L'empiricalisme : une philosophie africaine contemporaine

I – La langue akan et l’expression des idées abstraites

1On dit souvent que les Africains pensent plus en termes concrets qu’abstraits. C’est souvent aussi qu’on rencontre les caractérisations apparentées suivantes pour qualifier la pensée africaine : on dit souvent que la pensée africaine a un penchant plutôt empirique que métaphysique et on prétend aussi que son orientation est plus pratique que théorique [1]. Comme je le montrerai, ces contrastes n’énoncent que des demi-vérités. Qui plus est, les demi-erreurs correspondantes sont l’incarnation de fautes sérieuses commises dans la conceptualisation qu’on offre de la pensée africaine. Que l’on me permette de les étudier l’une après l’autre, en me concentrant principalement sur la pensée et la langue des Akan du Ghana, un champ d’études dicté par mes propres origines et mon désir d’éviter les généralisations faciles à propos de notre vaste continent (les Akan vivent dans des régions du Ghana et de la Côte d’Ivoire. Au Ghana, ils forment un peu moins de la moitié d’une population de plus de 20 millions de personnes. Le mot « Akan » désigne à la fois le peuple et sa langue).

2Si nous considérons alors la question du concret et de l’abstrait, il est, selon moi, indiscutablement vrai que la langue akan est extrêmement économe de noms abstraits. On s’en sort généralement avec des gérondifs. Ainsi la beauté se dit « feye », le fait d’être beau ; la bonté se dit « papaye », le fait de faire le bien ; la gentillesse se dit « ayemye » [2], le fait d’être gentil (étymologiquement, le bien-être stomacal) ; l’égoïsme se dit « ayemoyon », le fait d’être égoïste (étymologiquement, avoir des aigreurs d’estomac) ; l’attention se dit « anidaho », le fait de garder les yeux ouverts ; l’insolence se dit « aniammowoho », le fait de ne pas être respectueux des normes convenues (étymologiquement, le fait de ne pas avoir les yeux qui restent sur soi), et ainsi de suite. Il est évident qu’un tel langage encourage peu à une ontologie platonicienne.

3Pour autant, à la différence de ce qu’implique ce contraste, il est tout à fait inexact de dire que la langue akan répugne à exprimer des idées abstraites. Les idées exprimées en anglais ou en français au moyen de la catégorie grammaticale des noms abstraits sont exprimées d’une façon différente en akan, mais elles sont tout de même exprimées. En d’autres termes : les noms abstraits ne constituent pas l’unique moyen d’exprimer des abstractions. Même en français ou en anglais, il existe d’autres moyens d’exprimer les idées abstraites que les seuls noms abstraits. Le mot « homme » n’est pas un nom abstrait, sa version abstraite étant « humanité », mais il exprime un haut niveau d’abstraction. Le mot « temps » n’est pas plus un nom abstrait mais il exprime une idée dont le degré d’abstraction doit excéder celui d’un grand nombre de noms abstraits. Pensons par exemple à l’abstraction comparativement limitée d’un nom abstrait tel que « dureté ». En vérité, tous les mots, les mots syncatégorématiques et les autres, expriment un certain degré d’abstraction. Par exemple, c’est parce que le mot « par » exprime dans les horizons sémantiques appropriés l’idée d’agency ou de proximité qu’il est susceptible de se combiner avec les mots « écrit » et « Platon » afin de produire l’unité de sens exprimée par la phrase « écrit par Platon » ou avec les mots « passé » et « rivière » pour exprimer la pensée de « passé par la rivière » [3]. Par conséquent, si les Africains possèdent bien des langages qui ne se réduisent pas à des démonstratives gutturales – on peut d’ailleurs soutenir que ceux-ci sont abstraits s’ils réussissent à communiquer des pensées –, ils doivent avoir une poignée d’abstractions diverses.

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Extrait de In Situ, 1986. Installation vidéo comprenant un fauteuil, un moniteur, une imprimante, un ventilateur, un système de contrôle électronique et des hauts-parleurs. Courtesy Galerie in Situ, Paris et Gary Hill

4Pour ce qui est de l’expression des idées abstraites, la différence entre le français, ou l’anglais, et l’akan est alors qu’il y a en français, ou en anglais, en plus des différents instruments grammaticaux du discours abstrait, parmi lesquels certains sont analogues aux traductions akan que nous avons notées, un recours fréquent aux noms abstraits. En akan, une telle alternative n’existe pas. Or une caractéristique des noms abstraits semble être qu’ils dotent leur signification d’une individualité objectuelle (objectual). Le mot « gentillesse » semble ainsi désigner un type spécial d’objet ou d’entité avec lequel un certain type d’actes entretiendrait une relation privilégiée. Ce caractère de suggestion ontologique est absent de la phrase « le fait d’être gentil », qui exprime néanmoins la même idée que « gentillesse ». Le caractère suggestif de la forme nominale abstraite n’est pas seul à pouvoir encourager ce que nous pourrions appeler, en adaptant Ryle, la métaphysique « “Fido” – Fido » [4] des entités abstraites, mais sa grande séduction est certainement connue. L’absence presque totale de cette tentation dans la langue akan signifie que la langue elle-même n’incline pas (l’esprit) à un type particulier de métaphysique – l’inclination ou la non-inclination, plutôt que la nécessitation (nos excuses à Leibniz), étant la seule chose que nous suggérons que le langage fait. Néanmoins, cela ne veut pas dire que la langue akan n’incite en rien à la métaphysique en général.

II – L’empirique et le métaphysique

5Cela nous conduit au second contraste, celui qui existe entre une orientation empirique et une orientation métaphysique de la pensée. Cette distinction est tout simplement une fausse antithèse. Un mode de pensée peut être à la fois empirique et métaphysique et je veux là suggérer que la métaphysique akan traditionnelle est une métaphysique empirique. Permettez-moi d’expliquer pour commencer que, par métaphysique empirique, je n’entends pas un système dans lequel toute proposition serait empirique. Une proposition empirique est bien sûr une proposition dont la vérité ou la fausseté ne peut être connue que par l’expérience. En ce sens, les propositions métaphysiques seraient généralement non-empiriques. Mais une affirmation peut n’être pas empirique pour ce qui concerne la question de sa valeur de vérité et l’être néanmoins pour ce qui est de sa constitution conceptuelle. Voilà une question cognitive autrement plus profonde que celle de savoir si une proposition est empirique eu égard à sa valeur de vérité. Considérons par exemple la proposition « Tous les frères sont des mâles ». C’est une proposition analytique [5]. Par définition, sa valeur de vérité dépend de la relation entre les concepts au moyen desquels elle est constituée, et peut être connue par l’analyse. C’est dire que la proposition n’est pas empirique. Pourtant, il est bien évident que les concepts de frère et de mâle sont empiriques. Ce sont des concepts qui sont formés à travers l’expérience – et seulement à travers elle. Il n’est peut-être pas aussi évident que les deux autres concepts présents dans la proposition, « tous” et « sont », sont empiriques. Mais les réflexions suivantes devraient s’avérer décisives.

6Le concept « tous » indique une façon de porter attention aux items de notre expérience qui sont différents de ceux indiqués par des mots tels que « quelques » et « la plupart ». Ces mots réfèrent en premier lieu à des modes d’expérience, en second lieu à des modes de réflexion sur nos expériences et leurs objets, potentiellement et en troisième lieu, à des modes d’action basés sur nos expériences.

7Les concepts quantificationnels sont ainsi dérivés de l’expérience. Le mot « sont », qui est une forme du verbe être, est encore plus fondamentalement lié à l’expérience. Il fait allusion au fait de la reconnaissance, qui est un aspect intégral de toute expérience cognitive. Je dirais en général que tout concept qui est dérivable de l’expérience, ou qui réfère à un aspect ou à un mode de l’expérience, est empirique. Mais les propositions qui prennent la forme de ces concepts n’ont pas besoin d’être empiriques. Certaines seront empiriques, d’autres seront a priori, mais toutes seront empiriques dans leur constitution conceptuelle. La partie a priori d’une métaphysique empirique n’inclura que des propositions a priori, construites à partir de matières premières empiriques.

8De telles propositions seront analytiques ou synthétiques selon l’étroitesse ou non de la définition de l’analyticité. Si une proposition analytique est définie comme une proposition dont la valeur de vérité s’ensuit de la définition de ses termes, alors certaines propositions a priori ne seront pas analytiques puisque certaines propositions a priori peuvent contenir des concepts cruciaux qui sont simples et par conséquent inanalysables et indéfinissables.

9Mais si, d’autre part, une proposition analytique est grosso modo définie comme une proposition dont la valeur de vérité dépend seulement des significations et des relations des termes qui la constituent, alors une proposition a priori ne peut être qu’analytique.

10Il est néanmoins important de noter que cette dernière définition de l’analyticité est plus large que celle dont on a fait usage de manière prédominante dans l’histoire du concept.

11Ni Kant, le fondateur de la terminologie de l’analytique et du synthétique, ni, par exemple, les positivistes logiques, qui en firent un usage déterminant, ne semblent avoir clairement distingué les deux formes définitionnelles. On peut naturellement s’immuniser contre l’ambiguïté en expliquant celle dont on se sert dans un discours particulier [6].

12Par ailleurs, on doit remarquer qu’un système métaphysique pourrait inclure des propositions tout aussi bien empiriques que normatives. Les théories métaphysiques sont fréquemment tout à la fois analytiques et synthétiques, dans un sens différent de celui de la distinction analytique/synthétique, même s’ils ne sont pas sans lien. On peut les dire analytiques dans le seul sens où elles cherchent à analyser nos conceptions concernant les aspects fondamentaux de l’expérience humaine et du monde extérieur, à mettre en évidence ce qui y est impliqué. Et on peut les dire synthétiques en ce qu’elles cherchent à organiser les éléments conceptuels ainsi obtenus dans des schèmes discursifs suffisamment clairs et cohérents pour dissiper nos perplexités fondamentales. Les conceptions de la personne, par exemple, peuvent impliquer des questions de fait empiriques concernant nos facultés, aussi bien que des faits normatifs concernant nos desiderata sociaux fondamentaux. Il peut ainsi arriver qu’un système métaphysique contienne des propositions de différentes espèces logiques (analytiques, synthétiques ou normatives) et de différentes espèces épistémologiques (a priori ou empiriques) [7]. Sans que tout ceci porte préjudice à ce que nous pouvons appeler, en risquant un barbarisme, l’empiricité [empiricalness] constitutive des propositions concernées.

13Pour illustrer ce point : la conception de la personne reçue par de nombreux peuples africains, et notamment par les Akan, comporte deux aspects, l’un descriptif, l’autre normatif. Du point de vue descriptif, on suppose qu’une personne consiste en une entité donnant la vie, dérivée de l’Être Suprême, appelé en akan okra, et en une entité dénommée sunsum, dont on considère qu’elle occasionne le degré de présence personnelle que chaque personne possède en propre. De ce point de vue, les deux éléments, qu’on peut appeler quasi-physiques, s’unissent dans un système physiologique pour former un individu humain. Mais du point de vue normatif, un tel individu n’est pas encore une personne. Ce statut attend le développement de certains niveaux basiques de réussite dans l’accomplissement de devoirs moraux, familiaux et communautaires.

14Voici bien, dans un contexte métaphysique, un ensemble de conceptions de toutes sortes d’espèces logiques et épistémologiques (un philosophe akan contemporain n’a en réalité nullement besoin d’accepter l’existence des éléments matériels quasi-physiques mentionnés dans l’analyse de la personnalité humaine, et il est plus avisé de ne pas le faire, mais il peut les interpréter comme des aspects instructifs de la personnalité.)

15Une raison pour laquelle il y a eu cette tentation de penser que la métaphysique doit nécessairement être non-empirique est qu’il y a eu souvent des époques où les métaphysiciens prétendaient avoir des éclairages à apporter sur des domaines de la réalité transcendant toute expérience possible. Les prétentions de ce type sont tellement remarquables qu’il n’est pas très surprenant qu’elles aient laissé leurs empreintes sur l’image de la métaphysique. Cette image transcendantale de la métaphysique n’a pas existé dans l’esprit des seuls laïcs ; telle fut en réalité l’essence de l’idée que les positivistes se faisaient de la question. Kant, qui d’une certaine façon, mais seulement d’une certaine façon, fut le précurseur des positivistes logiques, entreprit une critique radicale de la métaphysique qui le précédait, qu’il accusa de trafiquer le transcendantal ou, pour être fidèle à la terminologie de Kant, du trafic d’entités transcendantes. Il voulait mettre la métaphysique sur « le chemin sûr de la science ». Et une façon dont il chercha à le faire fut de proscrire toute postulation d’entité inaccessible à toute intuition possible, c’est-à-dire à toute expérience possible. Il ne qualifia pas cela d’approche empirique de la métaphysique, parce qu’il pensait trop souvent l’empirique en termes de jugement et avait en tout cas une conception faible des certitudes atteignables par la connaissance empirique, considérant qu’on ne trouvait les certitudes que dans les concepts purs, c’est-à-dire a priori. En fait, si son principe de l’expérience possible avait été soutenu de manière cohérente dans ses réflexions métaphysiques, une métaphysique empirique en aurait résulté.

16En réalité, Kant avait compromis son propre principe assez tôt dans La critique de la raison pure lorsqu’il étudia deux des concepts les plus envahissants de la pensée humaine en opposant un statut empirique à un statut transcendantal. Je me réfère ici à la théorie de Kant selon laquelle l’espace et le temps ne sont ni des entités, ni des relations, ni des aspects du monde phénoménal, mais plutôt des intuitions pures et a priori, des conditions de notre propre faculté de perception, qu’il appela la sensibilité. L’espace et le temps, si nous suivons sa manière de présenter les choses, ne sont pas des représentations que nous formons à travers notre expérience du monde, mais sont pour nous des préconditions de toute expérience possible. Kant dénia explicitement et vigoureusement tout statut empirique au temps et à l’espace. Il y a au moins une ambiguïté cruciale dans la preuve kantienne de l’a priorité du temps et de l’espace offerte dans la première Critique. On ne sait jamais de manière certaine s’il parle du concept d’espace ou du référent de ce concept (cela n’est peut-être pas surprenant puisque l’idéalisme, qu’il soit ou non transcendantal, réussit à confondre le concept et l’objet).

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Yann Toma, Procédure de Rappel. Installation vidéo. Bibliothèque nationale de France site François Mitterrand, Paris, 2003

17Pour en revenir au principe de toute expérience possible, il y a aussi d’autres façons dont Kant l’a compromis. Il y a par exemple son concept de chose-en-soi, qui est par définition inaccessible à toute expérience. Il parlait aussi de divers processus (« les synthèses ») de l’entendement par lesquels la matière première des sensations était transformée en perception des phénomènes – processus qui, par définition, ne sont pas eux-mêmes connaissables à travers l’expérience. Et on pourrait se rappeler le retour au sein de sa philosophie, par des considérations morales, de la croyance en un Dieu transcendant dont il avait rigoureusement exclu les preuves spéculatives de l’existence. Ces conceptions pourraient-elles avoir séduit de la même façon quelqu’un comme moi, qui suis sensible au cadre de pensée akan ? Je ne le crois pas.

18La considération ici décisive est en rapport avec le langage et ma suggestion, c’est que la langue akan est telle que les concepts transcendantaux, c’est-à-dire les concepts référant à des entités, des processus, des relations qui, en principe, ne sont pas concevables à travers l’expérience possible, ne sont pas exprimables en son sein sans incohérence démontrable. Pour donner de la substance à ce que j’avance, je propose de prendre plusieurs concepts, parmi les plus fondamentaux, du discours humain, en français, et de montrer comment leurs équivalents en akan décourage l’advenue d’une parole, ou d’une pensée, transcendantale à travers le médium akan. Les concepts suivants tombent sans aucun doute dans la classe qu’on vient de mentionner : l’Espace, le Temps, l’Existence, la Substance, la Chose, la Qualité et (à un degré quelque peu moins abstrait) Dieu, la Personne et la Nature. Ce sont tous des concepts dont Kant a longuement traité et nous avons déjà mentionné certains d’entre eux en relation avec Kant. Ici, nous ne pourrons parler que du temps et de l’espace.

III – Concepts empiriques de l’espace et du temps

19Que l’on nous permette de commencer avec les concepts de l’espace et du temps. Dans La critique de la raison pure (dans « l’esthétique transcendantale »), Kant a défendu l’idée que ce ne sont pas des concepts obtenus par généralisation ou par extension d’exemples limités. Il soutenait qu’ils sont plutôt des intuitions pures et qu’ils sont d’abord pour nous des totalités infinies, que nous limitons seulement après que nous procédons à des distinctions de phénomènes spécifiques. Une ambiguïté majeure de l’argumentation de Kant est qu’il parle d’espace une fois comme d’un concept et une autre fois comme du référent du concept d’espace, sans sembler attacher aucune importance à la différence [8]. Pourtant, même en admettant que la notion d’espace soit a priori, il ne s’ensuit pas que nous puissions même dire que la réalité à laquelle la notion réfère existe a priori, ou autrement. « A priori » concerne un mode de la connaissance, non un type d’entité ou d’existence.

20Si l’espace est infini, il est encore possible de le concevoir à l’aide des seules notions de lieu [9] et d’extension infinie, qui sont toutes deux empiriques. C’est certainement la façon dont l’espace est conçu dans la langue akan. Cette conception de l’espace est en effet susceptible d’un second degré d’abstraction. À ce niveau, on peut penser l’espace comme un schème idéal de l’ordre métrique et il n’est certainement présupposé ni psychologiquement, ni logiquement, par la notion d’espaces particuliers ou infiniment étendus car, à l’exception de mathématiques très sophistiquées, on peut se débrouiller avec la première conception.

21Concernant le temps, on ne peut guère douter que les Akan traditionnels le pensaient comme un ordre d’événements. Ce n’est pas seulement que le décompte temporel n’était effectué qu’en termes d’événements, tels que le lever et le coucher du soleil, ou que la datation des événements était réalisée en référence à des événements mémorables, tels que la déclaration d’une guerre ou sa poursuite ; c’est plutôt qu’on concevait l’idée du temps elle-même comme étant logiquement liée à la notion d’événements. On peut noter en passant qu’il n’y a en fait aucun autre moyen de rendre compte des événements ni de les dater. En l’absence de ces appareils que sont les montres, il est naturel de s’en remettre à des événements comme les couchers de soleil pour mesurer le temps, mais l’usage d’une montre ne dispense pas de se référer à des événements. Les mouvements rotatifs des aiguilles d’une montre ou les apparitions digitales d’une montre électronique sont tout autant des événements que le lever ou le coucher du soleil. Il ne peut y avoir de datation des événements qu’en termes d’autres événements. Il est admis que les méthodes numériquement systématisées de datation sont plus efficaces que les méthodes plutôt impressionnistes de datation par référence aux événements mémorables ; mais les premières peuvent encourager l’oubli du fait que les nombres ne sont autre chose que des allusions aux relations de vastes ensembles d’événements. C’est un fait qui marque plus facilement la conscience lorsqu’on utilise la seconde méthode, plus dramatique. Et cela sert naturellement à renforcer parmi les Akan la conception du temps comme un ordre d’événements plutôt que comme un certain type d’entité. Ce renforcement est métaphysiquement utile puisqu’il y a en akan [10], comme en français et probablement dans plusieurs autres langues, des tournures phrastiques qui objectifient métaphoriquement le temps – figures de style dont les métaphysiciens peuvent rester captifs.

22Le traitement du temps le plus fameux, ou, pour nombre de philosophes africains contemporains, le plus infamant, fut offert par John Mbiti dans African Religions and Philosophy. Selon lui, le temps « dans la vie traditionnelle est, pour les peuples africains, une simple composition d’événements qui ont eu lieu, de ceux qui ont lieu maintenant et de ceux qui sont immédiatement à venir » (pp. 16-17). Si nous interprétons le mot « composition » comme voulant dire la même chose que « ordre », nous pouvons l’accepter comme une représentation basique correcte de la conception du temps reçue chez les Akan. Cependant, on doit immédiatement y apporter une restriction. La conception akan du temps ne comprend pas seulement, dans sa dimension du futur, les événements « immédiatement à venir », mais aussi ceux à venir dans un temps infini. C’est parce que Mbiti semble suggérer que les Africains ont un sens réduit du futur que plusieurs philosophes africains en ont été (légitimement) scandalisés. Mais son intuition première concernant la conception africaine du temps reste très pertinente, du moins en ce qui concerne les Akan. La notion d’événement est d’évidente façon une notion qui ne peut être formée qu’à travers l’expérience et, par conséquent, le concept du temps comme « composition » ou ordre des événements est diamétralement opposé à la conception kantienne du temps comme « intuition pure », ainsi qu’à ses implications ontologiques et épistémologiques. La conception du temps comme ordre d’événements, habituellement connue sous le nom de conception relationnelle du temps, n’est bien sûr pas propre à l’Afrique. Il est bien connu que Leibniz tint le temps pour être « un ordre de successions », s’opposant incidemment à Newton qui avait une conception du temps « absolu », selon laquelle le temps est une entité qui « par elle-même et en raison de sa propre nature s’écoule tranquillement sans aucun relation à quoi que ce soit d’extérieur » [11]. Le concept du temps absolu n’est cependant pas nécessairement anti-empirique. Il admet des théories alternatives quant à la manière dont il est connu et on peut, avec la théorie relationnelle, le contraster, en tant qu’il est objectif, avec la doctrine kantienne du temps comme réalité subjective, même si, par égard à la propre terminologie kantienne, nous préfaçons « subjective » par « transcendantalement ». Une différence entre la conception du temps de Leibniz et celle des Akan réside néanmoins dans le fait que la seconde, à la différence de la première, est intégrée à un style de pensée globalement empirique.

IV – L’empiricalisme [**]

23Le style de pensée que j’ai exposé jusqu’ici est essentiellement empirique. Son impératif cognitif est : « Ne pas admettre de réalités (existents) ou de catégories de réalités sans qu’elles soient soutenues par une preuve empirique ou une réflexion conceptuelle. » Je m’identifie complètement avec ce système de pensée, qui est la manière de penser akan, pour autant que la réalisation de l’impératif est concernée. Mais peut-être se demande-t-on pourquoi je n’ai pas présenté directement ma propre pensée et ma propre réflexion au lieu de fonder mon raisonnement à travers la langue et la pensée akan. La raison a à voir avec la situation particulière des philosophes africains contemporains. En conséquence du malheur historique du colonialisme, l’éducation d’un philosophe africain vivant aujourd’hui est, au moins en partie, de tradition occidentale. Notre propre tradition philosophique indigène fut plus ou moins ignorée du temps de la colonisation. Désormais, à notre époque post-coloniale, on lui porte à nouveau attention, mais la synthèse reste problématique. Puisqu’il ne serait pas rationnel de rejeter d’emblée toute conception ou technique de pensée issue de l’Occident, ou d’accepter d’emblée toute doctrine philosophique indigène de façon a-critique, il est souhaitable de travailler à une synthèse soignée. Telle est la motivation qui sous-tend mes propos.

24Étant donné que j’ai engagé un débat avec Kant dans cette discussion, on en inférera probablement qu’il est d’une influence notable. Cette inférence sera exacte. Kant est l’un des deux grands penseurs occidentaux dont j’ai trouvé la pensée particulièrement utile (le second étant John Dewey). Mais ma prédilection pour l’empirique vient de chez moi et conduit à une philosophie qui, tout en ayant quelque chose en commun avec l’empirisme, s’en distingue beaucoup. Elle a en commun avec l’empirisme la croyance que toute notre connaissance du monde extérieur dérive de notre expérience et, plus encore, que tous les concepts complexes ont une origine similaire (comme le croyait Hume). Mais ma conception se sépare de l’empirisme dès lors qu’il construit l’expérience comme un processus dans lequel l’objet (immédiat) de la conscience est une idée (ou une impression). Cette position vire facilement à l’idéalisme entre les mains d’un Berkeley (tout est esprit ou idée) ou à ce que nous pourrions appeler un « idéaisme » [***] entre les mains d’un Hume (il n’y a que des successions d’impressions et d’idées). Quiconque voudrait exprimer une de ces trois positions en akan d’une manière un tant soit peu plausible aurait beaucoup de difficultés. Non pas, cependant, que ces solécismes survivraient à un examen rigoureux en anglais, leur langue maternelle, même si l’exorcisme demande un travail plus intensif en anglais qu’en akan.

25L’empiricalisme adhère à l’impératif empirique sans en arriver à ces solécismes.

26Puisque mon interprétation de la pensée et de la langue akan repose sur la force impérieuse de ce « isme », il peut être prudent d’y adjoindre une mise en garde. Je ne prétends pas que tout Akan ordinaire, sinon extraordinaire, émettrait, en réponse à une provocation adéquate, les mêmes suggestions concernant l’espace et le temps. D’une part, il peut ne s’être jamais posé ce type de questions [15] ; d’autre part, à supposer qu’il s’intéresse à ce type de réflexions et qu’il en ait une certaine pratique, il peut très bien parvenir à des conclusions différentes. En effet, la réflexion philosophique étant ce qu’elle est, on ne doit pas s’attendre à l’unanimité sur ces questions parmi les philosophes akan. Heureusement, je note que le manque d’unanimité sur l’interprétation du langage n’a pas réduit au silence les philosophes des autres cultures.

27Souligner que je n’en appelle pas à la langue comme à un arbitre de la sagesse philosophique est même peut-être plus important que la précédente mise en garde. La langue peut parfois faciliter l’appréhension de la vérité philosophique, mais elle ne peut jamais être son unique critère. Si ce qu’une langue suggère est correct, cela devrait en principe être démontrable dans n’importe quelle autre langue. C’est pourquoi le dialogue est bien possible entre les différentes cultures de ce monde.

28Traduction Bruno Ambroise

Notes

  • [*]
    NdT : « Empiricalism » ; néologisme en anglais que nous aurions pu traduire par « la pensée empirique », mais nous avons conservé le néologisme pour bien distinguer la position ici soutenue de l’empirisme.
  • [1]
    Tous ces contrastes sont explicites ou implicites dans cette citation de Kenneth Little, in « The Mende of Sierra Leone », in Darryll Fordre, African Words, Oxford, 1954, pp. 112-113 : « [C’est un fait que] les Mendé ne s’adonnent pas beaucoup à la spéculation théorique. Il m’a été difficile de les amener à des questions de type abstrait et j’ai tendance à suspecter que leur manque d’intérêt à cet égard est dû, non pas simplement à la nature étrangère de certains de mes concepts, mais à un pur sentiment d’indifférence […] J’ai [par conséquent] l’impression générale que les Mendé ont une attitude essentiellement “pratique” vis-à-vis de la vie […] Je pense que cela explique leur manque d’intérêt pour la métaphysique […] La situation semble être qu’ils considèrent les phénomènes “surnaturels” essentiellement de la même façon et dans le même état d’esprit qu’ils regardent les circonstances matérielles de leur environnement […] Une telle attitude est aussi, de l’intérieur des limites du savoir des Mendé, très empirique. » Ce sont les impressions d’un observateur étranger mais les universitaires africains ont eu tendance à être d’accord. En témoignent les références suivantes : 1) E. Bolaji Idowu, Oloduma, God in Yoruba Belief, London : Longman, 1962, p. 39 : « The Yoruba do little abstract thinking ». 2) John S. Mbiti, African Religions and Philosophy, London : Heinemann, 1969, p. 30 : « Broadly speaking, African thought forms are more concrete than abstract ». 3) Okot p’Bitek, African Religions in Western Scholarship, East African Literature Bureau c, 1971, p. 85 : « The Nilotes, like the early Jews, do not think metaphysically ».
  • [2]
    Kwame Gyekye a réalisé une étude de l’étymologie physicaliste des concepts psychologiques de l’akan dans son article « Akan language and the Materialist Thesis » in Studies in Language, Vol. 1, n° 2, 1977. Dans ce texte, il défendait principalement l’idée que ce physicalisme étymologique n’impliquait aucun matérialisme.
  • [3]
    C.I. Lewis, in Analysis of Knowledge and Valuation, Lasalle, Ill. : Open Court. 1946, a défendu de façon convaincante l’idée que les mots syncatégorématiques sont dotés de signification.
  • [4]
    Voir Gilbert Ryle, « The Theory of Meaning » in Collected Papers, Vol. II, où il appelle la théorie de la signification qui suppose que tout nom doit désigner un objet l’approche « “Fido” – Fido » de la signification.
  • [5]
    Je ne partage pas les scrupules de Quine, Morton White et d’autres à l’égard de la distinction analytique/synthétique. Mais je crois que cette distinction n’a rien à voir avec la certitude de la connaissance humaine. Selon moi, les propositions analytiques, en tant qu’elles sont aussi nécessaires d’ailleurs, peuvent être tout aussi incertaines et sujettes à révision que les propositions synthétiques.
  • [6]
    J’ai discuté cette question in « Kant’s Synthetic a Priori in Geometry and the Rise of Non-Euclidean Geometries », Kant Studien, Jan. 1970, pp. 5-27, notamment pp. 13-18.
  • [7]
    La question change si nous parlons de proposition métaphysique et non plus de système métaphysique. Car une proposition métaphysique doit être non-empirique, et son sujet doit être quelque aspect fondamental d’une conception du monde.
  • [8]
    Ce n’est peut-être pas surprenant de la part de l’inventeur de l’idéalisme transcendantal, car l’idéalisme, qu’il soit ou non transcendantal, réussit à confondre le concept et l’objet.
  • [9]
    Si D. W. Hamlyn a raison, la conception aristotélicienne de l’espace était semblable. « Aristote n’a pas de concept d’espace distinct de celui de lieux », in Metaphysics, Cambridge University Press, 1984, p. 129.
  • [10]
    On peut par exemple dire des choses de ce type en akan : « Mmre reko na mmre reba »qui signifie littéralement, « le temps s’en va et s’en vient ».
  • [11]
    Pour les deux citations, voir J. J. C. Smart (Éd. ), Problems of Space and Time, New York : Collier Macmillan, 1964, respectivement p. 89 et 81.
  • [**]
    NdT : « Empiricalism », voir note du traducteur p. 166.
  • [***]
    NdT : « ideaism », l’auteur recourt une fois encore à un néologisme, dont le rendu en français est certes inélégant. Nous pourrions traduire par « pensée idéelle »mais le contraste tend alors à s’effacer.
  • [15]
    C’est une allusion au fait qu’en pays akan, comme en d’autres lieux, l’homme ordinaire n’est pas philosophe – ce qui est pertinent pour la question de savoir si la pensée africaine est plutôt pratique que spéculative. La réponse impliquée est que cela dépend de quel africain l’on parle. Si on fait attention, on trouvera des penseurs spéculatifs dans l’Afrique traditionnelle, contrairement à l’idée encouragée par la pratique consistant à se fonder sur des « informateurs » comme source d’information sur la pensée africaine.