Comment (ne pas) faire son deuil ?

1Comment faire son deuil sans effacer, sans oublier celui dont on fait le deuil ? Sans l’ensevelir aussitôt sous la charge de l’hommage, de la commémoration forcément attristée et unanime ? Comment parvenir, en faisant le deuil de Jacques Derrida, à lui rendre justice – à restituer ce que sa pensée avait de juste, c’est-à-dire aussi de vif, de libre, d’intolérable pour tous les conformismes établis – et, en même temps, comment parvenir à lui rendre grâce, à le remercier une fois encore, une dernière fois, pour tout ce qu’il nous aura donné ?

2Comment faire son deuil, si ce n’est d’une singularité ? D’un visage, d’un geste, d’un regard, d’une voix ; d’une manière absolument singulière, un ton, un accent, une allure, un « style » ; de cette singularité radicale qu’il nous a appris à nommer de différents noms : le seing, la restance, la crypte, la date, l’idiome… Sans cela, sans cette trace singulière qui résiste à sa neutralisation, à son devenir-anonyme, aucun rapport à l’autre ne serait possible, aucun amour ni aucune haine, aucune amitié, aucun deuil. Il nous l’a enseigné cependant : une trace ineffaçable ne serait pas une trace, et c’est la possibilité de son effacement qui donne sa chance à l’écriture. Aussi singulière soit-elle, la trace peut toujours se répéter, s’altérer en se réitérant, elle doit même se réitérer pour devenir dicible ou lisible, et ainsi elle cesse d’être cette trace singulière que nous pourrions garder en mémoire, dont nous pourrions faire le deuil : elle « n’arrive qu’à s’effacer », « on ne peut se la rappeler qu’en l’oubliant » [1]. Comment parvenir alors à faire son deuil, le deuil de cette singularité irremplaçable, insubstituable, si c’est le destin de toute trace de se livrer, aussitôt tracée, au jeu sans limite des substitutions, des déplacements, des équivalences ? Il faudrait l’écrire, ici et maintenant, chercher à résister à l’oubli, à témoigner, à sauvegarder sa mémoire par l’écriture. Mais comment y arriver, s’il est vrai (cela aussi il nous l’a enseigné) que l’écriture a partie liée avec cette force de mort à laquelle elle est censée résister ? Qu’elle doit se protéger contre elle-même, contre la menace qu’elle fait peser sur son propre jeu ? Aporie de l’écriture : elle est en deuil d’elle-même, elle sonne son propre glas. Ainsi, notre question initiale se pose à nouveau : comment faire son deuil sans effacer du même coup celui dont on fait le deuil, sans l’oublier dans le geste même qui devait l’arracher à l’oubli ? Ce qui renvoie au sens courant (et assez détestable…) de cette expression : dans le verbiage de notre temps, on dit que l’on « a fait son deuil » d’une relation amicale ou amoureuse, d’une ambition déçue ; ce qui signifie que l’on accepte d’y renoncer, que l’on se résigne à son échec, à son impossibilité.

3Sans doute faudrait-il mieux marquer la différence entre faire son deuil et porter le deuil : entre le geste d’en finir avec ce qui n’est plus, de surmonter la douleur de l’absence, et cet autre geste qui consisterait au contraire à prendre en charge ce qui est mort, à le prendre sur soi, à le soutenir pour mieux le préserver, se le remémorer, le sauvegarder. Ce qui s’est traduit, dans toutes les cultures humaines, par des rituels spécifiques, par certains marquages corporels ou vestimentaires, l’interdiction de se laver, de se raser, l’obligation de déchirer ses habits, de porter des vêtements d’une certaine couleur, etc. Avant de faire son deuil et pour pouvoir le faire, il faudrait d’abord s’exercer à porter le deuil… Une telle distinction est-elle fondée ? J’imagine ses réserves : il nous aurait mis en garde, comme il le faisait toujours, contre une démarcation trop assurée, trop hâtive. « Porter le deuil », nous aurait-il dit, ne s’oppose pas forcément à « faire son deuil », précisément parce que nous ne portons le deuil que pour mieux le supporter, le surmonter et en finir avec lui. Au terme du deuil, disait Freud – du deuil « normal », « réussi » – le moi arrive enfin à « rompre tout lien avec l’objet anéanti ». Pour le dire autrement, dans un autre lexique, il s’agit dans le deuil de prendre sur soi ce qui est mort, de « séjourner auprès du Négatif » afin de se réconcilier avec lui, de l’intérioriser, de le convertir en positivité – bref de le relever. Derrida est le seul lecteur de Hegel et de Freud à avoir repéré cette parenté entre l’Aufhebung, la « relève » dialectique et le Trauerarbeit, le « travail du deuil » dont parle la psychanalyse, au point de faire du travail du deuil le paradigme de tout travail, dans sa dimension « relevante » et sacrificielle [2]. La relève endeuillée est Erinnerung, à la fois intériorisation et remémoration : en portant le deuil, nous travaillons toujours à faire notre deuil, à nous détacher de celui qui est mort, à le dépasser dialectiquement, c’est-à-dire aussi à l’intérioriser, à l’absorber en nous pour mieux l’expulser, à le remémorer pour mieux l’oublier dans le rituel de sa commémoration. La logique du deuil se révèle hautement paradoxale : en voulant rester fidèles au maître, à l’ami disparu, en en faisant le deuil, nous lui serions gravement infidèles. À l’inverse, ce qui passe pour une infidélité, un manque de respect, le refus (ou l’impossibilité) de faire son deuil seraient en fin de compte plus fidèles que toutes les proclamations de respect et de fidélité endeuillée [3]. Pour sauvegarder sa mémoire, il faudrait à tout prix éviter d’en faire le deuil. Comment éviter de se laisser piéger par ce double bind ? Comment (ne pas) faire son deuil lorsque l’on fait son deuil ?

4S’il est vrai que le Trauerarbeit est le ressort secret de la dialectique spéculative, notre question recoupe l’une de ses plus anciennes, de ses plus constantes préoccupations. Déjà dans L’Écriture et la différence et plus fortement encore dans Glas, il s’efforçait de retourner l’Aufhebung contre elle-même, de pointer ce qui dans la pensée de Hegel ne se laisserait plus relever, intégrer ou interner comme un simple moment dans le procès de l’Absolu. Son point de non-réserve ou de non-retour, son arrêt de mort, son deuil impossible : ce qui, en elle, ferait signe vers le « sans-fond du non-sens ». Mais ce débordement, cette transgression interne du Système ne lui semblait pas suffisante : pour excéder la clôture de la métaphysique, il lui fallait tourner ses défenses, opérer un constant va-et-vient entre son dedans et son dehors, se trouver des alliés sur les marges de la philosophie. En appeler par exemple à la littérature, au « hégélianisme sans réserves » de Bataille, mais aussi à Mallarmé, Genet, Artaud, tant d’autres encore ; et, tout autant, à la psychanalyse, aux élaborations les plus radicales issues du questionnement freudien d’où il prélevait certains motifs, certains leviers de la déconstruction. Des travaux de ses amis Nicolas Abraham et Maria Torok, il avait retenu la distinction qu’ils opéraient entre introjeter et incorporer, entre le processus d’introjection qui sous-tend le deuil « normal » et le fantasme d’incorporation qui participe des « maladies du deuil » comme la mélancolie. Comme toute relève, comme tout travail et tout rituel de deuil, l’intériorisation introjective permet de s’approprier l’Autre, de lui donner un visage et un nom, de s’identifier (au moins partiellement) à celui qui est mort et simultanément de s’en démarquer, de s’en détacher, de rejeter au-dehors sa dimension la plus étrangère, fantômale, inappropriable : l’introjection endeuillée est un processus de digestion. Tandis que l’incorporation entérine un « échec » du deuil, maintient l’objet perdu dans un « caveau secret », « ni avalé ni rejeté », ni dedans ni dehors, ni vivant ni mort, encrypté, enkysté au sein du moi comme un fantôme [4]. La crypte, la revenance, la spectralité, la survivance : ces motifs traversent toute son œuvre, sous-tendent sa lecture de Marx, de Freud, de Heidegger, de Blanchot ou de Celan comme une obsédante hantise. Sans doute parce que son geste le plus singulier, le plus idiomatique – l’enjeu de ce que l’on appelle la déconstruction de la métaphysique – s’apparente à une « maladie du deuil ». S’il est vrai que la métaphysique marche toujours au deuil, à la relève, à l’introjection, en revanche sa déconstruction aurait partie liée avec l’incorporation : elle garde en elle ce qu’elle déconstruit, le réinscrit dans son propre texte, le fait revenir comme un phantasme ou un fantôme. Mélancolie de la déconstruction : elle atteste d’un impossible deuil de la métaphysique.

5Il est impossible de déconstruire la métaphysique sans mettre en question la possibilité du deuil, du travail de deuil « normal » ou « réussi ». Chaque processus de deuil génère un reste inassimilable, la revenance d’un spectre, et celle-ci compromet nécessairement l’accomplissement du rituel – sans excepter cette cérémonie rituelle que nous célébrons ici même, aujourd’hui. Derrida aurait sans doute donné à cette contrainte la forme d’une aporie (pour que le deuil réussisse, il faut qu’il échoue ; il « n’arrive qu’à échouer » ; sa possibilité suppose son impossibilité, etc.), mais aussi celle d’une injonction archi-éthique, de l’obligation d’accueillir l’Étranger, de respecter l’altérité de l’Autre sans l’absorber dans le Même, de faire sa place au revenant, de lui rendre justice. Injonction sans doute intenable : car elle exige de faire la part du fantôme, de discerner avec certitude ce qui revient au mort (le deuil, précisément : l’hommage, le respect ou la garde de la mémoire, etc.) et ce qui revient comme mort, c’est-à-dire comme hantise, comme ce ni-vivant-ni-mort dont nous n’en finirons jamais de faire notre deuil. Comment y arriver ? Comment faire la différence entre ce qui reste comme Corps glorieux, Nom ineffaçable sans cesse réinvoqué et commémoré, et ce qui reste seulement comme déchet ou comme spectre ? Entre ce qui se laisse introjeter, relever dans le travail « normal » du deuil et ce qui résiste à cette réappropriation endeuillée ? En d’autres termes, comment passer du Trauerarbeit au Trauerspiel, à sa répétition théâtrale, mimétique, dont le jeu « baroque » saurait déjouer « le sérieux, la douleur, le travail du Négatif » ? Qu’est-ce qui, dans notre deuil, résiste au deuil – par exemple au deuil de Jacques Derrida, dont nous sommes ici réunis pour honorer la mémoire ? Est-ce son écriture, une certaine part (mais laquelle ?) de son écriture, les cryptes ou les marges de ses textes ? Est-ce au contraire la trace d’une certaine « présence » incarnée, la singularité vive d’une allure, d’un visage, d’une voix ? (contrairement aux apparences, la seconde hypothèse ne me semble pas moins « derridienne » que la première).

6Impossible de faire son deuil, disions-nous, si ce n’est d’une singularité. De quelle singularité s’agit-il ? Celle de la trace, du seing, de l’idiome, de la crypte ? Ou bien celle d’un ego, de ce « sujet » vivant que nous rencontrions parfois dans des séminaires ou des colloques, et que nous ne rencontrerons plus ? Une chose au moins est certaine : cette singularité ne saurait être celle d’un fantôme. Un revenant n’est jamais singulier, justement parce qu’il revient, en répétant, en mimant la singularité vivante qu’il hante. On ne fera jamais son deuil d’un fantôme. Énoncé qui peut s’entendre en deux sens très différents : en premier lieu, il voudrait dire que le revenant est ce qui échappe au deuil, ce qui dérègle l’ordre rituel de la commémoration et de l’oubli. Ni intégré ni rejeté, il résiste et revient sans fin et, en ce sens, la meilleure manière de respecter un mort – de lui épargner l’oubli – consiste à en faire un fantôme. Et pourtant, la revenance du spectre est en même temps ce qui efface toute singularité, la réduit à une simple réplique inconsistante, une trace de trace, une ombre furtive, un écho : ce qui la fait disparaître sans retour en tant que cette singularité unique, irremplaçable, dont nous portons aujourd’hui le deuil. Faire d’un mort un fantôme, le faire revenir comme fantôme, c’est le vouer au plus profond oubli et il n’y a pas de meilleure manière d’outrager sa mémoire. Rien n’est plus terrifiant qu’un spectre, parce qu’il porte dans les plis de son voile la menace d’une mort pire que la mort. Cette démarcation entre le deuil et la revenance apparaît désormais intenable : il y a toujours un moment où ils finissent par se confondre, se révèlent comme deux versions de la mort, deux modes secrètement complices d’un même oubli. Comment échapper à cette économie de la mort ? Comment parvenir à faire son deuil du deuil ? C’est, disait-il, « la seule chose qui finalement m’intéresse », « ce que j’appelle, encore mal, le deuil du deuil », « Vous me demandiez ce qui me fait écrire ou parler, voilà. C’est quelque chose comme ça » [5].

7Si le travail du deuil implique toujours un oubli, un effacement de la singularité, le deuil du deuil promet au contraire d’en garder une trace, de rendre justice à la singularité anéantie. Cette promesse est ce qui définit sa dimension messianique ou, si l’on veut, poétique : elle est la vérité du poème ou de l’écriture, sa folie ou sa chance. Elle « appelle à bénir ce qui reste de ce qui ne reste pas » [6]. Que restera-t-il donc du nom, du visage, de la voix, mais aussi de la pensée, de l’écriture de Derrida, de ces motifs qui se tissaient dans ses textes ? Ni fantôme, ni corps glorieux embaumé, seule reste, peut-être, la question. Par exemple cette question que je viens de poser ici même au sujet du reste, du deuil du deuil, de la promesse messianique – et toutes ces innombrables questions, ces points d’interrogation qui parsèment ses textes, cette tournure, cette manière qui consistait à interroger sans relâche les plus massives, les plus aveuglantes évidences de la tradition et du sens commun. Autant de questions à chaque fois singulières, inattendues, qui viennent briser l’enchaînement linéaire des énoncés : autant d’interruptions, autant de micro-événements où se diffracte à l’infini l’événement absolument singulier d’une rencontre, la force d’effraction de cet événement de pensée qui, pour chacun de nous, s’attache au nom de Jacques Derrida. Ce qui résiste à l’oubli endeuillé – et à cet autre oubli qui est le voile des fantômes – ce serait la singularité de la question, ces apories, ces paradoxes, ces double-binds qu’il nous a laissés. Au-delà du deuil : le legs de la question. Le temps nous manque pour interroger plus précisément l’économie du legs, ce qui pourrait la rapprocher ou la distinguer des motifs de la signature, du lien, de la greffe, du don ou de la garde. Un détour par la psychanalyse – par le « legs de Freud » analysé dans la Carte postale – s’imposerait sans doute, ainsi qu’une référence à Kant, à ce passage de la deuxième Critique qui prétend illustrer une question portant sur la Loi, sur le statut et la forme de l’obligation éthique, par l’exemple d’un legs, de ce « dépôt dont le propriétaire est mort sans avoir laissé d’écrit à son sujet » [7]. Je constate seulement que, au moment où il s’interrogeait sur la possibilité de la philosophie, sur son avenir possible au-delà de sa « mort » – de cette « mort de la philosophie » que l’on ne cesse d’annoncer, et tout spécialement lorsque meurt un « grand philosophe » – Derrida en venait à définir la communauté des philosophes comme une « communauté de la question sur la possibilité de la question » et à nouer cette possibilité à une « inentamable responsabilité », à cette injonction archi-éthique qui demande que « la question (soit) gardée. Comme question. La liberté de la question (…) doit être dite et abritée » [8]. Il s’agit bien de garder un legs, de préserver, de transmettre la garde de la question, mais en toute liberté, comme si le légataire était mort « sans nous laisser d’écrit à son sujet », sans rien qui, dans ses nombreux écrits, puisse limiter la liberté de la question. C’est cette injonction singulière, cette libre obligation qu’il nous aura léguée, comme un signe d’amitié et d’amour, comme une bénédiction.

Notes

  • [1]
    Cf. Schibboleth, Galilée, 1986, p. 89 et passim.
  • [2]
    L’Aufhebung est « l’amortissement de la mort », la « réappropriation absolue de la perte absolue ». En effet, l’objet relevé « demeure dans son anéantissement. Il reste en tant qu’il ne reste pas. Opération de deuil : consommation idéalisante. Cette relation s’appelle le travail » – Glas, Galilée, 1974, p. 152 et 140.
  • [3]
    Sur cette « double contrainte du deuil » et l’impératif paradoxal d’infidèle fidélité qu’elle appelle, cf. Points de suspension, Galilée, 1992, p. 161 et 331, ou encore Mémoires – pour Paul de Man, Galilée, 1988, p. 54-56.
  • [4]
    Cf. par exemple « Fors », préface de Derrida au Verbier de l’Homme aux Loups d’Abraham et Torok, Aubier-Flammarion, 1976, p. 25, 56, etc.
  • [5]
    « Ja ou le faux-bond », Points de suspension, p. 54.
  • [6]
    Schibboleth, p. 75.
  • [7]
    Critique de la raison pratique, Analytique, théorème III (scolie), Vrin, p. 40.
  • [8]
    « Violence et métaphysique », L’Écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 117-119.