Jupiter parmi nous

1Avant la désolation vient le saisissement, mais aussi, parfois, en de très rares cas, avant ou après, le suspens, ce suspens si fort : comme si ce qui vient d’arriver en réalité ne parvenait pas, n’arrivait pas à arriver, ne se faisait pas entendre, n’en était encore qu’à poindre ou à s’annoncer, de manière certes irrécusable, nouvellement irrécusable, mais n’importe, encore dans la recherche et dans l’instance de la place et de la possibilité.

2J’écris ces lignes plus de deux mois après la mort de Jacques Derrida, et, je l’avouerai sans détour, toujours dans la même incrédulité. L’analyste pointera ici une obscure transaction, une économie du déni. Comment aurait-il tort ? Mais l’évidence est aussi bien celle d’un effet physique. Derrida était un corps remarquable : traits, voix, peau, regard, chevelure, épaules et gestuelle. En termes pris à Spinoza, dont il parla si peu : un individu extrêmement composé (composé d’un très grand nombre d’individus eux-mêmes très composés), doué d’une grande stabilité de forme, et pour cela, dit l’Éthique, « apte à agir et à pâtir d’un très grand nombre de manières à la fois ». Ce corps vous affectait sur un mode intense et caractéristique. Je me souviens du premier abord, un mercredi d’il y a trente ans. C’était un homme encore jeune, entre quarante et quarante-cinq ans, que l’on pouvait approcher sans difficulté. Il ne s’absentait pas, et au contraire vous témoignait une attention que tous décrivent comme rare, ce qui veut dire qu’il s’installait lui-même tout près de vous, plus près que vous n’auriez pensé. En même temps, il demeurait au-delà de votre approche. Tout ce qui émanait de lui, gestes, réponses verbales, était vif et à la fois extrêmement concerté. Jamais une approximation, jamais un relâchement ; souvent des pauses. Il était devant vous, déjà à cette époque, comme un bloc de puissance et de mémoire. Ou plutôt, cette puissance elle-même était puissance de rappel et d’empreinte. Déjà à cette époque, et toujours plus évidemment ensuite. Comment cela pourrait-il disparaître ?

3Une empreinte, c’est-à-dire une manière d’affecter, une manière d’affecter faite règle, cela ne disparaît pas. Spinoza dit qu’une fois affectés par un corps, nous le considérons comme existant en acte, jusqu’à ce que notre corps soit affecté d’un affect, afficiatur affectu, qui exclue l’existence ou la présence de ce corps. Mais pour que ce dernier affect soit donné, ou plutôt pour que l’exclusion soit catégorique et que nous cessions d’affirmer cette existence, sans doute faut-il d’abord que le corps dont il s’agit ait cessé de nous affecter, au moins de manière active. Et si ce n’est pas le cas ? et si nous conservons son affect (sa manière de nous affecter) ? et si cet affect a en lui-même de quoi se poursuivre ? Alors nous pouvons avoir vu mettre ce corps en terre et le tenir pour toujours là. Ces choses n’ont en réalité rien de mystique. On peut s’expliquer par des affections et par des dispositions du corps pourquoi les apôtres voulurent croire à la résurrection du Christ. Là où une très grande puissance d’agir est donnée, elle reste et témoigne qu’elle reste. Il est clair qu’à propos d’autres noms que le sien propre – mais en même temps toujours à propos du sien propre, et cela de manière de plus en plus ouverte –, cette persistance ou restance aura constitué l’un des grands objets de Derrida, l’un de ses grands soucis, l’un des phénomènes les plus intrigants auxquels il se soit attaché, avec les spectres, les fantômes, les dons, les legs et de quantité d’autres figures que je n’entreprendrai pas maintenant de dénombrer.

4Je voulais seulement ajouter deux choses.

5D’abord, la persistance va ici de pair avec une auto-antécédence ou auto-prédécession, et ce qui n’a pas de terme n’a pas eu non plus de commencement. Dans l’immense corpus derridien, le non-commencement et le non-terme (ou la non-fin) ont été d’emblée pensés et mis en scène non sans doute simultanément, mais dans le tracé d’un même geste. Ainsi dans Glas, avec d’entrée ses deux colonnes, avec ses deux phrases d’incipit comme détachées de quelque inutile partie antérieure, et avec à la fin cette double interruption (Mais elle court à sa perte, pour avoir compté sans/Aujourd’hui, ici, maintenant, le débris de/). La productivité derridienne a là sa représentation sensible. Derrida se rendit célèbre à trente-sept ans avec trois grands livres d’un coup (je me souviens, jeune lycéen, de plusieurs pages dans le journal Arts, dues je crois à François Châtelet, et avec quoi je rencontrai son nom), mais ses premières publications, l’Introduction à l’Origine de la géométrie, Cogito et histoire de la folie ou Violence et métaphysique, avaient elles-mêmes déjà quelque chose de monumental : extension des références, énergie du tracé, pluralité des registres, ampleur des développements, spectre couvert ou révélé par un questionnement nouvellement intensif. Dans le même registre physique, la comparaison des architectures (colonnes…) le cédera vite ici à celle des forces : on parlera – pour la simple vertu de l’image, sans prétendre pousser plus loin – de grand champ magnétique, d’accélérateur de particules, de chambre de résonance, etc. Technicien virtuose et visionnaire, Derrida savait comme d’instinct ce que la puissance doit aux machines, et comment on doit les monter. Sa grande machine à traitement des machines – un aspect au moins de la « déconstruction » – fut en place étonnamment tôt. Comment fit-il ? C’est une question que j’ai gardée, comme d’autres sans doute l’ont gardée, en gardant ma sidération ; question en son genre ultime, de celles auxquelles je crois qu’il n’eût pas imaginé de répondre et qu’il aurait plutôt écartée en riant – raison pourquoi peut-être, dans ses si nombreux entretiens, l’on a du mal à en trouver la trace. Mais certainement la réponse sera que lui-même n’en savait rien, et qu’on n’en saura jamais rien, et que la question est futile, parce qu’il n’y a rien qui nous soit moins présent que la manière dont des machines s’installent et s’activent – toujours singulières, souvent inouïes, jamais parfaites – dans le corps-esprit que nous sommes, ou de son fait. Et ce suspens encore est spinoziste, avec le fait que « personne n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le corps ». Sauf qu’ici encore, « ce que peut le corps » pourrait avoir été – de même que pour Spinoza quoique sur un autre mode – d’un bout à l’autre sa question.

6D’autre part, à propos de très grande puissance d’agir, il faut bien choisir ses modèles. Ni de près ni de loin la puissance d’agir derridienne ne s’est démontrée en mode chrétien. Nous le vérifierons peut-être un jour, rares sont ceux qui se seront occupés autant que Derrida, dans la grande pragmatique que nous lui devons, comme en son milieu, et déjà dans Glas, à déterminer ce que ce mode chrétien a pu être. Mais ç’aura été de sa part sans nulle complaisance, sans consentement à cette identification christique dont la récurrence, y compris en philosophie, a été si remarquable à travers les siècles et jusqu’au dernier. Pour y sacrifier il aurait au moins fallu se reconnaître dans quelque promesse ; mais il n’y a pas de promesse de Derrida, sauf peut-être celle de déterminer ce qu’il advient des promesses et d’en suivre le phénomène à la trace, mais cette promesse-ci n’a jamais eu besoin d’être énoncée ; jamais épuisée, elle a toujours été tenue. Non, cette puissance d’agir n’aura été ni christique ni d’ailleurs mosaïque, et je crois que s’il y a ici quelque chose à chercher, ce sera toujours plutôt du côté des Grecs et de la problématique séminale d’une ruse avec l’anankè : ruse passionnée, toujours risquée, mais aussi prévoyante que possible. Écouter Derrida, parler avec lui, c’était rencontrer non le Verbe ou l’une quelconque de ses répliques, mais, sous les espèces d’une pure capacité de déchiffrement et d’indication, une intelligence d’espèce jupitérienne (nous n’avons pas de mot grec pour cela). Non un Jupiter ostensible, tonnant et majestueux, mais un Jupiter intérieur, supérieurement informé et précis dans son vouloir, avec en même temps la vie du désir, la simple affection, le défi à la fatigue, l’imagination toujours éveillée, le tourment jamais éloigné, et l’affirmation réfléchie jusque dans la maladie. Cela, derechef, ne peut pas se dissiper. Ne parlons même pas du mètre de livres installé dans nos bibliothèques, et des multiples inventaires qu’il exigera de nous. Parlons du corps et de l’image du corps. Le corps est en terre mais l’image du corps n’est pas touchée. Puissant simulacre installé dans un Olympe à la Lucrèce, mais qui n’est pas simplement destiné à nous visiter dans nos songes, parce que maintenant nos pensées les plus éveillées lui doivent quelque chose de leur trame.