Parler, penser la danse

Danseurs et philosophes

1Dans un prochain texte Les danseurs et les philosophes, ou les malentendus d’une double attente, je pose le problème de l’attente : qu’attendent les danseurs des philosophes ? Et qu’attendent les philosophes des danseurs? Je dis: les danseurs et les philosophes pour ne pas recourir d’une manière un peu facile à la catégorisation institutionnelle, la danse, la philosophie, comme si ça existait comme ça en soi, alors qu’il n’existe que des individus qui inscrivent leur pensée dans une culture donnée. Les danseurs, c’est vrai, de plus en plus ont recours à des textes philosophiques, pourquoi ? Ces textes philosophiques, cités parfois dans les textes de présentation des spectacles, de manière assez étonnante et un peu incompréhensible par rapport à ce qui est proposé, ils les recherchent dans un but de légitimation qui est évident, c’est une manière de se donner une caution intellectuelle alors que souvent on leur dénie cette caution au profit de leurs qualités esthétiques, etc. Mais, il y a plus profond, les danseurs ont aussi un mode de lecture particulier des philosophes, comme je l’ai dit dans mon chapitre « danse et texte » [1] : il y a une manière de lire chorégraphique au double sens, dans leur mode de perception du texte en tant que graphe, mais aussi dans un jeu de référenciation, qui s’effectue au niveau sémantique. Il y a des mots qui ont une résonance extraordinaire, dans la conscience d’un danseur, il y a des mots qui parlent, comme le mot énergie : c’est un mot quasi sacral dans le monde de la danse, mais il y a beaucoup d’autres termes qui se trouvent avoir une puissance de stimulation imaginaire et sensorielle, si bien qu’il y a des auteurs qui leur parlent plus que d’autres, et surtout ceux qui se trouvent épouser un mouvement qui n’a pas de contrainte apparente. Ils sont assez gênés par certains textes, par des textes analytiques comme certains que j’ai publiés qui sont des textes plus fermés, tout en se voulant sur le plan intentionnel, plus ouverts, mais avec un style d’analyse qui ne leur permet pas d’y insérer leur propre mouvement. Je crois qu’ils épousent plus facilement des textes qui jouent énormément sur le travail de métaphorisation, la métaphore étant par définition indéfinie, la métaphorisation fonctionne : ça continue, le mouvement continue, et la danse ne s’arrête pas. Son principe est celui d’une métamorphose infinie, ça ne s’arrête pas, c’est ininterrompu. Évidemment les spectacles qu’on voit sont toujours des spectacles interrompus arbitrairement, par les contraintes institutionnelles qui forcent la danse à finir, mais la danse ne finit pas. C’est un mouvement qu’ils épousent, une manière de trouver une sorte d’écho intellectuel, qui ne les gêne pas, mais au contraire, les propulse. Je me souviens de la discussion que j’ai eue avec Catherine Diverrès pour Corpus; je lui ai fait remarquer que c’est un texte philosophique très riche et plein de jeu de références, qu’il faut lire entre les lignes, mais aussi que c’est une lecture de philosophe : tout de même, peut-être y a-t-il telle ou telle ouverture qui a été un peu perdue. Mais elle avait ressenti le texte sur une certaine pente, et il y en a d’autres qu’elle n’a pas voulu prendre, parce que ça ne lui parlait pas, ne correspondait pas à sa sensorialité. En revanche, il y a aussi le sentiment que le philosophe dit mieux ce que l’on voulait dire, et on le prend, même si après, entre le livre, Corpus et le spectacle qui est donné, il y a un monde.

2Dans cette lecture, il faut tenir compte non seulement des propositions des philosophes, de leurs idées, mais surtout de la manière dont ces idées, sont formulées, qui peut leur donner une certaine familiarité avec un regard jugé profane. Il y a cette attente, et parfois des attentes positives, mais aussi des déceptions, des décepts ; les décepts aussi pourraient être analysés, Dans un dialogue que j’ai eu avec Georges Appaix, je lui avais fait remarquer qu’il jouait sur le contenu vocal, mais pas tellement sur les paramètres vocaux ; qu’il s’en servait pour produire de la dérision, mais que l’on pouvait faire jouer le texte différemment, et je l’avais invité à lire le texte de Deleuze sur les opérateurs, comment un texte fonctionne dans sa pragmatique. Cela l’avait beaucoup intéressé, mais j’ai bien senti que je lui en parlais mal, au sens où je n’ai pas su, à l’époque, le lui faire sentir par image ; il est resté sur le même registre, dans son dernier spectacle d’ailleurs très intéressant. Le problème est de trouver les mots en rapport avec des propositions.

3S’il y a si peu de philosophes qui ont écrit sur la danse, c’est qu’ils ont senti peut-être confusément que ça échappait, ça échappait trop, les philosophes n’aiment pas trop ce qui échappe, ce qui fuit devant les tenailles du concept. Les philosophes qui ont essayé sont les aventuriers, qui ont parlé de la danse, même s’ils n’arrivent pas à répondre à nos questions de maintenant. Ceux qui ont consacré quelques lignes à la danse, même si c’est fugitif – on trouve dans un aphorisme de Nietzsche plus que dans d’autres longs discours – sont des aventuriers, des francs-tireurs, ceux qui pensent que la philosophie n’est pas la prise de pouvoir, mais la reconnaissance de l’impouvoir. Ce qui définit toute une famille d’esprit, il y a ceux qui veulent la prise de pouvoir, les grands héritiers de la pensée occidentale, et viennent avec leurs propres outils : si ça ne marche pas, ils laissent tomber le sujet ; et puis il y a les autres, qui disent : mais pourquoi a-t-on rejeté ça, pourquoi cette petite chose sur laquelle vous jetez un regard dédaigneux ne serait-elle pas intéressante ? Nous sommes très peu nombreux ; c’est ce qui fait le charme du travail philosophique, de faire ce que les autres n’ont pas voulu faire. Quand j’ai fait mon cours sur l’olfaction, mes collègues criaient presque au fou. Mais j’ai dit « pourquoi pas », et le « pourquoi pas » est difficile à prononcer en France.

Les danseurs et le discours critique

4Les danseurs sont confrontés à la question de la valeur d’une autre manière que les philosophes. Cette question est pour eux assez ambiguë : d’une part ils sont tributaires de la manière dont on a parlé de leurs œuvres, ou des œuvres des autres artistes, de certains discours critiques à un moment donné, mais d’un autre côté, ils ont par leur expérience, quand on travaille avec eux dans leur atelier, dans le côté très informel et relationnel de l’atelier, des valeurs qui sont autres, qui sont en rapport avec leur mode de gestion de leur production artistique, de leurs productions par leur propre corporéité : souvent ils ne trouvent pas les mots pour le dire, et ils prennent des mots détours. Quand ils font la critique d’une proposition, à l’occasion d’une proposition d’impro, – quand j’ai travaillé avec Suzan Buirge, J-Marc Matos, Christian Bourrigault, etc. –, ils disent : ce n’est pas abouti, ce n’est pas satisfaisant, mais il y a de l’énergie. Pour des philosophes, l’énergie, qu’est-ce que ça veut dire ? Avec l’usage d’un mot, ils définissent quelque chose qui est de l’ordre du ressenti, du vécu, et qui est immédiatement compris par la danseuse ou le danseur. La valeur ressentie par l’artiste, se trouve bi-valente : prise entre le poids du discours ambiant, qu’ils ressentent avec beaucoup de douleur, de gêne, et puis ce qu’ils voudraient pouvoir dire eux-mêmes en rapport avec leur propre aventure. Quand on discute avec des chorégraphes, après un spectacle, on parle toujours d’autre chose, non pas pour ne pas critiquer un camarade, mais il y a une sorte de gêne à confronter deux modes de production qui se sont rencontrés ou pas. Il y a une idiosyncrasie, mais au bon sens du terme qui travaille le système de production, de l’acte de danser, beaucoup plus que dans les autres arts. Le peintre, lui, arrive plus facilement à s’en sortir avec l’impérialisme discursif, même s’il parle peu. Les peintres ont quand même écrit ; en musique, n’en parlons pas, c’est la remarque que m’avait fait Daniel Charles, sur le retard entre le discours sur la danse et le discours sur la musique. Il le trouvait d’une grande pauvreté. Mais d’où vient la danse ? La musique est un monument de théorisation, on ne peut pas comparer. Et, si on fait un cours sur le système de valorisation en musique, il est complètement différent de celui qu’on peut produire pour la danse.

Le département de danse de Paris 8

5Un de nos projets avec le département de Paris 8, c’était justement, d’inventer d’autres catégories, d’autres formes de discursivité, pour le discours de la danse et sur la danse, et cela reste un des motifs fondamentaux du département : faire un département qui soit articulé sur la recherche des artistes eux-mêmes, les grands créateurs, ouvert sur l’extérieur, et en même temps un département qui soit un outil pour les amener à continuer cette recherche de leur propre discours ; ils ont besoin de découvrir leur propre discours, et c’est délicat ; je n’ai pas résolu le problème, on est loin du compte, et il y a aussi le problème de l’attente des philosophes. Une des raisons invoquées par les philosophes pour ne pas parler de la danse, c’est qu’ils n’y connaissent rien… Mais s’y connaissent-ils davantage quand ils parlent de la peinture ou de la musique ? Certains sont des peintres du dimanche, certains sont d’excellents instrumentistes, ce sont de remarquables exemples du renouvellement de la philosophie contemporaine, comme Daniel Charles, mais cette histoire de la pratique…

6Je souhaitais que tous les gens qui participaient au département aient une implication pratique, non pas qu’ils deviennent des chorégraphes, des professionnels, mais qu’ils aient une pratique, qui peut couvrir un certain éventail dans la gestion de la corporéité. Moi j’ai ma propre pratique : j’ai fait d’abord du théâtre, de la danse, d’une manière très épisodique. J’ai tenu, en travaillant avec Dominique Dupuy, à suivre la règle qui consiste à participer aux ateliers du matin, si on parle l’après-midi. C’est une proposition remarquable ; cela m’a permis de travailler sous la direction de Steve Paxton ; c’était pour moi avec ma fragilité corporelle propre, un cadeau royal. J’aurais aimé aussi faire le même travail avec Trisha, parce que la manière dont elle travaille m’aurait énormément plu, je l’ai vu quand elle est passée au département. Donc, la pratique, oui, mais je dirais, la pratique qui doit se prendre systématiquement elle-même comme retour : les meilleurs travaux que j’ai effectués, c’est toujours en rapport avec des travaux d’ateliers, avec les chorégraphes avec lesquels je travaillais, in situ. On est pris, on est absolument pris, et ce qui est relancé est immédiatement compris. On vient à peine de finir un exercice, une séquence, et on est encore sur la même sensorialité les uns et les autres, c’est extraordinaire ; je l’ai fait encore récemment chez Mathilde Monnier, dans d’autres ateliers ; c’est capital. Mais cela ne signifie pas que celui qui est censé ensuite philosopher sur la danse se trouve être qualifié de danseur ou de danseuse. Le problème, ce n’est pas d’avoir l’étiquette, c’est d’effectuer sur soi-même un certain type de travail : le fameux scanning sensoriel doit fonctionner pour chacun.

Un chantier à ouvrir : danse et politique

7Pour les danseurs, il y a souvent une confusion entre le politique et la politique ; les questions portent souvent sur le rapport à l’institution. La politique se résume souvent pour les danseurs à notre rapport à l’institution qui détiendrait le pouvoir. Pour un philosophe, les choses ne se présentent pas de cette manière. Certes la politique définit une certaine organisation sociale et institutionnelle, avec tout un jeu de structures, mais ce n’est pas en dénonçant la politique de tel ou tel ministère, ou gouvernement que l’on définira le rapport de la danse avec le politique. À l’intérieur même de la danse se produit un certain pouvoir qui n’est pas nécessairement le pouvoir importé et surtout imposé, mais celui que génère production artistique. Autrement dit, l’art, la danse génèrent aussi des relations de pouvoir qui ne sont pas seulement le reflet de ce qu’ils subissent, mais qui naissent à l’intérieur du fonctionnement de la danse en tant que groupe, communauté pratiquant cet acte de danser. Où commence et où finit la production de pouvoir, et commence et où finit la danse ? Chaque fois que l’on parle du rapport de la danse à la société, comme par exemple Laure Guilbert sur le rapport de la danse au nazisme, on manque le vrai problème : il y a eu des individus qui se sont adaptés plus ou moins bien à un système politique ambiant, mais il convient aussi de se demander dans quelle mesure la danse n’était pas prédisposée à accueillir une telle forme de pouvoir, du fait même qu’il y avait un mode de gestion de la corporéité, qui se trouvait déjà quelque peu dirigée, modulée, voire modelée et manipulée. Il faudrait poser le problème à la racine : on ne veut pas comprendre ce qui se trame dans son propre jardin, je pense au mouvement du 20 août – il y a des choses pertinentes, mais la problématique est trop unilatérale : l’institution est dehors, mais la danse n’est pas vue comme force instituante ; on voit toujours la force instituée, qui pèse sur elle. Il faudrait poser la question : la danse n’est-elle pas une force instituante, et qu’implique cette force instituante, et comment doit-on lui donner une certaine légitimité ?

8On ne répond pas à cette question, parce qu’on la considère comme une dérobade. De même le problème des intermittents : à ceux qui ne connaissent rien au domaine des arts, il fallait expliquer ce qu’est un intermittent : il fallait faire des distinctions ; pourquoi les gens de théâtre ne s’accordent pas avec les gens de la danse, poser le problème de fond, le rapport d’une société avec les arts. L’art constitue-t-il une fonction régalienne à l’intérieur d’une société, et est-ce qu’il faut soumettre cet art à une forme de gestion de caisse, ne faudrait-il pas trouver un autre modus ? C’est ce qui m’a énervé dans la position de Chéreau qui trouvait très bien qu’on sauve les meubles : on pose la question en termes de statut. C’est choquant pour un artiste, et ce que l’on peut reprocher à certains artistes, c’est qu’ils auraient dû, eux, poser la question bien avant. Ne pas attendre la dernière seconde pour être complètement écrasés. Sur le plan institutionnel c’est terrible. Maintenant, ils commencent à élaborer des propositions, mais il aurait fallu il y a plusieurs années proposer un projet qui puisse fonctionner sans les abus économiques. Il ne faut pas rester sur la défensive ; j’ai été très touché par ce problème. La question n’était pas simple, et il fallait travailler tout le problème. Il faut attaquer, non simplement se défendre.

9Cette question du politique, je ne l’ai pas traitée, mais cela demande un travail sur les soubassements de cette question. Ma démarche c’est une tentative de déconstruction indéfinie des grandes catégories. Mais le travail qui a été engagé sur danse et politique laisse en général de côté ces problèmes, beaucoup de questions manquent. À partir du dialogue avec un historien, il faut approfondir le problème : sur le concept de politique, il aurait fallu reprendre le questionnement philosophique. On me reproche de ne pas parler de l’histoire, mais mon propos est d’abord esthétique. Tout ce qui concerne le sensoriel peut être compris comme très narcissique, individualiste, pas socialisé : tout mon travail consiste à dire le social, il faut le prendre là, il naît là, et après voir comment il travaille. Quand je fais mon scanning, quand un artiste fait son scanning, il le fait d’une manière aléatoire, mais l’aléatoire est toujours fortement conditionné. Cela mériterait tout un pendant à mon travail, un diptyque, sa contextualisation.

Yvonne Rainer et Robert Morris, 1961

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Yvonne Rainer et Robert Morris, 1961

© Cinémathèque Française

Notes

  • [1]
    in De la création chorégraphique, op. cit.