Oui, la survie…

Le rire seul excède la dialectique et le dialecticien

1Je partirai d’une de ces « complications » derridiennes, comme il y en a tant et tant, comme la déconstruction en démultiplie les structures ou les entrées multiples et fondamentalement ironiques, comme elle en déploie infiniment les faces et les arêtes. L’une des plus notoires – celle que le don, dans Glas par exemple, mais ailleurs encore, dans Ulysse grammophone aussi, impose ou fait subir à la dialectique, lui assénant les pires des énoncés, ceux que sa langue, son idiome, sa circularité ontologiques, ne peuvent accueillir, à aucun prix, et qui pourtant la rendent possible, sans quoi elle ne serait même pas ce qu’elle est. La complication du don est le cadeau déconstructif où s’enchaîne la dialectique spéculative et où, de proche en proche, si on peut dire, par une sorte d’entre-contamination performative, les discours sur l’être d’une présence et sur les conditions d’objectivité théorique et pratique, l’ontologique et le transcendantal, s’ouvrent à leur déthématisation jusqu’à former « une analytique transcendantale ou ontologique du oui » [1]. L’irrecevabilité du don que fait le « don » fait à la métaphysique le sanctionne en effet comme tel, un don qui ne peut être qu’un sacrifice par où l’économie générale de la constitution, de la fondation et du mouvement ontologico-transcendantal se restreint en « économie circulante » [2]. Cette irrecevabilité du don dans la dialectique – par où, répétons-le, s’assure sa donation –, l’inhospitalité de ses catégories et transcatégories, configure en outre un événement ou une singularité remarquable, c’est-à-dire un point de pensée et une exigence irréductible. Tel est le statut de l’avant. Avant toute circularité dialectico-ontologique, il faut un don. Avant le lieu, le cercle ou « l’anneau », le don donne le lieu hors le lieu. « Le don, la donation du don, le cadeau pur ne se laisse pas penser par la dialectique à laquelle pourtant il donne lieu. La donation du don s’entend ici avant le pour-soi, avant toute subjectivité et toute objectivité [3]. » Avec la louvoyante insistance de qui ne cesse de tourner autour de ce qu’il discerne, Derrida aura montré comment cet avant-lieu donnant lieu fait impérieusement loi. Le don, c’est la loi du don et la loi du don, c’est donc, ce ne peut être que le don de la loi et du lieu, le don du « transcendantal » d’avant le transcendantal, du « jugement » d’avant tout discours prédicatif. Cette « striction » qualifie une matrice où l’avant ouvre les oppositions, binaires le plus souvent, à leur déconstruction, où un « plus vieux que » toute loi, que toute ligature et que tout sacrifice dialectiques écarte délicatement les termes promis. Le don, qu’est-il d’autre que la présupposition de toute proposition, qu’une promesse d’avant toute promesse ? Mais que promet cette promesse plus ancienne que toute récusation possible du promis, plus ancienne que tout démenti et que toute défaillance ? On le sait, c’est la langue, la langue reçue comme la loi (Saussure), sa donation, sa performation – sa striction, encore : « la promesse a déjà eu lieu partout où vient le langage » et « celui-ci toujours, avant toute question, et dans la question même, revient à de la promesse » [4]. La langue nous fait condition de son inconditionnalité, telle serait sa « nature » de don, de reçu, de Gift, obligés que nous sommes vis-à-vis d’elle. Obligés de recourir à ses mots pour dire ce que ses mots ne sauraient jamais dire, contraints à la confiance en quelque sorte, avant même d’avoir à faire confiance, tenus à la « fiance » en tant qu’elle serait comme en puissance de défiance, de confiance et de méfiance [5]. On ne parle point sans qu’une parole promise soit déjà là, un acquiescement, un silence qui est pleine affirmation des mots, de tous les mots, avant les mots et sans les mots, un Urwort muet (Rosenzweig), une Zusage (Heidegger), un « gage pré-originaire qui précède tout autre engagement dans le langage ou dans l’action » [6], l’en-gage dans la langue, comme dit Derrida, qui précède la langue, l’engage et s’y engage.

2La complication par le don et dans la langue fait ainsi apparaître une structure, si l’on veut, ou une loi, ou une forme, qui me semble être celle de l’impossible où, par où, s’atteste la foncière affirmativité de la déconstruction : « comment, après avoir épuisé le discours de la philosophie, inscrire dans le lexique et la syntaxe d’une langue, la nôtre, qui fut aussi celle de la philosophie, ce qui excède néanmoins les oppositions de concepts dominés par (la) logique commune » [7]. En d’autres mots, avec des mots donc, et justement avec les mots d’un autre philosophe, Schelling : comment « faire définition de l’indéfinissable ». Je cite un peu longuement ses leçons d’Erlangen : « Alors que reste-t-il à faire ? Réponse : il me faut justement faire définition de l’indéfinissable, de ce qui du sujet ne se laisse pas dé-finir… Le [sujet de la philosophie] est purement et simplement indéfinissable… Il n’est rien qu’il soit et il n’est rien qu’il ne soit pas… Il est pris dans un mouvement irrésistible, on ne saurait l’enfermer en aucune figure. Il est l’incoercible, l’insaisissable [8]. » Faisant définition de l’indéfinissable, il s’agirait de faire advenir l’incoercible, soit l’avant de toute inclusion, dans. Mais où, dans ? Dans le langage, forcément dans le langage, si l’avant, l’avant toute présence, est l’exclu de tout bouquet métaphysique, s’il perfore le langage et l’excède en lui étant incessamment immanent. Le philosophe signera un événement de langage contre le langage. Pour lui dire non, bien avant toute négativité signifiée, bien avant toute « relève de l’inadéquation », bien avant toute opération d’amortissement de la mort, si l’Aufhebung c’est cela [9], il faut bien au signataire de cet événement philosophique avoir toujours déjà dit oui à ce dont (à ce don), dans la langue même, il ne reste que des traces et même que des traces de traces. La signature signe et signifie un oui. Toute négation, en revanche, et toute critique, et tout travail de « l’esprit qui toujours nie » – bref toute « activité négative s’employant à tout soumettre à la dénégation raturante » [10]– ne se soutiennent que de l’oubli d’un oui qui parle dans le non lui-même – plus exactement qui ne peut pas autrement parler dans que comme le ventriloque du non [11]. Cette ventriloquie est celle de tout logos, l’échappée pré-ontologique de tout « qu’est-ce que… ? » qui se dit de multiples, de mille façons. « Elle souscrit. Avant nous, avant tout, par-dessous ou par-dessus tout, elle inscrit la question, la négation ou la dénégation, elle les en-gage sans mesure dans la correspondance avec la langue ou la parole. Celle-ci doit d’abord prier, s’adresser, se fier, se confier, s’en remettre à nous, et même l’avoir déjà fait. Le déjà est ici essentiel, il dit quelque chose de l’essence de cette parole et de ce qui en-gage en elle. Au moment où, présentement, elle se fie ou s’adresse à nous, elle l’a déjà fait, et ce passé ne revient jamais, ne redevient jamais présent, il renvoie toujours à un événement plus ancien qui nous aura d’avance engagés dans cette souscription de l’en-gage [12] », laquelle nomme le oui ventriloque. Dans ce oui qui parle sans parler mais sans lequel parler ne parlerait pas se nouent l’avant et le dans, le d’abord, le toujours-déjà et l’en- de l’en-gage. Ce nœud est comme un secret toujours divulgué d’avance – secret car il encrypte le sens et fait pièce à sa publicité ; secret pré-divulgué car il ne saurait nouer, à commencer par son efficience propre, qu’à compter avec un nœud qui le noue lui-même, avant lui-même et en-dedans de lui-même. Le don pré-originaire dont il fait ainsi montre se contresigne dans l’affirmativité d’une réduction souveraine du sens, tel qu’il s’énonce dans l’opposition décidée du oui et du non, de l’avant et de l’après, du dans et du hors.

3L’avant de ces binômes ne se tient pas dans une neutralité où leur dualité ne serait que latente, où les oppositions et les contradictions de la logique classiques seraient neutralisées (ni oui ni non) avant leur manifestation et leur duel. La neutralité, comme on sait, est déjà négative (ne-uter). L’avant-dans, soit le pré-ontologique se disant et surtout s’écrivant à même son propre tracé en la langue où il s’insinue, est une opération para-doxale. À côté des opinions et des idées, accotement intérieur, accostement chiasmatique de l’avant par le dans, invagination, déposition (en amont) des oppositions, non pas selon le jeu, dialectique et frivole, de l’un des deux termes avec lui-même et avec l’autre, mais par la position même des oppositions. Soit par la quête d’une positivité infinie que la déconstruction n’a de cesse d’attester par la différance – différance qui ne se « joue » par ailleurs que « dans l’affirmation », « depuis (une) affirmation étrangère à toute dialectique » [13]. Dont elle témoigne encore et, plus radicalement et plus visiblement, par la différance de la différance, son auto-application, son auto-implication. La « contamination métonymique », comme dit Derrida, ou encore la répétition et la trace, c’est-à-dire l’engagement de l’affirmation dans ses événements, la différance soumise et sujette à la différance, tout ceci indique la positivité de la déconstruction, la positivité langagière et extra-langagière de la déconstruction, la question même de la puissance du langage et de son impuissance, la force de Derrida [14]. Un oui pré-originaire, pré- ou quasi-transcendantal, vient donc s’obliger en quelque sorte à sa réinscription différante dans le concept, avant et en amont désormais de son opposition à la négation : « le oui fait dans la langue un trou… il approuve, affirme, contresigne tout “ce qui est arrivé”, il s’élance au-devant de ce qui n’est pas encore arrivé » [15].

4Cette réinscription d’un « trou », cette structure d’une identité en différance en généralise ou en complique l’effet de reconnaissance, elle rend possible un accueil : oui, un oui vient avant le oui et le non, qui n’est pas simplement autre, comme le sont le oui et le non, mais qui se donne comme une force, une positivité en « destinerrance », un détour aussi qui serait cet envoi que Derrida nomme « la vie la mort » ou encore la « survie », la « vie dans la trace ». La positivité de la déconstruction derridienne, telle que je la suppute ici, résonne ou consonne avec la forme vivante de la vie. Le oui, et bien sûr sa réaffirmation dans le souffle d’un « oui, oui » – affirmation de l’affirmation, danse d’avant toute négativité [16], dialectique ou pas – ou le soupir d’un « si » – qui vient redoubler le oui contre l’interro-négation qui voudrait le suspendre –, ne font rien que réciter « un engagement qui n’aurait pas lieu hors cette répétition d’une performance sans présence » [17]. Ils disent et décrivent performativement l’événement propre de la vie, excessif, démesuré, défondatif.

5D’abord en tant que le oui pré-originaire précédera toujours, on a dit comment – par l’avant-dans –, les performances fondatives ou inaugurantes, comme une naissance, la mienne, à laquelle je ne fus jamais présent, qui m’est impénétrable, opaque et inatteignable, et dont l’effectivité ne m’est cependant jamais douteuse. Il y a donc eu toujours-déjà de l’autre qui m’aura commencé, si on peut dire ainsi, avant moi-même, avant toute identité mienne et dans la vie reçue, acquiescée dans un cri qui est un oui, aussi strident et douloureux que le « je suis mort ». Où et comment mieux comprendre ce que Derrida nomme trace ou différance, soit ce qui d’un seul et même trait rend possible la présentation de l’étant présent et ne se présente jamais comme tel, ne se donne jamais au présent – qu’avec l’aveugle temporalité de la naissance ? On reçoit en effet la vie comme la langue, sourdement et selon la même loi structurelle du don, soit selon une précession qui fait condition de possibilité et d’impossibilité du reçu, lequel, justement, ne peut être reçu ou accueilli mais simplement crié comme oui. L’événement de la vie « reçue » produit de quelque façon, et après-coup, la fiction, ou la pseudo-fiction, si je puis dire en compliquant encore la complication, de sa réception sous la forme, par exemple, d’une inscription à l’état civil, date et lieu d’une naissance auxquels n’assistent et ne sont présents que les déjà nés, tous sauf « moi ». La vie qui commence à la naissance, zoè si l’on veut, commence sans moi, en une durée, une transmission, une hérédité, qui est hors ma vie, bios, mais qui la marque et la re-marque de son absence de contours, d’une illimitation spectrale qui en fait l’exact antonyme de thanatos[18]. Rosenzweig notait subtilement que nous avions tous deux dates de naissance – il faudrait dire en tout état de cause, comme pour la langue (car la loi structurelle du don est ici rigoureusement la même), plus d’une. Ma vie en sa mienneté, ma subjectivité vivante, pour énoncer la chose un peu autrement que Derrida, ne peut fonder en elle-même sa Lebendigkeit et sa Jemeinigkeit, se dire ou s’écrire sans sortir d’elle-même pour raconter l’événement de son origine et nommer la non-mort de zoè, de son extériorité, à l’intérieur de bios, de sa mortalité et de ses intensités de trace. Cette invagination de la vie, cette poche vivante, ce quasi-chiasme, inscrit ainsi le dehors dedans en le re-marquant, sans jamais pouvoir le tenir et le contenir. Telle est la condition même du survivre [19]. C’est parce que ma vie se finira par une mort mienne qu’elle peut demeurer dans la mémoire de l’ami ou de l’aimé et échapper à la néantisation thanatologique, à l’engloutissement dans une « vie » sans fin ni commencement. Cette structure est précisément celle de la trace, la forme d’une expérience de la différence temporelle d’un passé sans récupération présente. Elle signifie indissociablement ma mort et mon espérance, une biologie et une biographie. C’est ce que donne précisément à comprendre Derrida à chaque fois qu’il pose l’équivalence stricte de la vie et de la survie comme la forme la plus constante, et la plus précaire, d’une précarité de « cendre », de toute vie vivante. Il ne faut certainement pas y lire un fortleben, une vie affaiblie, essoufflée, qui s’épuiserait à « vivre », à simplement continuer, à « se maintenir, sans vie, dans un état de pur supplément, mouvement de suppléance à la vie » [20]. Survivre maintient vivante l’explicitation ou la trace du passage par l’opposition traditionnelle vie/mort et par la remontée vers l’amont de toute sérialité binaire, vers le oui pré-originaire. Survivre dit, veut dire, vivre dans la trace qui dit, veut dire, vivre.

6En chemin, l’affirmativité de la matrice avant-dans s’est quasiment surchargée d’un quasi et d’un sans, et sans s’en surcharger à proprement parler, en ouvrant bien plutôt les quatre termes les uns sur les autres. La vie et la mort faisant couple sont en effet comme frappés d’un presque, par où une certaine indécidabilité viendra débusquer cette complicité dialectique. C’est autour de ce couple, parmi d’autres mais plus encore, que se déploient les jeux de l’empirique et du transcendantal et les déplacements de toutes sortes, depuis la transcendance du « je » et de son idéalité de signe jusqu’à la dure réalité empirique de la mort. Le mouvement d’un oui pré-ontologique et son effet, son accompagnement plutôt, selon lequel tout ce qui rend possible rend aussi impossible ce qu’il rend possible, déplace les assises de toute transcendance et de toute empiricité, les replace, les inverse sans les inverser, les entre-contamine en les entr’affirmant [21]. C’est cette situation que Derrida nomme et circonscrit à partir du quasi- de la quasi-transcendantalité, depuis Glas au moins : « chaque fois qu’on tient un discours contre le transcendantal, une matrice – la striction même – contraint le discours à mettre le non-transcendantal, le dehors du champ transcendantal, l’exclu, en position structurante. La matrice en question constitue l’exclu en transcendantal du transcendantal » [22]. La complication par le quasi consiste presque toujours à éviter de considérer purement et simplement l’objet qu’elle complique comme une puissance entièrement souveraine, elle laisse en revanche sa part à l’événement et à l’aléa. C’est la raison, notons-le en passant, pour laquelle « l’analytique transcendantale et ontologique du oui » dont la démarche et la pensée déconstructives ne peuvent se départir est, ne peut être qu’une « quasi-analytique » « quasi-transcendantale » et « quasi-ontologique » [23]. Toute analytique ontologico-transcendantale remonte vers des principes premiers, des structures fondatives, des éléments déterminants. Or le oui ne se laisse jamais réduire – ni à une matrice proprement originaire (il est toujours pré-originaire) ni à une instance formellement décisive (il dit oui à un autre oui). Il engage un presque commencement, un commencement toujours frôlé par un autre commencement qui aura commencé bien avant lui, par un « auparavant irreprésentable » comme dit Levinas. L’analytique du oui ne saurait donc thématiser son complément d’objet et elle ne se peut cependant qu’à la condition de sa presque-thématisation, c’est-à-dire sous la double condition du oui qu’il y a et qu’il faut et du maintien de l’exigence analytique. C’est le quasi, le presque, qui est aussi un comme-si, qui lie d’un lien vivant les termes de la double condition. « Quasiment avant l’acte et avant le logos (le oui) reste quasiment au commencement [24]. »

7La complication analytique du oui interdit ainsi et la réduction du couple vie/mort à son traitement traditionnel par la métaphysique et l’affirmation pure d’un terme (la vie) contre l’autre. Elle oblige tout au contraire à se rendre attentif, avec insistance, avec ténacité, à ce qui dans la vie n’est pas vivant, à ce qui dans le vivant même se supplémente de son propre défaut, à ce qui dans la vie est « sans » la vie. Le sans derridien n’est pas l’indice d’un manque ou d’une privation ou, moins encore, si c’est possible, d’une négation. Il enlève chaque mot et chaque chose à eux-mêmes. Le sans soigneusement les soustrait à leur identité de référence, simple, close. Mais, car « le sans s’auto-affecte de tout autre » [25], il les expose ainsi à ce qui les traverse, les altère et les rend comme étrangers à eux-mêmes, en jouant syntaxiquement de l’intervalle entre deux mots formellement identiques. Le sans (de) Derrida opère un dessaisissement : l’identité apparente des deux mots qu’il connecte est affectée d’une hétérogénéité qui leur permet une façon d’éloignement de leur simple être-rivé à une signification. Il y va là encore d’une figure de l’affirmativité foncière de la déconstruction : « pas de négativité dans ce retrait, pas de négation de dénégation… Le sans… laisse revenir ce qui a toujours été dissimulé comme le tout autre… Il doit opérer sans la négativité dont s’est chargé le sans dans la langue dite naturelle, la logique formelle ou dialectique… » [26].

8Deux points philosophiques peuvent être ici relevés, très vite. Premièrement, la déconstruction derridienne détruit l’équivalence du vivant et du présent, l’évidence selon laquelle la forme originaire de l’expérience est la présentation de soi d’un présent qui ne se quitte jamais et que rien de vivant ne quitte jamais. Cette déconstruction du présent vivant de Husserl, de la conscience et de la forme originaire du temps comme présent vivant, de tout ce qui vient adosser la vie à la présence du présent, procède d’une sorte de préalable dont le statut n’est pas très éloigné de ce que Derrida nommera « indéconstructible », et selon lequel la présence vivante, ce n’est pas la vie, si peu qu’elle est « creusée », cette présence vivante, par « l’anticipation de la mort » qu’elle précède [27]. Entre la vie (comme présence) et la vie (dans la trace), entre bios et zoè, entre « vie/mort » et « la vie la mort », entre le continuer-à-vivre et l’intensité affirmative de la survie, s’excède toujours quelque chose qui en dit la possibilité extrême. Deuxièmement, la déconstruction derridienne procède en partie d’une sorte de constat dont le statut emporte ce que Derrida nomma « différance », et selon lequel toutes les grandes opérations spéculatives, et tout particulièrement la dialectique hégélienne, ont quelque chose à voir avec la mort (comme avec la différence sexuelle par ailleurs, selon deux formes concurrentes de l’oblitération), avec « l’amortissement de la mort », avec la « relève de [son] inadéquation » et « le retour à soi de l’esprit perdu », mort et transfiguré [28]. Ce constat me paraît souvent très proche, dans ses motifs sinon dans ses dispositifs, de l’exorde rosenzweigien de L’Étoile de la rédemption sur les vaines consolations de la philosophie, sur la crainte de la mort comme amorce de la connaissance de toute totalité pensée, sur le sourire vide que la philosophie adresse à l’angoisse des mortels. Le carré affirmatif de la déconstruction, avant, dans, sans, presque, inscrit dans le cercle du oui ce que Derrida appelle aussi « la vie plus que la vie » [29]. Le nom de cette affirmativité est « indéconstructible » – lequel non seulement ne ruine nullement la déconstruction, comme l’augurent certains pour le déplorer ou s’en contenter, mais relève au contraire très exactement des matrices de complication et des dispositifs aporétiques inventés par Derrida et dont on a vu quelques aspects.

9Dans la mesure où il n’est pas illégitime de les associer, les politiques derridiennes de l’amitié et du deuil [30] peuvent être lues, en partie, en partie seulement, cela tient à la texture archipélique de leurs signatures, si l’on peut dire la chose ainsi, comme justiciables de l’affirmativité ou de l’indéconstructibilité du oui de la survie, c’est-à-dire de ce qu’on a pu déterminer comme ce qui, venant avant et s’inscrivant dans ce qui ne peut accueillir cette inscription, sans s’y inscrire donc sinon dans l’écart d’une quasi-inscription, précède sans faire origine, commande sans fonder ce qui est ainsi rendu possible, ouvert, vivant. La loi de l’amitié, c’est que l’un meurt toujours avant l’autre [31] et qu’il devra porter le deuil, possible ou impossible, et porter le monde entier avant l’autre, et devant la douleur des autres. Mais il faut ici se garder d’une confusion, d’une interprétation fautive à mon sens et lourde d’imprécisions. La loi de l’endeuillement de l’amitié, et plus largement l’en-gage derridien auprès des amis morts (qu’on pourrait aussi bien nommer responsabilité) n’est en aucune façon une loi de mort. C’est au contraire le lien vivant des amis, c’est le plus vivant dans la relation à l’ami que d’avoir à « redouter d’avoir à dire adieu » et de savoir que sa « voix tremblera au moment de le faire » et de craindre l’instant où il faudra traverser la parole pour s’adresser à celui qui n’est plus là [32]. Lorsque ce tremblement ne sera plus, lorsque je ne peux plus perdre l’ami, la mort aura vaincu. Là où cette question de la mort de l’ami et de sa possible et impossible mort avant moi ne se pose pas, là n’est pas, là ne vit pas, de quelque façon, l’amitié, ou encore l’amour. Comment lire autrement le vers de Celan dans Béliers, dans Chaque fois unique la fin du monde, dans Mémoires – pour Paul de Man : « die Welt ist fort, ich muss dich tragen » ? Le survivant, c’est cela, le portefaix du deuil, de l’amitié et du monde ravi. La survie n’est pas une structure froide et roide, ou pire encore une formule. C’est une étreinte. Le survivant est cet être étreint par la condition de survivance, par la règle du qui va mourir le premier, par le poignant transit de la finitude. Je survis pour supporter, porter, dire le nom de l’autre mort, en un kaddish performatif, en une récitation qui vient accomplir et réaliser la possibilité structurelle de l’absence du nom donné, reçu, porté, dans tout présent vivant. À cet égard, la vie est et ne peut être vivante qu’à la mesure des trous dont elle est faite, exactement comme les oui dans la langue. Dire « la vie », poser « la vie », sans plus, c’est-à-dire – et ce n’est pas là le moindre paradoxe de « la vie », toujours-déjà mise en défaut par le supplément d’origine qui habite tout présent vivant – sans sans ni presque, c’est déjà en manquer la vie même, la vivance, dans une hypostase où plus rien ne tremble, plus rien ne s’abîme, où « tout est cuit ». Avant « la vie » et « la mort », mais aussi dans la complication qui les délie dans la graphie d’une juxtaposition pour les défaire de toute dialectique des opposés, il y a ce que Derrida nomme de multiples façons, « nombre de vie », la vie plus que la vie, la vie la mort, la survie, la survivance – pour mieux en risquer « à la vie à la mort » l’intensité, l’extrémité et la terrible fragilité.

10Je survis donc à l’autre et lorsque je lui survis, je porte une absence comme une vie – mais une vie qui n’est plus vivante. Désormais, nous ne pourrons plus « nous embrasser par nos noms » comme dit si fortement Montaigne. Et Derrida, à la toute fin de Apprendre à vivre enfin : « Nous sommes structurellement des survivants, marqués par cette structure de la trace, du testament. Mais, ayant dit cela, je ne voudrais pas laisser cours à l’interprétation selon laquelle la survivance est plutôt du côté de la mort, du passé, que de la vie et de l’avenir. Non, tout le temps, la déconstruction est du côté du oui, de l’affirmation de la vie. Tout ce que je dis – depuis Pas, au moins, dans Parages – de la survie comme complication de l’opposition vie/mort, procède chez moi d’une affirmation inconditionnelle de la vie. La survivance, c’est la vie au-delà de la vie, la vie plus que la vie, et le discours que je tiens n’est pas mortifère, au contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre à la mort, car la survie, ce n’est pas simplement ce qui reste, c’est la vie la plus intense possible. Je ne suis jamais autant hanté par la nécessité de mourir que dans les moments de bonheur et de jouissance. Jouir et pleurer la mort qui guette, pour moi c’est la même chose. Quand je me rappelle ma vie, j’ai tendance à penser que j’ai eu cette chance d’aimer même les moments malheureux de ma vie, et de les bénir [33]. »

figure im1
Robert Indiana, Love Rising/Black and White Love (for Martin Luther King), 1968, acrylique sur toile, 370x370cm. Photo : MUMOK/Lisa Rastl. © VBK Vienne 2004.

Notes

  • [1]
    Psyché. Inventions de l’autre, Galilée, Paris, 1987, p.647. Le don, c’est un oui, il signifie et ne peut signifier qu’en s’enlevant lui-même, sans cesse, en se devançant dans l’affirmation qui le rend possible.
  • [2]
    Glas, Galilée, 1974, p.271.
  • [3]
    Ibid., p.269.
  • [4]
    Heidegger et la question, Champs/Flammarion, p.114 (la langue, le langage et aussi, de quelque façon, la parole, renvoient à l’unique signifiant Sprache). Cf. l’importante et longue note 1 de la même page.
  • [5]
    Il faudrait ici longuement, comme je l’ai fait très partiellement ailleurs, convoquer les étonnantes analyses de Rosenzweig sur le langage comme séjour et sur les jeux de la confiance et de la méfiance qui s’y nouent in L’Étoile de la rédemption, Seuil, 1982, p.175 sq. et p.207. Derrida lui-même y fait référence dans le commentaire précis qu’il donne de l’Urwort rosenzweigien (L’Étoile…, p.38-39) in Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., « Nombre de oui », p.643-645.
  • [6]
    Heidegger et la question, éd. cit., p.115.
  • [7]
    L’Écriture et la différence, p.371.
  • [8]
    Œuvres métaphysiques, trad. Courtine/Martineau, Gallimard, 1980, p.278. Cette règle de bonne philosophie qui consiste à « faire définition de l’indéfinissable » s’énonce aussi comme « tâche » : se porter à « l’inconcevable », soit là où une « résistance » a à « être surmontée » (Introduction à la philosophie, trad. Challiol-Gillet/David, Vrin, 1996, p.86). On pourrait aisément montrer comment, sur ce point, hautement schellingien, Derrida ne cesse de méditer la double leçon de Heidegger et de Levinas : c’est parce que l’être est indéfinissable qu’il faut questionner son sens ; c’est parce que la morale atteint après Nietzsche un point d’extrême inanition qu’il faut en interroger la signification post-éthique.
  • [9]
    Glas, éd. cit., p.134, p.139.
  • [10]
    Heidegger et la question, éd. cit., p.119.
  • [11]
    Le oui « ne décrit ni ne constate rien mais engage dans une sorte d’archi-engagement, d’alliance, de consentement ou de promesse qui se confond avec l’acquiescement donné à l’énonciation qu’il accompagne toujours, fût-ce silencieusement et même si celle-ci devait être radicalement négative » (Psyché, éd. cit, p.647).
  • [12]
    Ibid, p.120. Comme Rosenzweig, je laisse ici de côté Heidegger et la lecture qu’en suggère Derrida dans ce passage et dans toute la note.
  • [13]
    Marges – de la philosophie, Éditions de Minuit, 1972, p.29.
  • [14]
    Là encore, quelque chose de cette positivité entre en affinité, me semble-t-il, avec le projet schellingien d’une philosophie positive – surtout si l’on peut mobiliser, comme le fait hypothétiquement G. Bennington (Jacques Derrida, Seuil, 1991, p.79-80), le concept de force différantielle. Cf. « Force et signification » in L’Écriture et la différence, Seuil/Essais, p.45 : « Hegel avait bien montré que l’explication d’un phénomène par une force est une tautologie. Mais en disant cela, il faut viser une certaine impuissance du langage à sortir de soi, et non la pensée de la force. La force est l’autre du langage sans lequel celui-ci ne serait pas ce qu’il est ». Et plus loin (p.46) : « La force ne se pense pas à partir du couple d’opposition ». Voir également Parages, Galilée, 1986, p. 34-35, où « le nom de “force” » est largement associé à l’avant.
  • [15]
    Parages, éd. cit., p.23.
  • [16]
    Il y a évidemment, comme pour le rire prédialectique, une provenance nietzschéenne de l’analytique derridienne du oui, sa répétition et sa mémoire tout ensemble.
  • [17]
    Parages, éd. cit., p.149.
  • [18]
    Ce qui me paraît remarquable chez Derrida, c’est ce qu’on pourrait appeler son athanatologie, ce qui ne suffit peut-être pas à y trouver une pensée de la « vie » (encore qu’on pourrait certainement pousser l’hypothèse jusque-là, selon une tout autre accentuation, si l’expression elle-même ne faisait pas irrémédiablement songer à « la botanique des plantes »), mais me semble toutefois infirmer la stimulante hypothèse de J. Rogozinski dans son très beau Faire part. Cryptes de Derrida, Lignes, 2005.
  • [19]
    Il faudrait essayer de montrer comment la survie derridienne trans-perce (réside dans et traverse) aussi bien la « thanatologie » heideggérienne, l’ego sum reçu et pensé comme sum moribundus (cf. Heidegger, Gesamt Ausgabe, 20, p.438-439) que le survivre lévinassien (Autrement qu’être, Livre de poche, p.196) saisi comme une destitution de toute « dialectique » de la « pulsion » à partir de la valeur et de la « valeur » à partir de la pulsion, de leur suscitation mutuelle (par où se trouvent englobées et les philosophies morales et leur généalogie nietzschéenne) au profit d’une ouverture du sujet sur l’au-delà de la lutte pour soi (p.273). Il me semble en tout cas que le survivre derridien, en tant qu’il ne cesse de s’expliquer avec ces deux pensées, et sous cette condition, échappe parce qu’il y transite à toute mallarméenne « hantise du linceul ».
  • [20]
    Parages, éd. cit., « Survivre », p.152.
  • [21]
    G. Bennington, op.cit., p.258 : « l’empirique est le transcendantal du transcendantal (de l’empirique) ».
  • [22]
    Glas, éd. cit., p.272.
  • [23]
    Psyché, éd. cit., p.648.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Parages, éd. cit., p.92.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Chaque fois unique la fin du monde, Galilée, 2003, p.188.
  • [28]
    Ibid., p.133-134.
  • [29]
    Dans Parages (p.114 par exemple), Derrida suggère la possibilité d’autres carrés affirmatifs – notamment le carré sans-pas-sauf-si.
  • [30]
    Je renvoie à l’Introduction de P.A. Brault et M. Naas à Chaque fois unique la fin du monde.
  • [31]
    Politiques de l’amitié, Galilée, 1974.
  • [32]
    Chaque fois unique la fin du monde, éd. cit., p. 241. Qu’on se reporte à Augustin et l’on se persuadera que la loi de l’endeuillement de l’amitié ne forme rien de « thanatologique » : « Oreste et Pylade voulaient mourir ensemble l’un pour l’autre parce que pour eux c’était pis que la mort de vivre séparés… Je crois que plus je l’aimais plus je détestais et craignais la mort qui me l’avait ravi comme une ennemie féroce et je pensais qu’elle allait soudain anéantir tous les hommes puisqu’elle avait pu l’anéantir… Je m’étonnais, lui mort, de vivre car j’étais un autre lui-même… Et qui sait si je ne craignais pas de mourir de peur qu’il ne mourût tout entier, celui que j’avais tant aimé » (Confessions, Livre iv, chap. vi).
  • [33]
    Galilée, 2005.