Horizons

1De l’adieu à Jacques Derrida, le 12 octobre 2004, au cimetière de Ris-Orangis, ses amis garderont le souvenir d’un silence impressionnant.

2L’impossibilité douloureuse, à laquelle il s’était si souvent affronté, de parler au bord de la tombe ouverte, il a souhaité que nul ne la connaisse à cause de lui. Les amis, qu’il a donc aimés jusque-là, se rappelleront donc seulement le bruit de leur propre piétinement, immobile et incrédule, celui de la terre amicale et froide faisant sonner la caisse claire — de moins en moins.

3Beaucoup d’entre eux ont éprouvé, quelques jours plus tard, le 21 octobre, le besoin de se réunir au Collège international de philosophie, rue Descartes précisément, pour dire à Jacques Derrida un salut de peine et de parole. Ne pouvant pas parler, ils ont parlé ; ne voulant pas être infidèles, ils ont contrevenu à ce silence plus difficile, plus exigeant peut-être que la parole.

4Ce n’est pas seulement que la mort nous fait faire, chaque fois neuve, l’expérience de l’impossibilité et de la vanité, tout ensemble, du langage ; c’est qu’une manière de fidélité, obscure et impérieuse, réclamait que cette œuvre qui dit en chacun de ses lieux sa foi dans les agencements du langage, même pour circonvenir ce qui prétend n’y avoir pas de part, reçoive comme en réponse, au moment d’entrer dans son ère posthume, les mots que suscitait ce nouvel impensable : la mort de Jacques Derrida.

5Marguerite Derrida ne s’est pas opposée à cette manifestation solennelle et désorientée ; sa présence au contraire fut la marque vive que de cette œuvre, moins encore que d’aucune autre, l’intimité ne peut être abstraite – et ce fut sa façon d’y contribuer. Et de même, elle a accepté le principe d’une publication de ces textes de très triste circonstance. Non sans faire au Collège le don des derniers mots que Jacques Derrida ait assemblés pour cette heure brève de son départ, et pour celle, éternelle, de son absence, et qu’il avait souhaité que son fils Pierre lise en présence de son corps déserté. Elle a autorisé la reproduction de ce manuscrit, elle a aidé à choisir l’illustration de couverture. Qu’elle reçoive l’expression de notre émotion reconnaissante.

6On trouvera ici, dans l’ordre où ils furent prononcés, plus ou moins, les textes que les amis, présents ou absents, ont lus ou fait lire le 21 octobre 2004 au Collège international de philosophie en manière de « salut à Jacques Derrida ». Jean-Luc Nancy a accepté que ce recueil soit placé sous le signe du salut qu’il avait choisi lui-même dès le 11 octobre (dans Libération) pour ses implications amicales et désemparées. Qu’il soit lui aussi vivement remercié.

7Ces textes suivent donc celui que Jacques Derrida a écrit lui-même pour la circonstance de sa mort.