Entretien avec DENIS HOLLIER

1PATRICK VAUDAY : Ma première question portera sur Sartre dans son siècle. Ce qui frappe, quand on survole l’ensemble de l’œuvre de Sartre, c’est son extraordinaire diversité et prolixité. Il aura été tour à tour philosophe, écrivain, dramaturge, essayiste, critique littéraire et artistique, journaliste, animateur de revues, pamphlétaire et enfin, pour coiffer le tout, intellectuel engagé, passant d’une tribune à l’autre pour soutenir telle ou telle lutte de libération. Cette prolifération, qui pourrait être un signe de dispersion, il me semble que vous montrez dans votre livre, Politique de la prose, qu’elle est sous-tendue par ce qu’on pourrait appeler en langage sartrien l’unité d’un projet. Qu’est-ce qui selon vous fait courir Sartre dans, avec et contre son siècle ?

2D. HOLLIER : Sartre dans son siècle : c’est une bonne question, posée en termes tout à fait sartriens. Non seulement parce que le XXe siècle aurait été le siècle de Sartre, au sens du titre que Bernard-Henri Lévy a donné à son livre, mais parce que Sartre a été, au sens quasi théologique du mot, non pas certes un militant laïc comme l’avaient été ses maîtres de la troisième république, loin de là, mais parce que, néanmoins, le siècle a été son objet, son objectif, la cible qu’il a désiré atteindre, sur laquelle il a désiré imprimer sa marque. De ce point de vue (du moins depuis l’époque de son amitié avec Nizan), il a toujours pris le contre-pied du modèle du régulier dans le siècle invoqué par Benda. Sartre a voulu être dans le siècle, mais c’est un siècle qui pour lui se sera défini par l’expérience fondamentale d’un défaut de règle, d’une éclipse de la règle, au sens clérical du terme, par l’expérience d’une dérégulation fondamentale de l’existence et par la nécessité consécutive pour l’existant d’inventer ou de réinventer ses règles. C’est en ce sens que, pour reprendre les termes de votre question, être dans le siècle cela voulait dire pour Sartre faire en sorte que ce siècle soit sien, qu’il soit son siècle. Les possessifs de la première personne s’accompagnent toujours chez Sartre d’un marqueur d’intensité qui leur donne un vibrato particulier. Ils sont presque toujours imprimés en italique, même dans les textes destinés à une réception auditive, comme les pièces de théâtre. Si par exemple Sartre dans Les Mouches Sartre avait mis dans la bouche d’Oreste cette phrase que j’invente : « Ce siècle est mon siècle », le possessif aurait été souligné. Cette mise en italique, à peu près systématique, est destinée à indiquer que, entre le sujet et ses attributs, le lien a cessé d’être accidentel, que la contingence a été surmontée. Sartre a voulu se donner à son siècle sans réserve, lui appartenir et, si cette alliance de mots est possible, faire du siècle lui-même sa règle, être en règle avec son siècle. Il a voulu que ses rapports avec le siècle soient de possession réciproque : être possédé par lui mais qu’il soit aussi sa presque unique possession, la seule chose qu’il ait pensé pouvoir, devoir, être autorisé à posséder.

3Peut-on dire qu’il s’agit là du projet fondamental sartrien ? La chose n’est pas exclue, mais à la condition que l’on n’associe pas le concept de choix originel avec une priorité chronologique. Cette volonté d’appropriation du siècle est une pensée de la maturité (de l’âge de raison). On pourrait dire que si, selon la célèbre formule des Mots, Sartre a toujours pensé contre lui, c’est d’abord à cela que cela renvoie : le siècle n’a pas été sa vocation première. Il a dû défroquer. Ce choix originel n’a pas été son premier choix (Nizan par exemple l’avait devancé sur cette voie, bien que la précocité de son rejet des valeurs cléricales l’ait conduit à une autre discipline, à la soumission à d’autres règles, qui n’étaient pas davantage « ses » règles, mais celles d’un Comité Central). Dans le cas de Sartre, il n’a commencé à se manifester que dans le contexte de la crise Tchécoslovaque de 1938 et d’une manière plus générale à la faveur des prodromes de la seconde guerre mondiale. Mais son choix premier – un choix qu’il fait remonter à son enfance – avait été d’avoir une vie, d’être le support de cette chose qui, comme les statues de Phidias ou les temples grecs, traverse les siècles avec la solidité et l’immobilité d’une forme substantielle et qui, comme on le voit chez Plutarque, est la condition nécessaire et suffisante de ce que les dictionnaires et les manuels appellent un homme illustre. Il n’aurait eu qu’à attendre que cette essence se réalise, que le révélateur agisse et que les attributs se manifestent. L’essence, ici, a précédé l’existence. L’événement est soumis à une logique du concept. Le monde de son enfance, tel qu’il le décrit dans Les Mots, rappelle étrangement celui des romans de Giraudoux. C’est un choix biographique, beaucoup plus qu’autobiographique.

4Mais quand il évoque cette période, on a l’impression qu’il veut donner à sa décision d’écrire (qu’il fait remonter à sa huitième année) une dimension contingente, une transcendance au sens où il a parlé de la transcendance de l’ego, comme si, après tout, il aurait très bien pu être autre chose, ne pas écrire, comme si la décision d’être un écrivain avait été, tout au moins sur le plan logique, une conséquence, le résultat d’un jugement analytique, d’une déduction logique à partir de ce choix initial. Si je veux que ma vie soit celle d’un homme illustre, quelles sont les conditions à remplir ? Écrire n’est venu qu’en second lieu. L’ombre du contingent ne cesse de peser sur le choix de l’écriture, de la littérature. La vie étant donnée, qu’en faire ? Quelle vie choisir ? Celle de Pardaillan ou celle de Sartre ? On achète le produit et ensuite on consulte le mode d’emploi. Comme si Sartre avait toujours malgré tout (et contre lui) voulu combattre l’idée de vocation, de mission, de destin et le risque de mauvaise foi qui l’accompagne, il a toujours insisté sur la facticité de son rapport à l’institution littéraire. Il aurait pu être autre chose qu’un écrivain. Il a choisi, ou s’est laissé persuader qu’il devait choisir d’être écrivain, ou plus exactement d’être « un » écrivain, un peu comme on choisit pour un enfant une panoplie de ceci ou de cela. Cette distance n’est sans doute pas totalement étrangère aux sentiments ambivalents qui, comme on sait, iront jusqu’au plus négatif, qu’il lui arrivera d’exprimer au sujet de cette activité, en particulier à l’époque des Mots. Mais l’essence a précédé l’existence. L’écrivain a précédé l’œuvre. Sartre aimera raconter qu’il s’est longtemps vécu comme un écrivain qui n’avait encore rien écrit, chose normale après tout puisque même pour les écrivains il n’y a pas de vie sans enfance. Dans les Carnets de la drôle de guerre, il raconte qu’il a traversé son enfance avec le sentiment d’être le jeune Sartre, qu’il avait été conscient très tôt de l’honneur et du privilège que c’était d’être celui à qui avait été confiée, comme à une mère porteuse, la charge de vivre l’enfance du jeune Sartre, comme il apprendra plus tard qu’il y avait eu un jeune Marx. Un des livres auxquels il alimentait ces rêveries s’intitulait L’Enfance des hommes illustres. Il était préoccupé par sa biographie avant d’avoir rien écrit. Et c’est parce qu’il était un écrivain qu’il a écrit – non pas pour le devenir.

5P. VAUDAY : Iriez-vous jusqu’à dire qu’il voulait faire de sa vie une œuvre ?

6D. HOLLIER : Oui, d’une certaine manière. Il est certain que Gide, voire un certain héritage nietzschéen de Gide, doit être pris en compte dans la généalogie de Sartre. Mais cette formule recouvre plusieurs modèles. Le sentiment du grotesque existentiel se développera trop rapidement chez Sartre pour lui permettre de se laisser aller très loin dans l’esthétisme, dans la culture de la sensation et de l’instant, pour qu’il vive sa vie comme une œuvre d’art. Il y aura toujours une base de comédie dans son barrésisme. Il s’essaye à la sensation comme on fait des gammes. Faire de sa vie une œuvre, pour lui, ce sera plutôt transposer sa vie en œuvre, donner une forme narrative au vécu, donner à sa vie la forme d’une biographie. Cet idéal de synthèse ou de tangence de la contingence biographique et de la nécessité de l’œuvre d’art est au cœur du projet de La Nausée. Vous vous rappelez que dans les dernières pages du roman, Roquentin prend la décision de vivre en mesure, de vivre sa vie de telle manière qu’elle lui donne le même sentiment de nécessité que Some of these days. D’écrire un roman autobiographique qui donnerait à sa vie la perfection insécable d’une mélodie, sans rien qui manque et sans rien de trop. L’idée de destin, qui, malgré tous ses efforts, n’abandonnera jamais tout à fait Sartre, c’est précisément cela : le sentiment de la vie lorsqu’elle arrive à échapper à la contingence existentielle. Mais je ne suis pas sûr que ce motif, s’il a survécu à La Nausée, l’ait fait indemne, non pas à cause de La Nausée elle-même, bien sûr, mais à cause des événements qui ont immédiatement suivi sa publication.

7P. VAUDAY : Passons à une deuxième question autour du thème philosophie et littérature. Vous venez d’évoquer sa décision a priori d’être un grand homme pour faire de ce siècle quelque chose de grand et que cette grandeur rejaillisse sur lui. Il prend donc la décision d’écrire. Mais bien qu’il ait écrit très tôt dans sa jeunesse des textes littéraires, Sartre se fait d’abord connaître par une importante production philosophique, inspirée de la phénoménologie husserlienne, qu’il rencontre dans son séjour berlinois. D’emblée, une différence s’impose entre les textes de Sartre et ceux de Husserl : leur aspect vivant qui donne au lecteur l’impression souvent d’une philosophie en prise sur la réalité vécue. C’est en grande partie dû à des mises en scène d’exemples, dans lesquels Sartre excelle. Il injecte de la fiction et des personnages de roman, Pierre ou Paul par exemple, dans le paysage aride de la philosophie. Comment analysez-vous, pour votre part, cette intrication de la philosophie et de la littérature dans l’œuvre de Sartre ? Pourquoi le philosophique y est-il en mal de littérature ?

8D. HOLLIER : C’est un point extrêmement intéressant, mais en même temps assez difficile à cerner parce que, justement, chez Sartre, la frontière entre les espaces textuels est souvent indécise. Il y a chez Sartre beaucoup de pages dont, si on les isolait de leur contexte, le lecteur serait bien en peine de dire si elles ont été extraites d’un roman ou d’un ouvrage de philosophie. Des passages entiers de La Nausée sont des développements d’inspiration phénoménologique, non pas au sens rigoureusement husserlien du terme mais dans un sens existentiel ou pré-existentiel qui annonce le premier Levinas. D’ailleurs, le germe de La Nausée, ce factum sur la contingence, relève d’une inspiration ou d’une dramatisation philosophique. Il y a chez Sartre une porosité des registres, mais il y a par ailleurs le fait que ces registres, ces instruments eux-mêmes (au sens musical du terme) ont une identité flottante. Aussi ses romans ont-ils parfois été jugés trop philosophiques et ses ouvrages de philosophie trop littéraires. Mais il ne faut pas oublier que Sartre s’est plusieurs fois référé au XVIIIe siècle comme à une sorte de moment idéal de la vie intellectuelle. Son espace littéraire, comme celui des Philosophes des Lumières, est un espace littéraire élargi, transgénérique, qui ne s’est pas encore laissé piéger par le professionnalisme étroit, le corporatisme générique que le XIXe siècle institutionnalisera avec la séparation entre artistes et philosophes (entre poètes et romanciers, etc.) Leiris a souvent dit que L’Être et le néant était le livre de Sartre qu’il préférait – et il précisait : « sur le plan littéraire ».

9Il faudrait aussi relever la fréquence dans les textes philosophiques de Sartre d’une sorte très particulière de prélèvements autobiographiques qui évoquent moins l’analyse psychologique que la réduction eidétique, des sortes de travaux pratiques de détection, de saisie d’essence, une manière de vivre sa vie sur le mode de la chasse aux essences, saisir l’essence au cœur du phénomène, dans son phénomène, c’est-à-dire figer le temps, saisir le phénomène en essence. Un des caractères les plus frappants, et souvent assez amusant des Carnets de la drôle de guerre, c’est cette manière que Sartre a de se prendre soi-même pour cobaye, cette manière, pourrait-on presque dire, de faire cas de lui-même au sens clinique du terme, de profiter, comme au passage, de sa propre présence, du fait qu’il soit à proximité, pour procéder sur lui à quelques expériences eidétiques. Il y avait déjà quelque chose de cela dans L’Imaginaire où Sartre invoque, presque comme le ferait un ethnographe, toute une série d’informateurs identifiés au moyen d’initiales ou de prénoms fictifs, Pierre ou Paul, et qui en réalité sont les membres de sa « tribu » qui ont accepté de consigner pour lui et de lui communiquer leurs expériences oniriques, hallucinatoires, que sais-je…

10P. VAUDAY : Alors qui est le Pierre qui est à Berlin, par exemple ?

11D. HOLLIER : Je pense que c’est Aron, qui avait été à Berlin un peu plus tôt et qui d’ailleurs apparaît dans d’autres endroits du livre sous les initiales plus lisibles R.A. Il y a aussi Daniel Lagache, Merleau-Ponty, et bien sûr Simone de Beauvoir, pour ne rien dire de leurs élèves. Presque en filigrane de L’Imaginaire, il y a ainsi une sorte de journal intime fantôme, l’invocation de communications personnelles à la limite de la correspondance privée. Sartre dans le fond est un philosophe très peu livresque. Il expédie la littérature philosophique et psychologique consacrée à l’imagination dans la première partie. Il a une manière de philosopher à mains nues qui aujourd’hui peut sembler assez naïve, au sens lui-même naïf, c’est-à-dire non-husserlien du mot naïf. Le caractère littéraire de beaucoup de pages de ses ouvrages philosophiques tient en partie à ce qu’on pourrait appeler cette myopie, à ce court-circuit entre la première personne empirique du journal intime et le je abstrait, impersonnel, anonyme du philosophe.

12P. VAUDAY : En fait il avait déjà dialogué avec les auteurs et leur avait réglé leur compte, dans son livre précédent L’Imagination. Ce que vous dites aussi dans votre livre, Politique de la prose, en particulier dans l’analyse que vous faites de La Nausée, c’est qu’il y a chez Sartre une façon de créer un réel de fiction. Il invente des exemples qui vont faire réel en quelque sorte. Mais ce que vous êtes en train de dire, c’est un peu le contraire, c’est quand même qu’ils sont réels ces exemples, puisqu’il les emprunte à sa biographie.

13D. HOLLIER : Vous avez raison. Mais Politique de la prose est antérieur à la publication des Carnets de la drôle de guerre, puisque Sartre est mort pendant que je l’écrivais. Et ce que je viens de dire renvoie en priorité bien évidemment aux Carnets où réflexion philosophique et dimension biographique sont à peu près inextricables. Il est certain qu’aujourd’hui j’insisterais beaucoup plus sur cette dimension que je ne l’ai fait dans ce livre. Pendant la période au cours de laquelle il rédigeait ces carnets, Sartre écrivait consciencieusement ses 50 pages par jour avec l’idée d’accumuler du matériel : « Il ne faut pas que je manque ce qui m’arrive, il faut que j’en profite pour en faire un exemple, pour en faire “mon miel”, selon une expression qu’il affectionne, c’est l’occasion où jamais de faire une phénoménologie de l’être-en-guerre, de voir en quelque sorte expérimentalement ce qu’il en est de l’être-pour-la-mort heideggerien, de décrire tel ou tel type de caractère, telle ou telle modalité du rapport avec autrui. »

14P. VAUDAY : C’est important par rapport à votre livre, parce qu’alors que vous y montriez que le réalisme des exemples était un réalisme ad hoc, sur mesure en quelque sorte, qu’il était une fiction faite pour s’adapter au concept, vous venez contrebalancer ça en montrant qu’on peut en trouver l’origine dans des éléments biographiques.

15D. HOLLIER : Les deux ne se contredisent pas nécessairement. Ou s’ils se contredisent, ils ne s’excluent pas. Il y a bien sûr une tension entre ces deux mouvements, et c’est même une des tensions fondamentales qui structurent le texte de Sartre, mais je crois que, concrètement, il est impossible de dessiner une démarcation tranchée entre le textuel et le biographique ; ce serait très abstrait, souvent arbitraire. Cela dit, effectivement, j’avais été frappé par ce que vous appelez le réalisme ad hoc de beaucoup des exemples de Sartre, par la manière dont Sartre aimait appuyer ses analyses phénoménologiques sur des exemples qui pouvaient donner l’impression d’une certaine performativité, comme s’il les jouait au moment même où il les décrivait, qu’il les avait, en quelque sorte, à portée de la main : « Je prends un crayon, etc. ». L’autoréférentialité de ces exemples empruntés au gestuaire de l’écriture semble à première vue être une garantie de réalisme puisque la phrase imprimée, que le lecteur est en train de lire, est celle-là même que l’auteur a écrite, de sa propre main, par les présentes, comme on dit, avec le crayon qu’elle donne en exemple. Dont acte. La phrase accompagne le geste qu’elle décrit comme une indication scénique dans une pièce de théâtre : moments doublement exemplaires, Sartre y fait ce qu’il écrit en écrivant ce qu’il fait. Or, dès qu’on y prête attention, ces scènes d’écriture, pour employer une expression de Derrida, deviennent extrêmement suspectes. Ce qui m’avait conduit à poursuivre ce fil, c’est une page absolument extraordinaire de La Nausée. Roquentin y consigne les décisions d’une journée particulièrement dramatique, puisque c’est pour lui celle d’une sorte de renoncement total, et, notamment, au livre sur le marquis de Rollebon auquel il travaillait depuis plusieurs années et à la rédaction duquel il avait longtemps associé son salut personnel. Au milieu de cette page, tout d’un coup, Roquentin sort un canif de sa poche et se le plante dans la main – mais, et c’est là le plus remarquable, tout cela se passe sans qu’il s’interrompe, sans que la main qui écrit marque le coup. Elle écrit avant, pendant et après. Sans trembler, sans rien remarquer. Pas la moindre secousse. Zéro sur l’échelle de Richter. Il continue à tenir son journal et à le tenir, si l’on peut dire, bien en main, en continu ! Il y a dans cette page tout d’un coup une étonnante multiplication des mains en sous-main, une sorte de concerto à au moins quatre mains que je trouve absolument fantastique. Et, comme toujours, le fantastique suppose que le réalisme soit presque parfait : à la première lecture, cette page de journal est parfaitement fiable, insoupçonnable (j’avais été frappé à l’époque par l’efficacité avec laquelle cette page avait donné le change, puisque, à ma connaissance, personne, dans l’abondante littérature consacrée à La Nausée, personne, et Sartre moins que quiconque, n’avait trébuché sur cette bizarrerie, n’avait essayé de compter le nombre de mains requises pour la performance simultanée de l’énoncé et de l’énonciation). Cette tache aveugle n’est peut-être pas aussi étrangère à la théorie de la littérature engagée qu’il pourrait sembler, et que Sartre l’aurait voulu. Il est probable que ce que Sartre appellera la littérature engagée présupposait cette pseudo-transparence d’une écriture qui, n’arrivant pas à se remarquer, s’imagine être disponible, mobilisable pour divers projets mondains ou pratiques. Qu’il s’agisse de Sartre, de Roquentin ou d’une autre instance énonciatrice, l’auto-absorption du sujet qui écrit engendre une plage de distraction qui lui permet de s’imaginer faire autre chose, et non seulement autre chose en même temps, mais tout simplement faire quelque chose d’autre que ce qu’il fait. Mais par ailleurs, vous avez raison, ce qu’on voit dans les Carnets, c’est l’amorce du mouvement inverse : la prise en charge par l’écriture d’exemples dans lesquels elle n’interviendrait pas, devant lesquels (et non plus dans lesquels) elle s’effacerait, accumulant en vrac du matériel, vivant plume à la main, non pour se surprendre en train d’écrire, mais pour enregistrer ce qui arrive, un peu comme aujourd’hui on voit les gens vivre accompagnés pratiquement en continu par leur caméra numérique.

16P. VAUDAY : Dans Politique de la prose, vous distinguez spécialement l’an 1940 comme le tournant majeur de l’œuvre de Sartre, qui en révélerait le sens profond. Pourquoi ce choix ? Et considérez-vous qu’à partir de là l’œuvre de Sartre ait mal tourné ? Est-ce que ça conduit notamment à faire un sort meilleur à La Nausée qu’aux Chemins de la liberté, par exemple ?

17D. HOLLIER : Ce qui m’a toujours intéressé chez Sartre – et dans le fond je n’ai pas changé –, c’est tout ce qui se passe entre La Nausée et Les Chemins de la liberté, l’espèce de rétablissement, au sens gymnastique du terme, dont la crise de Munich, que ce soit volontairement ou non, a été l’occasion pour lui, la manière dont il a fait tout ce qu’il pouvait pour transformer la crise de Munich, comme on transforme un essai, pour prendre appui sur elle alors qu’elle était – ou plutôt parce qu’elle l’était – une menace sur ce qu’on pourrait appeler ses assises biographiques, un événement non-programmé faisant peser à l’improviste sur la réalisation de sa forme substantielle une menace dont il n’avait jamais pris en compte la possibilité. La Nausée et Les Chemins de la liberté sont deux projets romanesques extrêmement intéressants, mais le passage de l’un à l’autre est passionnant lui aussi. La crise de Munich a été le noyau d’une série de réactions en chaîne, un foyer de surdétermination. Elle déclenche chez Sartre un changement dans le régime d’écriture, dans le rapport au temps, aux différentes épaisseurs de temps, le temps de l’énoncé et le temps de l’énonciation, le temps de l’écriture et le temps du monde. Avec Les Chemins de la liberté, Sartre s’engage dans un projet ou plutôt dans un engrenage que son propre développement, de manière quasi nécessaire, selon sa propre logique, mais sans que Sartre puisse le savoir à l’avance, condamnait à l’inachèvement, à ne pas aboutir, à ce que les théoriciens des speech acts appelleraient une infelicity – ce qui soit dit en passant est, sinon absolument la seule, du moins une des rares choses qui puissent arriver à un projet.

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Bernd et Hilla Becher, Knutage, Lorraine, France, 1971. Photographie noir et blanc, 50 x 60 cm. Exposition itinérante. Courtesy Centre Pompidou, Musée national d’art moderne.

18C’est aussi le moment où Paulhan, au lendemain de la publication de La Nausée, lui propose de tenir une chronique régulière sur le roman dans la Nouvelle revue française. L’article sur Dos Passos date de septembre 1938. Il sera repris après la guerre, avec les autres articles, dans le premier volume des Situations. Le motif sur lequel Sartre revient dans à peu près tous ces articles, c’est celui de l’événement, la question du rapport entre le roman et l’événement. Comment introduire dans le roman la dimension de l’événementialité ? Une image revient constamment – elle fait partie de celles que j’aime beaucoup : l’événement, répète Sartre, « tombe sur nous comme un voleur. » On ne s’y attend pas. On ne sait pas d’où ça vient. Je ne me souviens plus s’il fait à l’époque le rapprochement entre ces réflexions d’ordre narratologique et l’irruption de l’histoire dans son expérience, mais dans Qu’est-ce que la littérature ? c’est le modèle à la lumière duquel il décrit la manière dont sa génération a vécu la crise internationale de 1938. La lecture de l’Introduction à la philosophie de l’histoire d’Aron, qui paraît au moment de Munich et auquel il se réfère dans un de ses articles, l’aide aussi à formuler, à formaliser cette dialectique de l’histoire comme événement et comme récit.

19En ce sens, la constellation événementielle ouverte par la crise de Munich dérègle le programme biographique sur lequel le jeune Sartre avait réglé sa vie, déprogrammation biographique qui s’accompagne de la recherche d’un modèle narratif qui la prendrait en compte. Il commence à écrire ce qui deviendra Les Chemins de la liberté avec le sentiment qu’il pourrait lui arriver de ne pas avoir le temps de le terminer, que la possibilité de son inachèvement, de son interruption faisait partie des données de départ du roman, faisait partie même si l’on peut dire de son sujet, de ce autour de quoi il allait s’élaborer, de sa possibilité la plus propre. Le roman trouve une partie de son inspiration dans cette menace même. Sartre et Simone de Beauvoir ont passé au Maroc leurs vacances de l’été 1938. C’est là qu’il a réalisé qu’il pourrait être mobilisé, que quelque chose pourrait lui arriver avant qu’il ait eu le temps de finir ce roman qu’il n’avait pas encore commencé à écrire, qu’il courait le risque de rester à jamais, mais pour qui ? le jeune Sartre, c’est-à-dire l’auteur virtuel d’une œuvre qui ne serait jamais sortie des limbes du possible.

20P. VAUDAY : Il y a un tournant politique chez Sartre que vous venez d’évoquer avec l’an 1940, entre les Accords de Munich et la Drôle de guerre, tournant politique qui va l’amener à se retourner contre lui-même, et en particulier contre ce que vous appelez dans votre livre « la tentation esthétique ». Cette conversion à la politique dont Qu’est-ce que la littérature ? porte la marque vous fait tenir l’engagement politique de Sartre pour un refoulement de l’esthétique, de l’écriture et de la métaphore poétique. Mais on peut tordre la barre un peu dans l’autre sens : l’engagement chez Sartre n’est-il que fuite devant l’opacité, l’ambiguïté et l’infinie chicane du langage, tel qu’en joue, par exemple, tout au contraire l’œuvre de son ami Michel Leiris ? N’est-il pas aussi bien le signe d’un refus obstiné de céder sur une exigence de vérité et d’émancipation qui après tout a rencontré de nombreux échos de par le monde, si on pense aux nombreuses luttes de libération qu’il a pu soutenir ?

21D. HOLLIER : C’est une question délicate, compliquée. Le « ne que » est très difficile à utiliser avec Sartre. Il y a des tournants, des bifurcations, mais bien que la croyance dans la possibilité de ruptures, de coupures radicales entre avant et après (c’est un des noms de l’événement) ait été très forte chez Sartre, rien ne semble vraiment irréversible. La rupture est une figure insistante, une figure de la répétition. Et d’ailleurs, plutôt que d’un refoulement de l’esthétique, je parlerais plutôt d’un désir de frustrer, en lui et chez ses lecteurs, la demande d’esthétique. Un désir qui est antérieur à ce virage politique ou historique. Mais un désir aussi qu’il ne faut pas perdre de vue quand on analyse les engagements politiques de Sartre. Sans entrer dans le contexte de ses prises de position, on peut se demander si, chez Sartre, la politique n’a pas été liée pour lui à une certaine forme de nausée devant les récupérations qui se font au nom de la littérature, une manière de s’assurer de produire des réactions de rejet, de s’assurer une zone d’irrécupérabilité, d’échapper aux récupérations dont la littérature fait l’objet. Quant au rapport de Sartre avec le langage, je dirais deux choses. La première, c’est que la réflexion sur le langage ne l’a jamais vraiment intéressé. L’opacification du médium n’entre pas dans son esthétique. Qu’est-ce que la littérature ? s’ouvre sur l’exécution sommaire de la poésie considérée comme une maladie du langage, un refus pathologique de se servir des mots, une volonté perverse de les prendre à l’envers. Dans la Critique de la raison dialectique le langage est rattaché au domaine du pratico-inerte. Mais, encore une fois, il ne faut pas figer Sartre. Peut-être n’y a-t-il pas de dernier mot de Sartre sur quelque sujet que ce soit. Mais, pour ce qui est de Qu’est-ce que la littérature ? ce n’est son dernier mot ni sur la poésie ni sur la littérature. Deux ans plus tard, il écrit Orphée noir, sa préface à l’Anthologie de la poésie africaine et malgache de Léopold Senghor qui est, tout autant qu’un texte sur la négritude, un texte sur la poésie, un texte qui lie de manière synthétique le sort de la poésie à celui de la négritude et celui de la négritude à celui de la poésie. Sartre y parle de poésie avec un enthousiasme sans réserve, à une condition près il est vrai, c’est qu’elle ne contamine pas Billancourt. La poésie oui, mais à la condition qu’elle soit africaine et malgache. Révolutionnaire aux Antilles et à Madagascar, elle reste démobilisatrice à Billancourt. L’ouvrier français, s’il faisait de la poésie, trahirait la lutte des classes, se détournerait de la vocation pragmatique, technicienne, prométhéenne de la classe ouvrière (c’est une des connotations du titre Politique de la prose), alors que, en prenant à l’envers les mots d’une langue qui est celle de son oppresseur, le colonisé noir réalise le miracle, l’oxymore d’une poésie révolutionnaire ; il ne s’agit plus simplement de prendre les mots à l’envers, mais comme dans une vaste opération militaire de prendre à l’envers la langue de l’autre, d’exposer l’oppression. Est-ce un repentir ? Il n’est pas exclu que cette prétérition soit liée, puisque vous le mentionnez, aux réserves qu’avait inspirées à son ami Leiris, responsable de la poésie aux Temps modernes, l’exécution sommaire de la poésie de Qu’est-ce que la littérature ?

22Il faut par ailleurs se garder de confondre le programme de la littérature engagée proprement dite avec l’engagement de l’intellectuel. Sartre n’est jamais revenu sur ce dernier. Il n’en va pas de même avec le premier qui est l’accompagnement théorique des Chemins de la liberté et à ce titre est spécifiquement lié à la fin des années quarante. Mais, à ma connaissance, après 1953, Sartre ne parle plus de littérature engagée. Les impasses de la guerre de Corée ont fait perdre sa crédibilité au syntagme. On ne sort pas de la bourgeoisie avec des moyens bourgeois. L’idée d’un engagement littéraire est maintenant associé à une politique de l’autruche au moyen de laquelle l’écrivain s’arrange pour ne pas voir que la littérature est la religion bourgeoise, la religion de la bourgeoisie, et que pour l’écrivain la rupture avec sa classe d’origine passe par la rupture avec un système de valeurs dans lequel la littérature occupe une position stratégique : il n’y a pas d’écrivains engagés, l’écrivain qui veut s’engager doit devenir un écrivant, pour reprendre la distinction de Barthes qu’il arrive à Sartre d’utiliser. À ce sujet, la forme autobiographique que Sartre donnera à cette dénonciation de la mystification littéraire dans Les Mots doit beaucoup à Leiris qui, dans « Les tablettes sportives », le deuxième chapitre de Fourbis, reprend à nouveaux frais la question posée par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? « Pourquoi écrit-on ? », elle-même du « Pourquoi écrivez-vous ? » de l’enquête lancée par Breton dans Littérature en 1919. C’est un chapitre – je ne sais pas si vous vous le rappelez – dans lequel Leiris évoque entre autres choses ses souvenirs du gymnase où, quand il était petit, il était soumis à toutes sortes d’instruments de torture (l’enfer, c’est la gymnastique), les espaliers, monter à la corde, etc., pour conclure qu’il n’a jamais été capable, de son propre mouvement, d’engager son corps dans une situation dont il savait qu’elle pouvait comporter des risques physiques. C’est une espèce de généalogie de la morale, d’inspiration vaguement nietzschéenne, dans laquelle Leiris remonte aux racines névrotiques (la peur) d’une mauvaise foi qui lui a fait prendre (à ses propres yeux) et fait passer (aux yeux des autres) pour une vocation littéraire (le désir d’être un poète) ce qui en réalité n’était qu’une peur de l’engagement physique. Les toutes premières mentions du projet autobiographique qui devait conduire aux Mots datent de novembre 1953, soit quelques semaines après la publication des « Tablettes sportives ». L’exhumation par Sartre des origines névrotiques de sa pseudo-vocation littéraire se situe dans le droit fil de ce chapitre que Leiris publie en 1953, quelques semaines avant que Sartre ne mentionne pour la première fois son projet d’interroger d’un point de vue politique son rapport à la littérature.

23P. VAUDAY : Donc exit la corne de taureau dans la littérature !

24D. HOLLIER : Voilà. « Les tablettes sportives » est de la part de Leiris une tentative de plus de dissiper les malentendus qu’avait soulevés « De la littérature considérée comme une tauromachie », la préface de 1946 à la réédition de L’Âge d’homme. Mais les démystifications, les désenchantements sont à double tranchant. Pourquoi continuer à écrire si on ne croit plus à la littérature ? Le mythe du risque (pour être justifiée, l’écriture doit exposer à un risque celui qui s’y adonne) avait suppléé à celui de l’inspiration ; le risque était venu compenser l’absence d’inspiration. La question, pour Leiris et d’une certaine manière pour Sartre, se pose alors de savoir comment, à défaut d’inspiration, je pourrais continuer à écrire si je ne crois plus que, par l’écriture, je me mets en jeu, que l’écriture me fait courir un risque, m’engage à quoi que ce soit de réel ? Si je ne crois plus à la corne de taureau ?

25P. VAUDAY : Mais si je me souviens bien, le jeune Sartre à La Rochelle, petit gringalet qui avait à en découdre avec des camarades qui se prétendaient plus forts que lui, apprend la boxe française. Il n’a pas le côté timoré qu’avoue Leiris. Leiris a peur pour son corps, alors que chez Sartre il y a toujours un côté volontaire, il se prend par la peau des fesses et décide d’être à la hauteur de ce qu’il doit être.

26D. HOLLIER : Vous avez raison. Les biographies, les origines contingentes de la névrose littéraire sont différentes dans les deux cas. Leiris n’a pas connu ses grands-pères. Quant à Sartre, il était peut-être plus à l’aise que lui avec son corps. Mais il ne faut pas exagérer l’opposition. Dans le cas de Leiris, il faut tenir compte, tout autant que de son éventuelle lâcheté, du masochisme qui le pousse à l’exhibitionnisme de la lâcheté, de l’espèce de courage au second degré qui le conduit à exposer son manque de courage physique. Il ne faut pas oublier qu’il figure dans le légendaire surréaliste pour son fameux coup-de-poing du banquet Saint-Pol Roux à la Closerie des Lilas en 1925, et ce n’est pas le seul. Pour ce qui est de Sartre, par ailleurs, l’expérience de la lâcheté n’est pas totalement absente de son espace. Avec la guerre, en effet, il ne s’agit plus seulement d’être bagarreur, d’être prêt à faire le coup-de-poing par exemple contre les voyous de La Rochelle. La guerre n’est pas un ring, un pré carré. Le problème n’est pas tant de savoir si on en sortira vainqueur ou vaincu, vivant ou mort, mais si on en sortira indemne. La peur de la mutilation, de l’infirmité, de la défiguration a joué un rôle important dans le rapport de Sartre aux événements de septembre 1938. Il parle dans les Carnets de celle qui l’a saisie au cours de ses vacances au Maroc quand il a pris conscience de la guerre comme d’une réalité imminente. Sartre utilisera cette expérience dans Le Sursis avec le personnage de Pierre qui, passant lui aussi des vacances au Maroc à la veille de la crise, découvre sa lâcheté en feuilletant une revue illustrée qui montre des visages de soldats défigurés.

27P. VAUDAY : Sartre a toujours vu dans la liberté un double mouvement : celui d’une libération et celui d’une fraternisation entre égaux dont le groupe en fusion de Critique de la raison dialectique fournit l’exemple idéal, même si justement son problème c’est qu’il ne dure pas. Il n’a cessé du coup de déclarer sa haine de l’élite à laquelle il appartenait, par ses origines sociales aussi bien qu’intellectuelles. Ne faut-il voir dans ce retournement sur et contre soi-même, comme vous le faites dans Politique de la prose, que la signature du clerc qui manifeste par son exception exemplaire et la maîtrise de soi son droit à gouverner les autres, en l’occurrence à parler pour eux, sans jamais avoir à parler de soi ou à le prendre pour soi ? À cet égard, quel commentaire vous inspire la fameuse photographie montrant Sartre déjà vieux, juché sur un tonneau pour haranguer les ouvriers à la sortie des usines Renault ? C’était juste après le meurtre de Pierre Overney.

28D. HOLLIER : Je n’ai jamais été très sensible à cette photo.

29P. VAUDAY : Je précise ma question : cette image, est-ce que c’est l’image d’un clerc ? Le clerc, c’est celui qui parle pour les autres mais qui ne parle pas pour soi, qui s’excepte précisément de ce sur quoi il intervient. Vous faites allusion dans votre livre à des articles où Sartre adopte en effet cette attitude, notamment celui où il encourage la classe ouvrière à faire des enfants pendant que lui s’en abstient totalement ! Mais ce qui est important dans ce passage de la vie de Sartre et dans cet engagement un peu pathétique tel que le montre cette image où il s’adresse aux ouvriers, est-ce que ce n’est pas davantage finalement le dialogue hors champ noué avec les jeunes intellectuels maos auxquels il aura peut-être ainsi permis d’éviter de passer au terrorisme intégral, comme en Italie ou en Allemagne ? Est-ce qu’il n’a pas été un des rares de sa génération à avoir été un interlocuteur pour ces jeunes desperados ?

30D. HOLLIER : Pour répondre à votre première question, je dirais : bien sûr que non. Il faut surtout ne pas voir que cela. Il ne faut surtout pas réduire Sartre à la position du clerc malgré lui. Sans doute, par certains aspects, le programme de Qu’est-ce que la littérature ? assigne à l’écrivain la position de celui qui écrit au nom des autres. A-t-il eu des lecteurs qui ont pensé qu’il écrivait pour eux ? Sans doute. Il semble que certains des premiers lecteurs des Réflexions sur la question juive l’aient fait. Sans doute aussi des intellectuels du tiers-monde. Mais je serais étonné d’apprendre qu’un militant communiste ait jamais eu ce sentiment. Ceci dit, je ne suis pas sûr que le registre de l’exemplaire et celui du pathétique soient compatibles. Pour ce qu’il en est des textes d’après 1968 auxquels vous faites référence, je ne les ai pas relus depuis longtemps. Mais j’ai quand même le souvenir de certains d’entre eux qui, malgré tout, étaient non pas peut-être des appels directs à la violence, à l’action terroriste en tant que telle, mais du moins une héroïsation de ce qu’on appelait en langage maoïste la lutte armée (« le pouvoir est au bout du fusil », Mao), une sorte d’exaltation presque esthétique de l’illégalité en tant que telle. Si on relit ses articles sur le procès des Basques de l’E.T.A. à Burgos, ses appels à la justice populaire, ses interventions sur le juge Pascal, au moment de Bruay-en-Artois, je ne suis pas sûr qu’on puisse verser aussi généreusement que vous le faites au crédit de Sartre le fait que la France n’ait pas suivi le même chemin que l’Italie. Mais je devrais peut-être faire intervenir ici l’histoire de ma lecture de Sartre. En 1968, je n’étais plus très intéressé par Sartre. Alors que, en 1960, la publication jour après jour dans un lieu aussi improbable que France-soir de son reportage sur Cuba a été pour moi quelque chose d’extraordinaire. Dans les années qui ont suivi, je n’ai pas manqué une occasion de l’entendre parler, que ce soit la conférence sur le théâtre qu’il a donnée à la Sorbonne en 1960, sa conférence à l’Unesco pour le centenaire de Kierkegaard, ses interventions à la Mutualité à l’occasion de la semaine de la pensée marxiste et dans le débat organisé par Clarté, le journal de l’UEC, sous le titre « Que peut la littérature ? » Mais au lendemain, en gros, des accords d’Evian, il y a un passage à vide, une désaffection à son endroit. À quoi est-elle due ? C’est peut-être une retombée de l’indépendance algérienne ? Les débats suscités par la Critique de la raison dialectique, la méthode progressive-régressive, pour passionnés qu’ils aient pu être, étaient beaucoup moins passionnants (ils ne s’accompagnaient pas de menaces de mort, comme au temps de l’O.A.S.), ils étaient beaucoup plus universitaires, théoriques, et de surcroît Sartre n’y était pas à son mieux, ne donnant pas toujours l’impression, comme on disait alors, de comprendre d’où venaient les objections. Le retour de Sartre sur la scène du militantisme radical après 1968 n’y a pas changé grand-chose. En dehors même de tout jugement sur les positions politiques elles-mêmes, je trouve les débats de Sartre avec le Parti Communiste à la fin des années quarante (je ne parle pas des années cinquante) beaucoup plus intéressants (je ne dis pas convaincants) que ceux qu’il a eus avec l’extrême gauche des années soixante et soixante-dix. Je trouve par exemple qu’une pièce comme Les Mains sales n’a rien perdu de son intérêt.

31P. VAUDAY : Parallèlement à ses activités militantes aux côtés des jeunes maos français, comme on les appelait à l’époque, Sartre n’a cessé de travailler à son grand œuvre sur Flaubert avec à l’esprit la question qui l’aura obsédé toute une vie : « qu’est-ce qu’écrire ? » mais aussi « pourquoi écrire ? ». Dans l’article qu’il a consacré à votre livre et qu’on trouve dans Lectures d’enfance sous le titre « Mots : Sartre », Lyotard suggère dans sa conclusion que l’échec de la politique de la prose de Sartre est peut-être sa plus secrète et sa plus touchante réussite, « celle d’avoir malgré tout enduré le désir d’écrire et fait durer la littérature ». Est-ce que finalement vous n’allez pas dans ce sens quand vous relevez que – je vous cite – « le propre d’un texte sartrien aura toujours été de manquer sa fin », ce que vient confirmer effectivement l’inachèvement, qu’on pourrait dire ultime, de L’Idiot de la famille ? Est-ce qu’on peut parler d’inachèvement de l’œuvre comme moyen retors – puisqu’il est dirigé contre soi-même – de résister à l’achèvement et à l’enterrement de la littérature ?

32D. HOLLIER : Dans Critique, l’article de Lyotard s’intitule « Un succès de Sartre ». Mais Lyotard m’avait envoyé une copie tapée à la machine. Elle était intitulée « L’échec de Sartre » (rires). Voilà pour l’ambivalence et pour le « qui perd gagne » ! Reste évidemment à savoir en fonction de quoi se décident le succès et l’échec ! Mais Sartre lui-même a beaucoup joué sur le « qui perd gagne » qui est, entre autres, une des définitions qu’il a proposées de la poésie. Le poète est quelqu’un qui joue à « qui perd gagne » ; un peu comme chez Bataille avec la notion de dépense, il faut commencer par perdre, il faut passer par un sentiment de perte, qu’on se sente perdu, il faut qu’on ait le sentiment d’avoir tout perdu, d’être au fond d’un trou dont on ne sortira plus, pour que la chance surgisse. Mais elle ne surgit qu’à la condition de ne plus être attendue, qu’à la condition qu’aucun calcul n’intervienne dans la perte, que celle-ci par conséquent ne soit pas vécue comme un moment. Et si sur le plan éthique Sartre a toujours été opposé à ce « qui perd gagne », cette condamnation éthique a toujours été doublée de sa valorisation esthétique. Il ne suffit pas d’être méritant pour séduire, on ne séduit pas avec de l’éthique. Tout ça pour dire que l’œuvre de Sartre est tout entière prise dans le tourniquet de l’échec et de la réussite. Mais, pour autant que je sache, il n’a jamais professé une esthétique de l’inachevé, n’a jamais valorisé le fragmentaire, bien au contraire, et c’est en quoi il reste attaché à un système de valeurs plutôt classiques. En ce sens, notre intérêt pour lui, qui tient à un immense sentiment d’inachèvement, ne peut que le prendre à contre-pied. Les valeurs ont changé profondément. Il y a cinquante ans, le roman de Proust était considéré comme l’exemple même d’une certaine perfection classique ; aujourd’hui, quand on lit Proust, c’est pour faire émerger l’inachèvement croissant dans lequel s’enfonce son œuvre, pour faire résonner dans le texte de Proust lui-même la thèse proustienne selon laquelle les grandes œuvres de la modernité sont toutes incomplètes, selon laquelle la grandeur aujourd’hui appelle l’inachèvement. Le fragment ne va pas nécessairement de pair avec la miniature. Dans le cas de Sartre, c’est pour beaucoup par l’immensité des blancs, par l’immense part d’inachevé laissée par cette œuvre déjà immense, que l’œuvre de Sartre répond à notre goût pour l’inachevé.

33Je reviens encore une fois à 1938 ou, si vous voulez, à l’an quarante. À partir de cette date deux modèles biographiques de l’engagement entrent en compétition dans les fantasmes de Sartre. Le premier est celui des grands écrivains engagés, comme Zola ou Gide ; une fois leur œuvre écrite, une fois rempli leur contrat avec la littérature, ils entrent dans l’arène politique. Les Rougon-Macquart finis, Zola se lance dans l’Affaire Dreyfus. De la même manière, une fois mis en place le programme de ses Œuvres complètes chez Gallimard, Gide devient compagnon de route. Il faut se rappeler à ce sujet que les Carnets de la drôle de guerre commencent par des notes pour un article que Paulhan lui a demandé pour un numéro spécial de la Nouvelle revue française qu’il compte publier à l’occasion de la publication du Journal de Gide à la Pléiade. Il y a, au sens littéral, une imitation de Gide. Or, l’irruption de l’histoire dans la vie de Sartre, dans ses projets, ou plutôt son entrée forcée dans l’histoire (qui fond sur lui comme un voleur), détruit le modèle biographique gidien. La guerre est arrivée trop tôt, l’obligeant à s’engager avant d’avoir atteint l’âge des œuvres complètes. Cette espèce de vie modèle, qu’il avait reçue clés en main, de séquence chronologique préprogrammée autour de laquelle il avait construit le rapport de son œuvre et de sa vie a été déréglée, bousculée par une sorte de précipitation de l’événement et dans l’événement qui définit la seconde version de l’engagement. La première manifestation de ce changement des rapports de l’écriture avec le temps est évidemment l’achat et la rédaction des carnets.

34P. VAUDAY : Est-ce qu’à votre avis ce déréglage, assumé par Sartre dans l’inachèvement de son œuvre, de la décision a priori de faire son salut par l’écriture sur le modèle des écrivains que vous avez cités, a ouvert une voie nouvelle et laissé un héritage littéraire ?

35D. HOLLIER : Il serait difficile de citer des noms. Mais c’est probablement dans cette direction, dans ce qu’elle a d’expérimental, de non dogmatique, celle d’une tangence ou d’une interférence de l’autobiographie et de la politique, que se trouve ce qu’il a de plus original. Pour ce qui est de son héritage philosophique, il faudrait peut-être évoquer un élément que nous n’avons pas fait intervenir dans notre conversation, qui est la distance que Sartre a prise très tôt à l’égard de l’institution universitaire. Je parlais de ma propre désaffection ou de ma relative désaffection vis-à-vis de Sartre au milieu des années 1960. C’était un moment où, quelles qu’aient été les turbulences qui ont accompagné ce phénomène, l’université, les institutions d’enseignement sont devenues ou redevenues des lieux d’invention, de pensée active, novatrice, qu’on pense à Foucault, Derrida, Deleuze, Barthes, Althusser, Lévi-Strauss, et même Lacan avec son séminaire. Sartre a-t-il fait un mauvais calcul ? Pourrait-on imaginer un Sartre universitaire ? Mais c’est sans doute là une des raisons de l’obsolescence de la référence philosophique sartrienne à partir de ces années. La figure de l’intellectuel indépendant, non-institutionnel, en prise directe avec son public, n’avait plus en 1968 la force qu’elle avait eue en 1945. C’est une des raisons pour lesquelles la transmission de l’héritage sartrien est problématique.

36P. VAUDAY : Effectivement, il n’y a peut-être pas d’héritage sartrien, plutôt un exemple ; je pense d’ailleurs que c’était quelque chose qu’il avait en horreur, l’idée d’héritage.

37D. HOLLIER : Oui, le refus de la position paternelle rend le concept d’héritage sartrien extrêmement problématique.

38P. VAUDAY : Voilà, il n’a pas voulu être un père à tous points de vue. Mais justement, ce que vous appelez – j’aime bien le mot – un « déréglage » du modèle, et le fait qu’il le prenne en compte et même qu’il l’exhibe, n’est-ce pas ce qui est intéressant et touchant ? Ce côté un peu beckettien que vous évoquez, ce vieillard un peu ruiné, porté sur un pavois devant un public d’ouvriers qui ne l’écoutent pas et qui ne savent pas qui il est, mais qui porte sur la place publique l’hiatus entre l’intellectuel et le monde ouvrier, n’a-t-il pas finalement une certaine grandeur ?

39D. HOLLIER : Oui, si vous voulez, si on regarde ça avec une certaine distance, oui, il y a une grandeur, sans aller jusqu’à transformer Sartre en personnage de Beckett, un côté roi Lear (dans le fond Sartre a « des » filles, plus que des fils). Mais tout cela, du moins pour moi, reste lié à un Sartre vieillissant, un peu phagocyté par ses jeunes amis, et qui rentre dans la civilisation de l’image parce que sa vue l’empêche d’écrire. Mais, pour moi, il a toujours été contemporain de ses textes, et surtout de ceux dont je me suis senti contemporain parce que je les ai lus, parce que je me suis précipité sur eux au moment de leur publication, comme la préface à Aden Arabie, le texte sur Merleau-Ponty, et les autres textes du début des années 1960. Mais, à partir du moment où il commence à ne plus pouvoir écrire, pour moi, à ce moment-là, Sartre devient beaucoup trop une figure de l’imaginaire médiatique, quelqu’un qu’on fait parler, beaucoup plus que quelqu’un qu’on lit. Pour ce qui est d’aujourd’hui et de demain, en admettant que le siècle passé ait été le siècle de Sartre (plutôt, par exemple, que celui de Proust ou de Heidegger), il faut espérer que pour le suivant l’exemple sartrien soit autre chose qu’un objet de nostalgie.