de plus près, un danseur danse aussi avec son cœur, avec son estomac, avec les muscles qui sont là – je ne sais pas bien ce qu’on peut faire avec le pancréas…

20V. FABBRI : Si on reprend l’idée d’un corps zoné, telle que vous la développez dans Corpus, je me demande pourquoi vous avez privilégié dans Séparation de la danse, les figures de la naissance et de la mort plutôt que celle du rapport sexuel. Dans votre très beau texte L’il y a du rapport sexuel, il me semble que ce que vous dites de la relation, du corps zoné, peut éclairer la question du rapport à l’espace et à l’autre dans la danse, mais c’est aussi peut-être valable pour tout art. Or, si on s’en tient à Séparation de la danse, la figure du solo paraît s’imposer comme une matrice essentielle de la danse contemporaine, et à propos du solo, dans un autre texte qui lui est consacré, un entretien avec Mathilde Monnier [3], vous vous interrogez sur la pertinence de ce privilège accordé au solo, puis vous en montrez l’importance. Ne vous semble-t-il pas pourtant que le rapport au monde dans lequel un sujet singulier advient comme tel peut-être pensé différemment à partir du rapport sexuel ?

21J.-L. NANCY : C’est vrai, ce que j’ai essayé d’appeler le zonage correspond exactement à ça ; et vous savez, cette idée de zonage que j’ai prise à Freud, je l’ai en même temps, très volontairement, arrachée à l’usage qu’en fait Freud, dans la mesure où Freud en fait un usage téléologique. C’est-à-dire, que finalement – c’est quand même très frappant – dans les Trois Essais, dans l’approche sexuelle, le regard, le toucher, l’odorat, il y a un moment où n’importe quelle zone peut devenir zone érogène, en quoi il force peut-être un peu les choses – je ne sais pas, je n’ai jamais analysé suffisamment ça –. Mais il est clair que tout ça, pour Freud participe de ce qu’il appelle le plaisir préliminaire, et que le but est le « plaisir final » ; de même dans le livre sur le Witz, ce qu’il appelle la prime de plaisir et qui est la prime esthétique, a pour fin de permettre le passage et la décharge de la violence pulsionnelle ; et finalement donc, tout cela qui est secondaire, c’est-à-dire extérieur ou préliminaire, ça cède devant le plaisir terminal, décharge, abaissement des tensions, et, plus ou moins, – je ne veux pas être trop injuste – mais enfin, on voit dans les textes que l’abaissement des tensions se confond tangentiellement avec la procréation ; donc, ce n’est pas n’importe quelle sexualité. Alors on pourrait dire, sans reprendre toute l’analyse : il y a quelque chose qui est frappant, c’est que Freud soulève des questions extrêmement intéressantes, mais les ldélaisse par une sorte d’embarras ; et ce qui le gêne, c’est qu’il se demande comment quelque chose qui fait de la tension peut faire du plaisir ; ce n’est pas possible, pour lui, donc l’axiome général, c’est que le plaisir doit être l’abaissement des tensions. Et si le plaisir était non seulement maintien de la tension, mais production d’une tension ? On pourrait aussi bien dire que Freud, dans sa description de l’approche amoureuse, frôle quelque chose qui dans le monde animal relève des parades amoureuses, où d’une certaine façon, il y a de la danse… Cela, il ne le voit pas, il ne s’y arrête pas. Si on prend au contraire la zone d’une autre manière, alors, bien loin de se presser de dire que toute partie du corps peut devenir une zone érogène, qu’il y a une espèce d’érogénéisation générale qui approche du plaisir terminal, il faut peut-être dire que tout se passe dans le zonage ; et je serais prêt à soutenir que le plaisir terminal est lui aussi zone. Je m’aventure un peu, mais ça me plaît, ça me parle plus que « sans organes » ; la différence aussi, c’est que l’organe renvoie à une espèce d’intériorité ; on est obligé de parler des viscères, pourquoi pas du cerveau, tandis que les zones, c’est la peau, donc c’est l’endroit de l’exposition, et puis, je trouve qu’on est loin d’en avoir fini avec la peau… Tant de choses très simples : aller dans le métro, on est très serrés, l’attention méticuleuse que mettent tous les gens à ne pas se toucher leurs mains nues ; sauf quand on ne peut faire autrement : ça veut dire énormément de choses, ça veut dire une sorte de réglage des distances à observer, c’est très réglé d’une certaine manière. Ou alors, une autre chose que j’ai remarquée, les transformations des mœurs : les hommes s’embrassent aujourd’hui, et ça vient du monde du théâtre ; enfin, en tout cas, c’est ainsi que j’ai observé le phénomène. J’ai connu le monde du théâtre bien avant que l’embrassade entre hommes se répande : grâce à cela, je sais que ça a commencé là. Et ça m’a beaucoup frappé parce que dans un livre qui est déjà ancien, il y a plus de vingt ans, sur la communauté, j’avais écrit que les hommes ne s’embrassent pas en public ; et je me rappelle que plusieurs personnes m’avaient fait une remarque amusée là-dessus. Maintenant, c’est devenu faux – ou en partie – évidemment, on ne s’embrasse pas entre collègues à la fac, mais entre les hommes du monde du « spectacle » ou de l’ « art », on le fait, c’est très frappant. Il y a une sorte de mouvement de ballet, et ce sont des choses qui appartiennent à toutes les grandes structures de la société, parce que ici on s’embrasse, ailleurs on se frotte le nez, mais je crois que la danse mobilise un peu tout cela, et qu’elle expose quelque chose qui est là, qu’on est peut-être un peu tout le temps « là », je veux dire dans de la danse ou du dansant ; et c’est peut-être aussi un privilège, parce qu’il est certain que la peinture n’est pas là tout le temps de la même manière, même si les hommes s’occupent toujours de la couleur. Même la musique, c’est déjà un degré de plus hors du corps, même quand on chante : dans le chant, le corps bien sûr est mobilisé ; mais pour une production qui n’est pas lui.

22Pour ce qui est de Séparation de la danse, et de la question du rapport sexuel, il faut dire que c’est un texte qui a déjà quelques années, et la commande m’est tombée dessus d’une manière imprévue. Parce que Catherine Diverrès avait fait un spectacle avec des morceaux de textes de Corpus. Ce spectacle, je n’ai pas pu le voir parce que j’étais malade quand elle l’a créé ; on m’a demandé ensuite ce texte, en croyant que la danse était pour moi un « sujet » ; cela m’a énormément plu de parler de ça, mais pour parler de la sexualité dans la danse, j’étais loin d’être prêt ; il faudrait repartir des zones, et contourner d’abord au moins toute mimésis, je veux dire toute mimique sexuelle dans la danse. Il y en a quelquefois, et même peut-être toujours plus ou moins, mais cela dit, et vous avez d’autant plus raison d’en parler, il ne faut pas tricher avec cela, la sexualité, car elle est toujours en plein dans la danse, et toutes les danses sociales, populaires en sont nourries, jusqu’à pouvoir dégrader la danse dans le mimodrame.

23V.FABBRI : Dernières questions : qu’est-ce qui vous a amené à travaillé sur la danse ? Vous avez évoqué des raisons contingentes, mais n’y a-t-il pas une nécessité inhérente à vos textes sur le corps et les arts qui devait conduire à vous y intéresser ?

24J.-L. NANCY : Il ne faut pas s’abriter derrière la pure contingence : car s’il n’y a pas d’autres motifs que les circonstances, on ne saisit pas l’occasion. En même temps, dans ma jeunesse, j’ai eu une attitude volontaire par rapport à la danse, le regret de ne pas pouvoir plier mon corps comme je le souhaitais ; j’ai demandé qu’on m’apprenne la valse par exemple, j’étais capable de la danser (bien ? je ne sais pas).

25D’un autre côté, il y a quand même un peu l’appel de Nietzsche, et pourtant, avant de l’avoir vraiment lu, je me souviens d’avoir d’abord été choqué par ce que Nietzsche disait de la danse ; je trouvais que c’était un peu trop complaisant. Après, je me suis mis à le lire vraiment, et je me suis dit que ce n’était quand même pas si mal, j’ai compris que la danse dont parlait Nietzsche, il ne fallait pas la prendre au pied de la lettre. J’ai été gêné par sa danse, de même que par sa marche, parce que par exemple, j’étais complètement réfractaire à ses déclarations du genre : penser dans le grand vent… En général, tant que je marche, je ne pense rien du tout ; le « vent » de Nietzsche me paraissait trafiqué. Et puis, après, je me suis dit que si je prends cette danse dans un sens métaphorique, alors oui, je la retrouve en moi, je la retrouve dans le travail de la pensée. Et maintenant j’en suis venu à comprendre que de fait la danse n’est pas une métaphore pour la pensée…

26V. FABBRI : Cela rejoint ce que vous dites lorsque vous parlez d’une sorte de physique de la pensée, et que la pensée est affaire de pesée. Il me semble que la danse est alors plus qu’une métaphore pour la pensée. La pesée et le rythme, l’oralité et la gestualité s’inscrivent dans l’écriture et le discours philosophiques…

27J.-L. NANCY : Tout à fait : cela me renvoie à des choses que vraiment, je sens et que j’éprouve. Et quelquefois, cela me rapproche d’Artaud, lorsque je suis là, quelque chose comme le poing enfoncé dans le crâne, la tête « vrillée » comme il dit, bien que cela supprime la danse, mais je le ressens vraiment comme une intensité d’élan. La danse de Nietzsche, il faudrait la situer dans un ensemble qui n’est pas facile à attraper, mais où il y a Maine de Biran, et puis peut-être une petite ombre de danse au bord du Dasein de Heidegger, en tout cas une nécessité de penser le rapport au monde comme rapport d’espace. La danse participe de quelque chose qui est quand même très important, qui est le mouvement par lequel l’espace a conquis une place qu’avant Nietzsche, il cédait presque toujours complètement au temps, et ça, c’est essentiel. Bien sûr, la danse, c’est aussi du temps, mais c’est du temps qui est aussi à chaque moment ouvert comme espace. Ce n’est pas du temps linéaire.

28Puis, autre chose, je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours été sensible à l’évocation des hommes et du costume masculin avant le XIXe siècle, et à cette importance qu’on accordait aux mollets bien cambrés, la jambe bien tournée… Les femmes, on ne voyait pas leurs jambes – c’était plutôt leur art de faire la révérence. Tout cela était très présent dans la société noble, et peut-être moins noble… Il y avait une sorte de chorégraphie sociale que maintenant on a presque complètement perdue. Je suis frappé inversement de la manière dont la jeunesse a réinventé des lieux, une scène pour la danse : ma génération a assisté à la perte des bals de sous-préfecture, comme je les ai connus par mes parents, mais après, on est passé au rock, et les concerts de rock sont des endroits de danse : la généalogie du rock est inséparablement musicale et dansante, comme le rap, le hip hop. Pour moi, le hip hop, je l’ai découvert en Amérique il y a une quinzaine d’années : c’était très impressionnant ; les types tournaient sur leur tête, on disait break dance. Je me rappelle avoir éprouvé un plaisir de communication, totalement impossible, parce que ça me faisait mal à la tête en même temps de les voir, mais le mal à la tête était accompagné d’une jouissance de voir cette possibilité de tourner sur la tête ; et ça c’est très intriguant. Cela joue sur deux plans, musique et danse : la jeunesse, à l’échelle mondiale a substitué une scène à une autre, dont certaines choses sont revenues dans la danse contemporaine.

29Sur la pensée comme danse, j’ai un peu peur d’en dire plus : j’ai bondi l’autre jour en lisant le Magazine Littéraire sur Leibniz. Il y a là quelqu’un qui dit avec mépris « Au-delà de l’analogie convenue entre la pensée et la pesée », je l’ai pris un peu pour moi. Mais il parle uniquement d’un poids quantitatif, de mesurer une pensée, la valeur d’une pensée… Je me suis dit, mais pourquoi dit-il cela ? c’est ne rien comprendre à la chose. Oui, la pensée, c’est une pesanteur, qui essaye de se débrouiller pour toucher aux choses du réel, du rythme, du zonage. D’ailleurs, il y a une question qui est vraiment intéressante, qui est : qu’est-ce qui se passe dans la caverne de Platon quand on libère un prisonnier. C’est une chose qu’on ne dit jamais : les prisonniers ne bougent pas, et l’affaire philosophique commence avec tourner, et après marcher, monter… Évidemment, tout est dominé pour finir par la vue, mais quand même, le début est torsion et mouvement… Platon est d’ailleurs encore dans un monde où l’on danse, avec la gymnastique… Mais finalement, on n’a pas encore fait une vraie récolte du rapport à la danse dans les textes qui ne s’occupent pas de la danse : dans les textes philosophiques, ceux de Descartes, par exemple, ou les textes du savoir en général, il y a peut-être plus de choses qu’on ne croit sur la danse. (En tout cas, il a écrit un texte pour un ballet à la cour de Suède…)

Alletérations Mathilde Monnier, en discussion avec Jean-Luc Nancy, photo Bertrand Prévost

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Alletérations Mathilde Monnier, en discussion avec Jean-Luc Nancy, photo Bertrand Prévost

© Centre Georges Pompidou

Les Fables à la fontaine, conception et mise en œuvre Annie Sellem. Chorégraphes Mourad Merzouki, Dominique Hervieu, Béatrice Massin

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Les Fables à la fontaine, conception et mise en œuvre Annie Sellem. Chorégraphes Mourad Merzouki, Dominique Hervieu, Béatrice Massin

© Quentin Bertoux. Théâtre de la Verrière, Aix-en-Provence, Festival Corps à Cœur, 2004

Notes

  • [1]
    Dans l’impossibilité de récrire tout du long cet entretien si patiemment conduit puis retranscrit par Véronique Fabbri, que je remercie-réécriture qui non seulement serait un nouveau travail, mais dénaturerait l’entretien en tant que tel, je me suis résolu à seulement amender quelques rares passages où les aléas de la parole, puis de l’enregistrement, de l’écoute et de la transcription avaient rendu le propos manifestement trop obscur. Mais pour le reste, je m’en remets à la chance d’une attention de lecteur assez flottante pour accepter quelques incertitudes et quelques inarticulations.
  • [2]
    Publié depuis dans lieu-dit, novembre 2003 (« l’être-avec de l’être-là »).
  • [3]
    Les échanges nourris, engagés depuis quelques années avec Mathilde Monnier, ont abouti à un spectacle commun Allitérations, présenté au centre Georges Pompidou en 2002-2003.