La querelle des droits de l'homme à l'épreuve de la politique

1La problématique des droits de l’homme occupe une place centrale dans les débats contemporains en philosophie morale et en philosophie politique ; il ne s’agit pas d’une problématique simplement théorique : au-delà des discussions qui portent sur les présupposés épistémologiques, ontologiques ou sémantiques concernant l’idée même des droits de l’homme, et des efforts pour choisir et développer la théorie éthique la plus apte à les soutenir, on perçoit forcément l’exigence de les défendre et de promouvoir leur efficacité au niveau pratique. L’actualité des droits de l’homme ne se conçoit pas indépendamment d’un contexte institutionnel particulier formé par des délibérations juridiques et des décisions politiques. Le philosophe est donc obligé de s’interroger sur sa propre contribution à des débats dont il doit prendre en considération les enjeux pratiques. C’est pourquoi on pourrait jusqu’à un certain point évaluer la réflexion philosophique proprement dite selon le critère pragmatique de sa fonction et de son influence dans la vie réelle. Dans une perspective holiste, l’applicabilité des concepts et des principes d’une théorie est requise pour la réalisation approximative de « l’équilibre réfléchi » (des jugements bien pesés et des principes moraux) qui constitue le but des philosophes selon les directives méthodologiques de Rawls [1].

2Quoi qu’il en soit, la situation actuelle dans les pays balkaniques, et dans d’autres pays européens, surtout de l’Europe de l’Est, constitue un défi pour la pensée éthique, juridique et politique, dans la mesure où cette pensée vise non seulement à comprendre, à expliquer sur le plan théorique, certaines formes de l’agir, mais aussi à jouer effectivement un rôle dans leur mise en œuvre. Le renouveau du nationalisme et la recrudescence des conflits violents entre peuples et ethnies à une époque où l’on aspire à l’unification de l’Europe et même à une forme de mondialisation, qui se baserait sur le respect des droits de l’homme, rendent nécessaire l’étude de ces développements. Une telle étude comporte bien sûr des aspects historiques et sociologiques, mais l’élucidation et la résolution éventuelle des problèmes qui constituent son objet principal requièrent l’éclaircissement de certaines conceptions philosophiques. Ces conceptions philosophiques elles-mêmes pourraient être profondément transformées au fur et à mesure que la réalité humaine à laquelle on doit faire face les met à l’épreuve et nous impose leur révision.

3Dans ce qui suit, je me concentrerai surtout sur la pensée philosophique développée récemment en Grèce au sujet des droits de l’homme, afin de tenter d’en examiner la portée et d’en estimer autant que possible l’apport pratique. Je me référerai aux principaux courants de la philosophie morale et politique, mais aussi de la philosophie du droit, de la religion et de la culture. Ces courants expriment la prise de conscience des conflits sociaux et témoignent d’orientations idéologiques d’importance cruciale pour la détermination de différents choix politiques. L’originalité des positions développées tient à leur forme particulière, relevant en grande partie de l’inspiration et du talent des auteurs qui les formulent, et de la conjoncture qui fut l’occasion de leur élaboration. Je voudrais aussi mentionner quelques exemples d’événements impliquant la mise en cause ou la défense et la protection des droits de l’homme, et de réactions des intellectuels grecs à ces événements. Mes sources et mes références incluent des traités philosophiques, juridiques, sociologiques et historiques aussi bien que des articles journalistiques qui articulent les thèses opposées à plusieurs niveaux.

4On pourrait tâcher d’analyser les tendances en question, suivant un schéma assez simple, en distinguant trois positions ou plutôt ensembles de positions, relativement faciles à isoler et à attribuer à ceux qui participent à la querelle actuelle des droits de l’homme.

5– L’approche sceptique, cynique ou nihiliste, qui entraîne un rejet total de toute référence aux droits de l’homme, fait partie intégrante d’une attitude négative plus générale vis-à-vis du domaine éthique et de la normativité morale et politique. Il y a bien sûr plusieurs versions de cette approche, d’un scepticisme politique d’allure relativiste et postmoderne, jusqu’à une forme de décisionnisme nihiliste qui s’inspire de Carl Schmitt [2].

6On peut résumer l’argument central commun à la plupart de ces auteurs assez facilement (je le présente sous la forme de deux prémisses qui mènent à une conclusion d’intérêt pratique).

7• Les droits de l’homme ne peuvent prétendre à aucun statut objectif. Il n’y a pas de fondement ontologique et de soutien épistémologique que l’on pourrait invoquer pour les étayer. L’analyse de tout discours qui fait appel à leur objectivité révèle des erreurs de raisonnement ou une confusion conceptuelle.

8• Les droits de l’homme ne sont qu’un outil employé par les individus ou pays puissants afin de promouvoir leurs intérêts, et facilitent souvent la manipulation et la soumission des faibles.

9On devrait donc dénoncer l’idéologie des droits de l’homme et s’en débarrasser afin de reconnaître les relations de pouvoir qui constituent la seule réalité sociale.

10Des variantes de cet argument sont souvent employées dans des débats publics par plusieurs philosophes et juristes qui n’acceptent pas forcément un scepticisme ou nihilisme généralisé, comme, par exemple, certains marxistes et surtout des conservateurs qui se sont opposés à l’intervention de l’OTAN contre la Serbie.

11– Quand on se penche sur les autres critiques (plus modérées) qui maintiennent sur l’essentiel la théorie des droits de l’homme, on doit tenir compte de leur variété et de leurs nuances. Cependant, on se contentera ici d’une présentation sommaire de deux directions de ces critiques (de gauche et de droite) :

12Les marxistes grecs ne se lassent pas d’avancer des arguments traditionnels dirigés contre ce qu’ils considèrent comme l’idéologie bourgeoise dominante et soulignent les limites de la conception libérale de la justice (sociale) sur le plan national et international. Inutile de répéter ici, et de prendre au sérieux, la vulgate dogmatique des intellectuels représentant la ligne officielle du parti communiste, quoiqu’il soit intéressant de noter leur alliance directe ou indirecte avec des philosophes nationalistes et conservateurs (notamment contre la mondialisation). Une étude plus détaillée nécessiterait l’examen des arguments beaucoup plus sophistiqués des penseurs néo-marxistes, qui se situent à gauche du libéralisme et ne visent pas à renverser les thèses libérales, mais plutôt à les compléter. Ces penseurs soulignent leur opposition au communautarisme réactionnaire des nationalistes [3].

13Parmi les intellectuels communautariens et nationalistes qui, à mon avis, méritent une attention particulière, et font indubitablement preuve d’originalité, on devrait se concentrer sur le groupe de penseurs (philosophes, théologiens et politologues) que l’on qualifie souvent de « néo-orthodoxes », quoiqu’ils récusent eux-mêmes cette appellation, accompagnée d’habitude par la désignation éloquente d’« hellénocentriques ». Je crois que l’on devrait plutôt opter pour le terme « hellénophiles » qui évoquerait les slavophiles de la fin du dix-neuvième siècle. Bien qu’il soit impossible de rendre justice à la complexité et aux variations de leurs thèses, dans le contexte de cet exposé trop bref, on pourrait en repérer les points principaux : a) La culture néohellénique témoigne d’une synthèse unique qui nous permet d’éviter ou de contourner les impasses de la modernité occidentale vouée au désastre. b) Sur le plan théorique, la philosophie byzantine nous offre la meilleure interprétation de l’héritage grec ancien et en assure la continuité, beaucoup mieux que l’Occident, en conservant certains éléments-clés – une conception de la vérité comme dévoilement à travers les relations des membres de la communauté – d’Héraclite jusqu’à Aristote, une épistémologie mystique du regard qui culmine dans la tradition néoplatonicienne (de Platon à Plotin), et en substituant à la métaphysique païenne une nouvelle ontologie relationnelle et une anthropologie personnaliste. c) Sur le plan pratique on découvre les matériaux d’une éthique non-légaliste qui souligne la liberté en même temps que le respect de l’altérité des personnes, et d’une politique démocratique et non-utilitaire, inspirée par l’ethos de la participation à la communauté eucharistique des paroisses orthodoxes. L’art byzantin et l’art populaire grec gardent les vestiges d’une manière de vivre qui pourrait peut-être s’adapter aux transformations de la société contemporaine, mais qui risque de disparaître complètement à cause de l’imposition des structures (économiques, politiques) et surtout de l’esprit scientiste et technologique de la civilisation occidentale de l’après guerre [4].

14Christos Giannaras est l’auteur d’un ouvrage dont le titre même est très caractéristique : L’Inhumanité du droit[5]. Il s’agit d’une critique systématique de toute approche philosophique, juridique et politique qui se base sur une doctrine des droits de l’homme. L’idée centrale est claire et, malgré une confusion possible avec toute une série d’approches plus ou moins analogues, son originalité se dégage des thèses d’origine surtout théologique et historique qui sous-tendent son analyse : selon Giannaras, la conception des droits de l’homme constitue le noyau d’un paradigme d’organisation de la vie sociale qui va à l’encontre de nos besoins existentiels les plus profonds et devrait être dépassé. Ce diagnostic va de pair avec des observations concernant le caractère artificiel et formel, vide de contenu substantiel, de ces caractéristiques présumées naturelles attribuées aux sujets humains. Il ne s’agirait pas d’une simple insuffisance mais plutôt d’une distorsion de notre vraie nature. Il faudrait puiser dans les ressources de la tradition orthodoxe afin de surmonter l’individualisme et l’égoïsme qui nécessitent le recours aux droits de l’homme. En effet, la réaction violente des intellectuels libéraux à ces thèses s’explique par leurs conséquences et leurs implications pratiques – endossées sous une forme plus simpliste, pour ne pas dire vulgaire, par des politiciens et malheureusement par plusieurs membres du clergé. Il est clair que nous avons à faire à une mise en cause du paradigme entier de la démocratie libérale, à laquelle Giannaras reproche son caractère individualiste et utilitariste.

15Ce qu’il faut souligner ici, c’est la convergence, sinon la complémentarité logique, du communautarisme religieux et nationaliste et du scepticisme ou nihilisme que l’on vient de décrire, comme la forme la plus extrême des attaques dirigées contre toute doctrine qui reconnaît le caractère fondamental des droits de l’homme. Pour des penseurs tels que Giannaras, un tel défi sceptique radical constitue un symptôme assez clair de la faillite du projet rationaliste des Lumières et indique le besoin de retourner à la tradition prémoderne, afin d’éviter le chaos, la dissonance et la dissolution culturelle de l’ère postmoderne. Il faut pourtant admettre que l’idée d’une telle convergence ou complémentarité n’est pas partagée en principe par les sceptiques ou nihilistes eux-mêmes (comme Kondylis), qui dénoncent la rhétorique et la mythologie nationaliste aussi bien que la philosophie libérale. Néanmoins, pour des raisons différentes, ils sont effectivement d’accord sur certains choix géopolitiques des communautariens, par exemple, en ce qui concerne le besoin de se préparer à la guerre contre les ennemis présumés du pays [6].

figure im1
Thanassis Totsikas, Sans titre, (diptyque), 1982, 105x70cm deux fois, photographie, Courtesy collection Beltsios (photo : B. Kirpotin).

16Après cette mise au point des prises de position plus ou moins critiques à l’égard des droits de l’homme, nous pouvons nous concentrer sur des approches qui témoignent d’une attitude plus ou moins positive à leur égard :

17La plupart des intellectuels favorables à la mise en œuvre d’une notion ou d’une doctrine de droits rejettent l’idée de leur caractère naturel et ne leur cherchent aucun fondement métaphysique.

18Néanmoins, il importe de noter que la majorité des philosophes du droit et des juristes s’éloignent de plus en plus des conceptions positivistes qui séparent le droit de l’éthique. Ils reconnaissent la signification éthique et les présupposés normatifs du droit constitutionnel et des institutions politiques. Le positivisme juridique, qui régnait en Grèce jusqu’aux années soixante, cède la place à un nouveau jusnaturalisme assez particulier, influencé par Jürgen Habermas, John Rawls et Ronald Dworkin [7].

19Toute prétention à l’universalisme et à l’anti-relativisme – pour ne pas employer le terme « absolutisme » – se justifie souvent par une forme de rationalisme pragmatiste. On pourrait peut-être parler d’une sorte de jusnaturalisme faible ou modéré – sans fondements ontologiques – (si on est prêt à accepter la cohérence de cette idée) qui est accompagné dans la plupart des cas par une doctrine analogue de réalisme ou plutôt de cognitivisme moral du même genre. Ainsi certains philosophes préfèrent-ils souligner le statut politique et moral plutôt que métaphysique même des droits les plus importants [8].

20En s’appuyant de façon implicite ou explicite sur ces prémisses de base, plusieurs philosophes et juristes s’opposent au scepticisme et au relativisme concernant le rôle crucial et l’efficacité des droits de l’homme. Ils tâchent de montrer que leurs adversaires témoignent d’un platonisme renversé tacite, dans la mesure où ils exigent des fondements métaphysiques inébranlables, afin d’accepter des principes moraux ou juridiques, et, ne les trouvant pas, aboutissent à leurs conclusions négatives. En dénonçant l’attitude cynique ou pessimiste qui va souvent de pair avec un matérialisme et un déterminisme réductionniste, ils n’adoptent pas forcément une notion naïve des droits de l’homme qui servirait de principe axiomatique sans fondement éthique et cherchent à les intégrer dans un cadre théorique assez large et complexe.

21Ils attaquent à la fois les utopies politiques du marxisme et les doctrines réactionnaires du nationalisme romantique néo-orthodoxe en critiquant leurs présupposés métaphysiques et en s’appropriant les arguments bien connus du libéralisme contemporain contre le communautarisme qui se réclame souvent de l’héritage de la pensée aristotélicienne.

22Nous pouvons distinguer deux courants principaux parmi ces libéraux : a) l’approche néo-libérale ou « libertarienne », pour le moment minoritaire en Grèce, qui se base sur une interprétation entièrement négative du sens des droits et des libertés à défendre [9]. Cette approche exige l’absence totale ou presque totale de contraintes ou d’interventions étatiques et elle est souvent accompagnée par quelques arguments utilitaristes [10]. Naturellement, les partisans du néo-libéralisme attribuent un rôle prépondérant aux droits de propriété et à la liberté du marché ; b) le courant du libéralisme égalitaire qui fait souvent appel à des théories contractualistes et qui défend une conception beaucoup plus riche des droits-libertés, considérés comme des « atouts » des citoyens contre l’exercice illimité et arbitraire du pouvoir de l’État, mais aussi comme des moyens de protection et d’assurance des membres plus faibles (« non-privilégiés ») des sociétés capitalistes contre une économie anarchique et aveugle à l’égard de tout idéal substantiel de justice sociale. Il est clair que ces positions sont aussi revendiquées par des intellectuels situés à la gauche du libéralisme [11].

23Cette analyse philosophique doit être complétée par l’examen de sa pertinence pour la pratique et de ses rapports avec la réalité socio-politique des dernières années. C’est pourquoi je vais maintenant me référer brièvement à des faits et à des incidents qui ont provoqué, d’une part, la mise en cause du rôle des droits de l’homme dans la vie publique et, d’autre part, leur défense de la part des libéraux.

24Nous avons déjà évoqué le rôle de l’Église orthodoxe en Grèce, reconnue par la Constitution – qui garantit en principe la liberté de la foi religieuse – comme la religion dominante dans le pays. Mais l’attitude de ses dirigeants n’a rien de commun avec l’esprit œcuménique d’autres Églises orthodoxes, tel qu’il est exprimé, par exemple, par Bartholomée, Patriarche de Constantinople, ou Anastase, Archevêque de l’Église orthodoxe de l’Albanie [12]. Malgré les promesses du parti socialiste de réviser la Constitution en vue d’une vraie séparation de l’Église et de l’État, les leaders du parti, et surtout le grand politicien populiste Andreas Papandreou, ne se sont pas essayés à effectuer cette séparation – qui, en tout cas, n’aurait pas été acceptée par les éléments conservateurs du parti de centre-droite Nea Demokratia, malgré la profession de foi de libéralisme de la part de plusieurs de ses membres. On doit donc admettre que, malgré le progrès considérable du processus de modernisation des institutions politiques et juridiques, le populisme d’un grand nombre des politiciens aussi bien que l’idéologie prépondérante de l’Église orthodoxe grecque, entravent la mise en œuvre d’une politique de respect systématique et conséquent des droits de l’homme, conforme aux critères stricts de l’Union Européenne.

25J’évoquerai ici certains exemples de controverses récentes qui nous permettent de comprendre l’ampleur du problème :

26– L’affaire de la suppression de la mention de l’appartenance à une église, ou de l’adhésion à une religion, sur les cartes d’identité, d’après la recommandation de l’Autorité administrative indépendante pour la protection des données personnelles.

27– Le manque de respect des droits de minorités religieuses et ethniques (musulmans, catholiques, juifs, témoins de Jéhovah, Macédoniens, Slaves, etc.). Il existe encore une loi contre le prosélytisme, et le permis de bâtir une maison de culte non orthodoxe est toujours octroyé par l’évêque orthodoxe de la région. Il faut pourtant reconnaître que la situation s’améliore progressivement dans plusieurs cas. La Cour Suprême et le Conseil d’État soutiennent la législation pour la protection des droits et renversent souvent des décisions gouvernementales qui s’y opposent.

28– Les diverses attaques contre la liberté d’expression. Il s’agit d’efforts pour bannir des publications ou des œuvres d’art qui sont perçues comme offensantes par des chrétiens ou des Grecs du nord, qui se heurtent souvent – mais pas toujours – aux décisions des Cours supérieures ou du Conseil d’État. Ainsi la condamnation du linguiste Georges Babiniotis pour la définition du terme « bulgare » dans son dictionnaire : le dictionnaire mentionnait un sens injurieux du terme employé par les amateurs de football des équipes du sud, exprimant leur mépris pour une équipe de la Grèce du nord, et la simple référence à ce sens était perçue comme une insulte [13]. On peut également mentionner l’interdiction de la projection du film La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese par un tribunal régional, et l’intervention par le ministre de la Culture du gouvernement du PASOK lors d’une exposition de peintures pour décrocher une toile, après les protestations de ceux qui la considéraient comme obscène et injurieuse pour la foi chrétienne.

29– L’enseignement obligatoire de la religion orthodoxe dans les écoles secondaires. Toutes les tentatives de changer le contenu de cet enseignement et de lui substituer un cours plus libre d’histoire des religions se sont heurtées aux réactions fermes de l’Église. Un développement récent qui marque une régression nette dans ce domaine concerne le projet de loi du gouvernement actuel de la Nea Demokratia pour transformer les écoles de formation du clergé orthodoxe en Universités publiques, reconnues et financées par l’État.

30– Le soutien inconditionnel de la majorité du peuple grec pas seulement pour le peuple serbe mais pour des politiciens comme Slobodan Milosevic et des criminels de guerre tels que Radovan Karadjic, en l’absence d’une vraie reconnaissance des crimes et de la violation des droits de l’homme par le gouvernement serbe et les autorités serbo-bosniaques. Ici, il importe de noter que les réactions émotionnelles contre l’intervention de l’OTAN et les arguments historiques et géopolitiques se sont mêlés à des prises de positions plus nuancées concernant la possibilité d’enfreindre ou non la souveraineté nationale d’un pays, afin de protéger les droits fondamentaux d’une minorité menacée.

31Dans tous ces cas, la plupart des philosophes et juristes libéraux, auxquels nous nous sommes référés plus haut, ne cessent de participer aux débats théoriques et à leurs enjeux pratiques – pour la modernisation des institutions et contre l’idéologie nationaliste orthodoxe. Je prendrai pour terminer un exemple qui montre l’importance de ces débats : l’affaire des cartes d’identité.

32Cette histoire témoigne de la force de persuasion du discours populiste et émotif de l’Archevêque Christodoulos dont les arguments ont été clairement fallacieux, mais aussi de l’efficacité du travail théorique et pratique des intellectuels libéraux, qui ont pu influencer la ligne officielle du gouvernement de Kostas Simitis, soutenue aussi par le Président de la République, Kostis Stéphanopoulos. En effet, l’Archevêque, réagissant au projet de supprimer toute mention concernant la religion sur les cartes d’identité, a exigé l’inscription facultative de la religion de chaque citoyen grec, et a organisé un référendum informel, par signature, des fidèles dans les églises, afin de montrer que cette inscription était demandée par la majorité du peuple grec, comme si la protection des droits de l’homme dépendait de l’opinion de la majorité. Selon son raisonnement, ce qui était en danger était l’affirmation de l’identité culturelle et religieuse des membres de la société grecque, qui aurait risqué ainsi de suivre la pente désastreuse de la laïcisation, comme si la profession de foi chrétienne avait besoin d’une sanction étatique et ne concernait pas exclusivement le domaine de la conscience privée de chaque citoyen. Malheureusement, la plupart des dirigeants du parti de Nea Demokratia ont suivi l’Archevêque – très probablement par opportunisme politique – confirmant l’impression que leur idéologie constitue un mélange instable de conservatisme et de libéralisme. Les échanges entre les représentants du clergé – à l’exception de quelques évêques progressistes – et les philosophes, juristes, politiciens et journalistes qui ont défendu la cause des droits, ignorée ou sous-estimée par les intellectuels nationalistes et populistes, témoignent de l’actualité d’une problématique plus large portant sur les valeurs centrales de la modernité. Il faut avouer que les intellectuels néo-orthodoxes les plus sophistiqués n’ont pas voulu soutenir les positions les plus réactionnaires de l’Archevêque, mais leur argumentation et leurs positions doctrinales concernant la protection de l’identité culturelle « unique » des grecs orthodoxes, dénonçant la pauvreté, l’individualisme et l’égoïsme de la philosophie des droits de l’homme, ont pu servir de point d’appui pour les ennemis du libéralisme [14].

33Au vu des controverses que je viens d’évoquer, on comprend que, au risque de simplifier la discussion, la ligne de démarcation entre les politiciens grecs de presque tous les partis, quelle que soit leur idéologie de référence, passe par l’opposition entre modernisme et anti-modernisme, nationalisme et anti-nationalisme. L’enjeu pratique principal des débats sur les droits de l’homme, quelque théorique et abstrait qu’il puisse paraître, renvoie à cette démarcation et à la possibilité de la surmonter, d’une façon qui nous permette de lutter contre la Schwärmerei de notre époque, qui risque d’entraîner les pays balkaniques dans de nouvelles confrontations armées catastrophiques, comme celles qui ont détruit l’ex-Yougoslavie.

Notes

  • [*]
    Ce texte reprend celui de ma communication à l’Université d’été sur la problématique des droits de l’homme organisée par le réseau interuniversitaire OFRESS (Organisation francophone pour la recherche et l’enseignement en sciences sociales) à Dubrovnik en septembre 2002. J’y ai ajouté seulement un minimum de notes avec quelques repères bibliographiques. J’aimerais remercier les participants à l’Université d’été et surtout Patrice Canivez, Isabelle Delpla, et Kadri Mehta pour leurs questions et leurs remarques. Je voudrais aussi exprimer ma reconnaissance à Olga Papadopoulou et Vassilis Voutsakis pour leurs suggestions concernant l’évaluation des positions défendues dans le milieu juridique et pour des informations bibliographiques. Bien entendu, mon analyse sommaire du débat actuel, qui comporte plusieurs dimensions philosophiques, politiques et juridiques, n’est pas du tout neutre, et reflète inévitablement mes propres positions et choix idéologiques.
  • [1]
    Voir John Rawls, Théorie de la justice, trad. française par Catherine Audard, Seuil, Paris, 1987, p. 47-8, 71-5, 153, 472.
  • [2]
    Voir, par exemple, Aimilios Metaxopoulos, Politikos skeptikismos (Scepticisme politique), Odysseas, Athènes, 1994, qui fait appel aux analyses de Richard Rorty et surtout de Panagiotis Kondylis, Macht und Entscheidung, Klett-Cotta, Stuttgart, 1986 (traduction grecque – 1991), influencé par Carl Schmitt. Ici, il importe de noter que le scepticisme ou le subjectivisme moral sur le plan métaéthique n’exclut pas nécessairement l’adoption d’une théorie normative basée sur les droits, qui serait justifiée suivant un raisonnement instrumentaliste, comme on le voit dans l’argumentation de J.L. Mackie qui ne se limite pas aux positions sceptiques de son Ethics : Inventing Right and Wrong, Penguin, Harmondsworth, 1977, mais reconnaît l’importance des conceptions des droits (Voir son Persons and Values, Selected Papers II, Clarendon Press, Oxford, 1985).
  • [3]
    Des cas caractéristiques sont des philosophes qui s’inspirent de la problématique de l’école de Francfort, ou développent une problématique kantienne de gauche, tels que Kosmas Psychopedis et Kostas Stamatis. Voir aussi plus bas, le troisième courant des libéraux de gauche qui s’allient avec les néo-marxistes pour défendre les droits de l’homme.
  • [4]
    Voir par exemple les écrits de Christos Giannaras, Stelios Ramfos et Kostas Zouraris. Il existe des traductions françaises de certains des ouvrages principaux de Giannaras. Il s’agit de Heidegger kai Areopagitis (De l’absence et de l’inconnaissance de Dieu, Cerf, Paris, 1971), I eleutheria tou ethous, (La morale de la liberté, Labor et fides,Genève, 1982), Aletheia kai enotota tis Ekklesias, (Vérité et unité de l’Église), Axios, Gand, 1986. Voir aussi son To prosopo kai o eros, (Person und Eros, Vandenhoek und Ruprecht, Göttingen, 1982). Ramfos a récemment modéré et modifié son attitude anti-occidentale et soutient des positions qui le rapprochent assez de Levinas.
  • [5]
    I apanthropia tou dikaiomatos, Domos, Athènes, 1998.
  • [6]
    Voir, par exemple, l’ouvrage de Kondylis, Theoria tou polemou (Théorie de la guerre), Themelio, Athènes, 1987, qui a suscité une controverse concernant la politique extérieure du pays, notamment eu égard à ses relations avec la Turquie. Kondylis discute la stratégie à adopter dans une guerre éventuelle des deux pays.
  • [7]
    Ici, on doit reconnaître l’importance du travail de Pavlos Sourlas qui enseigne la philosophie du droit à l’Université d’Athènes et dont les élèves poursuivent leur recherche et leur enseignement à l’étranger. On devrait peut-être mentionner les ouvrages de Nikos Stavropoulos, Objectivity in Law, Blackwell, Oxford, 1996 et de Pavlos Eleftheriadis, Syntagmatismos kai politikes axies : Oi kanonistikes proypostheseis tou syntagmatikou dikaiou, (Constitutionnalisme et valeurs politiques : Les présupposés normatifs du droit constitutionnel), Sakkoulas, Athènes – Komotini, 1999. Il faut quand même reconnaître que le positivisme des années cinquante et soixante a servi de point d’appui à des juristes et des intellectuels de gauche contre l’idéologie dominante conservatrice qui régnait en Grèce après la guerre civile (1945-1949).
  • [8]
    Ici, on pourrait consulter les articles de Vasso Kindi et d’Antonis Manitakis dans les revues Politis et Isopoliteia. Pour une présentation critique de diverses théories philosophiques qui va de pair avec une approche plutôt neutre, voir Myrto Dragona-Monachou, Philosophia kai anthopina dikaiomata (Philosophie et droits de l’homme), Papazisis, Athènes, 1986.
  • [9]
    Voir, par exemple, les écrits de Dimitris Dimitrakos et des politiciens, tels que Andreas Andrianopoulos, qui s’inspirent de Hayek et de Nozick, plutôt que de Rawls et de Dworkin. Cependant, il faut noter que la plupart des philosophes qui s’inscrivent dans ce courant, rejettent l’appellation « néo-libéraux » comme erronée et se réclament directement de la tradition libérale qui remonte à Mill. Voir aussi le travail de Petros Gemtos et de Aris Hatzis qui représentent le mouvement « Law and economics » en sciences sociales et en philosophie du droit.
  • [10]
    En effet, on pourrait rappeler la méfiance de l’utilitarisme classique à l’égard de la notion traditionnelle des droits naturels, qualifiés de « fictions ».
  • [11]
    Il s’agit du milieu de Pavlos Sourlas (voir note 7) et des intellectuels qui ont soutenu le gouvernement du PASOK dirigé par Kostas Simitis. Il y a un rapprochement clair, sinon une alliance de facto entre ces libéraux « de gauche » et les néo-marxistes mentionnés plus haut.
  • [12]
    Selon les doctrines traditionnelles de la religion chrétienne orthodoxe, le nationalisme est condamné comme hérétique. Il y a toujours des membres du clergé grec, des théologiens, des philosophes de la religion et des intellectuels orthodoxes qui s’opposent au nationalisme d’inspiration religieuse et aux penseurs hellénocentriques. Ici, on pourrait mentionner Savvas Agouridis, Marios Begzos, professeurs à l’Université d’Athènes, et Stavros Zoumboulakis, éditeur de la revue Nea Hestia.
  • [13]
    Voir la discussion par F. Peonidis, dans son article « I paideutiki axia enos lexikou » (« La valeur éducative d’un dictionnaire ») Isopoliteia 2 (1998), p.239-50. Peonidis, qui enseigne la philosophie morale et politique à l’Université de Thessalonique, est l’un des philosophes qui ont le plus contribué à l’élaboration, la propagation et la défense des idées libérales, surtout en ce qui concerne la liberté de l’expression.
  • [14]
    Sur tous les sujets abordés ici, voir N. Alivizatos, « The Constitutional Treatment of Religious Minorities in Greece » in Mélanges en l’honneur de Nicolas Valticos. Droit et Justice, Pedone, Paris, 1999, p.629-642. G. Gonzalez, « Les entraves à l’ouverture de maisons de prière en Grèce », Revue Trimestrielle des Droits de l’Homme 8 (1997), p.536-552. P. Naskou – Perraki, The Legal Framework of Religious Freedom in Greece, Sakkoulas, Athènes-Komotini, 2000. C. Papastathis, « The Hellenic Republic and the Prevailing Religion », Brigham Young University Law Review, 1996, p.815-852. St. Stavros, « The Legal Status of Minorities in Greece Today : The Adequacy of their Protection in the Light of Current Human Rights Perceptions », Journal of Modern Greek Studies 13 (1995), p.1-31. N. Valticos, « Le premier arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté de religion. L’affaire Kokkinakis vs Grèce », in Time Georgiou Vlachou (Mélanges en l’honneur de Georges Vlachos), Sakkoulas - Brylant, Athènes-Komotini, 1995, p.551-567. N. Valticos, « Droits de l’homme et démocratie : la crise grecque », in C. Teitgen-Colly (éd.), Cinquantième anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme, Brylant, Bruxelles, 2002, 97-105. A.Pantazopoulos, « Diaforistikos laikismos : I orthodoxi kinitopoiisi gia tis astynomikes tautotites (Iounios 2000) », (« Populisme différentiel : La mobilisation orthodoxe pour les cartes d’identité »), Nea Hestia, vol. 157 (No 1778), Mai 2005, p.879-905. Pour un bilan objectif des développements plus récents, voir aussi Linos-Alexandre Sikilianos, « Rapport sur la situation des droits fondamentaux en Grèce en 2004 », Revue hellénique des droits de l’homme 26 (2005), p.493-572. Les positions et les arguments des libéraux sont élaborés dans des revues telles que Isopoliteia, Revue hellénique des droits de l’homme, Koinonia politon et Epistimi kai koinonia.