Kondylis et Psychopedis. Le conflit du relativisme dans la philosophie grecque actuelle

Une situation commune et deux options opposées

1Lorsque les enjeux politiques de la philosophie finissent par nourrir le dialogue public, on a le sentiment d’une nécessité de la réflexion philosophique. Tel est le cas de Panagiotis Kondylis (1943-1998) et Kosmas Psychopedis (1944-2004), les deux philosophes les plus connus de leur génération, dont la présence dans l’actualité grecque montre que la philosophie peut jouer le rôle public auquel elle aspire.

2Pourtant, le climat intellectuel où ils furent formés, au début des années 1960, était idéologiquement si lourd que ce rôle était hors de question. La pensée libre devait s’expatrier. Leur aîné Poulantzas ira en France, comme la plupart des intellectuels jusque dans les années 1980 ; eux, en Allemagne. Pour reprendre contact avec la pensée européenne, après une longue parenthèse (dictature de Metaxas, occupation, guerre civile), leur génération dut se démarquer d’une gauche qui, du fond de sa défaite et de son isolement, devait s’agripper à son orthodoxie. Ce sera pour sortir de cet étau que, après la dictature, les anti-dogmatiques se tourneront vers le scientisme – positiviste, réfutationniste, historiciste ou relativiste – en s’autorisant souvent de l’autorité d’Althusser. Kondylis et Psychopedis réagiront autrement : leur thème principal sera le rapport de la théorie et du social (la charge politique des concepts métaphysiques, le rapport entre théorie et politique) et tous deux se réclameront des Lumières. Ainsi, intervenant dans le débat sur le post-modernisme, qui eut ici plus de durée et d’étendue qu’en France, ils le rapportent à la crise des conditions sociales de la modernité. Surtout, la constitution axiologique du social et du discours sera le champ où l’un et l’autre feront œuvre originale. Peut-on trouver un fondement pour des normes rationnelles, c’est sur ce point qu’ils s’opposent, et ce point devint central pour la discussion philosophique grecque.

3Psychopedis est un marxiste orienté vers la philosophie classique allemande. Il lui doit sa définition normative de la raison et ses outils pour interroger l’histoire de la philosophie du point de vue de la fondation du social. Marqué par Horkheimer et Adorno durant ses études à Francfort, autour de 1968, il refuse leur pessimisme : la raison peut surmonter sa « dialectique ». Politiquement actif contre la dictature, il l’est encore après son retour, quand il œuvre à la démocratisation de l’Université et laisse sa marque sur un large groupe de collaborateurs. Kondylis, lui, refuse tout engagement. Ancien trotskiste, conscient de la réalité soviétique et des impasses de l’opposition de gauche, il devient sceptique envers toutes les normes : tous les projets de libération cachent une volonté de dominer. Au début des années 1970, il étudie à Heidelberg auprès de Gadamer, Henrich et Koselleck. Puis il vit entre l’Allemagne et la Grèce, où il fera traduire de grandes œuvres de la pensée moderne dans des collections qu’il dirige. Son anthropologie pessimiste attire les déçus de la révolution : si elle a échoué, c’est que l’histoire répète indéfiniment les rapports de maîtrise et de servitude.

4Cependant, la déception des espoirs des années 1960 réactualise d’abord la pensée des déçus de la Révolution française : si la société et le sujet, la politique et la morale sont incompatibles, autant se pencher sur ce moment du passé où la dialectique fut appelée à résoudre ces questions. C’est ce que firent ces deux auteurs, mais Psychopedis prit le parti de Hegel, et Kondylis se rangea contre lui. – En effet, dans son livre tardif sur le jeune Hegel [1], Psychopedis montre que la dialectique est liée au jeu de la propriété privée et de l’intérêt qui fonde la totalité sociale bourgeoise, et explique comment elle réfute le subjectivisme et le relativisme de cette société en révélant leur dogmatisme caché. Psychopedis adopte cette visée qui aboutit à une idée dialectique de la raison, selon laquelle le normatif doit être médiatisé par son autre. Ce qui signifie ici qu’on critique le relativisme pour fonder « la valeur et l’action » [2] et que, dans le même temps, on en appelle à lui contre le dogmatisme. Selon la même logique, la théorie pose réflexivement ses propres présupposés axiologiques, pour pouvoir critiquer « les conditions de constitution et de reproduction des sociétés capitalistes comme totalités réelles » [3]. Voilà Kant et Hegel mis au service de la théorie critique : Psychopedis recherche une théorie normative et dialectique des antinomies sociales qui en guide le dépassement. – Dans sa thèse sur La Naissance de la dialectique[4], Kondylis, lui, ne se laisse pas influencer. Sa reconstitution du réseau conceptuel des débuts de l’idéalisme allemand souffre plutôt de son refus de reconnaître aux pensées une validité autre qu’instrumentale. Par exemple, il se hâte de réinscrire les critiques de la métaphysique dans cette dernière, car toute spéculation est le masque d’une volonté de puissance, ce qui est le propre de la « métaphysique ». Tout engagement étant ainsi a priori annulé par la lutte sociale, Kondylis se réserve la seule attitude encore possible : historien des idées, témoin du conflit des Weltanschauungen.

5Les disciples de Psychopedis [5] sont plus nombreux et moins disparates que ceux de Kondylis [6], et la revue de Kondylis, Théorie et société, fit long feu (1990-1991), alors que celle de Psychopedis, Axiologika, paraît depuis quinze ans (1990-2005). Mais l’audience de Kondylis est supérieure. Est-ce parce que le premier était professeur, alors que le second, après avoir essuyé un refus à Athènes, ne postula plus ? Est-ce parce que le style de Psychopedis est trop ardu ? Nous pensons que cela tient à la différence des projets : celui de Kondylis paraît plus populaire, celui de Psychopedis plus rigoureux.

6Tout en appartenant à des écoles contraires, le décisionnisme pour Kondylis, la théorie critique pour Psychopedis, ils mettent l’accent sur les mêmes thèmes. Le décisionnisme kondylien rejette normes et valeurs en faveur du relativisme ; la théorie critique psychopédienne est une théorie des valeurs qui combat le relativisme au profit des normes ; l’un croit à la neutralité axiologique, l’autre non. Pour l’un, le savoir doit être pur de toute norme ou valeur pour penser des phénomènes sociaux normatifs imprégnés de valeurs. Pour l’autre, le cadre de pensée du savoir social doit évaluer les valeurs sociales, pour voir lesquelles peuvent mieux assurer l’objectivité à un savoir qui, de ce fait, sera normatif, donc critique envers son propre objet. On le devine, la coïncidence d’intérêts des deux auteurs – qui nous autorise à parler de conflit du relativisme, même si aucun dialogue n’eut lieu – suppose la référence commune à Weber, qui soutient que le savoir doit être axiologiquement neutre, mais ne peut pas l’être, car il doit d’abord évaluer le donné, donc opter pour certaines valeurs du « polythéisme » social. De cette antinomie, Kondylis retient la thèse et Psychopedis l’antithèse. L’un milite pour un wébérianisme enfin axiologiquement neutre, l’autre veut fonder axiologiquement le marxisme contre Weber, en s’autorisant de la constitution axiologique de toute théorie, reconnue par Weber lui-même.

Un décisionnisme axiologiquement neutre

7Dans Puissance et décision, Kondylis affirme que la « réalité ultime », ce sont les rapports de force : il n’existe que des prétentions à la puissance (Machtansprüche, axioseis ischyos), « des êtres, individus ou groupes, luttant pour leur conservation et, par là même, nécessairement, pour étendre leur puissance. Ce pour quoi ils se rencontrent en tant qu’amis ou ennemis et changent d’amis et d’ennemis selon les besoins de la lutte pour leur conservation et l’extension de leur puissance » [7]. Puisque même « le savoir part de certaines évaluations » [8], l’esprit n’est qu’un outil au service des prétentions à la puissance [9]. Et cela vaut pour les sciences naturelles aussi [10].

8À chaque prétention à la puissance s’adjoint une « vision du monde » qui décide, en vue des valeurs favorables à cette prétention, de ce qui est important au sein du « monde préalable » [11]. Ces « visions du monde », Kondylis les nomme « décisions » et il prend soin d’opposer sa « théorie descriptive de la décision », qui refuse la distinction entre décisions authentiques et inauthentiques, aux théories « existentialistes » qui la considèrent comme fondamentale [12]. Ces décisions renvoient, en deçà des penseurs des Weltanschauungen[13], aux interprétations de Nietzsche, mais Kondylis ne veut pas de ce parrainage. À ses yeux, le côté normatif de la pensée nietzschéenne (dépassement du nihilisme) trahit la scientificité qu’une analyse en termes de rapports de force doit offrir au savoir [14]. Il ne veut pas non plus du patronage de Schmitt, auquel renvoie le cadre décisionniste comme tel, non seulement parce qu’il ignore la nature moderne et non « conservatrice » du décisionnisme [15], mais surtout parce que le rapport ami-ennemi ne définit pas le seul politique, mais tous les rapports humains [16].

figure im1
© Manolis Baboussis, Sans titre, 1997, 180x125cm, photographie en noir et blanc montée en aluminium, collection de l’artiste.

9Comme on le voit dans l’une de ses premières études, Kondylis part de l’idée que l’échec de l’expérience communiste signifie qu’une société sans rapports de force est impossible : toutes obéissent à la « logique de la puissance » [17]. Il nomme cette position « historicisme conséquent » et « relativisme moral », puis « nihilisme conséquent ». Il la retrouve chez Sade et La Mettrie [18], qui, ayant vécu dans l’interrègne de deux idéologies, alors que la pression du mensonge social était affaiblie [19], purent percer à jour le « voile normatif » de ce dernier qui, sous la diversité culturelle, cache toujours les mêmes rapports de force [20]. Kondylis veut faire la théorie de cette essence humaine – bien que la distinction essence-apparence soit à ses yeux idéologique [21] – pour rendre compte de la constitution des diverses idéologies [22].

10Les idéologies doivent leur existence à une « constitution polémique » : nous soutenons non-a car nos ennemis soutiennent a[23]. Nous n’optons pas pour un groupe en raison de ses idées, mais pour les idées en raison du groupe [24]. Les ouvrages d’histoire des idées de Kondylis sur La Naissance de la dialectique, les Lumières européennes, la Critique de la métaphysique dans la pensée moderne, ses livres d’histoire de la civilisation sur le passage à la culture bourgeoise (Conservatisme) et à la démocratie de masse (Le Déclin de la civilisation bourgeoise), ses œuvres politiques (Politique planétaire après la guerre froide et Du xxe au xxie siècle) [25] mettent à chaque fois en valeur ce type de production des idées. Croire au déterminisme et à la liberté, par exemple, est un manque de « cohérence logique » qui obéit à une « cohérence polémique » [26] : les autres croient aux miracles et à la soumission à Dieu. Seuls Sade et La Mettrie cesseront de reconduire l’au-delà au sein même de sa contestation et se rendront au nihilisme qui effrayait les meilleurs de leurs prédécesseurs [27]. Ils atteignent ainsi le point de vue amoral de la science : la neutralité axiologique. On voit ainsi comment Kondylis s’autojustifie à travers l’histoire des idées, ce qui lui permet de dire que la preuve de sa position réside dans ses travaux historiques [28].

11Il en va de même de sa reconstitution de l’histoire européenne. Lorsqu’il distingue l’Ancien Régime du libéralisme et de la démocratie de masse, il met en opposition le schème du « tout hiérarchisé » associé à la pensée holiste « synthétique-harmonisante » et le schème d’éléments arbitrairement combinables, propre à la pensée individualiste de type « analytique-combinatoire », qui se substitue partout à l’ancienne vers 1920 : en art, dans les sciences exactes et, bien sûr, sociales. Or, ce dernier changement, c’est l’avènement de la sociologie wébérienne, que Kondylis s’évertue à fonder [29].

12Ses œuvres politiques corroborent son point de vue d’une autre manière : elles se proposent de montrer que celui-ci permet de prévoir et décider plus efficacement. Il y critique toute pensée cosmopolitique, sa version libérale, qui croit que le commerce empêche la guerre [30], sa version socialiste, qui met les conflits de classe au-dessus de ceux des nations [31] ; et celle, juridique, qui croit en l’ONU [32]. De plus, il montre ici combien ses travaux historiques avaient raison de dire qu’aujourd’hui, contrairement à ce que croyaient libéraux et marxistes, c’est l’État qui règne sur l’économie et non l’inverse. Ce qui, encore une fois, renforce l’une de ses thèses générales développée dans Théorie de la guerre et Le Politique et l’homme (son grand œuvre interrompu par sa mort) plus concrètement que dans Puissance et décision. La politique domine toujours l’économie, au fond, parce que le conflit est le genre dont l’économie et la guerre sont les espèces [33], et que la prétention à la puissance s’exprime avant tout sous sa forme politique [34].

Une théorie critique des valeurs objectives

13Dans ses premières études [35], Psychopedis revendique l’héritage de Hegel et Kant pour la théorie sociale en découvrant des correspondances structurelles entre leur théorie socio-politique et leur gnoséologie [36]. Les décisions gnoséologiques – par exemple la séparation de l’entendement et de la raison – expriment, à ses yeux, une structure du champ socio-politique reflétée par la théorie [37]. Cela change dans le programme de la maturité. Histoire et méthode[38] refuse les structures au profit des valeurs. Il s’agit de comprendre comment naissent les concepts socialement valides et de les réinscrire dans la théorie, afin de critiquer la société au nom de concepts reconnus par elle.

14L’importance de Kant et Hegel s’en trouve accrue : la recherche des conditions de possibilité du savoir et la dialectique servent désormais à fonder la théorie sociale sur une théorie de la production et de la justification des valeurs, et à répondre ainsi à la critique épistémologique de Weber contre Marx. Cet anti-wébérianisme adossé à la philosophie classique allemande donne la mesure de l’entreprise. En effet, le modèle wébérien domine aujourd’hui les sciences sociales, au prix d’une dissociation du fait et de la valeur dont Kondylis ne représente, en un sens, que la version extrême. Qu’ils le sachent ou non, ceux qui accusent la liaison du savoir et de la critique chez Marx, les mêmes qui l’accusent de réduire la société au facteur économique, doivent aussi admettre la prémisse wébérienne de ces thèses : toute théorie sociale est un essai de ce genre, un type idéal car, dans ce cadre de pensée, le choix de valeurs qu’elle suppose l’empêche d’être objective [39], et, puisqu’elle est munie de valeurs, elle procède, sciemment ou non, à une critique de son objet. À ce cadre de pensée s’opposent Kant et Hegel qui, comme Marx, entendent utiliser le savoir de la société pour la critiquer, et peuvent donc aider les post-wébériens que nous sommes à gérer le mélange de toute façon inévitable de la valeur et du fait.

15Weber reconnaît l’existence préalable de valeurs chez le savant, mais il y voit un point aveugle pour sa propre science, qui ne peut être éclairé qu’à partir d’une autre science, ayant d’autres valeurs. Il y a là un relativisme moral et cognitif, auquel s’attaque l’épistémologie critique. Elle lui oppose le passage légitime des conditions d’existence de l’objet social à la critique de sa forme d’existence, qui permet de le critiquer de l’intérieur. En effet, les concepts socialement valides relèvent, selon Psychopedis, des « conditions de reproduction sociale » : lorsque ces conditions sont mises en danger par la forme de la société, elles y apparaissent comme valeurs [40]. L’air pur se fait-il rare ? Il apparaît comme condition d’existence et on le revendique comme une valeur. La solidarité inhérente au social est-elle menacée par la forme individualiste de la société ? On la revendique comme une valeur au nom de la survie du tout social.

16Les objections wébériennes supposent à la fois le scientisme et l’historicisme. Seul un modèle déductif de la science vous fera penser que les principes sont hors de prise des propositions qui en découlent. Et puisqu’on ne peut alors rectifier le contenu des principes, on le laisse valoir dans sa facticité historique [41]. Ainsi Weber, qui « pousse la constitution axiologique de la science jusqu’à sa conséquence relativiste extrême […], récuse la possibilité de constituer l’objet social par une réflexion de ses prémisses axiologiques, les fondements axiologiques des théorisations scientifiques » [42]. Kant, Hegel et Marx nous tirent de cette ornière dogmatique et, à la fois, sceptique.

17Psychopedis relie les trois. La version du marxisme qui joue Hegel contre Kant et celle qui joue Kant contre Hegel voient toutes deux en Hegel un retour à l’ontologie contre le tournant gnoséologique kantien. Ce n’est que si on y voit un penseur transcendantal, comme le fait la Théorie Critique, qu’on peut les penser ensemble, et Marx avec eux : ici la reconstruction dialectique des présupposés des sciences prolonge le jugement réflexif et aboutit à l’exposition des concepts dans le Capital. C’est le projet de Psychopedis, qui entend ainsi fonder une critique interne de l’objet social. Pour ce faire, il se fonde sur l’idée de téléologie.

18La finalité interne, par quoi Kant légitimait l’usage réflexif de la téléologie reniée par la science moderne en faveur de la causalité, fut reprise par Hegel opposant constitution mécanique et téléologique de l’objet. Contrairement à la finalité externe, justement rejetée [43], la finalité interne est la vérité du mécanisme, car elle manifeste l’interdépendance constitutive des concepts eux-mêmes, présupposée aussi par la constitution mécaniste, où elle n’apparaît cependant pas, puisque la causalité est une dépendance unilatérale. La téléologie éclaire son efficace et celui du mécanisme, qui ne peut pas même éclairer le sien. Elle est donc la présupposition de l’objectivité.

19Psychopedis dira que la constitution de l’objet sur la base de la finalité interne produit le cadre réflexif de toute constitution d’objet et permet ainsi d’atteindre un niveau de détermination de l’objet satisfaisant. En effet, il le montre sur de nombreux exemples, la constitution mécanique produit une indétermination de l’objet social [44]. La « rationalisation » sociale (Weber) signifie, certes, que la constitution mécanique s’applique mieux ici, mais elle n’aboutit jamais à des lois [45], car la société n’est jamais pleinement analysable en termes mécaniques. Face à cela, plutôt que de se rabattre sur l’agnosticisme hayekien, qui incrimine la complexité des rapports de causalité et interdit de rectifier de la société, on passera à une autre catégorie que celle de cause.

20Le moment décisionniste du modèle psychopédien – opposé au relativisme ! – consiste, face à une situation d’indétermination comme celle que produit l’imposition du mécanisme au social, à décider en faveur de la raison, i.e. de la présupposition de l’objectivité [46]. Ainsi, face à une société qui (parce qu’elle est individualiste et donc apparemment propice à l’« individualisme méthodologique ») ne sait pas s’il faut opter pour l’explication mécanique ou téléologique, il faut opter pour la seconde, la seule dont le cadre réflexif explique le mécanisme existant et la finalité existante : la pseudo-rationalité capitaliste et la dynamique de son dépassement réellement rationnel.

21Telle est « l’étrange réflexivité pratique » de la théorie kantienne de l’action [47] : il faut préférer l’option qui contient le cadre réflexif des deux options, donc poser la présupposition (selon le schème hégélien de la réflexion). La matérialité de la société, pour ce matérialisme dialectique tenant compte des objections de Weber [48], ce sont ainsi ces présupposés, contenus dans le cadre réflexif qui permet de la connaître, et qui ne sont autres que les valeurs (air respirable, solidarité…) sans lesquelles la société n’existerait pas, et au nom desquelles on peut légitimement critiquer sa forme [49]. Weber a raison, toute théorie repose sur une décision axiologique, mais cette décision n’est pas nécessairement arbitraire : le choix de valeurs préalable sera objectif et juste si ces valeurs composent le cadre réflexif de la société, sans lequel elle disparaîtrait.

22Mais « poser la présupposition » revient à changer ce que l’on pose. En pratique, en effet, revendiquer la sauvegarde d’une condition de reproduction de la société qui est menacée par celle-ci [50] – ce que Psychopedis nomme axiogenèse[51] – consiste à vouloir changer la société de façon à ce qu’elle cesse de faire peser cette menace. Or, ce changement n’est pas arbitraire : il change la société en ce qu’elle devrait être.

23Mais c’est du côté de la théorie que survient le changement le plus étonnant : le but n’étant plus la neutralité axiologique mais la juste constitution axiologique, on connaît objectivement si on soumet l’objet social à une « élévation rectificatrice » (anorthosis) et qu’on décrit les réalités sociales néfastes à la société comme devant être supprimées (hypo arsin), à l’aide de la catégorie du « au lieu de » [52]. En effet, selon une idée de la Théorie Critique que Psychopedis s’applique à fonder [53], une description correcte d’une société objectivement fausse n’est pas vraie ; elle le sera donc si l’on corrige l’objet existant. Cette explication sera eo ipso émancipatrice.

24Ces impératifs (constituer le cadre réflexif du savoir à partir des conditions de reproduction de la société ; opter pour la raison en cas d’indétermination causale ; poser la présupposition, « rectifier » l’objet en posant en lui ce qui est contraire à son propre cadre réflexif comme étant « à supprimer » et comme existant « au lieu de » ce qui ne menacerait pas son existence) sont les éléments de la constitution axiologique souhaitable du savoir. En effet, les trois livres d’histoire de la philosophie politique de Psychopedis, Le Philosophe, le politique et le tyran, sur Platon et Aristote, Règles et antinomies en politique, qui couvre toute la pensée moderne et contemporaine, et Hegel[54], cherchent à montrer que la formation du savoir social, préalable nécessaire à la pensée critique qui aboutira à Marx, contient des traits tels que ceux-là.

25Étudiant, par exemple, Montaigne qui, pour Kondylis, était un avant-coureur du nihilisme, il relève comment celui-ci, dans le doute, opte en faveur de la raison (ici de la bonne foi de l’autre), comment il « rectifie » ses analyses causales (« le politique se constitue au point d’acceptation du hasard, au sens de la valeur de rectification du causal »), son usage du « au lieu de » (l’oppression au lieu du dialogue), et aboutit ainsi à un « Montaigne normatif » qui relativise le relativisme par lui-même [55].

26Cette optique préjuge de la forme qu’auront les revendications sociales légitimes : est conforme au progrès social une action transformatrice qui se donne pour contenu telle condition formelle de la société (la revendication de droits universels a pour contenu ce type de conditions sociales) [56]. Il s’agit donc d’une action qui, en quelque sorte, transcrit dans la société le cadre réflexif qui permet de la connaître. De même que, au niveau théorique, on l’a dit, la constitution téléologique pose comme son contenu les présupposés formels de toute constitution d’objet.

27À l’inverse, Kondylis veut pour preuve de sa neutralité axiologique, outre son absence de tout engagement politique, le fait que, selon lui, le cadre théorique qu’il propose ne peut jamais être transcrit au niveau social lui-même (devenir l’idéologie d’un groupe humain) [57].

Notes

  • [1]
    Hegel. Des premiers textes de jeunesse à la Phénoménologie de l’esprit (en grec), Athènes 2003.
  • [2]
    Ibid., p. 14.
  • [3]
    « Méthode historiographique et science sociale critique » (en grec), Politis 109 (2003), p. 38.
  • [4]
    Die Entstehung der Dialektik. Eine Analyse der geistigen Entwicklung von Hölderlin, Schelling und Hegel bis 1802, Stuttgart, 1979.
  • [5]
    Philosophes, sociologues, historiens, théoriciens de la politique, du droit, de l’économie. Les études suivantes sont influencées par la pensée de Psychopedis : St. Ioannidis, Concurrence, marché et démocratie (1993), M. Anghelidis, Naissance du libéralisme (1994), D. Drosos, Marché et État chez A. Smith, (1994), I. Patellis, La Philosophie de Hobbes (1995), D. Gravaris, Crise de l’État social et modernité (1997), D. Charalampis, Démocratie et mondialisation (1998), K. Stamatis, Droit et justice à l’époque des limites (2000), Th. Giouras, Impôts et politique (2000), G. Faraklas, « Auto to pragma » (2001), St. Dimitriou, Fondation et réfutation (2003), Th. Noutsopoulos, Dialectique et valeurs (2005), A. Pantazis, Genèse de l’individualisme méthodologique (2005).
  • [6]
    Où une historienne de la philosophie côtoie un explorateur de la Weltanschauung hellénique, un épistémologue conventionnaliste et un spécialiste en relations internationales : G. Apostolopoulou, « Kondylis et la question de l’image du monde » in coll. Panagiotis Kondylis. À propos de l’« ontologie sociale », Athènes, 2001 ; Th. Ziakas, Éclipse du sujet (2001) ; Ai. Metaxopoulos, Conservation de soi, guerre, politique (2005) ; P. Hifaistos, La Guerre et ses causes (2002).
  • [7]
    Macht und Entscheidung. Die Herausbildung der Weltbilder und die Wertfrage, Stuttgart, 1984 ; Puissance et décision. La formation des images du monde et la question de la valeur (en grec), Athènes, 1991, p. 213.
  • [8]
    Ibid., p. 55.
  • [9]
    Ibid., partie III.
  • [10]
    « Wissenschaft, Macht und Entscheidung », in H. Stachowiak (éd.), Pragmatik. Handbuch pragmatischen Denkens, vol. 5, Hambourg, 1995 ; « Science, puissance et décision » (en grec), Deukalion 12/2, 1994. D’où vient alors la prétention de cette théorie elle-même à la scientificité ? Les explications de Kondylis semblent assez embarrassées sur ce point. cf. Puissance, op. cit., p. 18-19, 229, et « Réponses dues » (en grec), Léviathan 15, 1994, p. 109-110.
  • [11]
    Puissance, op. cit., p. 32 sq.
  • [12]
    Ibid., p. 9, 40-52. Kondylis ne nomme personne, mais il faut avant tout penser à Schmitt, cf. sa postface à la Théologie politique (trad. grecque), Athènes, 1994 ; « Jurisprudenz, Ausnahmezustand und Entscheidung », Der Staat 34, 1995 et La Chronique invisible de la pensée (interviews en grec), Athènes, 1998, p. 109.
  • [13]
    Cf. son introduction à Der Philosoph und die Macht, Hambourg, 1992 ; « Les philosophes et la puissance », in P.Kondylis, Le Plaisir, la puissance, l’utopie, Athènes, 1992, p. 87, sur Scheler et Pleßner.
  • [14]
    Die neuzeitliche Metaphysikkritik, Stuttgart, 1990, p. 538-539. Aussi ne parle-t-il pas de volonté de puissance mais de prétention à la puissance : la volonté comme instance distincte de la pensée est une notion empreinte de normativité idéologique (Puissance, op. cit., p. 52).
  • [15]
    Cf. sa postface à Schmitt, op. cit.
  • [16]
    Chronique, op. cit., p. 105. « Réponses dues », op. cit., p. 109. Postface à la Théologie politique, op. cit., p. 161. Das Politische und der Mensch. Grundzüge der Sozialontologie [Le politique et l’homme. Linéaments de l’ontologie sociale], Band I, Berlin, 1999, p. 209.
  • [17]
    Introd. à Machiavel, Œuvres (trad. grecque), Athènes, 1971. Chronique, op. cit., p. 47-48.
  • [18]
    Introd. à Machiavel, op. cit., p. 164. Die Aufklärung im Rahmen des neuzeitlichen Rationalismus, Stuttgart, 1981, 2e éd. (en poche) Munich, 1986, chap. 7, § 3; Les Lumières européennes (en grec), Athènes, 1987, t. 2, p. 184-202. Introd. à Der Philosoph und die Lust, Francfort, 1991 ; « Les philosophes et le plaisir » in P.Kondylis, Le plaisir, op. cit., p. 35-36.
  • [19]
    Puissance, op. cit., p. 104. Lumières, op. cit., t. 2, p. 17, 18, 31, 38, 64.
  • [20]
    Chronique, op. cit., p. 22.
  • [21]
    Puissance, op. cit., p. 114, 218.
  • [22]
    Puissance, op. cit., p. 69.
  • [23]
    Puissance, op. cit., p. 173 (« toute position théorique naît comme opposition »), p. 182-183. Chronique, op. cit., p. 24-25.
  • [24]
    Puissance, op. cit., p. 173 : « la question existentielle de l’inimitié précède la question théorique de la vérité ».
  • [25]
    Die Entstehung der Dialektik, op. cit. Les Lumières européennes, op. cit. La Critique de la métaphysique dans la pensée moderne (en grec), Athènes, 1983 ; version allemande augm. : Die neuzeitliche Metaphysikkritik, op. cit. Konservativismus. Geschichtlicher Gehalt und Untergang, Stuttgart, 1986. Der Niedergang der bürgerlichen Denk- und Lebensform. Die liberale Moderne und die Massendemokratische Postmoderne, Weinheim, 1991 ; Le Déclin de la civilisation bourgeoise. De la modernité à l’époque postmoderne et du libéralisme à la démocratie de masse (en grec), Athènes, 1991, 2e éd. augm. 1995. Planetarische Politik nach dem Kalten Krieg, Berlin, 1992 ; Politique planétaire après la guerre froide (en grec), Athènes, 1992. Du xxe au xxie siècle. Aspects de la politique planétaire autour de l’an 2000 (en grec), Athènes, 1998.
  • [26]
    Sur l’opposition cohérence logique/cohérence polémique, cf. Lumières, op. cit., t. 1, p. 232, 250, 308-311, 313, 336, 405.
  • [27]
    Lumières, op. cit., t. 1, p. 169 sq., cf. p. 154, 157-158, 194 (Hobbes), 231 (Descartes).
  • [28]
    Chronique, op. cit., p. 75. Theorie des Krieges, Clausewitz, Marx, Engels, Lenin, Stuttgart, 1988 ; version grecque augm. Théorie de la guerre (en grec), Athènes, 1997, p. 17. « Réponses dues », op. cit., p. 105.
  • [29]
    La sociologie montre qu’on ne peut surmonter le relativisme des valeurs et le perspectivisme, que les « images du monde » sont des idéologies au service de la prétention à la puissance et que les valeurs expriment ces mêmes prétentions… (Le Déclin, op. cit., p. 191).
  • [30]
    Politique planétaire, op. cit., p. 32, 38, 56. Du xxe au xxie siècle, op. cit., p. 41, 69, 75-81, 136-137 (cf. Le Déclin, op. cit., p. 332, et Théorie de la guerre, op. cit., p. 14-15, 137, 139, 172, 206, 239, 366, 404).
  • [31]
    Les guerres sont dues surtout à l’augmentation de la population (Du xxe au xxie siècle, op. cit., p. 79 ; Théorie de la guerre, op. cit., p. 388), ce qui nous renvoie au primat de la nation sur la classe (et des relations internationales sur la politique intérieure, Du xxe au xxie siècle, op. cit., p. 85) que Marx et Engels avoueraient eux-mêmes dans leur Correspondance (introd. à Marx-Engels, La Grèce, la Turquie et la Question d’Orient, (en grec) Athènes, 1985).
  • [32]
    Du xxe au xxie siècle, op. cit., p. 125-134.
  • [33]
    La vertu humaine première étant le courage (Théorie de la guerre, op. cit., p. 44, 32-33).
  • [34]
    L’ontologie sociale rapporte tout à trois facteurs irréductibles : le « rapport social », soit le spectre des positions entre ami et ennemi (rapports de force) ; le « politique », une forme d’activité humaine et le type idéal de toutes (prétention à la puissance) ; et l’« homme », soit le cœur humain connu des moralistes (nature humaine). Cf. Das Politische und der Mensch, op. cit., p. 207, 236, 217.
  • [35]
    « Die Möglichkeit der Gesellschaftstheorie bei Hegel », Gesellschaft 5, 1975. « Hegels Theorie der politischen Institutionen », Neue Politische Literatur 23/1, 1978. La Question d’une fondation de la critique de la raison institutionnelle et la dialectique kantienne (en grec), Athènes, 1976 ; repris dans Untersuchungen zur politischen Theorie von I. Kant, Göttingen, 1980 ; version grecque revue Philosophie critique et rationalité des institutions. Recherches sur la philosophie politique de Kant (en grec), Athènes, 2001.
  • [36]
    Préface à Philosophie critique et rationalité des institutions, op.cit., p. 31.
  • [37]
    Cette approche était commune à d’autres chercheurs de l’époque : cf. H. Schnädelach, « Zum Verhältnis von Logik und Gesellschaftstheorie bei Hegel », in O. Negt (éd.), Aktualität und Folgen der Philosophie Hegels, Francfort, 1970.
  • [38]
    Geschichte und Methode. Begründungstypen und Interpretationskriterien der Gesellschaftstheorie, Francfort-New York, 1984 ; Histoire et méthode (en grec), Athènes, 1994.
  • [39]
    Cf. K. Psychopedis, Max Weber et la constitution de concepts dans les sciences sociales (en grec), Athènes, 1993, p. 51.
  • [40]
    C’est ce qu’il appelle « passage de la condition à la valeur ». Histoire et méthode, op. cit., p. 82, 93, 131. « Questions de fondation des sciences sociales » (en grec), in G. Kouzelis-K. Psychopedis (éd.), Épistémologie des sciences sociales, Athènes, 1994, 2e éd. 1996, p. 555. Politique dans les concepts (en grec), Athènes, 1997, p. 29, 71, 74, 80, 180, 190, 195, 202, 203, 213, 219.
  • [41]
    Cf. K. Psychopedis « Formalisme, historicisme et axiologie dans la fondation de l’économie politique (Schmoller, Menger, M. Weber) » (en grec), Axiologika 4, 1992, et 5, 1993.
  • [42]
    Max Weber et la constitution de concepts…, ibid.
  • [43]
    La Providence. cf. Hegel, Werke in 20 Bänden, t.6, Francfort, 1969, p. 436-438 ; trad. franç. Science de la logique, vol. 3, Aubier, Paris, 1981, p. 247-250.
  • [44]
    « Les stratégies d’inclusion du relativisme dans un cadre rationnel et le problème de l’indétermination » (en grec), Politis dekapenthimeros 8, 1995.
  • [45]
    De l’aveu même de Weber. cf. Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, 1922, 5e éd. 1972, p. 9.
  • [46]
    Politique dans les concepts, op. cit., p. 76, 114, 119. « La dialectique de la raison et les antinomies de sa critique », postface à Horkheimer-Adorno, Dialectique de la raison (trad. grecque), Athènes, 1996, p. 448.
  • [47]
    Politique dans les concepts, op. cit., p. 85, 88, 90.
  • [48]
    « Pour une théorie contemporaine du matérialisme dialectique », Vima ton koinonikon epistimon 2, 1990, p. 7.
  • [49]
    Ibid., p. 14-15.
  • [50]
    Cf. la conclusion de « Crisis of Theory in the Contemporary Social Sciences », in W. Bonefeld-J. Holloway (éd.), Post-Fordism and Social Form, Londres, 1991. « Dialectical Theory. Problems of Reconstruction », Open Marxism 1, 1992, p. 5. « Emancipating Explanation », Open Marxism 3, 1995, p. 20.
  • [51]
    « Jugements téléologiques dans la critique kantienne », postface à Kant, La première introduction à la Critique du jugement (trad. grecque), Athènes, 1996, p. 166-167, 174, 189. « La dialectique de la raison », op. cit., p. 447.
  • [52]
    « Dialectical Theory », op. cit., p. 39. « Emancipating Explanation », op. cit., p. 23.
  • [53]
    Histoire et méthode, op. cit., p. 243, 244, 247, 248, 262, 266. Le Philosophe, le politique et le tyran, Athènes, 1999, p. 46. « La dialectique de la raison », op. cit., p. 443.
  • [54]
    Publiés en grec à Athènes en 1999 pour les deux premiers et en 2003 pour le troisième.
  • [55]
    « Montaigne normatif » (en grec), Logou charin 3, 1992 (repris dans Règles et antinomies, op. cit., p. 588-508), p. 35-36, 44, 46, 40.
  • [56]
    « Das politische Element in der Darstellung dialektischer Kategorien », in Kritik der Politik. J. Agnoli zum 75 Geburtstag, Freibourg, 2000, p. 260.
  • [57]
    Puissance, op. cit., p. 15, 222.