Merleau-Ponty : une écriture élaborée ?

1L’étude des manuscrits nous montre combien Merleau-Ponty travaillait ses textes : les livres surtout, mais aussi les préparations de ses cours [1] qui, contrairement à ceux-là, sont pourtant très peu raturées. Peut-on parler de « recherche de style » quand le mouvement de l’écriture consiste à élaborer les possibilités de l’ouverture aux autres et au monde, quand le projet philosophique de l’œuvre est de penser le monde actuel [2] ?

2Merleau-Ponty propose, tout au long de son œuvre, différentes définitions du style [3]. Notamment, dans le cours sur « le problème de la parole », il le présente comme « l’ensemble des moyens par lesquels on fait apparaître les choses et les autres par opposition à moyen de les définir » [4]. Dans la plupart de ses écrits, « stylistique » (désignant dans un manuscrit de 1954 la puissance représentative du langage) est même opposé à « décisoire ou arbitraire » [5]. Le style est principalement non intentionnel, parce que, pour lui, il est vision [6].

3Si, pour Merleau-Ponty, le style n’est pas affaire d’exercice, puisqu’il est une certaine façon de voir le monde, que vise l’élaboration de ses textes ? Pour examiner sa démarche, j’ai choisi pour champ d’investigation principal L’Œil et l’Esprit, écrit pendant l’été 1960. Dans ce texte, Merleau-Ponty s’interroge sur l’expérience en art [7] et notamment sur la peinture comme indication d’une philosophie « à faire » [8]. En outre, ce texte non seulement présente, dans l’état où il est conservé au département des manuscrits de la BnF [9], plusieurs phases rédactionnelles, mais aussi bénéficie du fait que Merleau-Ponty en a lui-même dactylographié la version finale, c’est-à-dire déterminé la forme à paraître (il n’en va pas ainsi dans Le Visible et l’Invisible[10]). Enfin et surtout, l’écriture de cette œuvre porte la marque d’une transformation de son expression, libérée des traditions académiques de l’écrit de philosophie, dont les différentes ébauches, comportant plusieurs étapes et degrés de remaniement, permettent de dégager quelques aspects.

4Reste à examiner précisément les différences entre les versions manuscrites et entre ces versions et le dactylogramme réalisé par l’auteur, en faisant l’hypothèse que les écarts, comme les ratures, les suppressions, les remaniements et les reprises, vont nous apprendre quelque chose de positif quant à ce que Merleau-Ponty entend travailler lorsqu’il rédige un texte.

Dimension non réflexive de l’écriture : mouvement, rythme, souffle

5Il y a, entre la dernière version manuscrite conservée et le dactylogramme, des apports qui retiennent tout particulièrement notre attention pour montrer que le style de Merleau-Ponty est spontané.

6« La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être, au terme de laquelle je me ferme sur moi [11]. »

7Cette phrase de L’Œil et l’Esprit n’apparaît nulle part dans les manuscrits et on ne trouve qu’une fois dans l’ensemble du dossier génétique de cette œuvre l’idée de « fission de l’être » [35] (50).

8En revanche, on trouve une reprise de cette expression dans le cours de 1960-1961 au Collège de France. Et si les occurrences de « fission de l’être » [12] sont rares, c’est qu’il y a tout un champ lexical qui, pour l’auteur, sert à désigner le même processus, mais pas de terme auquel il se soit lui-même attaché au point qu’il serait comme l’empreinte de son style. Ainsi, dans un passage de la partie du Visible et l’Invisible intitulée « Interrogation et intuition » (qui d’après la pagination de l’auteur aurait été rédigée en novembre 1960 [13]), on lit une formulation très proche mais dans un autre développement, avec un autre mouvement :

9« À l’égard de l’essence comme du fait, […] il n’est que de […] remettre [l’être] dans le tissu de notre vie, d’assister du dedans à la déhiscence, analogue à celle de mon corps, qui l’ouvre à lui-même et nous ouvre à lui » (VI, p. 157).

10On repère, dans la partie de l’ouvrage intitulée « L’entrelacs - le chiasme » (postérieure à novembre 1960), une multiplication de l’emploi de « fission » terme souvent associé à « déhiscence » [14]. Le recours de l’un à la place de l’autre laisse penser à une quasi-synonymie pour l’auteur [15].

11Merleau-Ponty rappelle fréquemment que la pensée n’est pas enfermée dans les mots [16], que la philosophie n’est pas une affaire de vocabulaire [17], que le sens se fait, se défait puis se refait par emprunts et prêts d’expériences.

12Les commentaires se sont intéressés au « chiasme », à la « chair », au « monde », à la « réversibilité », à l’« empiétement », aux couples « sentant-sensible », « voyant-visible ». Peut-être pourraient-ils aussi se focaliser sur « tapisser », « du dedans », « entrelacement », « emboîtement », « membrure », « écart », « quelque chose », « tout à l’heure », « histoire sourde » ? Autant d’expressions qui n’appartiennent à personne, mais sont récurrentes et d’un emploi spécifique dans les écrits de Merleau-Ponty, comme l’est la texture de ses associations verbales, sa langue « imagée » et d’un registre relevant du sensoriel ou du charnel, dans d’étranges associations : « forces douces » (VI, p. 214), « significations en touffe », « buissons de sens propres et de sens figurés » (VI, p. 172), « être de porosité » (VI, p. 195), « la volubilité de l’esprit » (VI, p. 198).

13Si ces termes n’appartiennent à personne, ce que Merleau-Ponty en dit, sa manière de les employer et l’idée qui les sous-tend portent sa vision ou son rapport au monde. Ce qui est à souligner, c’est que la parole n’est plus le véhicule neutre d’une certaine signification, elle n’est plus la forme de ce qui a été pensé. Écrire même ne consiste plus à fixer dans les mots une certaine conception, ni à délivrer une position de monde. Il s’agit par le moyen de la langue de donner forme à un certain rapport au monde, la parole ne pouvant au sein de l’expression même être ignorée dans son épaisseur et dans son abstraction. Dans le cours sur la parole, au détour d’une discussion sur le statut de la langue comme une totalité de sens donnés, Merleau-Ponty articule une des clefs du dynamisme de ses argumentations, comme dans Le Visible et l’Invisible, et dans les notes du cours de 1953-1954, le ressort d’une parole vivante [18] :

14« […] il y a toujours discontinuité puisque chaque expression n’exprime qu’à travers toutes les autres, et que, ceci étant vrai de celles-ci à leur tour, finalement seul exprime l’écart entre les expressions, et le signifié n’est que le relief du système » [19].

15Ainsi, une formulation comme : « on sent peut-être mieux […] » [20] est très loin d’un « On pense sans doute […] », « ce que porte ce petit mot : voir », est très loin de : « ce que signifie voir » et de la prétention à une objectivité du sens et de l’expression explicative qui les sous-tendent, cherchant plus à faire voir et à faire sentir qu’à démontrer ou à remporter l’adhésion.

16La première partie de L’Œil et l’Esprit dans la forme que Merleau-Ponty a dactylographiée est une reprise très réécrite et réduite d’une des premières rédactions suivie (celle que par la suite nous nommons la première rédaction, bien que le début ait été précédé de deux ébauches de rédaction abondamment raturées). Une deuxième version est aussi conservée, mais il manque la version réécrite du début de celle-ci, alors que la suite de la deuxième rédaction suivie présente à peu de choses près le texte que nous connaissons de L’Œil et l’Esprit.

17Merleau-Ponty souligne que dans la rédaction tout changement réalise un déplacement de l’ensemble du sens, d’où la nécessité de réécrire son argument et même de le recomposer presque à chaque fois qu’il change de registre expressif.

Constantes d’une réécriture

18Merleau-Ponty fait retour sur sa façon de voir, sur son rapport au monde, pour discuter ou analyser la possibilité de son partage. C’est là un aspect de son style, c’est là une dimension de sa démarche philosophique, c’est là le mouvement dialectique de son œuvre, visible dans les manuscrits comme dans les œuvres qu’il a publiées. La mise à plat du processus à l’œuvre fait partie de l’argument [21]. Il écrit, par exemple dans Le Visible et l’Invisible : « C’est le propre de l’interrogation philosophique de se retourner sur elle-même, de se demander aussi ce que c’est que questionner et ce que c’est que répondre [22]. » Ou encore, décrivant dans une note de travail le mouvement de son livre, il écrit : « Circularité : tout ce qui est dit à chaque "niveau" anticipe et sera repris » ; suit alors une série d’exemples où chaque niveau de description n’est ni faux – il ne ferme pas la possibilité au reste – ni « vrai » au sens absolu – dans la mesure où ce niveau est obtenu par abstraction, séparation de couches qui sont en fait imbriquées.

Révision d’un texte

19Sur le dactylogramme de L’Œil et l’Esprit, les corrections sont rares. Le souci de précision est en revanche sous-jacent à toutes les corrections apportées par le philosophe (mais cela relève de l’éthique de celui qui écrit). Parfois, d’ailleurs pour une raison de lisibilité, Merleau-Ponty inverse l’ordre des mots : « La vérité est que nulle forme symbolique, nul moyen d’expression acquis ne résout les problèmes de la peinture, ne la transforme en technique, parce qu’elle ne fonctionne jamais comme un stimulus » [74] (28). Cette phrase devient : « La vérité est que nul moyen d’expression acquis ne résout les problèmes de la peinture, ne la transforme en technique, parce que nulle forme symbolique ne fonctionne jamais comme un stimulus ». Cette inversion fait passer une vérité comprise à l’occasion d’un propos sur la peinture comme un cas particulier. La peinture apparaît comme une des formes à propos de laquelle on peut énoncer cette vérité, mais cette vérité s’étend à toute forme symbolique dont la peinture est une des possibilités. Cette modification touche au niveau logique de l’argument. Sur le même dactylogramme, Merleau-Ponty remplace « inversement » [60] (7) par « encore » ; « ne sont pas vraiment vus » [64] (11) par « ne sont communément pas vus ». Il s’agit encore davantage de corrections concernant le niveau logique de l’énonciation. Merleau-Ponty change « favorisent » [70] (17) par « donnent », alors qu’un peu avant on lit : « elles gardent la forme des objets ou du moins nous en donnent des signes suffisants » et deux lignes plus loin : « S’il avait examiné cette autre et plus profonde ouverture aux choses que nous donnent les qualités secondes […] ». Merleau-Ponty semble ne pas se soucier d’un certain type de répétition car la répétition paraît nécessaire, dans ce cas, à la précision.

Récupération, reprises, repentirs

20Des formulations ou une grande masse du texte sont conservées presque à l’identique d’une rédaction à l’autre, parce qu’elles sont comme inhérentes à sa vision du monde et qu’elles n’exigent pas d’être modifiées. Ainsi, à quelques différences près, entre la première rédaction [13] (7) : « […] Certes […] si, comme d’autres [animaux], nous avions des yeux latéraux […] » et la deuxième rédaction [38] (5) : « des yeux latéraux, sans recoupement des champs visuels, ce corps qui ne se réfléchirait pas, ne se sentirait pas, […] des miroirs qui seuls rendent visible pour nous [notre corps, entier] […] » le texte est identique.

21Certains éléments sont d’abord repris de travaux antérieurs, puis parfois abandonnés, comme pour éviter ce qui pourrait arrêter sa pensée dans certaines thèses [23]. Par ailleurs, on remarque que souvent les ratures effacent une phrase, un intertitre ou un argument qui est repris textuellement un peu plus loin dans le texte. Cela laisse supposer que Merleau-Ponty, s’il cherche, dans ses écrits, à façonner une langue qui rende sa pensée partageable par d’autres, sait, dans le mouvement d’écriture, dans quelle direction il va. Les mots ou phrases barrés sont simplement arrivés trop tôt sous sa plume.

22« Si l’on retrouve un équilibre, il faudra Pour retrouver l’équilibre, il faudra Si l’on doit l’on retrouve l’équilibre, ce sera un équilibre nouveau entre la métaphysique ou pensée du "il y a" et retrouve un équilibre entre la pensée par modèles et la pensée métaphysique ou pensée du "il y a", ce sera un équilibre il faudra que ce soit un équilibre nouveau [24]. »

Condensation, recherche de concision

23Un des mouvements qui parcourent l’écriture au fil des rédactions de L’Œil et l’Esprit (motivée par une commande d’André Chastel pour le premier numéro de sa revue Art de France) consiste à condenser le propos, mouvement qui n’est pas étranger à la recherche d’une formulation prégnante de l’argument lui-même et exigeant pour cela une transformation de l’expression et l’abandon d’effets rhétoriques.

24« Encore faut-il dire que cette vérité nous ne la voyons pas naître, que l’être de Dieu est pour nous abîme [25]. »

25Cette construction devient, dans L’Œil et l’Esprit : « car cette Vérité, nous n’assistons pas à sa naissance, l’être de Dieu est pour nous abîme… » [26].

26La version manuscrite de la deuxième partie [12] (5) à [17] (15), mise au net, présente des différences avec le texte final. Merleau-Ponty supprime des mentions de flous inexactes. À propos de la référence à Valéry, la version manuscrite manifeste des précautions oratoires qui marquent la prudence dans le mouvement d’assertion : « disait à peu près » alors que le texte final attribue à Valéry sans marque d’approximation l’idée et le propos que le peintre « apporte son corps ». Au début de cette deuxième partie, Merleau-Ponty, par exemple, procède à un allégement des syntaxes. Il remplace « c’est en effet » par « en effet ». Sur le dactylogramme de L’Œil et l’Esprit, il supprime une autre phrase quasi strictement rhétorique : « Il faudrait reprendre dans le même esprit la question du mouvement » [88] (36) qui précédait la phrase : « Comme elle a créé la ligne latente, la peinture s’est donné un mouvement sans déplacement… ». Ou encore il élimine, du texte final, la formule rhétorique : « Si l’on réfléchissait, on saurait que voir n’est pas […] » [10] (5) puisque l’objet est bien d’y réfléchir.

Un statut de l’exemple

27Parfois, Merleau-Ponty signale qu’il faudrait ajouter d’autres exemples. Ainsi, lorsqu’il note : « Ajouter à l’endroit où je cite Giacometti : Van Gogh qui voudrait que la peinture vive, Butor : ces raisins, qui n’ont jamais existé, sont les raisins mêmes. Pas d’alternative imitation-création, être-néant, objet-sujet » [27], il ne s’agit pas d’anecdotes. Ce type d’annotation dessine l’importance des « exemples » dans l’élaboration de l’argument. Ceux-ci participent de l’épaisseur du dit, nouant le problème examiné à l’expérience du monde. Certaines formulations apparues dans la première rédaction, non reprises dans la deuxième, figurent finalement sur le dactylogramme. C’est le cas de l’image « comme un visage entre les roseaux » [28]. Cette reprise montre bien qu’il tient à certaines images en rupture avec une écriture académique.

Les détours de l’élaboration

28Parfois, il s’agit pour l’auteur de réaménager ou de réduire un certain passage (souvent dans des plans ou des résumés de plan, parfois aussi dans des notes de travail) – modification qui sera alors inapparente dans la version finale. Par exemple, dans une note relative à la rédaction de L’Œil et l’Esprit, Merleau-Ponty envisage d’opérer une réduction du début de son texte tel qu’il l’a d’abord rédigé : « I. Réduire le début à : Pour le philosophe, la signification de la peinture est de nous réapprendre pensée au contact du monde où nous existons, – monde qui est oublié par pensée artificialiste –, est d’être une philosophie en acte [29]. » La connaissance des étapes antérieures peut alors seulement nous apprendre les détours par lesquels il est passé là où la pensée qu’il a développée est élaguée, et concentrée en quelques phrases.

29D’autres fois (souvent) les détours sont constitutifs de l’élaboration de ses textes. D’où un bénéfice supplémentaire qu’il y a à étudier les notes de préparation de ses cours, on y apprend par exemple, que la peinture et la musique constituent des expériences fondamentales :

30« Au moment d’analyser le pouvoir d’expression en tant que créateur de vérité, il nous faut donc faire détour par peinture et musique avant de définir pleinement littérature [30]. »

31Ou encore par rapport à la question de la « prise de conscience de la parole » telle que l’a accomplie Saussure, Merleau-Ponty écrit :

32« Dégageons ce qui, dans notre perspective est essentiel, – en signalant accessoirement hésitations, puisque notre but n’est pas historique et que Saussure est ici un moment de réflexion./On a : opposition de logicisme ou métaphysique du langage (= la langue comme enveloppe de l’esprit) et objectivisme (= la langue comme fait opaque à constater) [31]. »

33Dans ce « programme », ses intentions, sa position à l’égard de ce qui lui sert de champ d’investigation, sont exposées sur un mode direct et synthétique. L’« hésitation » apparaît comme une modalité de sa démarche ou une dimension de ses recherches.

La rencontre de problèmes

34Parfois, Merleau-Ponty se rapporte réflexivement à son écriture pour dénoncer les excès thétiques. Par exemple, dans une note de travail de janvier 1959, il interroge la possibilité du « cogito tacite » qu’il avait énoncé dans la Phénoménologie de la perception :

35« Le Cogito de Descartes (la réflexion) est une opération sur des significations, énoncé de relations entre elles (et les significations elles-mêmes sédimentées dans des actes d’expression). Il présuppose donc un contact pré-réflexif de soi à soi […] ou un cogito tacite […] – voilà comment j’ai raisonné dans Ph. P. [32]. »

36Parfois, dans une saisie rétrospective de ses écrits, son objet est de faire un éclairage sur sa pensée avec pour relecture de son œuvre l’horizon de ce qu’il pense. Dans Le Visible et l’Invisible, il note, par exemple :

37« Mais tout cela, – qui reprend, approfondit et rectifie mes deux premiers livres, – doit être fait entièrement dans la perspective de l’ontologie – la description du monde perçu sur laquelle se conclut ce 1er volume est considérablement approfondie […] [33]. »

38Quand il réécrit une partie, c’est souvent pour remédier aux problèmes qu’il rencontre et les contrecarrer ou pour poursuivre un mouvement de réforme entrepris dans les étapes précédentes de son projet, pour creuser une brèche entraperçue à l’occasion d’un développement.

39Certaines modifications ne sont pas structurelles mais elles touchent et requièrent une reformulation complète : elles ne consistent donc pas seulement en une concentration du propos [34]. Par exemple, dans le manuscrit de L’Œil et l’Esprit première rédaction, les passages où Merleau-Ponty aborde la « ressemblance » sont très raturés [35], comme si par « la ressemblance » on avait affaire, dans son rapport à la perception, avant tout à un problème. D’ailleurs, il écrit :

40« Nous sommes dispensés de la tâche impossible de comprendre comment la ressemblance la peinture des choses dans le corps pourrait les faire sentir à l’âme : expédient naïf, puisque la ressemblance des images corporelles aux choses aurait besoin à son tour d’être vue, qu’il nous faudrait "d’autres yeux en notre cerveau, avec lesquels nous la puissions apercevoir "(Descartes, Discours VI, AT VI, p. 130) et qu’enfin la contemplation des images corporelles que l’âme reposerait en entier le problème de la vision [36]. »

41Enfin, il y a les pensées de réforme qui participent du propos non dans la forme à lui donner mais dans le mouvement et l’économie générale de l’argument : « Sur tous ces sujets, nous sommes disqualifiés par position » (OE, p. 56).

42Dans ce sens, sur le dactylogramme de L’Œil et l’Esprit, Merleau-Ponty supprime « Le visible est l’être à distance » [66] (13), non pas que la phrase ne sonne pas bien, mais sans doute est-elle trop thétique. Qu’a-t-on énoncé lorsqu’on a dit « Le visible est l’être à distance » ? De quelle façon retourner cette énigme en « comment signifier la distance dont je fais l’expérience ? » ?

Balancement et ouverture

43Le travail de l’expression se traduit aussi dans ce manuscrit par l’agencement des arguments en balancement. Dans une page synthétique [5] que Merleau-Ponty tire de six feuillets [1-4] (1-6), pour la moitié barrés, on lit :

44« […] la peinture et […] l’art […] sont une expérience non technique de l’être, […], ils maintiennent une interrogation que la philosophie veut réveiller partout, mais qu’elle est impuissante à réveiller parce qu’il y a un technicisme de la pensée ne réveillera qu’en se faisant quelque chose comme art. »

45La correction de « elle est impuissante à… » en « ne réveillera qu’en… » manifeste un souci d’ouverture. Rien ne sert de dire l’erreur, il est plus pertinent et instituant d’élaborer à partir d’une impasse une autre possibilité. Ce mouvement est typique de la philosophie de Merleau-Ponty et ici elle est visible à l’œuvre dans la modification d’une simple phrase.

46Ailleurs, au lieu de « Non pas le corps morceau d’espace ou paquet de fonctions, mais le corps opérant et actuel qui est un entrelacs de vision et de mouvement », il écrit finalement :

47« Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement [37]. »

48Par cette formulation, Merleau-Ponty renoue à peu de chose près avec le premier jet de cette séquence d’écriture, hormis l’idée de transsubstantiation qu’il avait eue à un autre moment. Et là encore le motif de ses réécritures est principalement un processus de renversements. Les arguments et syntagmes qui correspondaient à un argument de la forme d’une négation, comme contre-argument, sont intégrés et poursuivent en creux la spécification de ce qui est éprouvé.

49Il y a une façon récurrente dans la philosophie de Merleau-Ponty de mener de l’intérieur d’un processus un argument jusqu’à sa limite – « C’est jusqu’ici qu’il faut pousser pour trouver chez Descartes quelque chose comme une métaphysique de la profondeur [38] » – et depuis la brèche qu’il repère ou dégage de relancer à nouveau le processus [39]. Dans la première rédaction de L’Œil et l’Esprit, à la suite d’un très long développement autour de Descartes, notamment dans l’exposition de l’articulation de la vision au mouvement telle que nous conduit à la comprendre la philosophie cartésienne, à partir notamment de la Dioptrique, Merleau-Ponty rencontre une aporie : « Mais le savoir de l’espace corporel, qui s’étend aux choses, ce premier ici d’où viendront tous les , comment le sait-elle ? [40]. » Une fois dégagée la limite de la position cartésienne sur la question de la vision dont l’explication des rapports entre les choses et nous via des simulacres reste un problème, Merleau-Ponty retourne la position et avance ce qu’il entend proposer : « La vision n’est pas […], c’est une pensée qui […]. La ressemblance est le résultat de la perception non son ressort […] [41]. » L’explication cartésienne ne permet pas d’approcher l’énigme centrale de la vision, puisqu’elle fait du corps un objet tout extérieur à soi et qu’elle y fait descendre « un esprit pour lequel c’est tout un de penser et de se penser » [42]. Cette tension conduit Merleau-Ponty à revoir complètement la position du sujet philosophant.

Transformation du sujet de l’énonciation

50L’écriture et la pensée exigent d’être articulées l’une à l’autre, façonnées, revues, composées, recomposées. Le mouvement de l’œuvre, avec les repentirs sous-jacents, les suppressions constitutives, les tensions d’écriture, les multiples ébauches ou esquisses, lui permet de dégager une forme la moins inadéquate possible. Si nous examinons le processus d’écriture de Merleau-Ponty, comme le lui suggère l’étude des autres (notamment Proust, dans le cours « Le problème de la parole », 1953-1954, « étudié pour saisir fonction totale de la parole comme langue à l’état naissant » [43]), il apparaît que le style n’est pas donné pour son auteur lui-même. « Le style n’est transparent et ne reflète le monde et ne donne "vérité et réalité" que s’il est entièrement soumis à sa loi interne, il ne donne l’objet que s’il se développe en toute autonomie, parce que l’objet en littérature est donné par le mode d’apparition, et que celui-ci est solidaire de l’organisation des éléments du monde dans l’expérience propre de l’écrivain [44]. » Si le style n’est pas un truc, il lui échappe même nécessairement, puisque le sujet qui écrit n’est pas transparent à soi, ni identité à soi ou individualité donnée.

51Il faut d’ailleurs remarquer que l’écriture n’est paradoxalement pas identique tout au long de l’œuvre, qu’elle se transforme à mesure que Merleau-Ponty précise sa philosophie et articule sa pensée qui elle-même le transforme ainsi que sa façon de voir, d’énoncer, d’écrire, etc. Souvent d’ailleurs la réécriture est motivée par l’ouverture d’un nouveau champ qui oblige à reprendre tout ce qui précède autrement : « il s’aperçoit qu’il a ouvert un autre champ où tout ce qu’il a exprimé est à redire autrement » [45]. Ce mouvement est corrélatif d’une certaine modalité de la subjectivité qui est plurielle, dont la structure est un certain rapport du corps à la pensée, et enfin qui est ancrée, émerge et s’élabore dans un monde. Parce que le monde n’est pas ce devant quoi je suis mais ce dont je suis, il est autour de moi (OE, p. 59). Cela était déjà très clair dans la Phénoménologie de la perception (1945), bien que l’écriture de Merleau-Ponty se soit transformée depuis ce texte.

52L’expression étant une dimension de son expérience du monde, le déplacement de sa pensée s’accompagne nécessairement d’un déplacement de point de vue au fil de ses travaux. Parfois, l’élimination ou la substitution de termes traduit quelque chose d’un changement de modalité d’expression portant avec elle un déplacement et une transformation de la subjectivité « philosophante » ou « agent » des pensées, des actions, des opérations, des expériences.

53Le profond bouleversement de son expression apparaît entre autres dans la tentative d’abandonner – sauf nécessité – toute parole d’extériorité au profit d’un mouvement d’incarnation de ce qui est dit. Ainsi, le « on » impersonnel, ou expression d’un point de vue jugé généralisable et qui induit un monde fait de choses en soi, employé dans la première rédaction des manuscrits de L’Œil et l’Esprit : « on serait bien en peine de dire où est le tableau : on ne regarde pas une image comme on regarde une chose ; le regard ne la fixe pas en son lieu, il erre en elle comme dans les limbes de l’Être, il voit selon ou avec l’image plutôt qu’il ne la voit » [46] est rendu impossible dès lors que l’on fait l’expérience d’une vision depuis un corps sien. Le « on » peut faire place à un « nous » ou à un « je ». Dans ce cas, il est remplacé lors de la deuxième rédaction par « je » : « Je serais bien en peine de dire est le tableau que je regarde : car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en elle comme dans les limbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois [47]. » Cet emploi est maintenu et amplifié dans le texte final de L’Œil et l’Esprit, par exemple quand Merleau-Ponty y note « Des choses aux yeux et des yeux à la vision il ne passe rien de plus que […] » (OE, p. 41), à la place de « Des choses à nos yeux et de nos yeux à notre vision il ne passe rien de plus que […] » [41v] (12).

54Ainsi, on trouve parfois exprimée dans des notes de travail, c’est-à-dire dans ce qui est écrit pour son usage propre, la nécessité qu’il rencontre, au regard de la philosophie qui le transforme et qui opère en lui et travaille sa langue, d’une philosophie qui pour des raisons philosophiques [48] ne saurait plus être celle d’un sujet à distance, surplombant ou jugeant de l’extérieur ou sur un mode neutre, se posant comme pôle de la vérité à l’exclusion de tout autre point de vue, de modifier son expression en une « parole pensante » [49]. Ce mouvement se transforme en recherche d’un écrit opérant pour une philosophie interrogative, mouvement incarné sur le modèle des écrits romanesques.

55Dans le contexte d’une mise en question du rapport thétique au monde et aux choses telles que les posent les philosophies de la conscience constituante, mais aussi les attitudes de pure extériorité entre sujet et objet, Merleau-Ponty note en décembre 1959 : « Remplacer les notions de concept, idée, esprit, représentation par les notions de dimensions, articulation, niveau, charnières, pivots, configuration » ; c’est-à-dire des notions par lesquelles celui qui parle est aussi celui qui du dedans du monde voit, sent, pense, se dessine comme lieu, carrefour, « membrure ». De même, pour se départir d’une attitude objectiviste, il préconise lors de la rédaction du Visible et l’Invisible, dans une première suite « L’être préobjectif : le monde solipsiste » (ultérieurement abandonnée) au chapitre « Interrogation et dialectique » de « renoncer en commençant, à des notions telles que "actes de conscience", "états de conscience", "matière", "forme", et même "image" et "perception" » [50]. Son objet est alors de supprimer de sa description des concepts venant de la réflexion. Ce qui préside à la parole ou à la pensée est un certain écart par rapport à… ce que je vois, qui introduisant une distance, un espace, me désignent, cela que je vois, à moi-même. Et cela, bien que ce soit la rencontre d’autres pensées qui me permettent d’articuler la mienne, qui avant d’être articulée constituait un « ton fondamental unique » [51], modalité singulière de ma façon d’être au monde, qui toutefois échappe à une saisie directe, sans médiation.

56Dans L’Œil et l’Esprit, entre la première rédaction et l’élaboration de la deuxième, le corps joue un rôle charnière. Le mouvement évoqué plus haut, à l’occasion de l’aporie où nous conduit la position cartésienne, institue la transformation des expressions comme « notre corps » (rendues problématiques quand il est question du corps qui sent, qui voit) en « mon corps ». Mais aussi, chacun étant seul à être soi, on est aussi seul à pouvoir estimer ce qu’on ne comprend pas comme à pouvoir apprécier ce que l’on comprend. Merleau-Ponty change « notre incompréhensible solidarité avec un objet du monde » [52] par « mon incompréhensible solidarité » [53]. Cette forme devient primordiale quand il s’agit de souligner la simultanéité d’autres points de vue et alors même que « mon corps se généralise » et qu’il « comporte des secteurs empruntés » [54]. Merleau-Ponty effectue des modifications qui s’accompagnent d’une façon différente de voir. Processus même rendu nécessaire par le développement mené autour de Descartes et qui entraîne la recomposition et la réécriture de cette partie. De la première rédaction à la deuxième, décrivant la position cartésienne, Merleau-Ponty abandonne la description externe pour faire voir depuis une subjectivité cartésienne qui « ne descend jamais dans le visible » [55], qui « ne se voit pas dans le miroir » [56] ; « un cartésien ne se voit pas vraiment dans le miroir ; cela ne voudrait rien dire : il voit un mannequin, un "dehors" » [57]. Ce qui donne, dans le texte final : « son "image " dans le miroir est un effet de la mécanique des choses ; s’il s’y reconnaît, s’il la trouve "ressemblante", c’est sa pensée qui tisse ce lien, l’image spéculaire n’est rien de lui » [58].

57Il y a pour lui nécessairement participation charnelle : « en vertu de cette évidence incontestée qu’il faut voir ou sentir quelque façon pour penser, que toute pensée de nous connue advient à une chair » [59]. D’où la métamorphose du texte comme expression d’une pensée en incarnation du processus d’intellection, de vision, invitation du lecteur à opérer par lui-même toutes les opérations abstraites que sous-tend le langage. Cette orientation le conduira à une profonde réforme philosophique et notamment à l’idée de « chair » [60] comme « masse intérieurement travaillée », non pas pensée comme une substance mais comme un « milieu formateur de l’objet et du sujet », et définie comme « la déhiscence du voyant en visible et du visible en voyant » [61].

58On assiste aussi à des changements de points de vue induits par des changements infimes. Ainsi la phrase du manuscrit : « Tout ce qu’on peut dire et penser de la vision ne se conçoit qu’en termes de pensée » [62] devient dans L’Œil et l’Esprit : « Tout ce qu’on dit et pense de la vision fait d’elle une pensée » [63]. Des changements de ce type signent l’abandon du « discours sur » en faveur d’une pensée s’exprimant dans sa tension interrogative qui ne camoufle aucune des difficultés qu’elle rencontre. Ils l’inscrivent dans la perspective d’une philosophie dont il écrit, lors d’une première ébauche de rédaction :

59« un penser qui n’aura jamais, dans tous les sens du mot, sa suffisance, qui ne sera jamais qu’une pointe faite hors de l’ignorance et de la confusion, un certain écart, une certaine différence par rapport à d’autres pensers et qui se donnera précisément pour tâche de cerner un monde, un espace, une lumière qui éclatent hors de nos prises, de mettre en scène cette fulguration » [64].

60Le mouvement d’écriture inaugure une transformation essentielle, puisque le corps est « le point de vue où nous résidons » [65], et que la mise en question du modèle cartésien de la vision comme « pensée de voir » conduit au passage, dans la deuxième rédaction [66], de « l’opération de voir » [67], relevant encore d’une forme d’extériorité à « la vision en acte », dans le texte final [68], relevant de la participation.

Une parole opérante : abandon de l’attitude de survol

61Merleau-Ponty donne à la philosophie la tâche de restituer, entre autres, « une expression de l’expérience par l’expérience qui éclaire notamment le domaine du langage » [69]. Cette philosophie se traduit en particulier par un complet renversement de tout rapport thétique au monde ou de tout « langage sujet-objet », survols dont par exemple la formule « la perception se fait dans les choses » est encore une expression. Alors que selon Merleau-Ponty ce qui se passe : « c’est l’être qui parle en nous et non nous qui parlons de l’être » [70] ou encore « la vision est prise ou se fait du milieu des choses » (OE, p. 19). L’ontologie qu’il met en œuvre et qui tente d’échapper à l’attitude de survol comme à la fusion [71] passe par une modification de l’instance qui interroge l’expérience : « Nous nous plaçons, comme l’homme naturel, en nous et dans les choses, en nous et en autrui, au point où, par une sorte de chiasma, nous devenons les autres et nous devenons monde » (VI, p. 212). Mouvement qui poussé jusqu’à sa limite conduit la philosophie à se tenir « au point où se fait le passage du soi dans le monde et dans l’autre, à la croisée des avenues », entraîne aussi la réécriture de ce chapitre avec une mise en œuvre de la philosophie ainsi modifiée prenant acte du « Considérons-nous donc installés parmi […] » (ibid., p. 212).

62Quand Merleau-Ponty écrit à propos de l’union de l’âme et du corps : « cette Vérité, nous n’assistons pas à sa naissance, l’être de Dieu est pour nous abîme…/Tremblement vite surmonté […] » (OE, p. 56), « abîme » – relié à une « métaphysique de la profondeur » – prend tout son sens avec, à la ligne, ce premier mot « tremblement » qui le définit par les effets qu’il provoque, mais aussi par les difficultés rencontrées dans le raisonnement. « Tremblement vite surmonté » est absent des rédactions manuscrites. La comparaison entre celles-ci et le texte final nous fait apercevoir ce mouvement expressif qui sinon serait sans doute passé inaperçu. Ce groupe de mots constitue un moment pivot. Il permet de condenser l’ensemble de l’argument qu’il avait développé dans la première rédaction et en même temps d’accentuer la façon dont avec facilité et comme par une pirouette Descartes évacue certaines questions : « l’être de Dieu », « l’espace de l’âme », « la profondeur du visible ». Mais l’énigme de la vision n’est pas pour autant éliminée : « elle est renvoyée de la "pensée de voir" à la vision en acte » (OE, p. 54). Cette idée est sous-tendue par cette idée récurrente que le « voyant surgit du visible » et qu’il cherche à mettre en œuvre dans le mouvement même de son écriture. Cette idée semble d’abord suggérée par l’expérience même qu’il a faite. C’est encore d’une expérience qu’il s’agit quand par exemple alors qu’il aborde la question de la profondeur, l’idée, le souvenir de la piscine (ou la piscine) vient non pas illustrer mais enrichir son propos, et lui donner comme une épaisseur charnelle (le monde et les expériences qu’il en fait participent charnellement à son écriture), parce que cette expérience lui permet de « comprendre » sa propre spatialité.

63Qu’advient-il pour Merleau-Ponty à ce moment ? Il lève peut-être les yeux et se souvient d’avoir vu la piscine, d’ailleurs c’est ce qu’il nous dit, et là le monde réel vient faire dévier le cours de la rédaction, son corps arrache sa vision de la poursuite de sa pensée. Il faut souligner que cet exemple de la piscine apparaît dans la première rédaction dans un passage du manuscrit particulièrement raturé et portant notamment la trace d’une pensée qui cherche, et non pas d’une pensée comme possession intellectuelle de ce qu’elle veut dire. Il précise, d’ailleurs, dans ce passage, la philosophie qu’il entend formuler :

64« une philosophie qui ne cherche n’aime plus ni l’éloquence, ni la preuve, ni même la possession intellectuelle, qui demeure dans le tissu sans couture de l’expérience qui donc parle comme les hommes ont toujours comme on fait un geste, pour répondre à ce qui se présente, sans arrière-pensée, sans précautions, sans prétention d’épuiser ce qu’il y aurait à dire, comme on fait un geste, pour répondre à ce qui se présente… » [72]

65La page [28] (36) renvoie à la page (32) ; le feuillet (37) s’achève aux deux tiers de la page et laisse la dernière phrase inachevée et ce qui fait suite [29] (38) - [31 verso] (43) présente une écriture plus rapide et très peu formée. La première mention de la piscine apparaît au cours de la rédaction dans l’ébauche d’un plan pour la suite placé entre crochets : « […] Sens de cette recherche de la profondeur : l’eau de la piscine et le fond – Puis II la ligne ; III le mouvement » [73], dans un moment où l’écriture de Merleau-Ponty est différente, le stylo qu’il emploie aussi et les ratures sont très nombreuses, les ajouts en marge abondants.

66Le passage sur la piscine donnant chair à l’expérience de la profondeur telle que lui l’entend sera repris [30] (40) et élaboré à nouveau dans un contexte différent au cours de la deuxième rédaction [48v-49] (26-27) puis repris dans le texte final :

67« Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux ; s’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le voir comme il est, où il est : plus loin que tout lieu identique » (OE, p. 70).

68L’écriture de Merleau-Ponty passe par un échange continu de son expérience en tant qu’être incarné, sentant, se déplaçant, se baignant, discutant, se souvenant, etc. à sa mise en texte. Le texte est une forme possible émergeant sans doute du mouvement de l’expression, où Merleau-Ponty cherche au mieux à restituer une certaine façon de participer au monde et de l’interroger. Mais s’agissant de philosophie, ce qu’il a à dire se présente comme ce qu’il y a à dire. Chaque écrit ne prend corps que parce qu’un lecteur lui prête un sens, son expérience, y confronte sa vision du monde. C’est dans ce sens qu’il peut écrire : « Ce n’est pas l’objectivité de la définition qui nous installe dans un concept d’emblée universel, c’est celle du geste qui est orienté sur un aspect du paysage privé et qui apprend aux autres à trouver dans leur paysage privé la vue correspondante [74]. »

69La littérature et la philosophie ne sont pertinentes que si elles sont prégnantes et transforment un peu le monde ainsi que notre compréhension des choses et des autres, énonçant quelque chose d’inédit qui ouvre le champ de l’expérience ; elles sont expression singulière qui élargit la vision, tout en en concentrant la densité, qu’elles nous ouvrent sur le monde, elles nous apprennent à mieux voir. Or, rendre capable de voir des choses que l’on n’a jamais vues, c’est cette béance qu’il est difficile de susciter, car nous sommes habitués aux modèles de la ressemblance, de la reconnaissance, de l’identité close et achevée.

« Art poétique »

70Il y a un phrasé merleau-pontien qui est porté par un souffle et une certaine façon d’être un corps en mouvement. Le phrasé est chez l’auteur ce qui porte le mouvement de sa vision, mouvement qui, écrit-il dans L’Œil et l’Esprit, est non pas « une décision d’esprit », mais « la suite naturelle et la maturation d’une vision » [75], à la façon dont les gestes du peintre transforment le monde en peinture [76]. Et d’une certaine façon ce phrasé « spontané » co-naturel au souffle de l’auteur est présent quelle que soit la forme de l’écrit et depuis ses premiers textes.

71Dans l’élaboration de L’Œil et l’Esprit, Merleau-Ponty cherche clairement à se départir de la forme démonstrative pour son argumentation. Par exemple, il supprime des constructions rhétoriques inutiles pour le mouvement ou pour la compréhension : comme « il a donc fallu » dans « […] ils allaient droit à la chose. Il a donc fallu pour le voir réinventer […] » [77]. Un argument relevant de la langue philosophique académique de la démonstration : « La conséquence est qu’un cartésien… » est supprimé dans L’Œil et l’Esprit, et réduit à : « Un cartésien… » (OE, p. 38). Claude Lefort souligne, dans sa préface, que : « La médiation sur la peinture donne à [Merleau-Ponty] la ressource d’une parole neuve, […] d’une parole qui argumente, certes, mais réussit à se soustraire à tous les artifices de la technique qu’une certaine tradition académique avait fait croire inséparable du discours philosophique [78]. » La voie qu’il trace, pour faire partager sa vision, le rapproche alors de l’écriture créatrice ou prégnante d’expérience.

72On trouve dans la première rédaction un aparté – entre crochets, mais au fil du texte – comportant une ébauche d’un des aspects de ce processus qu’il décrit :

73« Quand le peintre autrefois se figurait lui-même dans un coin du tableau, il ajoutait au monde ce que le monde voit de lui, il ne faisait que céder à l’appel de la vision qui voudrait être totale ou absolue, ne rien laisser hors d’elle-même, se refermer sur lui. […] » [40] (9) ;

74on a un peu plus loin, dans la même séquence de rédaction [40 v] (10), un autre aspect du processus qui articulé ensuite au premier élabore le mouvement selon lequel la vision du monde « se fait » :

75« Parce que le visible est l’être à distance, le fantôme du miroir entraîne au loin les secrets de ma chair et du même coup tapisse de tout l’invisible de mon corps les autres corps que je vois. […] ajoutant à ce qu’ils voyaient ce que les choses voyaient d’eux, comme pour attester qu’il y a une vision totale ou absolue, hors de laquelle rien ne demeure et qui se referme sur eux, action-passion, image de soi-même… [79]. »

76Ce phrasé particulier est présent dans chacune de ces formulations ; c’est une modification du mouvement général et une orientation ainsi que le point de vue d’où la scène est décrite qui jalonnent les rédactions successives de l’ensemble au sein duquel on rencontre cette idée plus ou moins condensée. La difficulté au cours de la rédaction est semble-t-il d’opérer une articulation suffisante de ce qui est en question pour ensuite en produire une forme où aucun terme, aucune étape à expérimenter ne sont superflus.

77Le plus étrange, c’est que le phrasé de Merleau-Ponty n’a pas besoin de s’énoncer dans une phrase complète pour apparaître. Même dans une forme lacunaire (en l’absence d’article défini ou indéfini devant les noms), on entend le souffle rythmé par une ponctuation, un balancement où le négatif permet de dessiner en creux, avec ses aspérités, des contours, une texture, l’objet de l’énoncé, où les incises participent du mouvement principal et dont le bénéfice vient enrichir la suite de l’argument. Dans la vision du monde qu’il expose, le mouvement de balancement qui intègre l’opposition ou la négation trace une ligne de sens comme un relief par différenciation. Il n’indique plus seulement la coloration du monde telle qu’il la voit, il la donne en partage en faisant voir. Par exemple, évoquant la dimension de couleur, Merleau-Ponty écrit : « Celle qui crée d’elle-même à elle-même des identités, des différences, une texture, une matérialité, un quelque chose… » [80]. Aucun mot n’est superflu pour permettre d’effectuer l’opération selon laquelle l’idée d’une chose prend corps pour nous. Par des mouvements expressifs au sein desquels la différenciation entre des termes enchaînés reproduit le mouvement selon lequel un entendement perçoit par écart à un corps. La mesure de cet écart requiert à chaque fois un certain rapport à notre corps, aussi abstraits que soient les termes employés.

78Dans la rédaction de L’Œil et l’Esprit, j’entends souvent comme un chant dont je marque sur le passage qui suit la mesure par une barre oblique / : « l’animation du corps n’est pas/l’assemblage l’une contre l’autre de ses parties/ni d’ailleurs la descente dans l’automate d’un esprit venu d’ailleurs […] », etc. Si on fixe l’attention sur le rythme mélodique de la phrase il devient difficile de prêter attention à l’idée. La construction adversative de ses phrases crée pourtant des ruptures dans une ligne mélodique très fluide à laquelle la répétition du terme « ailleurs » participe. Ainsi cette répétition fait renoncer à l’idée d’une recherche d’élégance de l’écriture au profit d’une expression efficace et en même temps elle relance la fluidité mélodique. Ainsi la reprise du terme « d’ailleurs » enserrant la première partie de l’incise contribue à la lecture rythmée. Les deux occurrences, bien que n’ayant pas dans les deux emplois le même statut grammatical ni d’ailleurs le même sens, semblent se répondre. La répétition, chose remarquable, est présente dès la première mouture de l’ouvrage. (De plus l’auteur pouvait-il sans modifier le sens de la phrase remplacer la première occurrence par « ni même »?) C’est donc mû par autre chose que par des critères académiques d’une esthétique du style que Merleau-Ponty rédige son texte. Plusieurs hypothèses sont possibles : il privilégierait la richesse du sens ou il accentuerait, peut-être dans une lecture muette, le terme d’une façon si différente que l’homonymie lui serait presque inaudible.

79Quoi qu’il en soit, le phrasé se poursuit après chaque point : « Un corps humain est là/ », puis s’enchaîne une succession de conditions de possibilité : « quand, entre [la-la-la-la-la] […] [81], se fait une sorte de […], quand s’allume l’étincelle de […], quand prend ce feu qui […] » [82]. L’écriture de L’Œil et l’Esprit emprunte à l’écriture poétique un rythme, un vocabulaire, une modalité non démonstrative d’enchaînement d’arguments, une expérience énoncée depuis sa singularité, des sortes « d’emprunt » à des poètes aussi. Je pense par exemple au passage sur l’eau dans la piscine comme paradigme de l’expérience de la profondeur. La description qu’il en donne : « l’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire […] » fait penser à l’écriture d’un parti pris des choses de Francis Ponge et l’enchaînement des propositions « je ne peux pas dire qu’elle soit dans l’espace : elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise […] » [83] à « Aventures de lignes » d’Henri Michaux [84].

80Le recours par cette philosophie à la parole poïétique s’impose parce que le rapport au monde qu’elle institue exige notre participation, fait appel à notre capacité à imaginer au vu de l’idée de Merleau-Ponty selon laquelle, puisque l’imagination est une des dimensions de la perception, on ne peut pas ne pas imaginer la perception d’autrui, on ne peut que l’imaginer.

81Cette proximité, ce possible emprunt, cette condensation de plusieurs styles nous semblent aussi, dans un rapport rétrospectif à l’œuvre de Merleau-Ponty, très représentatifs de sa façon de penser où les autres ont une grande part dans la possibilité d’élaboration et d’articulation des idées. Aussi, la pensée d’un style pur de toute contamination, de tout emprunt, est contraire à sa philosophie même. Le rôle des autres dans sa philosophie est une de ses modalités de pensée. L’interférence des autres, comme la fréquentation d’autres pensers, fait partie du processus pour Merleau-Ponty : pas de subjectivité transparente et toute constituée [85], pas de pensée séparée. Dans cette philosophie, la personne comparée à une histoire doit « tout à la fréquentation des autres » [86]. La subjectivité n’est pas toute faite, mais en constante élaboration dans sa rencontre du monde et des autres.

82Il n’y a pas pour lui une forme d’expression philosophique fixe et pertinente pour tout projet philosophique. D’une certaine façon non seulement il y a un mouvement qui sous-tend son œuvre et qui selon le mouvement de l’œuvre qu’il décrit fait que d’un écrit à un autre, il y a transformation, déplacement, mais aussi chaque projet singulier requiert une forme singulière. Le « ton fondamental unique » de Merleau-Ponty d’un écrit à un autre tiendrait à la recherche continuée d’une formulation qui soit aussi mouvement de l’expérience faite ou à faire. Seulement de description extérieure qu’elle est à ses débuts, elle se fera peu à peu incarnée. L’incarnation orientera le mouvement du texte d’un monde spectacle à un monde qui n’est pas épuisé par ce qu’on en dit.

Une certaine modalité de la vision

83La partie de la phrase « entre /voy/ant /et /vi/sible/, entre /tou/chant /et /tou/ché/, entre /un /œil /et /l’au/tre/, entre /la /main /et /la /main/ se fait […] » [5 pieds, 4 fois] que nous avons coupée plus haut est d’une rythmique parfaite : chaque couple de termes jouant et désignant une relation ou une opération de l’un sur l’autre introduit par la préposition une dimension de relation qu’il définit comme un « système d’échanges » [87]. Et pourtant la répétition, loin d’annuler l’énigme de ce qui se passe dans l’écart et dans l’articulation d’un voyant et d’un visible et non plus dans l’articulation d’un sujet et d’un objet ou d’un sujet qui voit et d’une chose vue [88], la renforcerait plutôt, l’épaississant si l’on peut dire d’une différenciation ou d’une déhiscence. « […] cet empiétement continuel de la vision et du mouvement […] fait que l’un passe dans l’autre, que le je peux et le je vois sont coextensifs l’un à l’autre et à notre monde, […] interdit aussi bien de décrire la chose vue comme objet en soi et le “mouvement propre” comme rapport du corps-objet à quelque autre objet pris comme repère, la perception et le mouvement comme deux fonctions, enfin […] oblige à penser la vision comme corps sur un geste, le mouvement comme sillage d’une vision ». Ces parties du système d’échanges dessinent des expériences esthétiques fondamentales et créent les brèches nécessaires pour que le propos prenne consistance. Ainsi par exemple le couple « voyant-visible » n’est pas un artifice stylistique, qui aurait simplement rompu avec les dualismes sujet-objet. Ces termes viennent tracer un mouvement qu’en parlant il incarne. Des expressions comme « celui qui voit – ce qui est vu » ne sont plus possibles, dans ce contexte, sans le retour d’une expression non prégnante de ce qu’elle dit. Il en va de même pour la dimension du « touché » plus directement associée au corps : le voyant est un corps voyant et visible, touchant et touché. Si ces formulations ne font pas dans le cadre de la rédaction de L’Œil et l’Esprit, objet de réécriture ou de tâtonnements, c’est qu’elles sont déjà un acquis de la pensée du philosophe et s’imposent depuis la réforme qu’il a effectuée comme s’imposait la dualité dans une façon de se rapporter au monde idéaliste ou réaliste. Ainsi l’expression « la chose vue » [89] encore parfois présente dans le manuscrit est remplacée par « du visible » dans le texte final [90].

84La condensation de l’expression du philosophe dans les notes semble même souvent travailler la concentration et le caractère concis de son propos dans ses articles et dans des livres. Ainsi par exemple le chiasme « voyant-visible » [91] surgit dans une note de travail afférente au mouvement de l’élaboration de L’Œil et l’Esprit et reliée à l’idée de penser la vision par analogie au toucher, la vision n’étant pas « reflet en nous des choses extérieures. L’œil forme bien des “images” - mais ces images ne sont pas ressemblances des choses extérieures - elles sont comme signes ou paroles - “moyens” de discrimination, “occasions” de voir » [92].

Un style d’expérience philosophique

85Si Merleau-Ponty s’exprime dans ce texte avec une parole neuve, comment peut-on le rattacher à l’ensemble de ses autres écrits comme l’expression propre de sa pensée ? Après tout le style n’est-il pas une certaine façon de s’exprimer émanant de X et reconnaissable entre tous ? Dans les notes de cours qu’il consacre au problème de la parole, Merleau-Ponty écrit : « Le style est tout le contraire de la manière personnelle, de la grimace ou du narcissisme, le style est l’ensemble des moyens par lesquels nous transformons en langage, c’est-à-dire nous rendons communicable, la texture de notre expérience [93]. » En fait, si le style de Merleau-Ponty peut s’épanouir dans L’Œil et l’Esprit, c’est que là son mode d’écriture rend sensible l’exigence qui préside à sa prise de parole : « faire voir et faire sentir avec des mots ». La vision du monde découle d’une certaine façon qu’on a de se rapporter au monde. De la lecture de Merleau-Ponty, on retire l’idée que le style serait une manifestation, une modalité de la succession libre ou l’implication de ces mouvements par une structure, selon des mouvements spontanés (comme inscrits par le rapport du corps et de l’expression) ; on entend par style un mouvement spontané dans le sens d’une participation charnelle non réflexive.

86Les écarts d’une rédaction à l’autre et de la dernière forme manuscrite au dactylogramme révèlent une tension expressive mais ne préjugent pas d’une forme ni de la maturation des esquisses. Dans une note de travail relative à la préparation d’un livre, parlant de faits perçus au sein d’une ligne de faits, Merleau-Ponty écrit notamment qu’ils ont un même « style », c’est-à-dire qu’« ils sont expressifs d’une même propriété de champ », qu’« ils se fusionnent latéralement », qu’« ils dérivent l’un de l’autre par bouture ou par greffe » [94]. Le style est pour Merleau-Ponty une « généralité existante » [95]. Le style encore est par lui associé à une « implication dans un tourbillon » [96], soit à un mouvement qui échappe et dans lequel on se trouve pris et même emporté.

87Si la maturation de la vision est possible, elle est corrélée à une élaboration ou une articulation du soi : « mon mouvement rayonne d’un soi », mais le soi dont il est question n’est pas transparence, coïncidence, donné tout fait, il est « je peux », anonyme, se transformant, s’amplifiant, se développant.

88Le type d’opération que nous invite à effectuer Merleau-Ponty est celui d’un entendement non séparé d’un corps, qui voit et sent avant de penser, pour lequel il n’y a pas de compréhension du monde sans un corps qui l’habite et qui porte avec lui la béance et institue l’écart au monde sans lequel aucune différenciation n’est possible : « Le corps visible, par un travail sur lui-même, aménage le creux d’où se fera une vision, déclenche la longue maturation au bout de laquelle soudain il verra, c’est-à-dire sera visible pour lui-même [97]. » Le style de Merleau-Ponty serait repérable dans une certaine façon d’opérer des différenciations et leur emboîtement.

89Comme celui du peintre qui trouve son style à force de peindre et de voir, le style de Merleau-Ponty transforme de plus en plus une langue toute faite en une parole pensante et une pensée s’articulant comme parole opérante et prégnante de la vision qu’elle ouvre.

90Le style de Merleau-Ponty – comme une certaine pâte, un certain rythme de la pensée donnés dans une certaine façon de dessiner, à son insu, un paysage ontologique singulier, une certaine façon de faire retravailler les brèches ou de les créer et qui forment l’expression d’une vision du monde – est perceptible dans sa façon de retravailler un texte.

91Son objet étant de faire voir « avec le seul pouvoir des mots écrits », Merleau-Ponty s’attache surtout aux moyens de rendre prégnante sa façon de voir le monde : la langue n’étant alors qu’un véhicule de l’expression ou de la vision en acte. Les pensées et les idées ne sont pas séparables de leur formulation et leur vie dépend de leur possible incorporation par d’autres. La puissance de cette parole opérante réside dans sa manière de proposer des significations sans les limiter, de leur prêter une certaine voix [98]. Mouvement et travail qui toutefois n’empêchent nullement d’attribuer ces diverses formulations a posteriori à des expressions de sa pensée, puisque sa pensée elle-même poursuit ce mouvement qui va de notre participation anonyme vers le partage d’une expérience et l’élaboration de sa singularité. Si les dernières œuvres de Merleau-Ponty contiennent toutes celles qui les ont précédées, c’est sur le modèle de l’histoire de la peinture, elles manifestent une même tension au monde, une même façon de l’habiter. En revanche les œuvres précédentes ne conduisent pas nécessairement aux suivantes. Les écarts même d’expression d’une œuvre à l’autre nous laissent penser que Merleau-Ponty ne cherche ni ne prétend réaliser une œuvre totale, il nous ouvre simplement à chaque fois à une œuvre efficace et qui renferme en elle-même les moyens de sa compréhension ou en produit des indications et même le mouvement du processus concerné avec le fait incontournable que « la vision […] n’apprend qu’en voyant et en ce sens n’apprend que d’elle-même » [99].

92C’est dans la modalité de transformation de la formulation de la pensée comme mise en œuvre d’une modalité de la vision prise dans un mouvement d’incessant élargissement, qu’il y a sans doute un mouvement de Merleau-Ponty. C’est dans une façon de rouvrir le « je peux » qu’il y a comme un style de Merleau-Ponty. Pour lui, le mouvement de genèse de l’œuvre est une dimension de l’œuvre, voire, dans Le Visible et l’Invisible, l’œuvre même [100]. Les expériences présentes rendent possibles les suivantes, sont porteuses d’un « je peux » ouvert sur l’avenir : « Si […] nulle œuvre ne s’achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avance toutes les autres [101]. »

Annexe

Problème autour de la ressemblance

93Dans la première rédaction, Mss. Vol 5 [15] (11), on trouve à ce propos :

94« la vision est comme dit Leibniz un miroir de l’univers, ou une concentration de l’univers, que que par elle l’????? ?????? ouvre s’ouvre sur le ?????? ?????? qu’elle est réponse du semblable au semblable, ressemblance qui qu’on elle il y a ubiquité du semblable, ressemblance efficace, efficace qui est à la fois là-bas dans les choses et en elles là-bas dans les choses, qui est en elle parce qu’il est dans les choses, donc ressemblance efficace, métamorphose de l’être en vision. Et quand infatigablement, il interroge du regard questionne le visible […] ».

95Le reste du texte est barré.

96En marge, Merleau-Ponty a réécrit :

97« que par une sorte d’ubiquité que la même chose est là-bas dans le monde et ici dans sa vision. La même ou si l’on veut une chose semblable, mais selon une similitude vraie qui est similitude efficace et parente […]. »

98Un peu plus loin dans la première rédaction on constate qu’autour de la question, Mss. Vol. 5 [19] (19), un autre paragraphe est presque totalement barré, hormis la première phrase :

99« Nous sommes dispensés de la tâche impossible de comprendre comment l’âme peut trouver des images tracées dans le corps à la ressemblance des choses pouvant les faire sentir à l’âme puis à imaginer l’âme contemplant ces « images », ce qui d’ailleurs ne résoudrait pas, mais repousserait plus loin le problème de la vision, puisque la difficulté ne serait pas moins grande de comprendre comment l’âme « contemple » des images tracées dans le corps que de comprendre comment elle voit les choses mêmes des traces des images tracées dans le corps à la ressemblance des choses ».

Notes

  • [1]
    Notes de préparation de ses cours au Collège de France (1952-1961), Mss. Vol. 10 à 21. « Mss. » abréviation pour les manuscrits, suivie du numéro du volume, entre crochets le foliotage définitif de la BnF, puis entre parenthèses la pagination de l’auteur.
  • [2]
    L’Œil et l’Esprit, Gallimard, Paris, 1964, rééd. « Folio essais », 1985, p.58. Abréviation OE, dans l’article.
  • [3]
    Mss. Vol. 12, [123](12v).
  • [4]
    Mss. Vol. 12, [123] (12v).
  • [5]
    Mss. Vol. 12, [47] (3).
  • [6]
    Merleau-Ponty se réfère à Proust (TR II 43) ; cf. J. Neefs, « Le style est vision », Merleau-Ponty et le littéraire, Actes réunis et présentés par A. Simon et N. Castin, P.E.N.S., Paris, 1997.
  • [7]
    Mss. Vol. 5, [5] : « L’art n’est pas seulement moyen de défense de la philosophie. Il est indication d’une philosophie à faire. Il ne s’agit pas seulement de conserver. Il s’agit de penser notre temps lui-même. »
  • [8]
    OE, p.92.
  • [9]
    L’ensemble de ces rédactions constitue le volume 5 des manuscrits conservés à la BnF.
  • [10]
    VI, édition posthume de Claude Lefort, Gallimard, Paris, 1964, rééd. « Tel », 1979.
  • [11]
    OE, p.81.
  • [12]
    La première apparaît dans Signes, « Bergson se faisant » (mai 1959), Gallimard, Paris, 1960, p.239.
  • [13]
    Celle-ci était précédée d’une rédaction d’octobre 1960 qui semble marquer la reprise du manuscrit après son apparent abandon en juin 1959 avec une partie (« L’être préobjectif : le monde solipsiste ») qui débouchait sur une aporie et que le chapitre « Interrogation et intuition » vient remplacer en instituant une attitude nouvelle.
  • [14]
    VI, p.192.
  • [15]
    Il oppose « fission » à « recouvrement » (VI, p.187).
  • [16]
    Dans « La conscience et l’acquisition du langage », déjà, Merleau-Ponty écrivait à propos du style : « Le style n’est défini ni par les mots, ni par les idées, il ne possède pas de signification directe, mais une signification oblique » (Résumés de cours à la Sorbonne, Cynara, p.30).
  • [17]
    Ex. VI, p.18.
  • [18]
    Mss. Vol. 12, [43] (9).
  • [19]
    Mss. Vol. 12, [42] (8). Les extraits d’inédits sont présentés non justifiés.
  • [20]
    OE, p.81.
  • [21]
    Par ex. VI, p.231.
  • [22]
    VI, p.160.
  • [23]
    Par ex. on trouve dans la première rédaction, [28v] (37), une proximité avec les Causeries de 1948 concernant l’adéquation du mode d’expression à l’objet d’expression.
  • [24]
    Mss. Vol. 5, [43] (15).
  • [25]
    Mss. Vol. 5, [42v] (14).
  • [26]
    OE, p.56.
  • [27]
    Mss. Vol. 5, [154].
  • [28]
    OE, p.66 ; Mss. Vol. 5, [30] (40).
  • [29]
    Mss. Vol. 5, [147].
  • [30]
    Mss. Vol. 12, [102 v] (4).
  • [31]
    Mss. Vol. 12, [22v] (28).
  • [32]
    VI, Note de travail, p.224.
  • [33]
    VI, Note de travail, p.222.
  • [34]
    Exemple : [147 v] « 3) La science d’aujourd’hui et la technicisation de la pensée (mettre ici tout ce que j’avais mis au début) ».
  • [35]
    Mss. Vol. 5, [15] (11), ou [18] (18) ou [19] (19), voir Annexe p.115.
  • [36]
    Texte réécrit en marge de [19] (19). Cf. Annexe p.115.
  • [37]
    OE, p.16.
  • [38]
    OE, p.55-56.
  • [39]
    « Si j’ai existé, il sera toujours vrai que j’ai existé, dit Descartes, mais un problème est posé, non résolu, qui est de savoir, comment est possible cette liaison intérieure de mon temps avant l’idée, en épaisseur », extrait du dernier cours préparé pour la leçon du 4 mai 1961 au Collège de France, Mss. Vol. 19, édité dans Notes de cours (1959, 1961), Paris, Gallimard, 1996, p.264.
  • [40]
    Mss. Vol. 5, [42] (13).
  • [41]
    OE, p.41.
  • [42]
    Extrait d’une ébauche d’introduction, Mss. Vol. 5, [10v] (6).
  • [43]
    Mss. Vol. 12, [122].
  • [44]
    Mss. Vol. 12, [124] (13).
  • [45]
    OE, p.89.
  • [46]
    Mss. Vol. 5, [13v] (8). Je souligne.
  • [47]
    Mss. Vol. 5, [38] (5). Je souligne.
  • [48]
    Comme l’évacuation ou l’oubli du transcendantal (VI, p.225), comme l’insignifiance de l’histoire de la philosophie à force de vouloir être objective (ibid., p.239).
  • [49]
    VI, p.229.
  • [50]
    VI, p.209.
  • [51]
    VI, p.278.
  • [52]
    Mss. Vol. 5, [45] (19).
  • [53]
    OE, p.46.
  • [54]
    Mss Vol. 5, [16] (13).
  • [55]
    Mss. Vol. 5, [18v] (18).
  • [56]
    OE, p.38.
  • [57]
    Mss. Vol. 5, [18v] (18).
  • [58]
    OE, p.39.
  • [59]
    VI, p.191.
  • [60]
    VI, p.193.
  • [61]
    VI, p.210.
  • [62]
    Mss. Vol. 5, [42] (13).
  • [63]
    OE, p.52.
  • [64]
    Mss. Vol. 5, [23v] (27).
  • [65]
    Mss. Vol. 5, [20] (21).
  • [66]
    Mss. Vol. 5, [42v] (14).
  • [67]
    Dans la première rédaction, Mss. Vol. 5, [22] (25), on lit en marge : « vision effective ».
  • [68]
    OE, p.54.
  • [69]
    VI, p.203.
  • [70]
    VI, p.247.
  • [71]
    VI, p.169.
  • [72]
    Mss. Vol. 5, [28] (36).
  • [73]
    Mss. Vol. 5, [29] (39).
  • [74]
    Mss. Vol. 12, [124] (13).
  • [75]
    OE, p.18.
  • [76]
    OE, p.16, p.40.
  • [77]
    Mss. Vol. 5, [15] (11).
  • [78]
    OE, p.VIII.
  • [79]
    Cf. version précédente [15v] (12).
  • [80]
    OE, p.67.
  • [81]
    Cette partie de phrase, coupée pour le moment, présente une rythmique de cinq pieds reprise quatre fois, précédée chaque fois de la préposition « entre » et dont la structure en leitmotiv accentue la ligne mélodique.
  • [82]
    OE, p.21.
  • [83]
    OE, p.70-71.
  • [84]
    D’ailleurs la référence à ce texte, à propos de la ligne, n’est pas absente du dossier manuscrit [32] (44)-[32v] (45) ; [49v] (28), OE, p.69, 70, 74, 81.
  • [85]
    VI, p.159.
  • [86]
    OE, p.63.
  • [87]
    Elle est introduite dans une version antérieure [10v] (5) par l’idée d’un corps dont l’animation est liée à une élaboration de l’esprit se faisant dans la « dispersion des organes ».
  • [88]
    Ébauche de rédaction, Mss. Vol. 5, [5] (4).
  • [89]
    Mss. Vol. 5, [41v] (12).
  • [90]
    OE, p.40.
  • [91]
    Mss. Vol. 5, [162]. Cette figure sera nuancée dans le texte « L’entrelacs – le chiasme » du VI : la réversibilité du voyant et du visible, du touchant et du touché est « toujours imminente et jamais réalisée en fait », VI, p.194.
  • [92]
    Mss. Vol. 5, [5v].
  • [93]
    Mss. Vol. 12, [124] (13).
  • [94]
    Mss. Vol. 8, [265] (109a), mai 1959, « Lignes de faits ».
  • [95]
    Mss. Vol. 8, [235] (15), « morphologie dynamique… ».
  • [96]
    Notes de lecture sur Gurwitch, Mss. Vol. 6, (10), éditées dans la RMM, n°3, 1997, p.340.
  • [97]
    VI, p.193.
  • [98]
    Cours à la Sorbonne, p.50.
  • [99]
    Mss. Vol. 5, [14] (9).
  • [100]
    VI, p.231.
  • [101]
    OE, p.92.