Trois phrases de Jacques Derrida

1Pour commencer, je me fais le porte-parole de plusieurs amis retenus au loin et qui tiennent à transmettre ici, aujourd’hui, leur salut : Franson Manjali, de New Delhi, Ginette Michaud, de Montréal, Marc Froment-Meurice de Nashville, Peggy Kamuf, de Los Angeles, Avital Ronell, de New York, Heba Machhour, du Caire, pour ne nommer, d’une manière par force un peu arbitraire, que quelques-uns des si nombreux qui auraient voulu être avec nous.

2 Et je me fais en même temps le prête voix de toute l’équipe de Galilée, qui est avec nous ici comme elle a tant été avec lui pendant plus de trente ans, dans un accompagnement qui dépasse de loin ce qu’on entend d’habitude lorsqu’on parle d’éditeur et de maison d’édition.

3 Beaucoup de messages aussi me sont venus de personnes éloignées du monde philosophique ou universitaire : cela doit être souligné. Une d’entre elles m’a dit : « lorsque disparaît une grande figure de la pensée, on comprend tout ce qu’on délègue à ces figures, cette activité de la pensée dont on a besoin sans avoir la force ou le temps d’y travailler ».

4 Je joins aussi, pour un sourire – en réponse au sourire que Jacques nous adressait mardi dernier – ce mot d’une très jeune enfant, la fille de Christine Irizarry, une traductrice de Jacques en Amérique. Comme sa mère lui expliquait qu’il est interdit de taguer les murs elle a dit : « Mais si on écrit quelque chose d’important, comme “Derrida est mort ?” » Elle répétait ainsi sur un mode mural les guillemets dont Jacques entourait la phrase « Maurice Blanchot est mort », phrase impossible, disait-il, phrase qui ne pouvait être qu’une citation

5 Je resterai pour aujourd’hui avec des phrases, je veux dire : à côté du discours, en marge. Sans emphase, sans apparat, sans « phrases » donc, en cet autre sens, comme on dit si justement « la mort sans phrases » – juste une récitation pour garder la simplicité des choses qui doivent rester effleurées afin de respecter la peine et aussi la présence, cette sienne présence douce-amère qui nous hante.

6 Je veux citer trois phrases de Jacques, je veux les rapporter, les redire, les entendre à nouveau : des phrases prononcées, non écrites, afin de rester si possible encore un peu proche de sa voix. Car c’est la voix qui porte les traces et qui fait les différences, c’est l’écriture vocale (et non, bien sûr, la voix silencieuse et transcendantale). D’ailleurs, il y eut justement à ce propos une phrase de Jacques, à Cerisy, en 80, dans un groupe discutant au jardin. Certains voulaient discréditer la voix – et lui : « Mais je n’ai jamais rien dit contre la voix ! » (Imaginez sa voix disant cela, avec cette montée dans l’aigu, cette dé-tonation façon El Biar qui accompagnait ses exclamations…)

7 Trois phrases, donc. Trois phrases de trois époques et de trois registres, qui me sont restées dans l’oreille.

8 Une sur l’écriture, l’autre sur la pensée, la dernière sur le corps.

9 La première est ancienne, autour de 1970 sans doute. J’étais dans un moment de doute et de découragement, et je disais à Jacques que je pensais n’avoir pas ou plus grand-chose à dire. Il m’a fait cette réponse, avec brusquerie, presque fâché : « Oui, je connais, ce sont des prétextes qu’on se donne pour s’éviter d’écrire. » J’étais interloqué, et c’est pourquoi je n’ai pas oublié la phrase (lui, plus tard, l’avait oubliée). Je n’avais jamais imaginé qu’« écrire » pût être présenté comme une obligation à laquelle on pourrait chercher à se dérober. Je ne suis toujours pas sûr d’avoir bien compris, même si, selon l’expression reçue, « je me le suis tenu pour dit ». Mais c’est resté comme un axiome, ou comme un impératif. Il ne faut pas s’éviter le risque d’écrire, le risque de chercher à noter ce qui ne l’a jamais été et ne le sera peut-être pas. Il ne faut pas se soustraire à être ainsi exposé au travers de ce qui peut apparaître et fonctionner – l’écriture – comme un instrument de puissance ou de complaisance. Car on ne peut pas et on ne doit pas se contenter de ce qui est déjà dit – il ne faut pas redire, mais dire à nouveau, toujours, et il n’y a jamais trop de voix.

10 La deuxième phrase est plus tardive et concerne la pensée. Nous parlions d’une ligne dans La Voix et le phénomène, où il est écrit « La différance infinie est finie. » J’en soulignais la difficulté. Il me dit : « Tu sais, je ne suis pas certain de très bien comprendre moi-même. » Il souriait, mais ne plaisantait pas. Je compris ce jour-là que chez lui aussi la pensée s’échappait : la propre pensée débordait, nécessairement, par quelque extrémité – et j’éprouvais que penser c’est toujours avoir à faire à cette échappée, à cette inaccessibilité dans l’événement même de l’accès. Jacques n’a jamais cru avoir achevé une pensée. Et c’est justement cela, la « différance » : non une simple distinction entre l’être et l’étant, mais la pensée de l’être qui se diffère dans l’étant. L’être qui consiste à s’écarter en soi de soi, de la substance ou du sujet, du concept donc aussi. J’ai relu hier, c’est à la page 114, et j’ai vu que la phrase, imprimée en italiques, succède à ces mots : « la finitude de la vie comme rapport essentiel à soi comme à sa mort. » – Et cela même est l’infini ou bien fait l’infini. C’est cet impensable qui nous fait penser, toujours à fonds perdu, et en tout cas à vie perdue. Ce n’est pas mortifère, c’est persévérant. C’est simplement et absolument rigoureux.

11 La troisième phrase est très récente et proche de la mort. C’était la veille, à l’hôpital. Marguerite était là. Jacques avait été opéré, et il me dit, faisant allusion à ma greffe du cœur : « Maintenant j’ai une cicatrice aussi grande que la tienne. » Il plaisantait – il a toujours aimé rire – mais sa fatigue était telle, et son anxiété, que le ton n’était pas très gai. Pas plus que les deux autres je n’aurais attendu cette phrase. Par-delà l’humour, elle m’a touché : comme s’il y avait une rivalité amicale dans la souffrance, dans l’incision et l’inscription du corps. Comme si de l’une à l’autre cicatrice il pouvait y avoir compétition – pour quoi ? Pour l’incision et pour l’inscription de quoi ? De notre finitude dont le tracé fait apparaître notre infinitude dans « le sans de la coupure pure » comme il a naguère écrit.

12 Mais je ne veux pas lui faire dire plus qu’il n’a dit.

13 Voilà – simplement ces phrases qui résonnent, de même que son visage, son allure, ses gestes et sa voix – skéma kai phoné dit l’Étranger du Sophiste : le schème et l’intonation du singulier, de l’insubstituable, le propre dans son archi-propriété inaccessible, inimitable, inappropriable, le propre tel que proprement il se dit, tel qu’il se pense, tel qu’il se souffre et tel qu’il demeure – en nous, en lui-même enfin – en lui-même, c’est-à-dire hors de lui, exilé, excrit, ek-sisté, dehors – c’est-à-dire où ? ici, avec nous.