Horizons

1Au delà du travail continu de quelques figures philosophiques majeures (Gilles Deleuze, Stanley Cavell, Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy…), il y a incontestablement un intérêt renouvelé pour l’objet « cinéma » dans le champ des analyses philosophiques. En témoignent, de manière hétérogène, une récente livraison de la revue Critique, « Cinéphilosophie » (n° 692-693, janvier-février 2005), un petit volume collectif, Matrix, machine philosophique, autour de l’analyse de la trilogie des films du même nom (Ellipses, 2004), ou encore les livres de Dominique Château : Cinéma et philosophie (Nathan, 2003) et Sartre et le cinéma (Séguier, 2005) – analyse d’un rendez-vous manqué. On pourrait évidemment allonger la liste, mais ce regain ou cet accroissement d’intérêt ne se limite pas à une littérature de langue française : le recueil d’articles sur Film as philosophy. Essays on cinema after Wittgenstein and Cavell (éd. Palgrave Macmillan, 2005) en est la meilleure preuve, même si c’est en France que l’héritage d’une critique de cinéma soucieuse d’une approche conceptuelle soutenue a trouvé et conservé ses points d’appui les plus féconds.

2Par ailleurs, on voit se multiplier des initiatives qui activent sous d’autres formes l’entrecroisement entre philosophie et cinéma : le Collège international de philosophie a entamé depuis quelques années une collaboration fructueuse et continue avec le cinéma Le Méliès et la Maison populaire de Montreuil, sur le mode d’interventions régulières accompagnant la projection d’un film, et dans le souci commun d’analyses philosophiques mobilisant diverses approches susceptibles de produire un regard singulier. Tout récemment, Georges Didi-Huberman est venu faire au Collège international une conférence dense et marquante exposant sa « lecture » d’un film réalisé par Samuel Fuller, le premier film de celui-ci, alors qu’il était soldat dans l’armée américaine, attestant de la découverte et de la libération du camp de concentration de Falkenau en mai 1945 ; longtemps après, ce film a été interrogé, avec son auteur, dans un autre film réalisé par Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible (1988). Plusieurs autres lieux proposent des confrontations qui ne ressortissent pas exclusivement ni même prioritairement de la stricte critique de cinéma ou du commentaire universitaire, mais essaient de faire jouer des correspondances entre textes et films à partir de l’idée que le cinéma, comme tout art, développe des formes de pensée auxquelles une approche philosophique ne peut être étrangère.

3La récente journée organisée par Marc Cerisuelo à l’ENS d’Ulm sur l’un des films les plus emblématiques d’Alfred Hitchcock, Vertigo, en a constitué un bon exemple : l’un des intervenants, dans cette riche journée, a même prétendu faire entrer la totalité des hypothèses du Parménide de Platon dans le principe de construction du film d’Hitchcock (à moins que ce ne soit l’inverse : faire rentrer le film dans cette structure métaphysique) – ce qui montre à tout le moins les ressources inépuisables du commentaire philosophique. On peut ici se souvenir de la remarque auto-ironique de Stanley Cavell dans l’introduction de son livre sur À la recherche du bonheur, lorsqu’il s’interroge sur les vives résistances suscitées par son rapprochement entre certaines analyses de Kant et un film de Frank Capra, It Happened One Night : « Si j’ai juxtaposé Kant et Capra, c’était pour suggérer qu’il est impossible de répondre à la question : “cela en vaut-il la peine ?” avant d’en avoir fait soi-même l’expérience – en tout cas, c’est impossible dans le cas de Capra et celui de Kant […] Dans le cas de Capra, je ne compte pas simplement sur la capacité de notre brillante intelligence à s’appliquer à pratiquement n’importe quoi […] Ce qu’il nous faut percevoir, c’est l’intelligence déjà appliquée par un film à sa réalisation ; et de là, peut-être, réfléchirons-nous à ce que sont l’improvisation et l’importance » (traduction française, éd. de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1993, p.17).

4Ces analyses aujourd’hui proliférantes sont autant d’invites et de nouvelles promesses. Prenant acte de ce renouveau qui a quelque chose de réjouissant et qui ne pourra attrister que les âmes déjà tristes, il n’a donc pas semblé présomptueux de proposer un numéro de Rue Descartes qui prendrait pour fil conducteur cette question sans obscurité excessive, mais au caractère délibérément flottant : « À quoi pense le cinéma ? » Il faut résister à la tentation d’une réponse univoque qui, dans l’esprit facétieux mais ajusté de Philippe Sollers commentant les dessins érotiques de Rodin et les rattachant à la pose sculpturale du « Penseur », soutiendrait avec quelques arguments que le cinéma ne pense finalement qu’à « ça ». Une réponse aussi nette n’a pas trouvé ici de ligne de fuite — même si elle pourrait s’autoriser d’une remarque subtile de Stanley Cavell qui souligne judicieusement, dans la scène inaugurale du film de Howard Hawks, Bringing Up Baby, le mimétisme de la pose du personnage joué par Cary Grant avec ce même « Penseur », jusque dans son « impensé » qui n’apparaîtra qu’au fil du film.

5La question posée ne requiert aucun principe analytique ou herméneutique commun à celles et ceux qui ont collaboré à ce numéro, comme on s’en apercevra à la lecture de la diversité des styles et des objets d’analyse retenus ici. S’y entrecroisent sans précautions ni préalables méthodologiques particuliers des réflexions de nature et de portée hétérogènes. Certaines portent plus volontiers sur « le » cinéma conçu comme une machine, à tous les sens du terme : machine à capter, à percevoir, à enregistrer, et machine à projeter, à renvoyer, à diffracter, puisque ces deux fonctions sont indissolublement liées dès l’invention du dispositif cinématographique par les frères Lumière. D’autres contributions ont préféré suivre le chemin en apparence plus familier d’analyses centrées sur un film singulier ou sur le travail d’un cinéaste, privilégiant ainsi l’idée qu’une œuvre ne se résorbe pas entièrement dans le dispositif qui la rend possible, même si cette distinction est certainement plus difficile à soutenir lorsqu’il s’agit du cinéma, autrement dit d’un art qui s’est d’emblée inscrit dans la logique industrielle des activités de loisir, qu’on la nomme « divertissement de masse » ou qu’on cherche à mieux cerner cette dimension, comme s’y essaient les analyses – convergentes sur ce point – de Jean-Louis Comolli (Voir et pouvoir, Verdier, 2004) et de Bernard Stiegler (La technique et le temps, 3, Galilée, 2001 ; De la misère symbolique, vol. 1, Galilée 2003).

6De manière plus « motivée », la question incitant à expliciter ce que le cinéma donne à penser se reconnaît plusieurs dettes, dont les plus attestées sont évidemment celle de Gilles Deleuze, mais aussi celle de Pierre Macherey qui avait naguère avancé quelques éléments de réponse à une question du même ordre, À quoi pense la littérature ? (PUF, 1992) ; on peut y ajouter le travail continu de Stanley Cavell, notamment son article sur « La pensée du cinéma », traduit une première fois dans la revue Trafic et récemment recueilli dans un choix de textes Le Cinéma nous rend-il meilleurs ? (Bayard, 2003). Le titre retenu ici n’a cependant rien de programmatique et ne cherche pas à dégager une figure de « la » pensée comme ce qui viendrait rehausser un objet qui feint d’en manquer singulièrement – et qui prend même souvent un malin plaisir à marquer son hostilité de principe à toute exigence de cet ordre, revendiquant volontiers le registre de la pure « distraction » ramené à son contenu le plus élémentaire, autrement dit un divertissement de masse impliqué par son formatage industriel de production et de diffusion. Il ne s’agit donc pas de chercher à parcourir à nouveaux frais, à partir du cinéma, quelque chose qui pourrait s’intituler : « Qu’appelle-t-on penser ? » – même si le texte de Heidegger qui porte ce titre est l’un des premiers, dans le champ philosophique, à évoquer la question du dispositif télévisuel et de ses effets de masse. Dans un autre sens, si Merleau-Ponty a raison d’insister sur le motif perceptif et sa configuration singulière au cinéma, il n’est pas certain qu’il y ait un réel bénéfice à séparer aussi résolument qu’il le fait « perception » et « pensée ». La question reste ouverte, et on trouvera dans ce numéro quelques éléments pour la faire travailler diversement.

7Concernant la façon de faire vivre l’invitation du titre, il y avait aussi à ne pas éluder l’alternative : « le » cinéma, ou « les » films ? On ne peut éviter de se confronter à la difficulté de ce choix, comme le souligne une remarque de Jacques Aumont à laquelle il était impossible de ne pas songer et de ne pas faire droit : « “Le” cinéma, pas plus que “la” musique ou “la” peinture, ne peut être considéré comme un lieu unifié, détenteur de façon homogène de qualités et de propriétés. Dans l’optique de ce livre, “cinéma” est le nom d’une institution d’ailleurs complexe et multiforme, au sein de laquelle ont été produites des œuvres constituées d’images mouvantes ». (À quoi pensent les films ? éd. Séguier, 1996, p.7). Il faudrait reprendre patiemment les termes de cette proposition avec laquelle on peut difficilement ne pas s’accorder dès lors qu’il s’agit bien d’analyser des formes de pensée à l’œuvre dans ces « images mouvantes », ce qui ne prend évidemment sens qu’en fonction d’œuvres précises et singulières. On se contentera ici, en guise de signe de reconnaissance, d’une autre remarque faite en passant – c’est-à-dire en fait très attentivement – par Serge Daney, à l’occasion d’un film de Jacques Rivette, Le Pont du Nord : « Par commodité, on dit : je vais voir un film. Souvent, on ne voit que deux ou trois images flottant dans du rien, des pubs honteuses, des spots étirés, mais ça ne fait rien, on dit : j’ai vu un film. Force de l’habitude, emprise fatale du un. Parfois, on voit vraiment un film, quelque chose qui ne ressemble à rien de connu, Le Pont du Nord par exemple. Et là, si on était honnête (et moins esclave du « un »), on dirait : j’ai vu des films, ou : j’ai vu du cinéma. Nuance. » (La Maison cinéma et le monde, P.O.L. tome 2, p. 99). C’est aussi cette « nuance » que le présent numéro de Rue Descartes a essayé de ne pas laisser totalement échapper.

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