Pour Jacques

1 Comme s’il s’adressait à moi et me disait ainsi quelque chose qui me touchait. Comme s’il se faisait entendre tout en étant déjà là où je ne le soupçonnais pas. Comme s’il me réveillait en se réveillant en moi. Comme s’il venait à moi pour me révéler le monde, et moi-même dans ce monde, mais depuis moi-même, là où je reste dans la nuit. Comme s’il me disait quelque chose de très simple, au fond. Si cela ne va pas, il faut faire avec. L’obligation, la contresignature, l’impossible. Ou la vérité inséparable de la passion. En arrivant d’Allemagne en 1985, où je l’avais rencontré deux ans auparavant, je l’ai entendu faire cours pour la première fois : zu den Sachen selbst, la passion s’inscrivant dans la chose même par l’injonction ou l’attestation du rapport. Est-ce pour cette raison que tout semblait si compliqué, presque inabordable, et puis s’avérait si simple, si proche ? Je crois que cela a été comme ça pour beaucoup, plus d’un, comme il disait. Le plus-d’un avive parfois la jalousie, provoque le soupçon et la vigilance. Alors il est difficile à endurer. Il l’était peut-être aussi pour lui qui en avait pourtant le génie. Mais chaque fois que je le revoyais après des interruptions de plus en plus longues, et récemment encore à Londres, c’était tout bêtement la joie. Je ressentais cette affection qui était sa générosité, une affection infinie que je désirais, qui restera pour moi indémêlable de ce qu’il a pu m’apprendre, la philosophie et la vie, la philosovie, un néologisme pour le saluer, et puis d’une autre affection, celle que j’ai pour Marguerite. Il aimait me taquiner et moi j’aimais le taquiner aussi, c’était beau de voir son sourire. En roulant vers Ris-Orangis il me demandait comment j’allais et posait brièvement sa main sur mon genou pendant qu’il continuait à surveiller la route. Maintenant, je me sens triste, mais aussi tout nu, comme s’il n’y avait plus lieu pour le recul, pas du tout un sentiment de terreur, bien au contraire, comme si la joie était devenue éternelle.