Jacques Derrida, sa vie, son œuvre

1Ma rencontre avec Jacques Derrida s’est nouée autour de Circonfession. C’est un texte qui occupe dans son œuvre une place tout à fait particulière. Il me semble que son problématique objet a plus ou moins déterminé les conditions de notre dialogue. Ce « plus ou moins » définit le lieu d’une question philosophique qu’il aura aidé, je le crois, à poser d’une manière nouvelle. Au moins dans l’espace de la philosophie.

2Dans ce processus qui voue les textes de Derrida, tels du moins que je les ai toujours lus, à l’incarnation (à la rencontre, au dialogue, à la protestation, au doute), gît sans doute le secret d’une ferveur. Celle qui s’est spontanément et multiplement manifestée après le 9 octobre 2004. J’ai entendu autour de moi, j’ai lu dans ces jours-là ce que j’avais moi-même constaté et ressenti, à savoir que la vie de Derrida n’était pas séparable de son œuvre ; que nos larmes avaient aussi un sens philosophique. Ces larmes que Circonfession œuvrent à faire entrer dans l’ordre de la pensée.

3Ce que je retiens de ce livre étonnant – à peine un livre, en fait : une suite d’annotations de bas de page – de ce commentaire en forme d’autobiographie (ou de cette autobiographie en forme de commentaire – toute la question est là), ce que je retiens est la thèse, assez résolument formulée pour constituer désormais un problème, selon laquelle l’événement biographique (ici, la circoncision) déterminerait la nature, l’ampleur, l’acuité du questionnement et de la proposition philosophiques.

4Voici comment elle est formulée, dans les Carnets que retravaille Circonfession (p. 70) : « Circoncision, je n’ai jamais parlé que de ça, considérez le discours sur la limite, les marges, marques, marches, etc., la clôture, l’anneau (alliance ou don), le sacrifice, l’écriture du corps, le pharmakos exclu ou retranché, la coupure/couture de Glas, le coup et le recoudre, d’où l’hypothèse selon laquelle c’est de ça, la circoncision, que, sans le savoir, en n’en parlant jamais ou en en parlant au passage, comme d’un exemple, je parlais ou me laissais parler toujours. »

5Les implications d’une telle hypothèse sont immenses. Mais je veux indiquer, avant même de chercher à les énumérer ou à les évaluer, que si la question peut paraître inédite en philosophie, elle est depuis longtemps l’objet d’un questionnement serré, et inquiet, en littérature. L’idée que l’œuvre littéraire ait quelque chose à voir avec la vie de celui qui l’écrit est née au xixe, Sainte-Beuve a été son promoteur célèbre et malheureux ; Proust son adversaire décidé. Ils ne sont peut-être pas si éloignés l’un de l’autre que Proust a eu besoin de le dire. Le moi social, sans doute, n’est pas le moi profond ; mais que l’œuvre soit le résultat d’un processus subjectif, ni l’un ni l’autre ne songerait à le nier. Telle est précisément la thèse de Derrida dans Circonfession. Thèse ancienne, on le voit, en tout cas bien repérée, et sur laquelle n’ont pas manqué de se prononcer, dans leur œuvre ou hors d’elle, tous les écrivains du siècle précédent. Sartre est l’un de ceux que la question aura le plus inquiété : « Je ne l’ai jamais dit jusqu’à présent. Ni personne à ma connaissance. »

6Si l’hypothèse de Circonfession importe, ce n’est pas qu’elle soit neuve, on voit qu’elle ne l’est pas. C’est que Derrida l’importe en philosophie. Que l’œuvre de Kant, ou de Hegel, ou de Thomas d’Aquin, puisse être traitée comme l’œuvre romanesque, ou picturale, ou musicale, cela certes, ne va pas de soi. Il faut ici noter que Circonfession n’est pas un texte autobiographique tout à fait ordinaire. Derrida l’a écrit sous la forme d’un commentaire de bas de page de la monographie que Geoffrey Bennington a consacrée à son œuvre – et l’entreprise est sans nul doute philosophique.

7L’affaire biographique, ou même autobiographique ne fait certes pas avec Circonfession son entrée en philosophie. Augustin (modèle et interlocuteur de Derrida) et Diogène Laërce l’avaient déjà pratiquée avec constance et conviction. Mais l’important pour Derrida n’est pas la relation (ou l’invention) d’une vie vécue en conformité à une thèse ou une doctrine philosophique qui serait formulable ailleurs – et autrement.

8En réalité, la circoncision ne fournit pas seulement à l’œuvre philosophique son thème ou son contenu – son sens ; elle lui fournit une forme et un relief. Une figure, en somme. Le circum de la « circonfession », que Derrida appelle aussi « période » ou « périphrase », définit à la fois un événement impossible à nommer ou à appréhender et un mouvement général, un trope universel que chaque texte nouveau met en œuvre à son insu. Un fait de vie devient mouvement, puis fait de pensée. La pensée est désormais une pensée incarnée, le concept a les traits de qui l’a conçu. Derrida a certes écrit des textes explicitement et décidément autobiographiques (Le Monolinguisme de l’autre, La Carte postale, etc.), mais cet explicite diffère – diffère radicalement – de cet insu que suppose et revendique Circonfession.

9Le champ de recherche qu’ouvre devant nous l’œuvre de Derrida permettrait, je crois, de jeter un peu de jour sur ce que j’appellerais volontiers « identité théorique ». J’entends par là le processus d’écriture par lequel une vie singulière – et singulièrement incarnée – produit un appareil conceptuel susceptible d’intéresser la communauté des lecteurs (dans Spéculer – sur « Freud », Derrida essaie de saisir ce moment très particulier où un grand-père attentif et affectueux devient l’inventeur d’une théorie). Comment, à partir d’un matériau intime, faire de l’universel ? Et à partir de cet universel, progresser en sagesse, en vérité ? Mais c’est là une manière encore superficielle, encore conventionnelle de poser la question ; car ce que met précisément en cause l’hypothèse de la pensée circoncise, c’est le statut même de la vérité. Dans sa formulation, la figuration de l’intime ne peut plus désormais être tenue pour un paramètre négligeable.

Notes

  • [*]
    Article paru en anglais dans SubStance # 106, vol. 34, n°1, University of Wisconsin Press, 2005.