Appartenir, selon Derrida

1Que signifie « appartenir » ? C’est une interrogation qui revient, sous une forme ou une autre, à travers toute l’œuvre de Jacques Derrida. Plus largement, la question résonne à nouveau dans bien des domaines de la pensée actuelle, qu’elle émane de la philosophie, de la littérature ou, plus largement, des sciences humaines. On y entend aussi bien la volonté d’interroger les actuelles crispations identitaires que la remise en cause de toute idée d’appartenance, qu’elle soit linguistique, nationale, communautaire ou sexuelle. Nul doute qu’il soit nécessaire de mettre en parallèle ces « crispations » et ces « remises en cause », tant il est vrai qu’il s’agit là des deux pôles d’un même symptôme.

2De ce point de vue, la question posée à travers bien des textes de Jacques Derrida est au moins double. Premièrement : que reste-t-il de nos appartenances, de ce qui, d’une certaine façon et selon des voies multiples sans doute, nous faisait tenir ensemble ? Question incontestablement nostalgique mais qui, plus largement, recouvre celle du sens partagé et de la communauté. Deuxièmement : faut-il tenter de réinventer de nouvelles formes d’appartenance, sous quelles conditions, dans quelles limites ? Question qui, cette fois, concerne l’à-venir, comme disait Jacques Derrida, et là encore, plus essentiellement, le sens à donner à toute œuvre, qu’elle soit littéraire ou philosophique, – œuvre d’art ou œuvre de vie. Et nul doute que Jacques Derrida entendait de faire de sa vie aussi une œuvre d’art – fantasme qui n’est pas seulement, comme l’on sait, un fantasme d’écrivain. Comme toujours ou presque, on peut repérer à l’intérieur des textes de Jacques Derrida une double attitude apparemment contradictoire. D’une part le refus de l’appartenance au sens de l’identité, de l’enracinement, du propre, du soi-même, etc. On reconnaît là un certain nombre de thèmes familiers de sa philosophie, à tel point que Geoffrey Bennington évoque son « impatience devant l’identification grégaire, devant le militantisme de l’appartenance en général » : « Ce mal de l’appartenance, on dirait presque de l’identification, je crois qu’il affecte toute l’œuvre de Jacques Derrida et la “déconstruction du propre” en est, me semble-t-il, la pensée même [1]. » D’autre part, et pourtant, la nécessité d’appartenir. Il faut rappeler ici par exemple le développement qu’il consacre dans Le Monolinguisme de l’autre aux risques d’effondrement ou de crispation auxquels peut exposer un refus ou une impossibilité d’appartenir :

3« La rupture avec la tradition, le déracinement, […] l’amnésie, l’indéchiffrabilité, etc., tout cela déchaîne la pulsion généalogique, le désir de l’idiome… […]. L’absence d’un modèle d’identification stable pour un ego – dans toutes ses dimensions : linguistiques, culturelles, etc., – provoque à des mouvements qui [se trouvent] toujours au bord de l’effondrement [2]. »

4En ce sens, on le voit, l’appartenance chez lui tient conjointement de l’impossible et du nécessaire. C’est à la fois et indistinctement : je refuse mais aussi je ne peux pas (car la question n’est pas simple ; elle est tout autant théorique qu’intimement douloureuse). On se souvient de cette belle formule de Circonfession : « qui suis-je si je ne suis pas ce que j’habite et où j’ai lieu [3] ? ». Je reviendrai plus tard sur cette question du lieu mais je voudrais d’abord faire un détour par un autre exemple, que je ne choisis pas complètement au hasard : celui de la réflexion de Jacques Derrida sur l’Europe, la communauté européenne, comme l’on dit, dans L’Autre Cap. Ce livre, on le sait, fut à l’origine une intervention dans un colloque sur « l’identité culturelle européenne » tenu à Turin, en 1990. Il y interroge précisément la question de l’appartenance ou non à une supposée identité européenne. Que signifie être un philosophe européen, demande-t-il, quand on essaie d’inventer un autre geste identitaire et discursif, un geste paradoxal consistant à la fois à se rassembler dans la différence avec soi-même et à s’ouvrir sans pouvoir plus se rassembler. Est-ce que cela signifie, par exemple, incarner à soi seul cette crise permanente de l’esprit européen dont parlait déjà Paul Valéry ? Première idée, donc : appartenir à l’Europe ne va pas de soi.

5Je ne dirai rien ici de cette consternation qui a saisi bien des intellectuels français devant ce récent « non » en France à la nouvelle constitution européenne : collusion de populisme et de démagogie, alliance brun-rouge d’extrémismes et d’archaïsmes sur fond de peur de l’étranger et d’angoisse de l’avenir… c’est ainsi que beaucoup ont analysé ce refus. Il n’est pas interdit d’y voir un signe supplémentaire de la crise politique profonde qui en France – depuis au moins ce 21 avril où le représentant de l’extrême droite nationaliste, populiste et raciste, est arrivé en deuxième position au premier tour de l’élection présidentielle – frappe le système de la représentation politique. En France, comme sans doute aussi ailleurs en Europe, se décèle une crise de l’idée même d’appartenance à une communauté, à un ensemble plus vaste que soi au moment même où l’idée de limite et d’identité est remise en cause, voire risque de se perdre. Or précisément, l’une des hypothèses de Jacques Derrida était d’essayer de penser une autre topologie, un autre rapport à l’espace et à la théorie des ensembles –, topologie a priori paradoxale où, par exemple, la partie serait plus vaste que le tout et le dehors serait aussi dedans. Nul doute qu’il nous faudrait interroger sérieusement cette hypothèse. Avant d’y revenir, il faut relire la conclusion de ce texte sur l’Europe, L’Autre Cap :

6« Je suis européen, je suis sans doute un intellectuel européen, j’aime le rappeler […]. Mais je ne suis pas, ni ne me sens de part en part européen. […] L’appartenance “à part entière” et le “de part en part” devraient être incompatibles. Mon identité culturelle, celle au nom de laquelle je parle, n’est pas seulement européenne, elle n’est pas identique à elle-même […]

7Si je déclarais pour conclure que je me sens européen entre autres choses, serait-ce être par là, en cette déclaration même, plus ou moins européen ? Les deux sans doute [4]. »

8Je n’insiste pas sur la différence subtile que Jacques Derrida introduit entre « appartenance à part entière » et « appartenance de part en part ». Outre le jeu sur les mots (appartenir, la part, le parti, la partie, etc.), il distingue ici une appartenance « à part entière » (c’est-à-dire sans restriction) et une appartenance « de part en part » (c’est-à-dire en totalité, en rassemblant sans reste toutes les parts ou toutes les parties). Je suis donc, dit-il, sans restriction européen mais je ne le suis pas totalement. Que veut donc dire être à la fois plus qu’européen et moins qu’européen ? C’est justement renoncer au « de part en part », à la totalité de l’appartenance, c’est tenter de tenir ce paradoxe apparemment intenable d’une appartenance traversée par de l’hétérogène, de la dissemblance, c’est en inventer la pensée et l’écriture, la pensée dans l’écriture. Seule l’écriture en effet – c’est ce qu’a toujours suggéré, me semble-t-il, Jacques Derrida – peut faire tenir ensemble dans le fragile équilibre d’une formulation précaire, les forces contradictoires de paradoxes qui menacent toujours de se figer en oppositions binaires.

9Cette définition derridienne de l’appartenance qui a l’air finalement de bon sens (qui pourrait en effet se dire « de part en part européen » ?), il faut je crois, pour l’entendre vraiment, la mettre en rapport avec ce qui, par-delà le réel, a toujours constitué chez Jacques Derrida un fantasme de l’étrangeté ou de l’étranger. Je voudrais rappeler à ce propos cette remarque qu’il fit lors d’un colloque organisé à Montréal en 1979 et que rapportait récemment Régine Robin, remarque qui, dit-elle, ne passa pas inaperçue. Lors de la discussion, il déclara en effet ceci : « Si je ne me trompe pas, aucun des sujets qui se trouvent à cette table n’a le français pour langue maternelle, sauf peut-être nous deux, et encore, vous, vous êtes français (il s’agissait du psychanalyste François Peraldi), moi non. Moi, je viens d’Algérie [5]… ». Phrase d’autant plus curieuse, remarque Régine Robin, que pour les universitaires québécois, Derrida incarnait sans doute la francité la plus classique. C’est ce fantasme-là – appartenir sans appartenir, être français mais pas complètement, pas « de part en part » – que j’aimerais un instant analyser. Un fantasme, rappelons-le au passage, n’est pas nécessairement une illusion. Mais il faut d’abord rappeler ce « trouble de l’identité » (l’expression est de lui) que Derrida a souvent évoqué à propos de lui-même, pour dire tout simplement qu’il en souffrait :

10« Être franco-maghrébin, l’être “comme moi”, ce n’est pas […] un surcroît ou une richesse d’identités […]. Cela trahirait plutôt, d’abord, un trouble de l’identité [6] ».

11Je n’insiste pas ici sur ces faits bien connus de sa biographie, faits qu’il a lui-même souvent rappelés : ainsi le désespoir d’avoir été, comme il l’écrit dans Circonfession, « le petit juif chassé du lycée Ben Aknoun » d’Alger, à la suite de l’abolition en octobre 1940 du décret Crémieux, décret qui, depuis 1870, avait accordé la nationalité française aux juifs d’Algérie. Cette « ablation de la citoyenneté » dura deux ans et Jacques Derrida a dit plus d’une fois la souffrance et le deuil inconsolable d’avoir été ainsi brutalement pointé comme étranger, exclu, hors communauté, d’où aussi cette position intenable qu’il cherchera à assumer sa vie durant : être français sans l’être (du moins dans son fantasme), parlant une langue qui n’est pas la sienne (comme tout un chacun, certes : « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne [7] », écrit-il ; mais plus profondément et douloureusement, justement, que tout un chacun…). On pourrait ajouter à cette liste non exhaustive des paradoxes intimes qui tissèrent son « trouble de l’identité » : être juif sans judaïsme, d’où peut-être sa parenté, pour ne pas dire son étrange identification à Freud, qui lui fit parfois suggérer que la déconstruction était une forme (laïque ? non orthodoxe ?) de psychanalyse.

12On ne peut se dispenser d’interroger le rapport intrinsèque qui se tisse entre la subjectivité du philosophe (et par exemple ici, ce trouble intime de l’appartenance qu’il interroge) et l’élaboration de sa pensée philosophique. On sait d’ailleurs à quel point lui-même a toujours été soucieux d’interroger ce rapport, rappelant volontiers que tout philosophe est d’abord un sujet vivant, qu’il a une vie personnelle, une subjectivité, un corps. C’est l’idée amplement illustrée (et qu’il a sciemment voulue et acceptée) dans le documentaire américain qui lui fut consacré en 2003, sous le titre « Derrida » et dans lequel on le voit par exemple se faire couper les cheveux chez le coiffeur ou déjeuner dans sa cuisine de Ris-Orangis. Peut-être y eut-il des excès dans cette position, on conçoit que d’aucuns aient pu crier à la complaisance narcissique (anti-narcissique, en l’occurrence !) mais il en demeure à mes yeux cette idée fondamentale : toute pensée est incarnée dans un corps. Mutatis mutandis, on pourrait d’ailleurs avancer ceci : de même que Freud a montré qu’il y avait de la pulsion sexuelle à la base de tout acte sublimé, Derrida a montré qu’il y avait de la trivialité à la base de toute pensée, fût-elle géniale. Ce fut peut-être aussi la force de la philosophie de Jacques Derrida d’impliquer (et de supporter) cette exposition de sa vie.

13J’évoquais donc un fantasme de l’étranger ou de l’étrangeté chez Jacques Derrida. Par fantasme, il faut entendre ici un scénario imaginaire, une véritable élaboration ou création psychique qui lui a permis sans doute d’inventer la forme singulière de sa pensée, son idiome propre (et impropre). Le fantasme, ici, est un schème de pensée ; c’est la forme plastique et paradoxale qui peu à peu donna lieu à sa pensée – un lieu atopique, intenable, comme il le souligna souvent, mais un lieu tout de même. Un lieu ou une scène d’écriture où put se jouer ce désir complexe : être à la fois ici et ailleurs, dehors et dedans, au centre et dans les marges, français et étranger, ni l’un ni l’autre, etc., pensant et écrivant dans une langue qui inclue la langue et la pensée de l’autre, lui permettant d’être alors ce philosophe en équilibre précaire au-dessus du vide, donnant en même temps à penser, par un coup de génie qui lui fut propre, les failles et les angoisses identitaires d’une époque. La nôtre encore à ce jour. Il fut, on le sait, quelqu’un qui n’a jamais pu appartenir à rien… ou jamais très longtemps : aucun groupe, aucune institution, aucun lieu de pouvoir. L’inverse en ce sens de quelqu’un comme Michel Foucault, durablement installé au cœur même de l’institution universitaire et éditoriale. De l’un à l’autre, ce n’est sans doute pas tout à fait la même dissidence. On pourrait en tout cas relire à cette lumière la récurrence régulière dans les textes de Derrida de ce terme même d’appartenance. « Ce qui n’appartient plus… », par exemple, écrit-il volontiers (à compléter au choix : ce qui n’appartient plus au couple raison/déraison, à l’opposition de la parole et de l’écriture, de la forme et du sens, etc.). « Un secret n’appartient pas… » écrit-il dans Donner la mort, ou encore dans un entretien sur Paul Celan : « La langue n’appartient pas ».

14Il élabore donc dans ses textes une topologie paradoxale de la notion d’appartenance, une figure qu’on pourrait dire défigurée de l’appartenance et qui serait comme l’antidote (ou le pharmakon, peut-être) de nos vieilles notions épuisées de l’être-ensemble. Appartenir, comme chacun sait, sans être nécessairement très versé dans les questions mathématiques (pas plus qu’il ne le fut, de toute façon), est aussi un trope mathématique relevant de la théorie élémentaire des ensembles, celle qui définit les relations d’inclusion ou d’exclusion des éléments dans une collection d’objets. Dans la logique du tiers exclu qui la sous-tend, un élément a ne peut pas à la fois appartenir et ne pas appartenir à l’ensemble E. De même, l’élément est, par définition, plus petit que l’ensemble auquel il appartient… puisqu’il est dedans. Or, dans la topologie paradoxale qu’explore Jacques Derrida depuis ses tout premiers textes, des figures comme le supplément, la trace, le pli, l’hymen, etc. mettent en échec la stabilité de ces relations d’inclusion et d’appartenance. Chez lui, la partie peut être plus grande que le tout, l’élément plus vaste que l’ensemble (voir la notion de double invagination dans « La double séance » à propos de Mallarmé, notion qu’il reprendra à propos de Maurice Blanchot dans Parages). De même qu’un élément peut être à la fois inclus et exclu, ni là ni ailleurs, récusant par là même toute stabilité de ces notions de limites, de dehors et de dedans. Alors les frontières et les bords deviennent problématiques.

15C’est ainsi par exemple qu’il explore dans un de ses derniers textes, à propos des archives d’Hélène Cixous qui venait de léguer à la Bibliothèque nationale de France ses brouillons et manuscrits, cette logique d’écriture et de pensée qu’il appelle « une topologique folle ». Quel est ce lieu, demande-t-il, qui prétend accueillir le corpus, le corps d’un écrivain ? Le corps d’un écrivain est-il archivable ? Ne déborde-t-il pas l’ensemble qui prétend l’inclure ?

16« La topo-logique atopique, folle (atopos veut aussi dire « fou », « extravagant » en grec), l’impensable géométrie d’une partie plus grande que ce qui l’inclut, d’une partie plus puissante que le tout, d’une phrase hors de proportion avec le quoi et le qui de ce qui la contient et de quiconque la comprend, l’atopie et l’aporie d’un élément apparemment atomique qui inclut à son tour, au-dedans de soi, l’élément qui le déborde et dont il entame une sorte de fission en chaîne, une véritable explosion atomique […] [8]. »

17Alors peut-être, la scène philosophique devient autre chose qu’un espace clos – et on sait l’intérêt de Jacques Derrida pour les questions de théâtre et d’architecture, ces lieux d’invention d’autres dimensions de l’espace. Je n’insisterai pas sur la logique qui s’esquisse également ici du voyage et de l’infinie « destinerrance », ce mouvement de et dans l’espace qui rend impossible toute inclusion du sujet, son englobement comme son exclusion. Est-ce que cela signifie pour autant la fin de toute idée d’appartenance comme possibilité de faire partie d’un même ensemble, d’une même communauté ? Comment, face à ces redéfinitions paradoxales de l’appartenance qu’il a constamment cherchées, comment concevoir une nouvelle politique de l’être-ensemble ? C’est la question que j’aimerais aborder pour finir. D’abord parce qu’elle est essentielle pour comprendre ce qui est apparu plus clairement dans ces dix dernières années comme une réflexion directement politique de Jacques Derrida, même si, comme il l’a souvent répété à juste titre, toute sa pensée depuis le début était, sinon « de part en part », du moins « à part entière » politique. Ensuite parce qu’elle peut nous permettre d’avancer une réflexion sur ce que nous pouvons, non pas « faire avec » la pensée de Derrida (au sens instrumental du terme), mais continuer à penser en sa compagnie. Au sens où, au début de Spectres de Marx, il imaginait quelqu’un s’avancer en disant : « Je voudrais apprendre à vivre. Enfin. […] Apprendre à vivre avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie […] des fantômes [9] ». Et le fantôme, le spectre, le revenant, il l’a amplement montré, ce n’est pas nécessairement funèbre.

18Je reviens donc, pour finir, sur cette vaste question de la communauté que Jacques Derrida a reprise à son tour après Nietzsche et Georges Bataille, après le débat entre Jean-Luc Nancy et Maurice Blanchot. La réflexion de Jean-Luc Nancy dans son ouvrage La Communauté désœuvrée, paru initialement sous forme d’article en 1982, était d’abord un questionnement de la faillite de l’idée même de communauté après l’effondrement de l’idéal communiste. Son livre commençait ainsi :

19« Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne, celui qui rassemble peut-être tous les autres témoignages que cette époque se trouve chargée d’assumer, […] est le témoignage de la dissolution, de la dislocation ou de la conflagration de la communauté [10]. »

20Sartre, on s’en souvient, avait proclamé que le communisme était « l’horizon indépassable de notre temps ». C’est de cette déclaration sartrienne, si cruellement désavouée par l’histoire, que part Jean-Luc Nancy. Ce qu’emblématisait le communisme, le désir d’un lieu de la communauté retrouvé par-delà les divisions sociales, n’a plus cours, écrit-il, « sinon pour quelques-uns, d’une manière attardée ». L’individu, ajoutait Nancy, « n’est que le résidu de l’épreuve de la dissolution de la communauté » ; il est, comme son nom l’indique, l’atome, l’insécable, le résultat abstrait d’une décomposition. On sait que le texte de Maurice Blanchot est un dialogue avec cette réflexion de Nancy, un dialogue qui porte en particulier sur le sens à donner aux mots de communisme et de communauté. Il se peut, dit en effet Maurice Blanchot, que ces mots « portent tout autre chose que ce qui peut être commun à ceux qui prétendraient appartenir à un ensemble, à un groupe, à un conseil, à un collectif » [11]. Toute la question était en effet de savoir (et c’est une idée que reprendra Jacques Derrida) si dans toute communauté il n’y a pas nécessairement de l’autre, de la différence, de la déliaison… autrement dit, tout autre chose que du collectif et de la totalité… seulement. Et dans ce cas, ne faut-il pas penser l’individu autrement que comme un simple résidu, un déchet de ce qui, de la communauté, s’est désagrégé – rejoignant ainsi, par parenthèse, une certaine vulgate actuelle sur le supposé individualisme triomphant des sociétés occidentales ?

21Jacques Derrida a souvent affirmé qu’il n’était pas très « communautaire » et que s’il croyait à une possibilité de communauté, c’était une « communauté de la déliaison sociale », une communauté sans communauté comme disait Blanchot, ou encore une appartenance sans appartenance. Comment penser cela ? En envisageant, peut-être, un autre lien entre l’individuel et le collectif, le singulier et la pluralité des individus rassemblés. Un lien qui ne séparerait pas plus qu’il ne relierait deux ensembles distincts dans une géométrie fixe des espaces élémentaires. Jacques Derrida n’a jamais fait partie de ceux qui stigmatisent la montée des individualismes, ou qui voient dans l’individu un résidu de la décomposition de la sphère sociale. De façon sans doute plus complexe et plus difficile à saisir, il eut constamment l’exigence de repenser, de réinventer une autre articulation entre la sphère privée et la sphère publique, une articulation qui complexifie les supposées limites stables entre les deux et montre à quel point tout bord est à la fois propre et impropre. Alors toute sphère déborde en ses limites, elle s’ouvre et se dissémine, elle contamine ce qui dans l’autre se croyait à l’abri dans ses propres frontières. Un tout autre débat donc, que l’engagement au sens de Sartre, lequel impliquait au moins dans un premier temps une tranquille distinction de l’individuel et du social, l’individu étant appelé à mettre ses forces au service d’une cause à défendre, avant de se fondre éventuellement dans la jouissance fusionnelle de l’action collective. Or, entre le singulier et le collectif, pour Derrida, il y a précisément un entre qui les met en mouvement, qui les déforme et les défait, les fait passer l’un dans l’autre, leur interdisant de se fixer face à face comme deux entités distinctes. Entre le singulier et le collectif, il y a par exemple cette étrange figure qu’il nomme le spectre ou le revenant, le fantôme. Le spectre n’est ni privé ni public ; il est l’un et l’autre et toujours double. Traversant les frontières de l’intime et du collectif, il est à la fois le souvenir endeuillé de mes propres morts (le fantôme du père de Hamlet revenant le hanter) et la horde infinie des revenants de toutes les guerres, exterminations, oppressions, violences – spectre du communisme aussi bien qui revient hanter Spectres de Marx.

22« Apprendre à vivre avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie ou le compagnonnage, dans le commerce sans commerce des fantômes », comme il nous y invite, comment faut-il l’entendre ? « Pas d’être-avec l’autre, écrit-il encore, pas de socius sans cet avec-là qui nous rend l’être-avec en général plus énigmatique que jamais [12]. » Je risquerai une hypothèse. Toute sa réflexion, me semble-t-il, est ici une ré-élaboration de l’idée même de communauté et d’appartenance. Il ne s’agit plus d’un « être ensemble » de la communauté, comme chez Nancy ou Blanchot, mais d’un « être avec ». Et avec qui s’agit-il d’être ? Avec une ombre, un autre qui n’est pas, ou qui n’est plus, ou pas encore. Un passant (trépassé) entre vie et mort et qui revient. De quoi s’agit-il finalement ? De prendre en compte une épaisseur, une infinie complexité de ce que nous nommions trop vite peut-être une communauté, comme si un tel ensemble ne comportait que les présents, les vivants, les éléments numérables et dénombrables dans leur être-là ici et maintenant. La conclusion de Spectres de Marx est alors la suivante : il faut apprendre à vivre avec le fantôme, « en apprenant non pas à faire la conversation avec le fantôme mais à s’entretenir avec lui, avec elle, à lui laisser ou à lui rendre la parole, fût-ce en soi, en l’autre, à l’autre en soi : ils sont toujours , les spectres, même s’ils n’existent pas, même s’ils ne sont plus, même s’ils ne sont pas encore. Ils nous donnent à repenser le “là” dès qu’on ouvre la bouche […] » [13]. Non plus donc « être ensemble » mais « être avec » ; non plus appartenir (dans une logique du lieu, de l’être là, de la relation du tout à la partie) mais entretenir, tenir entre, maintenir mutuellement, le tenir encore dans la vie comme il me tient déjà dans la mort. Le spectre, celui qui n’appartient à aucun lieu mais les hante tous, le spectre est alors peut-être une autre figure du philosophe en équilibre, suspendu au-dessus du vide, se fantasmant ici et ailleurs, dehors et dedans, mort et vivant, toujours sur-vivant, se tenant dans l’intenable, l’impensable. C’est cela qu’il nous suggère sans doute aussi : sortir de cette axiomatique du soi et du chez soi (ce qu’il appelle parfois l’ipséité : c’est-à-dire le rassemblement réappropriant de soi). Alors il n’y a plus de maison mais du Unheimliche à demeure.

23La question de l’appartenance, par définition, est appelée à rester en suspens. Il nous faudra donc continuer à penser cette « appartenance sans appartenance » que Jacques Derrida a vécue et théorisée. La pensée du spectre est-elle appelée, comme il le suggérait, à revenir éternellement et à « faire signe […] vers l’avenir », comme une promesse d’émancipation – ce qu’il appelait « un messianisme sans religion » ? Avons-nous encore besoin d’un messianisme, fût-il « sans religion » ? La question reste ouverte.

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Valerio Adami, Jacques Derrida, « portrait allégorique », crayon sur papier, 2004. © Valerio Adami.

Notes

  • [*]
    Communication présentée à l’occasion du colloque « Après-coup. L’inevitabile ritardo », organisé par Manlio Iofrida à l’Université de Bologne, les 13 et 14 juin 2005.
  • [1]
    Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Seuil, « Les contemporains », 1991, p.300-301.
  • [2]
    Le Monolinguisme de l’autre, Galilée, 1996, p.116.
  • [3]
    Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, op. cit., p.279.
  • [4]
    L’Autre Cap, Éditions de Minuit, 1991, p.80.
  • [5]
    Régine Robin, « Autobiographie et judéité chez Jacques Derrida », in « Derrida lecteur », Études françaises n°38, Presses de l’Université de Montréal, 2002, p.211.
  • [6]
    Le Monolinguisme de l’autre, p.32.
  • [7]
    Ibid., p.15.
  • [8]
    Genèses, généalogies, genres et le génie, Galilée, 2003, p.71.
  • [9]
    Spectres de Marx, Galilée, 1993, p.14-15.
  • [10]
    Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois, nouvelle édition revue et augmentée 1999, p.11.
  • [11]
    Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Minuit, 1983, p.9.
  • [12]
    Spectres de Marx, p.15.
  • [13]
    Ibid., p.279.