Le Bouc lié

1Je dédie ces pensées à Marguerite

2Aujourd’hui son autre vie a 12 jours

3Permettez-moi de faire comme si, donc de me glisser par la magie de comme-si, cette commesignature de Jacques Derrida, dans le temps d’à côté de Jacques Derrida, de faire comme si nous étions d’un coup de rêve en ce moment même à New York. Car c’est là que nous aurions été en réalité et que nous sommes en vérité, si nous avions pris comme convenu l’avion d’Air France Paris-New York du 9 octobre. Mais voilà que nous avons pris un autre avions. Et du coup je fais comme si. Ce texte je le lis comme si. Il était et donc il est écrit pour être dit devant lui en sa présence, aujourd’hui même. Mais comme il y a eu un changement, et que la scène est par « ici » – que je dise d’abord qu’il est juste de faire vivre et revivre ensemble les scènes du Collège international de philosophie. La dernière fois qu’il a parlé ici c’était mardi 4 novembre 2003.

4tu venais de te remettre à l’ordinateur

5tu revenais de Los Angeles

6tes cheveux en train de repousser

7Ce jour-là j’ai pensé pour la millième fois : il est la Fidélité. Le Fidèle des Fidèles. Fidèle jusqu’à l’infidélité. Fidèle autrement dit parfaitement hospitalier : cela se voit à son souci minutieux 1) d’être au rendez-vous 2) de n’oublier jamais personne. De nommer, citer, saluer, évoquer, de donner attention à chacune et chacun, de dire merci au plus petit gardien de porte, y compris de porte de la Loi ou de porte de l’Hôpital. C’est ta façon de prier. J’en suis témoin et je le serai éternellement.

8Ce jour-là tu es venu, malade, brillant, assuré malgré l’extrême fatigue, dire que tu étais toujours-là – et donc l’être, être le toujours-là. Je sais qu’en ce moment le monde entier chancelle, le monde à pensée, à désir, en ce moment tout le monde ose avoir peur, s’avouer effrayé de se voir devoir « désormais » (dis-tu dans Demeure) avancer sans s’appuyer sur ton travail de chaque jour sur chaque jour,

9je ne connais personne ces jours-ci qui ne se réveille en sursaut en tâtonnant pour chercher ta voix tous ceux que tu as portés si constamment – toi comme si tu étais l’air, comme la mer et la terre – qu’aller et être porté se confondaient en une espèce de nature. On pouvait se croire aller de soi mais c’est de toi qu’on allait.

10Tu me dis comme d’habitude : ton penchant pour l’hyperbole. N’exagère pas.

11Mais au fond – tu sais que je n’exagère pas –

12Je n’aurais pas pu écrire un texte ou dire en ce moment quelque chose qu’il n’aurait pas la possibilité de vivre – Mais ce texte d’aujourd’hui il l’a lu hier et approuvé.

13Avec votre permission et la sienne voici :

Le Bouc lié [*]

14Je crois pouvoir dire en souriant que je suis ici, à cette tribune, celle qui connaît Jacques Derrida depuis le plus longtemps, sinon toujours.

15Je dis bien Jacques Derrida, celui qu’il était déjà lorsqu’en 1955, je viens d’arriver à Paris pour la première fois, Jacques Derrida la pensée faite être humain. (Je ne veux pas dire homme, et je veux ajouter animal : humanimal.) Jackie, j’en entendrai parler plus tard, Elie aussi.

16Mais déjà il est Jacques Derrida lorsque je l’entends parler-penser, car tout commence dans cette histoire par la parole mais laquelle ? La parole à l’aventure. La parole à la mer. La parole à la vie à la mort. La parole et la voix. La chance, pour moi, de mon côté, archisurdéterminée, est que non seulement il y ait eu la rencontre et le rencontre [1] qui aura décidé sans que je l’aie su et sans que j’y puisse rien, ni pour ni contre, de tout mon destin d’écriture, mais que sa force ait été aussi dans son moment. Son moment, son élan, dans son moment, son instant daté. J’avais dix-huit ans, je venais de venir d’Algérie, je n’arrivais pas à arriver, je venais, je voulais tout, alors, la littérature, la bonté, le courage, la résistance au mal, l’héroïsme de l’âme et de la pensée, la justice, la générosité, j’étais venue chercher ça à Paris, envoyée par mon père mort, et je ne trouvais rien, sauf dans les livres, sauf chez les morts. J’avais dix-huit ans, je sortais d’un enfer, le premier, j’avais goûté la guerre, les racismes, les mépris, les massacres, les deuils, tout ce qui était amer et obscur je le connaissais. C’est alors qu’archi-étrangère et égarée en France m’arrive sa parole. Aujourd’hui je m’envie moi-même cet événement inouï. Je dis événement, le mot qu’il aime, le préférant toujours à Ereignis à cause de la référence sémantique à la venue.

17Maintenant j’essaie de décrire l’indescriptible venue :

18J’entre par hasard en juin 1956, furtive, dans un « théâtre » : l’amphithéâtre Richelieu à la Sorbonne. Je m’assieds sur un banc de bois ancien près de la porte, c’est-à-dire près de la fuite. Loin en avant, en avance, son dos. Assis, il parle longtemps. Je ne le connais pas. Je vois son dos. Face à un jury d’agrégation. Il va être jugé. Le sujet de sa parole : « La pensée de la mort ». À la fin je sors. La scène reste, dans le plus petit détail et à jamais. Je ne l’ai pas vu. Cela se passe à « Paris », capitale d’un Empire qui nous incluait comme exclus, nous les juifs, les nés en Algérie coloniale, les sommés d’être français en 1870 pour être interdits et rejetés hors France, apatrides en 1941, nous les incertains, ceux de l’autre côté de la mer et de l’État père. Les en-colère.

19Paris, par-ici, parricide

20Je l’aurai donc vu et entendu parler de dos à Paris. J’étais alors dans l’état quasi-parricide de qui a perdu son bien-aimé père jeune, qui a perdu jeune son père-jeune depuis peu, étais-je donc un peu Hamlet ? Je n’étais pas encore tout à fait femme, je venais tout juste en débarquant à Paris de cesser d’être obligatoirement juive vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je n’étais pas encore. Par contre je lisais, je cherchais, je voulais. Quoi ? Qui ? Cela n’avait pas encore de nom, mais j’y croyais. Aujourd’hui pour faire écho au merveilleux dialogue ininterrompu de Béliers entre… Celan et Jacques Derrida, deux béliers d’espèce juive différente, je dirais que le monde étant parti avec mon père, je voulais et devais vouloir et croire que « je devais te porter », c’est-à-dire me porter moi-même avec mon père et les miens de l’autre côté de l’abîme, en fabriquant la passerelle magique de l’écriture. Die Welt ist fort, ich muß dich tragen. Le monde parti, je dois te porter. Pour moi l’injonction et la nécessité c’était alors de penser la mort pour la passer, donc de traduire en mots le silence, d’entrer en traduction. Là-dessus il m’arrive, Jacques Derrida. Rien d’autre ne m’arrive. Sauf cette parole dans mon désert. Cette « parole » dis-je. C’est-à-dire cette parole donnée et donnante, parledonnante, ce don qu’il a d’être toujours en écriture. L’écriture qui parle. Même pas lui, que je ne vois pas et ne connais pas. Et lui déjà disait devant moi :

211. Le quasi-parricide est la condition de la traduction. (Il voulait dire : pour la traduction, il faut le quasi-parricide. J’entendais : le quasi-parricide engendre la traduction. Car déjà nous étions dans la bivocalité. Nous avions commencé à nous entendre à demi-mot et des deux côtés.)

222. Or la traduction traduit toujours et seulement l’intraduisible. (Et tout de suite après j’irai parler de Joyce l’intraduisible, avec lui, l’intraduisible.)

233. Donc le quasi-parricide reste la condition de la traduction de l’intraduisible.

24Il disait bien le quasi-parricide, pas le parricide. C’est avec ces quasi, ce comme si, ce si, cette fiction qui fait vérité et qui fait vaciller tous ses textes que j’ai fait alliance dès le premier instant. Tout de suite j’ai vu s’ouvrir par lui le royaume mobile, suspendu, donc suspendu au-dessus de l’injuste, de ce que j’ai appelé plus tard la passisimplicité. Tout est un peu plus et un peu moins et pas tout à fait ce que nous pensons.

25Ensuite des années passent. Pas un mot. Des livres. Je lis ses tout premiers textes, parus en revue. La leçon sur la pensée de la mort, donc de la vie, de la mort dans la vie de la vie dans la mort continue. Je lis L’Origine de la Géométrie (1962). Il dit page 104 :

26« […] répéter et reprendre en charge la totalité de l’équivoque elle-même, en un langage qui fasse affleurer à la plus grande synchronie possible la plus grande puissance des intentions enfouies, accumulées et entremêlées dans l’âme de chaque atome linguistique, de chaque vocable, de chaque mot, de chaque proposition simple, par la totalité des cultures mondaines, dans la plus grande génialité de leurs formes (mythologie, religion, sciences, arts, littérature, politique, philosophie, etc.) ; faire apparaître l’unité structurale de la culture empirique totale dans l’équivoque généralisée d’une écriture qui ne traduit plus une langue dans l’autre à partir de noyaux de sens communs, mais circule à travers toutes les langues à la fois, accumule leurs énergies, actualise leurs consonances les plus secrètes, décèle leurs plus lointains horizons communs, cultive les synthèses associatives au lieu de les fuir et retrouve la valeur poétique de la passivité ; bref, une écriture qui, au lieu de le mettre hors jeu par des guillemets, au lieu de le “réduire”, s’installe résolument dans le champ labyrinthique de la culture “enchaînée” par ses équivoques, afin de parcourir et de reconnaître le plus actuellement possible la plus […] »

27Il parle ici de la tentative de Joyce, mais c’est aussi des Essais de Jacques Derrida qu’il s’agit déjà.

28Ensuite je lis tout. Tout ce qu’il écrit, « sans attendre », à l’instant. Lire, vivre, c’est tout un. Depuis qu’il écrit, je lis. Je vis. J’écris. Depuis que j’écris, il me lit. 1963 : Une lettre : « Cher Monsieur, puis-je vous parler… ma thèse sur Joyce etc. » Un café, à Paris, le Balzar, j’oublie le café, il s’en souvient, je pense : exil, remplacement, supplément. Je ne vois pas le café, je ne vois pas le monsieur. Je vois sa voix. Je vois le ciel et la terre du texte, le prix de la littérature, le combat de la philosophie, l’inévitabilité et la bénédiction de la blessure, de l’angoisse. Phoenix Culprit. Dirait James Augustine Joyce. Ne pas oublier de dire :

291. En ce temps-là, je suis dans l’enfance de l’art. Je crois qu’il a mille ans. Je croirai ça pendant quelques années, mille ou cinq mille. Plus tard je découvrirai l’enfant, l’enfance en lui, sans lesquels il n’y a pas de génie. À l’époque je ne me rends pas compte qu’il vit sur terre. Je le prends pour le livre. Et pour le bélier tout noir qui mène la rébellion contre la résignation.

302. Nous ne parlons (pourtant) pas de ce que nous avons en commun, l’Algérie, le judaïsme, l’expérience de Vichy, tout ce qu’il décrit dans Circonfession, dans Le Monolinguisme, moi dans Rêveries, dans Or etc. Nous parlons langue, lutte, ruse, nous parlons français. Je veux dire : nous parlons du français, des façons de l’habiter, de le lézarder, de le hasarder, de l’étranger, de le faire chanter.

31Ce ne-pas-revenir sur nos scènes primitives traumatiques, à l’époque nous avions cela en commun avec des différences.

32Il faudra un jour faire la longue histoire de cette passion en français – qui aura commencé pour moi en 1867 date à laquelle ma famille paternelle hispanoalgérienne prit la nationalité française, pour lui en 1870 date à laquelle sa famille algérienne reçoit d’office de la part de la République française la nationalité française, en passant par tant de tournants violents, et de retournements tantôt en sens français tantôt en sens inverse, l’histoire de « cette passion dans le désert » pour rappeler ici comme allégorie le sublime petit texte de Balzac qui met en scène un soldat français perdu dans le Sahara seul avec la plus belle panthère du monde sur laquelle il établit son empire et inversement. La panthère qui finira tuée par le français, à cause d’un malentendu dont le nom est l’amour, c’est un peu nous.

33Par exemple comment nous traversâmes enfant, chacun à sa manière, lui à Alger, d’abord la guerre 39-45, moi à Oran (avec mon père d’abord médecin militaire puis interdit d’exercer la médecine par le régime de Pétain), ensuite la guerre d’Algérie, encore cinq ans, et comment, après dix ans de ces deux guerres, il y eut comme un autre temps où l’on crut pouvoir commencer à ne pas être obligé d’être sur un front juif, on crut pendant une trentaine d’années que l’on allait pouvoir atteindre en guise de terre promise un monde avec démocratie-à-venir, toujours aussi misogyne mais un peu moins raciste et xénophobe, et comment nous voilà renvoyés aujourd’hui comme antan aux ténèbres, et tous les combats sont à recommencer.

34Peu à peu nous revenons, nous rouvrons les livres de nos lésions originaires, nous nous rendons à nouveau un demi-siècle plus tard aux questions qu’est-ce que qui et comment, aux questions de foi, croire, être et fuir…

35[Certes j’avais commencé à faire une « thèse » comme on dit sur James Joyce. Mais nous n’avons jamais parlé « thèse ». Il s’agissait d’art, d’exil, de remplacement, d’analyse sans le mot de psychanalyse, du bannissement inscrit dans le destin de tout artiste, donc, sans que nous en ayons clairement conscience, de nos destins promis de bannis c’est-à-dire d’artistes, d’artistes donc de bannis.

36Permettez-moi le mot artiste : je l’emploie au sens de Künstler, plus exactement du Hungerkünstler de Kafka. Je préfère ce mot pour lui, le philosophe au-delà de la philosophie, l’explorateur de l’au-delà de l’au-delà du bien et du mal et de la pulsion de mort. Il y avait pourtant bien le spectre de la thèse quelque part, mais je n’y songeai pas jusqu’au jour de 1967 où je remis à mon patron Jean-Jacques Mayoux, un homme admirable d’intégrité et de générosité, ma thèse folle sur James Joyce en quatre colonnes qui se parlaient, et qui citaient Jacques Derrida. Sur quoi mon bien-aimé patron et ami la refusa. C’était trop pour lui vieil homme noble de la Sorbonne, qui m’aimait pourtant, cette polyvocité ce montage ce puzzle avec en plus ce Jacques Derrida qui hantait les piliers et dont il dénonça l’influence, car il lui paraissait que j’étais droguée au Jacques Derrida. Ça c’était peut-être de la chose-art, mais pas une thèse. Je recommençai tout en saignant du nez afin de produire une thèse formatée admissible par la Sorbonne. Quand j’eus la bénédiction de l’institution, l’imprimatur, c’est alors, tandis que ma thèse était sous presse que je commis à la hâte un acte fraudien : j’introduisis à l’imprimerie un supplément sur Thoth et l’écriture où je faisais entrer Jacques Derrida par la fenêtre avec moi. C’était en 68. La date est toujours un hasard selon moi, lui dirait que c’était non évitable.]

37Une Rencontre ?

38Le jour où il y eut la rencontre entre lui et moi c’était en 1964 mais dès avant cette rencontre, nous nous étions donc déjà rencontrés. Je l’ai racontée cette première non-rencontre, d’abord à lui, longtemps après, car il ne pouvait savoir que je l’avais déjà-rencontré puis il a raconté à son tour cette première rencontre, à laquelle il n’avait pas assisté et qui avait commencé l’histoire avant lui, dans H.C. pour la vie, c’est-à-dire… puis j’ai raconté dans Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif comment il avait raconté la rencontre que je lui avais racontée.

39Je la raconte encore une fois, une autre fois, « chaque fois unique », car la rencontre ne cesse pas de se faire, se recommencer, s’écrire, se citer, se reproduire, s’étonner.

40Et depuis, écrit-il dans H.C. pour la vie c’est-à-dire…, « c’est comme si nous ne nous étions quasiment jamais quittés ». Je cite ses mots car un des secrets de la rencontre, cette rencontre toujours recommencée, est caché dans ces mots dans comme si, dans quasiment, des mots-signatures et dans cette phrase précise et plus généralement et vitalement, dans les mots, dans et avec lesquels nous ne nous quittons quasiment jamais, chacun séparément et tous les deux ensemble, car notre vie, nos vies se passent dans les mots, par mots, au moyen, grâce aux mots, dans la direction, sous l’influence, avec la précision, dans l’hésitation sans cesse reprécisée des mots, d’abord les mots de la langue que nous galopons, c’est-à-dire le français, et ensuite avec l’addition, l’aide, l’ouverture, l’aventure des mots d’une autre langue que je n’appellerai pas étrangère, l’anglais. Car je me suis très vite habituée à ce luxe, que nous nous accordons, de relever notre conversation à l’occasion d’une phrase ou d’un mot-en-anglais, lui surtout avançant sur l’échiquier une phrase idiomatique, moi piochant si nécessaire dans la vastitude de l’anglo-saxon lorsque le français ne me donne pas la touche exacte dont j’ai besoin.

41L’attention aux mots. Les mots comme attention au monde. Les mots vecteurs d’indécidable. Dès la première rencontre qui n’était ni la première ni la seule première, ce que nous nous sommes accordé l’un à l’autre, immédiatement, et à dire et à penser, je crois, c’est la liberté de n’être pas « comme ça », pas comme, pas conforme, d’être nici niça, d’autrementdire tout, par exemple lui juif et moi juive de ne pas l’être, d’être et de n’être en même temps. C’est la conversation entre deux angoisses d’être et ne pas être en même temps, deux angoisses très différentes, mais habitantes l’une et l’autre de la région des angoisses, des fantômes, revenants, et des Souffles. Ces souffles – pneuma, spiritus, logos et les autres – qui balaient son premier texte publié en 1963 Force et Signification, et que tout de suite j’avais lu dans Critique, dans lequel j’avais cheminé en montant la pente de la montagne sur ses traces, sur la trace de la trace.

42Ma chance, lui dis-je parfois, c’est l’aube : je l’ai lu à l’aube, la sienne et la mienne. Donc dans l’ordre de la croissance et de l’excroissance qui l’ont mené de la rigueur encore institutionnelle et hypercultivée de Force et Signification et tout de suite après Cogito – L’Histoire de la Folie – rigueur déjà zébrée d’éclairs, soulevée de grondements retenus, annonciatrice (il y a déjà La Pharmacie de Platon dans Force et Signification, il y a déjà le dilemme : « si graver sauve ou perd la parole », il y a déjà sous tous les masques légers qu’il emprunte qui sont comme les faces de son dé, tous ses dés, tout Derrida. Déjà il dé-. Il dé-limite, -construit -livre -vide -ride…) Je dis : aube ; il me répond : crépuscule.

43La dispute entre les deux crépuscules, dont il parle dans H.C. pour la vie a commencé en 1964. Elle continue.

44Ensuite, 1964, je pars aux USA, retrouver Joyce. Car Joyce, en manuscrit, est réfugié aux USA dans les bibliothèques de Buffalo, Yale, les seules que j’aie jamais fréquentées dans ma vie, à part le British Museum.

45La première chose dont je lui aie parlé « en privé » était médiatisée par New York. Je lui parlai de folie littérature et de New York. De littérature à la folie et du rapport étroit entre la foliterrature et New York. Ce rapport inaugural est toujours là, en activité, comme un volcan.

46La première chose dont il m’ait parlé en privé était de sa folie dite « la grande dépression », de dé-pensée, de guerre avec la dangereuse parcimonie ou l’arrêt de pensée, avec le non-penser contemporain français. Cela ne s’appelait pas encore déconstruction. Comme scène il y avait New York, les USA, la Françalgérie, Paris. Déjà nous avions l’un et l’autre plus d’un monde et plus d’une langue. En ce moment même, comme depuis quarante ans, il y a volcan, folie, littérature dès que j’arrive en vue de la Statue de la Liberté, comme le fit mon grand-oncle Benjamin Jonas qui rencontra Karl Rossmann sur le Hamburg dans l’Amerika de Kafka. À New York, lui avais-je dit, je suis à Troie, à Calcutta, à la vie et à la mort. Et ça continue. Je ne vais d’ailleurs jamais à New York 1) sans que se produisent des événements décisifs intérieurs et extérieurs 2) sans m’assurer qu’il y a au moins un ami de mon âme dans Manhattan pour m’empêcher de ne plus pouvoir remonter de l’abîme. Ce n’est pas par hasard que Kafka s’envoie pour commencer son œuvre à New York.

47Tout nouveau monde littéraire et philosophique commence « ici » (ou là-bas, selon que l’on est sur l’une ou l’autre rive) par une terreur amour, et une extravagance comme on le sait depuis Manon Lescaut.

48J’ai dit folie. Un beau mot en français. En privé nous avons osé avec crainte et tremblement naturellement nous traiter nous-mêmes de fous. Nous avons parlé de délire et d’inavouable, et du désir et du délire de désirer avouer l’inavouable même à soi-même. Déjà nous étions entraînés dans la grande série des impossibles, qui plus tard deviendront les noyaux irradiants des grands séminaires et de ses grands textes, tous ces « comment ne pas » et ces « comment ne pas ne pas », mentir, pardonner, traduire, aimer, manger, tuer, détruire, attaquer, souffrir, folir. Je ne devrais peut-être pas dire « folie », du moins le concernant, du moins pas sans précaution et explication.

491) D’abord, à l’époque, de sa « folie », il ne paraissait presque pas. Ce qui pouvait être signe ou symptôme, c’est à quel point au contraire il faisait sage, et solide et ancien comme une montagne et non tremblant sous la montagne. Ces dernières années il a dit à plus d’une reprise publiquement qu’il avait pendant les premiers temps de sa « carrière » donné des gages, à l’institution, qu’il avait montré patte blanche, écrit posément pour rassurer, et attendu avant d’oser des textes déchaînés ou enchaînés comme Glas ou +R et ceux qui suivirent. Bien caché (il n’était donc pas fou) son côté Protée-Prométhée afin d’éviter la répression ou la sanction et de gagner « l’admission ».

50Bien costumé le plus vif du subversif afin de ne pas se faire arrêter trop tôt c’est-à-dire avant d’avoir fini son livre. Se montrer le plus fort afin de pouvoir être le plus fou.

512) D’ailleurs qu’est-ce que folie sinon un trop de vrai ? Une excèvérité. Une pulsion de vérité au-delà du vrai et du faux. La folie comme excèvérité mène toujours à la déconstruction de Rome. Mais pour mieux déconstruire, il ne faut pas le dire, il faut le faire. Il avait déjà entrepris de déconstruire « Rome », tout en gardant la foi à l’abri dans la folie, à l’aide de l’anagramme.

523) Aussi lorsqu’il me fit part de « la grande dépression », première manifestation de cette mélancolie sans âge qui le traverse et qu’il traverse, moi qui ne le voyais pas mais l’entendais me parler depuis les sommets, je la pris pour ce qu’elle pouvait être : la souffrance causée par la grande solitude à ceux qui sont condamnés-élus pour les missions surhumaines, pour les mises à l’épreuve abrahamique, pour le signe de la mise au secret. J’étais sûre qu’il avait toutes les réponses. D’ailleurs il les avait. Et il les a toujours. Je ne me trompais pas. Mais je ne voyais pas alors, étant plus aveugle que lui, – lui l’aveugle, moi l’aveugle et demi –, que celui qui a les réponses et qui est responsable ne les a pas pour lui-même mais pour l’autre. C’est le sort de tous les « appelés ». Son tout-pré-voir n’est pas un savoir. J’étais plus aveugle, plus naïve et plus jeune que lui, alors (cela pourrait bien sûr se discuter), maintenant c’est le contraire : je suis moins aveugle et il est beaucoup plus jeune que moi, de plus en plus jeune, je suis archigrandmère et mère de ma mère, et en lui l’enfant est de plus en plus libre. (Bien sûr cela pourrait se discuter). Cela tient aussi, de son côté, cet état d’enfance, à un penchant de moins en moins retenu pour l’écriture inventive, pour le jeu avec la langue, de l’éternel pervers polymorphe.

53Lorsque je le rencontre il y a quarante ans, je n’associe pas le thème de l’élection au thème juif, je ne le vois pas comme juif, si j’avais dû l’assigner à une culture, je l’aurais vu grec, oui, disons jewgreek, sa façon de se glisser dans la pharmacie de Platon, sa façon de jouir du grec, en grec, d’avoir pris ses proximités avec l’immensité grecque comme il a pris ses distances avec la culture juive et même avec la Bible, en ce temps-là.

54Devant moi il a commencé par l’écart, par l’é-loignement – une élection à l’envers.

55Le comment-ne-pas être juif a commencé plus tard à m’apparaître.

56Au commencement vu de dos, tu étais dans une lignée Platon-Heidegger. C’est plus tard, philosophiquement, dans ton chemin philosophique, et avec la cristallisation de l’indécidable, et de tous les indécidables (entres, hymens, etc., et y compris le Qual Quelle), que petit à petit s’est dessiné pour moi quelque chose qui est resté quand même transparent, ce n’était pas une racine, c’était la division de la racine, c’était comme une couleur, je me disais qu’il y avait quand même chez toi un ou une psyché mosaïque. Quelque chose qui se rapportait à des figures. Pour toi, c’est Abraham. Pour moi Moïse. Le Moïse qui bégaie. Le Moïse qui a son double éloquent his shemblable, his freer. Le Moïse mâtiné de non juif par les femmes, comme toi. Le pas tout à fait juif qui mène le peuple juif. Celui qui n’entre pas. Ce Moïse m’est resté pendant longtemps le personnage le plus énigmatique de la Bible. J’ai mis des dizaines d’années à comprendre pourquoi il avait été interdit de rentrer dans la terre promise. Je lisais et relisais la Bible, et je me disais : mais où a-t-il péché ? – puisqu’il était le puni. Tu sais pourquoi je ne comprenais pas ? À cause de toi. Parce que le moment où Moïse est pris à partie par Dieu, c’est le moment où, après avoir eu dix mille fois l’aide de Dieu dans le désert, un jour où le peuple râle contre lui comme d’habitude – parce que le peuple juif dans la Bible comme en réalité est un râleur, c’est un peuple qui n’arrête pas de faire des bêtises, qui trahit sans arrêt, et se retourne – et puis une fois, à mi-désert, il n’y a pas d’eau. Il n’y avait pas à manger ? ils ont eu la manne. Cette fois il n’y a pas d’eau. Chaque fois Moïse retourne, comme dans un conte, vers Dieu, en lui disant : et qu’est-ce que je fais ? il faut que tu me donnes de l’eau, et Dieu lui dit : tu prends ton bâton – le fameux bâton – et tu vas taper sur ce rocher, il y aura de l’eau. Et (dans la Bible, cela ne prend même pas un demi-quart de ligne), Moïse va au rocher, il tape deux fois sur le rocher, de l’eau jaillit. Et j’ai toujours raté ce clin d’œil. J’ai mis longtemps à comprendre que c’était ça qu’il ne fallait pas faire, c’est-à-dire taper deux fois. Pourquoi ? En vérité, frapper deux fois le rocher c’est toi. Tu inscris un autre espace qui est un espace divisé, qui est un espace de hesitancy, qui est la vertu même de la pensée, de la prudence blessée de la pensée ; c’est la trace, c’est « oui, oui », c’est la division ou le redoublement. Ce double coup, si je l’ai toujours raté, c’est qu’il m’apparaissait comme ayant une logique profondément humaine, analytique. Ce qui est marqué là de la part de Moïse, et qui dure un dixième de seconde, c’est le doute : le il n’y a pas de foi sans doute et tremblement. Et donc prétendre que la foi ne peut frapper qu’une fois m’a toujours paru méconnaître le secret de la foi qui est le parjure ou l’abjuration. Je ne comprenais pas la Bible. C’est seulement en me rapportant à toi, et en me reconnaissant dans le deux-fois que je comprends : la foi, c’est deux fois. Tu m’es toujours apparu énigmatique sans l’être, comme les personnages bibliques qui sont tous de cette espèce.

57Je t’ai donc toujours apparié à un personnage de prophète, à un meneur, non pas du troupeau idiot qui fait toutes les bêtises, mais de la pensée qui erre dans le désert. Finalement, je me suis rendu compte qu’il y en avait plus d’un mais à la longue tu as été successivement et en même temps tous les prophètes. Tantôt tu m’apparais comme Moïse, ce Moïse-là, celui qui dure, tantôt comme Abraham, tel que tu les mets en scène ensuite dans Demeure et Donner la mort avec à la fois le secret, la littérature, le fils, et, dans Abraham, le fait que, comme pour Job, tout lui est retiré et tout lui est rendu. Tout lui est absolument retiré, et tout lui est absolument rendu. Et ce sont deux fois séparées. Et tous ces personnages, ces prophètes, ces meneurs, sont seuls. Ce sont des seuls. Ils ne peuvent pas communiquer. Abraham par excellence, mais Job abandonné par tout le monde successivement. Le monde entier l’abandonne et ne le comprend pas, c’est la plainte de Job. Et Moïse, qui n’a même pas la langue ! Abraham est celui qui est le plus incandescent dans la solitude. Mais les autres aussi. C’est un seul, un, seul, et toi, tu es un, seul, et plus d’un seul. On pourrait décrire ton trajet, à la fois dans ta vie et dans ton histoire, qui ne se séparent pas, et dans l’histoire de ton écriture, et dans l’avancée de ta philosophie, avec ces figures qui sont toutes métaphoriques de l’être promis et livré à la déconstruction.

58Pour finir j’invoquerai ici la figure la plus poignante et la plus tenace entre tes diverses incarnations, une figure qui se défend de toute traduction, et qui est justement pourtant la figure du Sans-défense, celle du bouc lié, lui le bélier, le fonceur mais aussi le bouclier contre l’agresseur. Je bénis ici ta tendresse ton identification tendre aux plus faibles ta façon de te laisser lier à la place d’Isaac, en tant que bélier, de te laisser charger des péchés d’autrui en tant que coupable d’innocence, bouc malgré toi et de ton consentement quand même. Ta colère qui ne connaît pas la haine. L’endurance infinie de ton humour. Impossible à jamais d’oubélier, sa bonté, sa peur, son courage, « non ce n’est pas du courage » dis-tu, c’est de la force plus forte que lui, sa solitude, sa peur de la solitude, sa façon de rester, le même, inaltérable, d’être celui qui vient, survient dis-tu, celui qui est toujours devant, celui qui écoute. « Un type qui fait attention à ce qu’il dit » me dit-il un jour de Heidegger, comme de lui-même.

59Attention à ce qu’il dit.

Notes

  • [*]
    Texte écrit en septembre 2004 pour le colloque devant être consacré à Jacques Derrida à New York University, New York, le 15 octobre 2004.
  • [1]
    La, le rencontre. a) Une Rencontre n.f. XIIIe s. ; « coup de dés » et « combat », b) Un Rencontre n.m. 1671 tête d’un animal vu de face.