De lui faire synagogue

1Jacques Derrida ne s’est pas « éteint », comme on dit. Il rayonne. Il rayonne au présent, car toujours, avec lui, c’est l’heure du don. Il veille, il monte la garde, il nous laisse un trésor d’œuvres à remettre en œuvre à chaque lecture.

2Jacques Derrida n’aura cessé de donner : sa parole, son temps, sa présence, ses séminaires, ses livres, ses langues françaises qui trouvent grâce et force à se retourner plus d’une fois sur la grammaire.

3Lorsque je l’ai reçu, c’était la première fois, à l’université de Heidelberg où j’étais alors, c’était pour une rencontre que j’organisais et à laquelle il avait aussitôt consenti, avec Hans-Georg Gadamer et Philippe Lacoue-Labarthe, le 5 février 1988, sur : Heidegger : Portée philosophique et politique de sa pensée. Et c’est Derrida qui offrait l’hospitalité du débat, interrompant entre Gadamer et lui un silence désaccordé depuis plusieurs années.

41988, c’était une époque d’intense polémique autour de la publication du livre de Victor Farias Heidegger et le nazisme, mais aussi autour des thèses révisionnistes de Faurisson. Il y avait eu le procès Barbie, il y avait « l’affaire Paul de Man » et la parution du livre de Derrida Mémoires – pour Paul de Man… C’est dire que le 5 février 1988 à Heidelberg, il y allait de la responsabilité de la pensée. Et nous étions plus d’un millier dans une attente sans bornes.

5Et plus d’un millier, sept ans après, à Queen’s University-Ontario, où j’accueillais Jacques Derrida pour un doctorat honoris causa, et où il parla, longuement, de La chance et l’hospitalité[1].

6Entre toutes les grandes leçons qu’il nous aura données à lire, quant aux fins de l’homme, à la Politique de l’amitié, à la Démocratie à venir, quant à la mort que son écriture s’efforçait, texte après texte, de confesser et circonvenir, entre toutes il nous aura enseigné à faire synagogue. De son œuvre faire synagogue. « Synagogue » c’est-à-dire rassemblement, parlement, ainsi qu’il le rappelait, lui qui prenait les mots par les racines, lors des récentes Rencontres de Strasbourg (pour la fondation du Parlement International des Philosophes) avec Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe en juin dernier, rencontres publiées au titre de Penser à Strasbourg :

7« une synagogue, c’est le lieu dit qui dit ou dicte de se rendre ensemble, le lieu où l’on va et vient à la rencontre des autres, l’espace où l’on conduit ses pas et marche côte à côte » [2].

8Et il évoquait, comme une figure de la philosophie qui lui était chère, la figure de la Synagogue représentée en une jeune femme aux yeux bandés, sculptée dans la pierre de la cathédrale de Strasbourg.

9A présent, Jacques Derrida ouvre tout le chemin. Le travail est immense. Il s’avance, il nous devance. Il nous ensemble : il est temps qu’il soit temps de synagogue.

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida, La chance et l’hospitalité / Good fortune and Hospitality, Allocution à Queen’s University pour la remise du doctorat honoris causa (28 octobre 1995), précédée de : Mireille Calle-Gruber, Passages, revue Trois, vol. 14, n° 2-3, 1999.
  • [2]
    Jacques Derrida, Le lieu dit : Strasbourg, in Penser à Strasbourg (collectif), Galilée / Ville de Strasbourg, 2004, p. 34-35.