Le Capital comme volonté et comme représentation (lectures de Polanyi et Veblen)

1Il ne fait pas bon contribuer en ce moment à une sociologie de la domination [1] ou à une économie vraiment politique ; l’heure est aux dissertations sur les procédures de justification qui conduisent dans une société dite « complexe » ceux qui ne dirigent pas le processus de l’accumulation du capital à coopérer à ce processus. La problématique du Capital comme image serait alors de penser les bons usages de la justification. Mais notre société n’est pas plus complexe que les sociétés anciennes dont les modes de stratification font encore les délices des historiens. La modernité peut être caractérisée plus sûrement par la différentiation croissante du politique, de l’économique et du religieux. Aujourd’hui comme hier, les idéologies sont des systèmes de représentation qui, étant au cœur de l’activité sociale, sont autant d’images agissantes. Mais ceux qui ne supportent plus le type actuel de direction du système socio-économique, voire le principe même d’une telle direction, peuvent être conduits à comprendre les processus divers de rationalisation de ces discours de justification, rationalisation qu’il faut prendre ici dans un sens psychanalytique. Il nous semble donc nécessaire, pour penser correctement les images – ou fictions agissantes – de la société capitaliste moderne, d’en revenir à ce qui a fondé la modernité.

2Comme le concept d’imago de la psychanalyse l’enseigne, la réalité d’un père absent peut coexister avec l’imago d’un père terrible, bien différent, mais qui structure les conduites du sujet. On assiste à un phénomène semblable avec ce qu’on peut appeler l’imago du Capital : jamais en effet la réalité du Capital, souvent oligopolistique, voire en voie de monopolisation inquiétante à l’échelle mondiale dans certains secteurs, n’a été aussi loin des représentations canoniques qui le légitiment : le fantasme d’un Capital libertaire annonciateur d’une révolution enfin émancipatrice.

3Le travail de Polanyi nous sera utile pour analyser l’image du Capital. Selon cet auteur, la volonté de créer un grand marché autorégulateur au XIXe siècle exprime une mutation de l’ordre culturel occidental, laquelle prétend réduire la terre, le travail et la monnaie à autant de marchandises. Cet ordre est largement utopique car, aux premiers mouvements de construction de ces marchés, répondent des « contre-mouvements » de protectionnisme social. Un double mouvement caractérise ainsi la société libérale. Avec les événements des années 1930, le projet de l’autonomie radicale de l’économie est remis en cause par le New Deal, les fascismes et le soviétisme. Or, la fin du soviétisme, précédée une décennie plus tôt par ses mythes, a permis de réimpulser la dynamique capitaliste par le déploiement jamais vu de l’image du Capital comme imago. Il pourrait être intéressant de comprendre comment la figure du marché est si constitutive de la modernité que l’envahissement de l’économie par le politique caractéristique du soviétisme fut voué à l’échec : mais ce serait là l’objet d’un autre travail. Pour encore mieux se défaire des rationalisations théoriques du néolibéralisme, nous avons choisi de nous inspirer de l’œuvre de Veblen avant d’illustrer la fécondité des intuitions de Polanyi. J’assume ici le caractère instrumental et partiel de la mobilisation de ces auteurs.

Les images du Capital selon Veblen

Le Capital entre actifs tangibles et intangibles

4Veblen ne définit pas, comme le font souvent les économistes de son temps, le capital comme un bien servant à produire d’autres biens. Pour lui le capital doit rendre compte d’un état de développement de la société de marché. En ce sens, cette historicisation du concept de capital n’est pas loin de la méthode marxienne. Pour ce qui est de l’« ère sauvage », Veblen remarque que l’équipement matériel n’a pas beaucoup d’importance relativement à l’ensemble des connaissances nécessaires au déroulement du processus de production que sont les actifs intangibles [2]. Ceux-ci sont communément et égalitairement répandus dans la société alors que l’accès aux actifs tangibles est aisé. Il souligne que l’ère artisanale, moment où la propriété privée s’impose, a peu de conséquences importantes quant au mode d’accumulation du capital. Tout change avec la naissance du machinisme. Dans le cadre de la propriété privée, il se produit alors une inégalité de l’accès aux actifs tangibles. De plus en plus, ces actifs incorporent « l’efficacité technologique courante de la communauté ». La rareté de l’accès aux actifs tangibles balaye donc l’idée selon laquelle l’égalité des droits et l’égalité des chances seraient synonymes [3].

5Veblen développe alors une conception du capitalisme comme système de prédation. Le développement du capitalisme se fait à la fin du dix-neuvième siècle par le biais de « l’entreprise d’affaires ». Ces firmes constituent une réponse à la Grande Dépression de la fin du dix-neuvième siècle qui se caractérise par une déflation consécutive à des progrès techniques continus et une syndicalisation croissante de la force de travail. L’entreprise d’affaires mobilise intensivement les actifs intangibles qui acquièrent dans un régime de propriété privée hautement développé une autre nature. Les actifs intangibles sont dès lors, en plus des déterminations précédentes, toutes sortes de « réalités immatérielles » qui, grâce à la magie du droit, créent de la valeur marchande en réduisant ou en amoindrissant le rythme de la production économique : la création de rareté est le secret de ce système économique. Les actifs intangibles sont les fonds de commerce, les concessions, les privilèges, les franchises, les droits de reproduction, les marques et les brevets : ces actifs constituent le goodwill que Veblen définit comme de « l’illusion accumulée et de la commercialisation vendable ». Veblen compare l’actif intangible, sous sa forme moderne, à une forme de sabotage qui est généralement considérée comme le propre des ouvriers en lutte. L’actif intangible est une image même du capital moderne : de pures fictions juridiques permettent des transferts de richesses par un jeu sur les « droits de propriété » et non par la mise en œuvre de créations nettes de richesses. La conséquence du régime juridique du capitalisme moderne est donc que la capitalisation des firmes cotées en bourse mesure des avantages relativement à d’autres firmes et ne renvoie pas à la richesse en tant que telle. L’actif intangible qui, depuis un siècle, est de plus en plus important par rapport à l’actif tangible, n’est qu’une capacité de marchandage anticipée, fondée sur l’institution « d’un droit d’abus de négligence et de non-emploi » [4].

6C’est avec délices que Veblen observe les grandes manœuvres de concentration au dix-neuvième siècle aux États-Unis. Mais qui ne voit pas l’extrême lucidité de ces analyses quand on observe ce qui fait le capital de Microsoft ? Qui ne voit pas que le gaspillage, la « capitalisation des désutilités », est encore un moteur du capitalisme contemporain ? Il n’y a pas que les manœuvres monopolistiques et toutes les formes de chantage qui sont au cœur des « richesses » de ce système social. Les dissertations actuelles sur la force des logos renvoient à l’importance que Veblen accordait déjà aux « réputations » issues de la propagande publicitaire. Il est certes trop unilatéral dans ses analyses en affirmant que la prolifération des actifs intangibles ne fait que redistribuer la richesse. En effet, la production de ces actifs participe de ce que le capitalisme a de plus profond dans son instrumentalisation du désir humain et engendre un type de croissance économique indéniable. Néanmoins, Veblen n’a pas tort de souligner qu’à court terme les actifs intangibles participent de la formation de bulles spéculatives qui contribuent pour beaucoup aux crises.

7On comprend le rôle crucial de la finance dans un univers où l’accès aux actifs tangibles et intangibles est nécessaire à une échelle jamais vue. Or, la mobilisation de cette finance n’empêche pas le coût d’usage croissant du capital, ce qui conduit chroniquement à des montages financiers douteux et à des survalorisations boursières. Veblen souligne alors que la stabilité supposée de la valeur monétaire des contrats est au cœur de la pérennité du système, ce qui renvoie à une autre facette de l’image du capital.

La banque centrale comme la grande image du capital

8Le capital, sous ses formes de l’actif intangible et tangible, fonctionne bien comme image. En effet, Veblen parle d’une certaine « représentation » de la richesse sociale qui est typique d’un capitalisme monopoliste où la finance joue un rôle déterminant et où la valeur du capital s’émancipe de la matérialité. La croissance importante du système du crédit rend dans ces conditions tout à fait cruciale la résolution de la question monétaire, c’est-à-dire : quel système d’évaluation des dettes et des paiements doit-on adopter ?

9Veblen est contemporain de la naissance de la banque centrale américaine. Son interprétation de la constitution, au début du XXe siècle, du Système de la Réserve Fédérale est, pour les Européens du XXIe siècle, digne d’intérêt [5]. L’émergence de la banque centrale est une pièce centrale d’un dispositif socioéconomique où « les valeurs monétaires sont la réalité ultime des choses » [6], tout devant être fait pour que cette illusion demeure le fondement de l’action économique. Il faut replacer la naissance de cette banque centrale dans la tendance plus générale au développement des monopoles qui ont pour finalité d’endiguer les tendances déflationnistes résultant de ce que l’on appelle à l’époque la cut-throat competition.

10Ainsi, dans les années 1910, ce n’est plus la déflation qui semble être le danger mais l’inflation. En effet, la concentration du capital s’est substituée aux crises déflationnistes précédentes. Il n’en reste pas moins que le recours croissant à la dette rend urgentes des procédures monétaires et financières de régulation. C’est pourquoi après la récession de 1919 provoquée par la banque centrale, Veblen développe une interprétation de la stagnation inflationniste sous contrôle ; ce type d’institution ne ferait au mieux que contrecarrer les effets positifs du progrès technique industriel.

11Pour Veblen, la politique monétaire est l’indice que la classe dominante prend conscience d’elle-même, même si cette prise de conscience demeure rudimentaire. La banque centrale des États-Unis, pièce du « grand syndicat des intérêts établis », est une équipe permettant la collaboration entre les grands débiteurs et les créanciers importants de façon à éviter les crises destructrices. Notons que les politiques de stabilisation monétaire impliquent « que des participants mineurs aux affaires industrielles (…) seront rationnés relativement à l’extension de crédit qui leur était nécessaire » [7] ; autrement dit, la politique monétaire a pour fonction principale de faire reporter une partie du poids de la régulation de la dette sur la fraction dominée des intérêts dominants.

12Veblen est par ailleurs impressionné par ce qu’il dénomme « la fabrique du crédit de la capitalisation », laquelle est « une fabrique de production de croyances fondées sur la crédulité routinière de la communauté financière en général ». Ainsi, la Réserve Fédérale est la gardienne de la dite « confiance » ; les banquiers centraux sont les « gardiens du crédit ». Il s’agit donc de produire une illusion comme la clef de voûte de ce système : « pourvu que le niveau des prix continue d’avancer à un taux raisonnable, un taux tempéré ne heurtera pas grandement la crédulité populaire […] et les sains principes financiers ». La banque centrale ne peut pas être indépendante du capital, elle en est l’image agissante. L’institution monétaire, comme chez Polanyi (cf. infra.), est loin d’être un simulacre de la marchandise, il s’agit profondément d’une institution sociale où les intérêts de la finance, grâce au « sabotage éclairé du crédit », prennent le pas sur les intérêts industriels.

L’image du Capital projetée chez les couches dominées

13Les représentations de la classe dominante sont très largement partagées par les fractions dominantes des couches dominées. Veblen estime que la partie de la classe ouvrière aussi syndiquée que qualifiée s’est instituée comme « quasi intérêts établis », à la différence de la masse de la classe ouvrière. Il dénonce le fait que, dans les années 1920, les syndicats sont imprégnés de principes capitalistes et acceptent, pour la part de la classe ouvrière qu’ils ne représentent pas, le fait suivant : « le profit d’équilibre implique le chômage d’équilibre ».

14L’underlying population, dont Veblen fait grand cas dans son livre de 1904, est maintenant clivée par la force de l’image du capital. On retrouve la lucidité de Veblen qui est convaincu qu’aucun mouvement spontané de l’économie ne provoquerait nécessairement une prise de conscience dans la classe des producteurs qui regroupe, selon lui, ouvriers, techniciens et ingénieurs. Parfois, on affirme que la théorie veblenienne des classes sociales est fondée sur des types d’attitude ; un type tourné vers la création en ce qui concerne les classes industrielles, un autre enclin à la prédation en ce qui concerne la classe capitaliste. Cette conception n’est pas inexacte, mais Veblen est assez fin observateur de la réalité américaine pour comprendre que l’image si séduisante du Capital a séparé de façon sans doute irrémédiable la classe industrielle. À la différence des socialistes, Veblen ne juge ainsi aucunement révolutionnaires les masses car elles en viennent à contempler servilement les hiérarchies et à devenir des observatrices attentives de ces petites différences qui sont aux fondements de la consommation capitaliste aliénante.

15Il y a plus grave. L’ethos prédateur des classes dominantes, qui imprègne progressivement toute la société, valorise la concurrence au détriment de la coopération, avant d’exciter le nationalisme. Aron [8] n’a pas tort, qui accorde une grande importance à la dénonciation par Veblen de la spéculation, des sabotages capitalistes et de la publicité, ce qui semble être une voie plus prometteuse, pour la gauche, que la vision marxienne fondée sur l’exploitation du travail. Sans doute Aron liquide-t-il à bon compte le Marx penseur de l’aliénation et occulte-t-il l’importance de Marx dans la genèse des idées vebleniennes. Plus encore, Aron occulte un apport majeur de Veblen à l’économie politique : contre les économistes traditionnels, il tente de montrer que les institutions affectent les préférences individuelles et que « l’histoire enregistre de plus fréquents et de plus spectaculaires exemples du triomphe des institutions imbéciles » [9]. Sa conscience du clivage irrémédiable de la classe dominée et sa démonstration que les hiérarchies modernes n’ont jamais cessé de s’affirmer dans les guerres de toutes sortes font de lui un penseur à la lucidité étonnante.

Polanyi : des « marchandises fictives » à la « protection de la société »

Terre, travail et monnaie ou nature, homme et obligations sociales ?

16Une bonne part de la renommée de Polanyi est due à son concept de « marchandise fictive », concept qu’il développe dans son ouvrage de 1944, La Grande Transformation. Polanyi y illustre la thèse selon laquelle des fictions agissent comme des représentations créatrices d’un monde. Selon Polanyi, la terre, la monnaie et le travail ne sont pas des marchandises, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas été produites en vue de la vente sur un marché. Cette affirmation est vraie même dans une société de marché. Pour prendre un exemple brûlant que Polanyi n’a pas connu, pensons à l’environnement qui peut être l’objet de « droits de propriété », sauf dans le cadre d’une fiction qui légitime des « droits de pollution » échangeables. Il en va de même du travail. Avant que n’émerge une société de marché, le travail en tant qu’élément extrait de l’existence humaine sous forme de force de travail, n’est pas l’objet d’échanges marchands structurant la production d’ensemble de la société. Le travail s’intègre dans une série d’activités sociales statutairement définies qui ne peuvent pas être facilement aliénées de façon contractuelle. Certes, l’on peut faire observer que la société romaine, comme société esclavagiste, marchandise jusqu’au corps même de l’homme. Toutefois, l’économie romaine n’a pas connu le fonctionnement de marchés autorégulateurs. Ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de marchés à cette époque mais que l’économie s’insère dans un tissu de relations sociales qui ne permet pas aux marchés d’avoir un rôle régulateur [10].

17Il reste à montrer que la monnaie n’est pas une marchandise. Dès l’origine, elle est plus un système qu’une chose ; c’est l’ensemble des règles relatives à l’évaluation et au paiement des dettes qui constitue le système monétaire [11]. Celui-ci règle des obligations sociales par l’empire de la mesure. Les trésors ne renvoient pas au fondement essentiel de la monnaie, ils incarnent simplement comme réserve de valeur les deux qualités essentielles du système monétaire : compter et payer. Ainsi, s’acquitter d’obligations cultuelles, réparer des offenses, compenser la perte de souffles de vie qu’occasionne la sortie de femmes d’un groupe social [12], sceller des alliances pour mieux asseoir la réciprocité de groupes sociaux, distinguer, hiérarchiser, etc. C’est pourquoi Jean-Michel Servet a proposé d’assimiler la monnaie à un « moyen d’échange social » [13] permettant la création et l’apurement des dettes immanentes aux liens sociaux. Cet auteur montre de façon convaincante que les premières pièces de monnaie, ou nomismata, ne sont pas à l’origine des moyens d’échanges commerciaux. Leur valeur énorme en termes de contenu intrinsèque des métaux l’aurait interdit. Notons d’ailleurs que les cités les plus prospères commercialement, grecques ou phéniciennes, n’ont nul besoin d’inventer ces pièces de monnaie qui semblent incarner maintenant l’essence de la marchandise et de la monnaie.

18Même si les systèmes monétaires se sont affranchis de la tutelle d’une marchandise qui semblait garantir de la valeur de la monnaie, la fiction de la monnaie comme marchandise demeure forte. Cela est dû au triomphe du capitalisme industriel et de l’étalon-or. Pourtant, la monnaie du régime d’étalon-or est plus un simulacre de la marchandise qu’une marchandise. En effet, il se constitue alors des banques centrales qui régulent ce système fondé sur la convertibilité en or des billets [14]. L’étalon-or est en fait un étalon-or dirigé, même à la plus belle époque. Plus encore : jamais un tel système ne fonctionne sans banque centrale qui émane des principes de souveraineté nationale, ce qui est un beau paradoxe ! Même aujourd’hui de nombreux théoriciens de l’économie dominante, qu’ils soient ou non néo-libéraux, ont du mal à admettre cette idée que la monnaie est une institution sociale et non une marchandise.

19L’économie d’aujourd’hui, pensée comme une catégorie autonome du social, procède pourtant d’institutions sociales. La monnaie est acceptée par chacun d’entre nous parce qu’elle renvoie de facto à l’idée d’une société comme communauté [15]. En effet, l’idée de société implique simplement de multiples agencements d’individus poursuivant des fins privées alors que la réalité sociale est bien communautaire en ce sens que même la société individualiste n’existerait pas sans une représentation commune de ce qui la fonde.

La dialectique du Capital

20Le Capital repose donc sur une organisation culturelle - la « société de marché » [16] – fondée sur les fictions déjà évoquées : les marchandises fictives, un des fondements de l’imaginaire capitaliste. L’histoire socio-économique résulte d’une tension permanente entre l’utopie de la société de marché et les résistances que les réalités sociales opposent à l’emprise de cette utopie. Ainsi, la constitution progressive du salariat capitaliste dans un espace statutaire durant les « Trente Glorieuses » s’oppose à la volonté du Capital de réduire la mobilisation du travail à une forme purement contractuelle. Dès le dix-neuvième siècle, le développement de la société de marché suscite un ensemble de protections sociales extrêmement diverses qui progressivement nuisent à la capacité autorégulatrice du marché capitaliste ; celui-ci, comme auparavant, ne peut être si peu regardant sur le coût de la vie humaine. Autrement dit, le déploiement de l’image du Capital est un mouvement qui suscite des contre-mouvements sociaux aussi créatifs que l’utopie capitaliste. La dialectique du double mouvement polanyien ne relève d’aucune téléologie. Nazisme et New Deal furent des formes de « protection » de la société bien différentes ! Dans la logique du propos de Polanyi, observons que la fin du soviétisme permet à l’image du Capital de reprendre de sa force primitive pour constituer le projet d’une deuxième société de marché à la fin du XXe siècle, l’hégémonie britannique ayant cédé la place à celle des États-Unis.

21On observe partout un recul de la logique statutaire régissant l’usage de la force de travail ; les politiques de « monnaie forte » sont appuyées par des banques centrales indépendantes dont l’indépendance n’est effective qu’à l’égard du pouvoir démocratique. La dépendance de ces banques qui font la politique de la monnaie est totale à l’égard des marchés financiers : alors qu’autrefois c’étaient les négociations autour de l’unité de salaires qui déterminaient le fonctionnement du système monétaire, ce sont maintenant les exigences de la finance et de la monnaie qui déterminent la fixation des salaires selon les modalités les plus proches possibles du contrat marchand « pur ». On assiste à la création de nouvelles marchandises : après la terre c’est le vivant lui-même qui devient l’objet de l’imperium mercantile. Très curieusement alors que les États ont des marges de manœuvre qu’ils ont volontairement réduites à néant, le dernier refuge de la politique gouvernementale semble être la politique émanant de la technocratie des banques centrales ! Cela signifie que le double mouvement est toujours d’actualité. En dépit des prétentions du Capital à confondre ses représentations et le réel, celui-ci reste multiple, fuyant. Les résistances de tous ordres, antimondialistes ou altermondialistes, montrent cet aspect toujours incertain de la dialectique de l’utopie libérale. Sans doute la crise du parlementarisme est-elle le prix à payer pour cette désocialisation croissante de l’économie que nous vivons depuis vingt ans. Les années trente sont-elles devant nous comme on a pu l’écrire ? N’oublions pas les conséquences catastrophiques des déchirures sociales occasionnées par la Révolution Industrielle.

22Certes, l’histoire n’est pas un simple recommencement. Il ne peut en effet exister d’exutoire militaire en termes de destructions généralisées du fait de l’existence, pour l’heure, d’une seule hyperpuissance. Les États-Unis sont en effet un État-Nation qui déploie une logique impériale de type hégémonique comme jamais sans doute on le vit. Le consentement à ce système de domination, essence du principe hégémonique, est tel que la pax americana ne produit que, si l’on peut le dire ainsi, des destructions localisées. Du moins pour l’heure… Il en allait de même pour l’hégémonie britannique. Mais ce que le Royaume-Uni faisait péniblement de l’Empire ottoman aux Indes, moyennant (déjà !) « la destruction d’un ensemble de petits peuples », comme l’écrivait Polanyi dans La Grande Transformation, les États-Unis le font maintenant d’une façon plus spectaculaire. Je ne veux pas dresser une image si belle de la force de ce Capital qu’incarne l’hégémonie américaine ; je dis simplement que le monde vit sous hégémonie et qu’il n’implose pas encore.

Conclusion

23Les travaux de Polanyi et Veblen permettent de comprendre quelques mécanismes du Capital comme imago. Ils s’inscrivent ainsi contre les théories économiques libérales les plus modernes appliquées à l’histoire, complexes théoriques qui participent de la projection d’un Capital idéal dans les sociétés passées : les néolibéraux affirment, par des arguties qui seraient l’objet d’un autre exposé, que ce qui n’est pas capitaliste l’est de façon cachée ou inachevée, l’histoire n’étant alors que le cheminement d’un telos. Rien de neuf dans ces rationalisations qui ne font que projeter l’imago du Capital sur l’histoire pour mieux célébrer l’éternité de celui-ci.

Notes

  • [*]
    Je remercie O. Brette, C. Gautier, F. Neyrat et C. Vivel pour la lecture qu’ils firent de ce texte.
  • [1]
    Pour un état de la question, voir Gautier [2001].
  • [2]
    Veblen [1971].
  • [3]
    Veblen [1904].
  • [4]
    Veblen [1971].
  • [5]
    Sans doute objectera-t-on qu’il est difficile de comparer le développement de la société de marché au tournant du vingtième siècle, qui s’est fait dans le cadre américain, et le développement de la société de marché au vingt et unième siècle qui se réalise dans le cadre d’un marché dit « mondial ». Mais ce serait oublier que le travail de Veblen est un travail de production de concepts qu’il s’agit de mettre à l’épreuve de la réalité perçue. De ce point de vue, les concepts vebleniens sont utiles et permettent de gagner un temps important ; il y aurait beaucoup à dire, d’ailleurs, sur ce marché « mondialisé » qui est en fait transnational et qui ne gomme pas le rôle structurant de certains États-Nations.
  • [6]
    Veblen [1923].
  • [7]
    Veblen [1923].
  • [8]
    Aron dans Veblen [1899].
  • [9]
    Veblen [1914].
  • [10]
    Les marchés précédant la Révolution industrielle s’opposent au Grand Marché qui s’est constitué au XIXe siècle.
  • [11]
    Polanyi [1968] repris dans Polanyi [2006].
  • [12]
    Rospabé [1995].
  • [13]
    Servet [1984].
  • [14]
    Selon Polanyi, les prétendus automatismes de l’étalon-or sont un « pur simulacre ». La tâche de la politique monétaire est de rationaliser le système de l’étalon-or ; l’organisation consciente de la baisse des prix par l’élévation des taux d’intérêts permet de faire en sorte que la contrainte de convertibité-or des monnaies nationales ne soit pas un désastre économique. À n’en pas douter, la liquidation des firmes les « moins efficaces » est le prix à payer pour cette politique, mais la banque centrale nationale isole ainsi l’économie interne de chocs extérieurs très dangereux. Parce que la politique monétaire est une forme de protection sociale, Polanyi écrit : « la protection sociale est l’accompagnement obligé d’un marché supposé autorégulateur » (Voir Polanyi [1944, p. 257 sq.]).
  • [15]
    Orléan [1998].
  • [16]
    Selon le propre mot de Polanyi [2006] : cette édition reprend un ensemble de textes proches de Polanyi [1968, et 1977].