Foucault et compagnie

1Les philosophes, certes, sont des écrivains. Mais comment le sont-ils ? Leur écriture obéit-elle aux mêmes règles, doit-elle se plier aux mêmes contraintes que la littéraire ? Les mêmes enjeux (esthétiques, subjectifs) sont-ils attachés aux deux entreprises ? S’il est difficile de formuler une réponse claire et décidée à cette question, on voit bien en quels termes contradictoires elle se pose. En choisissant comme un poète ou un romancier son dispositif, sa langue, ses mots, ses formules, ses figures même, le philosophe risque – ou décide – d’engager quelque chose de lui-même, de sa vie, de sa personne, de son imaginaire. Or, la subjectivité ne fait pas avec l’entreprise spéculative un ménage très paisible. C’est que la visée théorique de la philosophie est universelle ; et que la moindre donnée subjective entacherait, voire invaliderait l’entreprise d’abstraction à laquelle prétend œuvrer la philosophie. C’est sans doute pourquoi les textes philosophiques ont rarement fait l’objet, par exemple, d’une lecture thématique, méthode qui naguère encore jeta pourtant sur quelques textes romanesques, ou poétiques, une lumière vive et neuve. On comprend pourquoi : le thème n’est alors repéré – et observé, et interprété – que pour être rapporté à une subjectivité que l’écriture aiderait à se trouver, à s’exprimer, à s’affirmer. Si « on mange beaucoup dans les romans de Flaubert » [1], c’est que Flaubert lui-même, l’homme Flaubert, « Gustave », dirait Sartre, est travaillé en profondeur par l’obsession de la nourriture (et dès la première page de son étude, Jean-Pierre Richard mêle en effet des citations de l’œuvre et de la Correspondance du romancier). Mais que faire d’un thème, ou d’un procédé stylistique, ou d’un schéma rhétorique pour lequel un philosophe manifesterait une prédilection ? S’en servira-t-on pour faire le portrait psychologique, imaginaire d’un penseur ? Fera-t-on alors le lien entre sa pensée et ce portrait ? Ou le rapportera-t-on à une instance à la fois pensante et créatrice, individuelle et grandement partagée, intime et abstraite ? Quelle instance ? Comment la mettre au jour ? De quel nom, même, la nommer ? Je me propose, pour répondre à ces questions, de lire quelques textes de Michel Foucault, dont plusieurs livres, entre eux très différents, semblent habités en profondeur, si même ils ne lui obéissent pas de bout en bout, par un schéma simple et unique qui, si Foucault était romancier, donnerait sans doute lieu à une étude stylistique, ou thématique.

2Le mot schéma, je le sens bien, est pauvre et sommaire. Structure est impossible, Foucault l’aurait récusé sans nuances. Figure a des connotations plus stylistiques ; il faudrait préciser à chaque fois (ce serait lourd et malcommode) figure de pensée ; encore le risque ne serait-il pas écarté d’une lecture un peu trop résolument « littéraire ». Dispositif sans doute est trop foucaldien et fait de toute façon la part trop belle à la concertation. Schéma est le mot que je retiens donc pour ne pas (encore) trancher.

3Si ce schéma donc est à l’œuvre en plusieurs lieux – et il l’est – il n’y a pas de raison théorique incontestable de commencer par l’un plutôt que par l’autre. Mon choix de partir de quelques lignes de La Pensée du dehors[2], n’est pas pourtant totalement arbitraire. Le statut de ce texte, on le sait, est un peu particulier, puisqu’il propose, à partir de l’œuvre de Maurice Blanchot, un certain nombre d’analyses et de concepts censés valoir plus généralement. Cette situation est à mes yeux essentielle : les hypothèses sont ici formulées comme en guise de commentaire (les seuls textes cités sont de Blanchot), avec tout ce que l’exercice peut comporter d’ambiguïté. C’est Foucault qui parle mais il ne prétend pas ajouter à Blanchot ; il entend procéder en conformité à une œuvre que le commentaire place du coup dans une étrange position de singularité et d’universalité ; il mêle comme incidemment des bribes romanesques, narratives en tout cas (les romans de Blanchot sont cités bien plus que L’Espace littéraire, seul texte cité qui ne le soit pas), et des considérations voire des hypothèses, voire des propositions philosophiques (l’essai s’ouvre et se ferme sur Épiménide et le paradoxe du menteur).

4Je partirai donc d’une des sections de La Pensée du dehors que je lirai comme le « thème » dont les autres extraits apparaîtront comme des variations. Il s’agit là d’une fiction, aucune apparition ne précède l’autre en droit. Pas plus que la première version des Exercices de style de Queneau, ou que le premier mythe analysé par Lévi-Strauss au début du premier volume des Mythologiques.

5Vers la fin de son essai, Foucault évoque l’apparition de certains des personnages des romans de Blanchot, mais avec si peu de précision contextuelle qu’on pressent un épilogue débordant largement, en protée théorique, l’horizon des livres de Blanchot. « Dès les premiers signes de l’attirance, au moment où à peine se dessine le retrait du visage désiré, où à peine se distingue dans le chevauchement du murmure la fermeté de la voix solitaire, il y a comme un mouvement doux et violent qui fait intrusion dans l’intériorité, la met hors de soi en la retournant et fait surgir à côté d’elle – ou plutôt en deçà – l’arrière-figure d’un compagnon toujours dérobé, mais qui s’impose toujours avec une évidence jamais inquiétée ; un double à distance, une ressemblance qui fait front. Au moment où l’intériorité est attirée hors de soi, un dehors creuse le lieu même où l’intériorité a l’habitude de trouver son repli : une forme surgit, moins qu’une forme, une sorte d’anonymat informe et têtu – qui dépossède le sujet de son identité simple, l’évide et le partage en deux figures jumelles mais non superposables, le dépossède de son droit immédiat à dire Je et élève contre son discours une parole qui est incontestablement écho et dénégation [3]. » Foucault commentateur de Blanchot n’a pas de mal à apercevoir, et à faire voir, dans les romans de Blanchot, de Thomas l’obscur au Très-Haut, un surgissement semblable, presque invisible, celui d’une figure à peine figure qu’il appelle aussi compagnon. Et le lecteur de Foucault n’a guère de difficulté, de son côté, à découvrir dans ses livres, de l’Histoire de la folie à L’Archéologie du savoir – au moins – qu’un surgissement semblable est leur événement majeur et signifiant. J’essaie brièvement, d’après La Pensée du dehors, de donner de ce surgissement le mode et les conditions.

6Il s’agit d’abord d’une forme plus ou moins humanoïde, d’une silhouette, d’une figure ou arrière figure à l’allure suffisamment humaine pour qu’elle soit dite « compagnon », pour qu’on lui prête (dans la suite du texte) « un visage sans expression et sans yeux ».

7Cette « figure » est dans un rapport de ressemblance voire de similitude sinon inquiétant du moins troublant, du moins perturbant, avec celle qui la voit surgir. La nouvelle configuration n’est pas sans faire penser à une situation de gémellité (« deux figures jumelles mais non superposables », « un double à distance, une ressemblance qui fait front » ; « un autre qui est le même », dit le texte un peu plus loin.)

8Il s’agit encore d’une question de voix. Le scénario de Blanchot rapporté par Foucault évoque en quelques lignes un murmure, une voix solitaire, une parole, un discours, un écho, un langage (sans sujet).

9Autre trait : l’extériorité de la « figure » surgissante est une manière d’intériorité. La seconde « figure » se trouve par rapport à la première dans une position difficilement assignable, à la fois intérieure et extérieure (Foucault joue avec la métaphore du gant retourné).

10Ce surgissement enfin est un événement. Événement romanesque dans le cas de Blanchot. Mais événement incontestable, dans tous les cas. Deux traits caractérisent cet événement. Il est d’abord preste, c’est-à-dire à la fois vif et discret. Il tend ensuite, dans l’affrontement, voire la dénégation, à la substitution ; c’est l’échec, presque constant, de cette substitution, l’impossibilité pour l’une de supplanter l’autre, qui conduit à la coprésence essentielle et dramatique de deux figures.

11Le schéma est ainsi ancré dans une temporalité, l’apparentant sans doute possible à une narration. Je parlerai de scénario, défendant à son propos la thèse de la variation multiple.

12Ce scénario d’une figure (« compagnon » n’est qu’un des nombreux noms qu’elle peut emprunter) surgissant aux côtés d’un double parlant autrement qu’elle n’est pas en 1966 la première occurrence du « thème » dans l’œuvre de Foucault. Loin s’en faut. L’Histoire de la folie (1961) reposait en fait entièrement sur lui. Le livre guettait le moment (historique) où la folie retrouvait, auprès de la raison, et bien sûr tout contre elle, un rôle non de figuration, mais de vis-à-vis discursif vraisemblable ; le moment où la folie, rompant avec l’image qu’avait donnée d’elle l’âge classique, reprenait langue avec elle et s’essayait à la tenue d’un langage alternatif. La folie est une manière de « compagnon » ; elle en a en tout cas tous les traits.

13Sans doute n’est-elle pas exactement une silhouette, une forme humanoïde ; mais elle est incontestablement un personnage, elle parle à la première personne du singulier et l’autonomie la caractérise, comme la vérité et le vain désordre. Le fou, si souvent nommé et évoqué, donne bien souvent ses traits à ce « compagnon » déraisonnable. De la folie elle-même, on dirait aussi bien ce qui est dit de lui, ou de lui ce qui est dit d’elle, à savoir qu’il est « enfermé aux portes de la ville » ; que « son exclusion doit l’enclore » ; que « s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage » [4].

14La folie, comme l’intrus de La Pensée du dehors, est une instance de langage. Son surgissement correspond à une libération à la fois mentale et verbale. Il constitue un événement incontestablement langagier : « Or, ce qu’indiquait déjà Le Neveu de Rameau et après lui toute une mode littéraire, c’est la réapparition dans le domaine du langage, d’un langage où il lui était permis de parler à la première personne [5]. » De même que, dans La Pensée du dehors, s’élevait contre le discours une parole « indissociablement écho et dénégation », de même dans l’Histoire de la folie, commence à se faire entendre, contre « les vieux discours tragiques de la Renaissance », un langage porteur de « tout autres significations ».

15Dans la folie, en cela encore « compagnon », l’extérieur ne se distingue pas de l’intérieur. Avant sa réapparition comme personnage, « sa vérité ne pouvait qu’être enveloppée dans un discours qui lui demeurait extérieur » ; mais une fois son avènement prononcé, le langage qu’elle tient fait découvrir « qu’en l’homme, l’intérieur est tout aussi bien l’extérieur » [6]. La figure du compagnon surgissait moins « à côté » de son quasi double qu’« en deçà » ; la vérité que fait entendre la folie est, de même, « une vérité en dessous de toute vérité ».

16On sait enfin, et c’est la matière de bien des malentendus, que le livre de Foucault est l’histoire d’un surgissement ; que la folie fait dans l’histoire des représentations une irruption comparable à celle du compagnon auprès de la voix solitaire : « Il renaît, ce langage de la folie, mais comme éclatement lyrique. »

17Qu’on relise à cette lumière la Naissance de la clinique, l’on s’apercevra que la maladie, la mort, y sont nommées comme des entités vivantes, et parlantes, et que le livre se propose de saisir, en un mouvement semblable, le moment où cette incarnation d’entités abstraites douées de parole et proférant un langage nouveau modifie en profondeur la représentation que la culture occidentale se fait du corps : « C’est lorsque la mort s’est intégrée épistémologiquement à l’expérience médicale que la maladie a pu se détacher de la contre-nature et prendre corps dans le corps vivant des individus. » Ici encore, une entité abstraite devenue parlante (la mort) profère un discours qui bat en brèche un autre. Non plus cette fois celui de « la voix solitaire », ni celui des « vieux discours tragiques », mais celui de la description : « Le sensible, inépuisable à la description, et que tant de siècles ont voulu dissiper, trouve enfin dans la mort la loi de son discours. Elle donne à voir, dans un espace articulé par le langage, la profusion des corps et leur ordre simple [7]. »

18Le même schéma bien sûr organise aussi Les Mots et les choses (1966), dont l’intrigue conduit, comme à l’événement le plus important de sa fiction, à l’apparition de la littérature : « Enfin, la dernière des compensations au niveau du langage, la plus importante, la plus inattendue aussi, c’est l’apparition de la littérature [8]. » Le « murmure » s’opposait, sous la forme d’un compagnonnage, à « la fermeté de la voix solitaire » ; le discours en première personne de la folie, au langage structuré de la raison classique ; le corps, la maladie s’exprimaient sur un mode désireux de contourner « la fatalité du commentaire ». Dans Les Mots et les choses, la littérature est le « compagnon » du langage structuré en objet de savoir ; selon la thèse du livre elle apparaît, vers la fin du XVIIIe siècle, comme un personnage nouveau, proférant un langage absolument inouï ; elle est à la philologie et la grammaire ce que la folie est à la raison, ce que le murmure est à la parole subjective, ce que le discours pathologique est au discours de la science médicale. Elle est « la mise au jour du langage en son être brut » (p. 311), et son apparition se fait selon le même schéma que celle du compagnon chez Blanchot : « Au moment où le langage, comme parole répandue, devient objet de connaissance, voilà qu’il réapparaît sous une modalité strictement opposée : silencieuse, précautionneuse déposition du mot sur la blancheur d’un papier, où il ne peut avoir ni sonorité ni interlocuteur, où il n’a rien d’autre à dire que soi, rien d’autre à faire que scintiller dans l’éclat de son être [9]. » (p. 313) Elle est elle aussi « en deçà », « en dessous », elle hérite de la situation exégétique et langagière que lui a léguée la Renaissance : « Le commentaire est tout entier tourné vers la part énigmatique, murmurée, qui se cache dans le langage commenté : il fait naître au-dessous du discours existant, un autre discours, plus fondamental et comme “plus premier” qu’il se donne pour tâche de restituer. Il n’y a de commentaire que si, au-dessous du langage qu’on lit et déchiffre, court la souveraineté d’un Texte primitif. » (p. 55)

19Pensant peut-être schématiser ce propos, L’Archéologie du savoir (1969) ne fera rien d’autre en fait que d’en donner une nouvelle formulation, une variation de plus. Les « formations discursives », placées auprès des « unités traditionnelles du livre et de l’œuvre », sont de nouvelles compagnes, « figures un peu étranges, un peu lointaines », dit Foucault, et qui jouent par rapport à elles le même rôle ruineux, menaçant, salutaire que le compagnon placé auprès du discours intérieur et subjectif.

20Le scénario du surgissement, de l’apparition, fût-elle une réapparition, est bien commun à tous ces textes. Et il est tentant de dire, une fois qu’on s’en est avisé, que l’histoire n’est pour Foucault que le développement démesuré de ce surgissement ; de prétendre que son rapport à l’Histoire, que sa lecture critique des textes [10] supposent, comme l’un de leurs pôles d’intelligence, ce moment bref et décisif que le livre – tous les livres, en vérité, au moins jusqu’à L’Archéologie du savoir – met en scène.

21Une critique thématique chercherait peut-être dans la vie de Foucault, dans son intimité, la trace sinon l’origine du thème ; tenterait ainsi de donner de l’écriture philosophique une version inédite, de la rabattre sur des principes valant ailleurs – en littérature par exemple.

22Deux textes pourraient dans une telle perspective être convoqués.

23Le premier se rattache à l’œuvre d’une manière différente des textes déjà cités, puisqu’il s’agit du passage d’un entretien accordé en 1967 à Raymond Bellour « Sur les façons d’écrire l’histoire ». Dans ce texte étrange, Foucault fait l’aveu d’un cauchemar, obsessionnel, enfantin, qu’il raconte en manière de justification théorique à la hantise (qu’il vient de confesser) de toutes sortes de discours : « Un cauchemar me poursuit depuis mon enfance : j’ai sous les yeux un texte que je ne peux pas lire, ou dont seule une infime partie m’est déchiffrable ; je fais semblant de le lire, je sais que je l’invente ; puis le texte soudain se brouille entièrement, je ne peux plus rien lire ni même inventer, ma gorge se serre et je me réveille. » Il ajoute : « Je n’ignore pas ce qu’il peut y avoir de personnel dans cette obsession du langage qui existe partout et nous échappe dans sa survivance même. Il survit en détournant de nous ses regards, le visage incliné vers une nuit dont nous ne savons rien. »

24Le second texte, antérieur de quelques années [11], définit comme en conséquence la position du philosophe, cherche à s’expliquer sur la fracture qui divise et travaille son écriture : « Le philosophe n’habite pas la totalité de son langage comme un dieu secret et tout-parlant ; il découvre qu’il y a, à côté de lui, un langage qui parle et dont il n’est pas maître ; un langage qui s’efforce, qui échoue et se tait et qu’il ne peut plus mouvoir ; un langage qu’il a lui-même parlé autrefois et qui maintenant s’est détaché de lui et gravite dans un espace de plus en plus silencieux. »

25Dans ces textes en première personne (dont Deleuze dit qu’ils appartiennent à l’œuvre philosophique de plein droit), où le théorique le dispute au personnel, voire à l’intime, où l’intime plutôt se conforme exactement au schéma théorique, le langage est une fois de plus le personnage (la figure) : il est doué d’un visage, et même d’un regard, peut-être même d’une psychologie. En bon compagnon, il se situe par rapport au « personnel » (ici désigné par un nous extensif) en position de vis-à-vis. Si l’on accorde un tant soit peu de crédit à la métaphore de la hantise [12], on accordera que l’extériorité et l’intériorité y sont indémêlables.

26Je ne veux pas aborder ici la question de savoir si dans ses diverses et ressemblantes archéologies Foucault emprunte à Blanchot, que j’ai lu d’abord, mais qui ne fut pas commenté dans les tout premiers moments de l’œuvre, ce schème du surgissement figural, ou s’il lit Blanchot à la lumière du scénario qu’il met constamment en œuvre, selon le principe bien connu (dont Sartre serait le parangon magnifique) de la lecture annexante ou mimétique. Je me garderai bien de voir dans la « confidence » onirique la désignation de quelque chose qui s’apparenterait à une origine. Mais une fois notée comme un trait de l’écriture philosophique la constance de ce schème, qu’en faire ? Quel sens lui donner ? Quel statut ? Comment comprendre, comment admettre même qu’une œuvre philosophique, considérée dans son ensemble, ne soit que la variation, savante autant qu’on veut, et même érudite, et même ingénieuse, d’un thème unique et narratif, réinvesti à nouveaux frais à chaque enquête, à chaque livre, dans chaque domaine de savoir ?

27La question est ici posée à propos d’une écriture singulière, mais elle est générale, et ses implications regardent la validité, le sens, les conditions de la validité d’un discours (la philosophie) qui prétend malgré tout dire quelque chose du réel. À quel réel, si l’on décide (ne serait-ce que pour rester foucaldien) d’écarter le subjectif, imputer l’obsession, surtout productrice d’un discours aussi persuasif, aussi vraisemblable, aussi scrupuleusement informé ?

28J’avancerai ici, très prudemment, quelques hypothèses. Je considérerai d’abord le scénario du surgissement figural comme une fiction, fonctionnant comme tel dans toute l’œuvre. Et j’y rapporterai sans trop d’hésitation l’œuvre théorique tout entière. (Aucune œuvre théorique n’est pure de la fiction qui la rend possible.)

29Et j’essaierai de replacer cette fiction quasi romanesque (on a vu qu’elle était à l’occasion romanesque en effet) dans une pratique traditionnelle de l’écriture philosophique.

30Fiction. Fiction d’une figure, d’un personnage. D’un visage parfois. Incarnation, aux traits plus ou moins précis, d’une abstraction, d’une entité abstraite (le langage, la folie, le corps, la littérature, etc.). D’une figure à qui est prêtée une voix ou la possibilité d’une voix. À qui est imputé sinon un discours direct, du moins la teneur d’un discours. Un discours dérangeant pour sa force, pour la menace qu’il fait peser sur un autre plus convenu. Dérangeant surtout parce qu’il propose à ce discours convenu une alternative si vraisemblable qu’elle est parfois présentée comme ayant maille à partir avec la vérité [13].

31Le procédé qui consiste à faire d’une entité morale, politique, naturelle, abstraite quoi qu’il en soit, un personnage s’exprimant de façon solennelle et véritative était connu des Anciens, qui l’ont pratiquée et théorisée sous le nom de prosopopée. La prosopopée consiste en effet en la fiction (procédé qu’indique le poiein placé en suffixe – le -pée final) d’un prosôpon, c’est-à-dire d’un visage, ou d’un personnage, d’un caractère, d’une figure. Les Lois (Platon), la Nature (Lucrèce), Jérusalem (Baruch), la Continence (Augustin) sont douées de parole lorsqu’il s’agit pour qui les produit de faire entendre une voix susceptible d’ébranler une résolution, une disposition, une conviction, une simple opinion. Cette parole feinte est donc presque toujours en position d’inclusion. Discours dans un discours. Parole contenue, englobée, comprise dans un discours plus vaste, dont l’auditeur (le lecteur) attend toujours qu’à un moment où à un autre il reprenne un cours qui n’est en principe qu’interrompu ; qu’on lui restitue une initiative et un propos que la figure n’a fait que déléguer à l’instance feinte.

32Les philosophes, les orateurs, les poètes ont toujours assez largement pratiqué la prosopopée ; mais c’est la rhétorique, non la poétique, encore moins la philosophie qui l’a théorisée. C’est qu’elle était (est toujours, le plus souvent) perçue comme une figure, un procédé. Une manière parmi d’autres de persuader, de convaincre, de convertir, de faire effet. La voix qu’elle inventait, et mettait en scène, elle la douait d’une autorité impressionnante. La produisait de telle manière, dans des circonstances telles que l’esprit devait en être ébranlé. Affecté en tout cas.

33Or voici ce qui semble se passer lorsque Foucault écrit en philosophie. Ce qui, encore au temps de Rousseau [14], n’était apparemment qu’un procédé un peu figé, un apprêt d’apparat, un appoint contingent (car ce que dit Fabricius pouvait assurément se dire sans lui, sans le secours qu’il constitue) est ici, comment dire ? pris au pied de la lettre. Au lieu qu’une entité abstraite, un mort, un inexistant, prenne fictivement la parole, une fiction théorique forgée selon une logique prosopopoétique organise en profondeur le discours philosophique. C’est la constance de cette fiction, son inaptitude à disparaître, voire à céder la place qui fait aussi sa force et invite à considérer le procès qu’elle instaure. Cette œuvre est traversée de part en part de voix, plus ou moins articulées, plus ou moins précisément assignées, qui, à proprement parler, n’énoncent pas un propos mais sont le propos.

34Tout se passe comme si dans la prosopopée selon Foucault le procédé n’en était plus un, comme si cet usage inédit qu’il fait de la figure révélait sa vocation profonde. Comme s’il existait une vocation profonde de la figure.

35Là se préciserait peut-être la différence entre écriture du philosophe et écriture du poète ou du romancier. On ne peut exclure en théorie que par l’écriture philosophique, comme par la romanesque ou la poétique, s’exprime (au sens proustien du mot) une subjectivité. Que l’usage des figures (comme la métaphore pour Proust) ne relève d’un « moi profond » qui veillerait à les y ajuster. La prosopopée foucaldienne serait ainsi à mettre en rapport avec ce cauchemar que Foucault raconte comme spontanément. Avec quelque chose, plutôt, que le cauchemar révèle sans dire sa vérité dernière.

36Mais on voit bien ce que la thèse a d’insatisfaisant. Le philosophe, en un discours certes ambigu, travaille à l’élaboration de concepts, à la mise au jour de quelque chose qui s’apparente à la vérité. L’universel est son horizon, non la stricte adéquation à un sujet que Foucault de toute façon conteste et malmène.

37La lecture qu’il fait de Blanchot n’est donc pas une annexion pure et simple, si l’on entend par là la réduction d’une œuvre, voire d’un texte, à un schème subjectif qui organiserait aussi ses autres textes – son œuvre entier.

38Il y a peu d’apparence que l’universalité du schème renvoie à une « réalité » quelconque du monde ou (dans le cas de Foucault) de l’Histoire, qu’il ne ferait que « transcrire », selon un procès d’ailleurs à élucider.

39Je ne pense pas qu’entre les deux hypothèses qui restent il faille nécessairement choisir.

40Selon la première de ces hypothèses, l’abstraction du discours se ferait par élévation et dégagement ; il faudrait dans ce cas donner au mot un sens décidément actif. Abstraction de soi, en somme. Je pense à la remarque de Deleuze, citant « le mot déchirant de L’Usage des plaisirs : “se déprendre de soi” ». L’abstraction désignerait en ce cas moins le statut d’un discours que son procès. Le propre du discours à vocation conceptuelle (le philosophique selon Deleuze) serait ce mouvement allant du plus subjectivement impliqué à l’extension la plus vaste, la moins dépendante, sans qu’on puisse prétendre que l’écriture qui y travaille puisse jamais être entièrement pure du terreau où elle a crû.

41L’autre hypothèse est plus aventureuse. L’œuvre de Foucault permet de la formuler, non sans doute de la valider définitivement. L’écriture philosophique ne chercherait pas à opérer une adéquation avec le monde, avec un réel qui s’éloignerait d’elle comme l’horizon devant les pas du voyageur ; elle déploierait au contraire selon la circonstance de son auteur le mouvement d’un schème essentiel.

42La prosopopée n’est pas le propre de Foucault, qui la varie seulement à sa manière ; elle est présente et agissante partout où la voix rencontre comme naturellement l’insuffisance de son unicité, l’impossibilité de sa simplicité. Lacan (« ça parle »), Levinas (inventeur du visage et de sa voix, du Dire et du Dit), Heidegger (« La parole parle. La parole, et non l’homme »), Blanchot (« Qu’est-ce qui parle quand parle la voix ? », « Quelle est cette voix ? »), Derrida (« la voix qui garde le silence », dans La Voix et le phénomène), Freud même (qui dans « Le Moi et le Ça » fait parler le surmoi en style direct), Michelet (pour qui l’histoire est l’art de faire parler les morts), tant d’autres, déclinent selon leur guise la prosopopée. La tâche du philosophe est peut-être celle-ci : investir de ses propres tours les figures du langage, par lesquelles seules advient quelque chose comme de la pensée.

43Or, la prosopopée se propose chaque fois que se fait jour une exigence que n’accueillent ni le langage ordinaire ni le langage structuré de la raison ; chaque fois qu’une insuffisance, une inadéquation, de quelque ordre qu’elle soit, affecte la parole commune. L’être qu’elle doue de parole, à qui elle ne manque jamais de prêter une manière de discours, est toujours crédité de plus que celui qu’elle accompagne, et qui devant lui regimbe ou se soumet comme devant un qui le domine. Dans La Pensée du dehors, Foucault parle d’une exigence de la figure surgissante, d’une pesanteur dont voudrait s’affranchir la voix solitaire et subjective ; et Derrida, de « l’étrange autorité » de « l’instance de la voix ». Le Surmoi, qui n’est pas la vérité de la prosopopée, mais seulement l’une, remarquable, de ses incarnations, le surmoi serait la figure exemplaire. En flanquant le Moi et le Ça de ce compagnon surplombant, Freud a sans doute dit le fonctionnement essentiel de la prosopopée, dont la tâche n’est évidemment pas d’animer un discours monotone, de lui conférer un peu de la solennité à laquelle la vouait une tradition de la parole spectaculaire, mais de dire la fission originaire du discours et sa vocation à la verticalité.

44Il n’est évidemment pas indifférent que l’écriture prosopopoétique de Foucault soit aussi une écriture narrative : histoire, naissance, archéologie, archive, etc. sont les mots – souvent titulaires – dont il use et qui disent le mode de son procès. Le surgissement de la figure, son apparition (ou sa réapparition) soudaine est un schème narratif, minuscule sans doute, mais irréductible – incontestable. Le compagnon, qu’il se nomme Fabricius ou Platon (dans La Pharmacie de Platon, qui s’achève par une extraordinaire prosopopée de Platon), se trouve brusquement aux côtés d’une figure plus commune, moins étrangère, moins sûre d’elle aussi. Comme Athéna aux côtés d’Ulysse, Virgile auprès de Dante. Ce dédoublement engendre l’intrigue : histoire de la folie, naissance de la clinique, archéologie des sciences humaines. De ces récits où la vertu, où le courage, ou la colère, étaient majuscules et incarnés (tels furent les dieux de la mythologie, puis ceux de l’épopée), la prosopopée est le résidu infime et précieux. Tête-morte obstinée. Par elle l’écriture des philosophes, qui en usent comme les anciens diseurs de mythes, reste apparentée à la pensée la plus archaïque, peut-être aussi la plus authentique, celle qui ne savait pas dissocier poème et pensée.

Notes

  • [1]
    Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation. Stendhal, Flaubert, Seuil, Paris, 1954 ; je cite ici la première phrase de l’étude sur Flaubert (p. 137 de l’édition « Points »).
  • [2]
    Michel Foucault, La Pensée du dehors, texte paru pour la première fois dans Critique (n° 229, juin 1966) ; reproduit dans le premier volume des Dits et écrits – 1954-1988, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1994, p. 518-539 ; et repris chez Fata Morgana, Arles, 1986. Je citerai l’édition « Quarto », Gallimard, 2001, des Dits et écrits.
  • [3]
    La Pensée du dehors, op. cit., p. 562 ; je souligne.
  • [4]
    Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972, p.22 de l’édition « Tel ».
  • [5]
    Ibid., p. 536.
  • [6]
    Ibid., p. 537.
  • [7]
    Naissance de la clinique, 1963, p. 200-201.
  • [8]
    Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 313.
  • [9]
    Cf. encore (p. 316) : « Et voilà que maintenant dans cet espace philosophique-philologique que Nietzsche a ouvert pour nous, le langage surgit selon une multiplicité énigmatique qu’il faudrait maîtriser. »
  • [10]
    Le Raymond Roussel (1963) obéit lui aussi au schéma de l’intrusion brusque, inquiétante. L’œuvre que lit Foucault fait à la folie une place considérable ; son écriture est travaillée en profondeur par un dédoublement où s’aperçoit sans mal un désormais familier compagnonnage : « Le “je” qui parle dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, il est vrai qu’un éloignement démesuré, au cœur des phrases qu’il prononce, le place aussi loin qu’un "il". Plus loin peut-être : dans une région où ils se confondent, là où le dévoilement de soi met au jour ce tiers qui de tout temps a parlé et reste toujours le même » (dernier chapitre, « Le soleil enfermé »).
  • [11]
    In Dits et Écrits, I, p. 242-243.
  • [12]
    « Je suis plutôt hanté par l’existence des discours », ibid.
  • [13]
    « Langage [de la folie] dans lequel ne transparaissent plus les figures invisibles du monde, mais les vérités secrètes de l’homme » (Histoire de la folie, op. cit., p. 537).
  • [14]
    Cf. la célèbre prosopopée de Fabricius, dans le Discours sur les sciences et les arts.