Note de lecture

La Ligne rouge, Michel Chion. (Les Éditions de La Transparence, 2005)

1 Ce livre est une perle à plus d’un titre. Michel Chion livre ici son écrit sans doute le plus personnel. Le compositeur, réalisateur et essayiste, auteur de plusieurs ouvrages sur le son et la musique au cinéma et de deux monographies classiques sur David Lynch et Stanley Kubrick [1] fait entendre une voix de spectateur originale, et par bien des aspects irremplaçable. Notons d’emblée que le sujet-Malick est aussi mythique que délicat à traiter, et personne ne s’y est frotté avant lui en français. À l’heure où Les Cahiers du cinéma manquent à reconnaître la beauté du Nouveau Monde, auquel seul Positif a accordé une véritable place, ce livre a quelque chose de rassurant [2]. Mais sa vraie valeur dépasse la polémique (dans laquelle M. Chion se lance parfois). Il constitue une réflexion unique sur un film démesuré : film de guerre de deux heures et trente-cinq minutes, film méditatif « raconté » en voix off (aussi savamment construit qu’un Ophüls ou un Welles), film choral enfin, où l’on croise une foule d’immenses acteurs : Sean Penn, George Clooney, John Travolta, Jim Caviezel, Adrian Brody, Ben Chaplin, John Cusack. Or, M. Chion parvient à répondre en tous points à la démesure de Malick, en suivant le fil de sa propre expérience du film. En ce sens, l’essai sur La Ligne rouge constitue sans doute la meilleure défense et illustration des positions de son auteur qui pourfendait naguère dans Libération certaines « tendances de la critique française » de cinéma [3].

2 Ce livre sur Terrence Malick est aussi la perle d’une remarquable collection de textes sur des films particuliers (tous réussis) où on trouve le même engagement des auteurs, dans des écrits à la fois très proches du grain des films et qui prennent la peine d’une vraie distance théorique. L’originalité de la collection « Cinéphilie » des Éditions de La Transparence [4] est d’accueillir des essais toujours à la fois personnels, analytiques et savants : de Jean-Christophe Ferrari sur Les Amants crucifiés, In the Mood for Love (collectif) et Remorques, de Dana Polan sur Le Violent, de Jonathan Rosenbaum sur Dead Man, et plus récemment de Amy Tobin sur Taxi Driver, d’Alain Ferrari sur Le Feu follet et de Marc Cerisuelo sur Le Mépris. Ni ouvrages universitaires ni divagations subjectives, ces livres se tiennent sur la corde raide de l’analyse, là où un film rencontre une sensibilité ou une époque, en rencontrant un écrivain.

3 M. Chion commence en livrant au lecteur le récit de la maturation de son projet, reproduisant le premier texte programmatique envoyé à l’éditeur (original) du British Film Institute et poursuivant sur un même ton de connivence avec son lecteur. Faut-il en dire plus que cette maigre page ? L’auteur nous livre au passage ses doutes d’écrivain ; comme le sentiment envahissant que « nous pourrions nous contenter d’admirer ce film sublime, muet comme un enfant ». Lorsqu’on sait qu’elles sont arrachées à la tentation du mutisme, les premières lignes du livre n’en deviennent que plus poignantes. Elles témoignent de la rencontre entre l’expérience d’un homme et de ses interrogations, avec l’œuvre et les questions d’un autre. Ce qu’on appelle « transmettre l’expérience d’un film » relève parfois, dans la critique d’art, du miracle.

4 « Pourquoi sommes-nous nés dans le monde et sommes-nous partie du monde, en ayant en même temps le sentiment d’en avoir été exilés ?

5 « Pourquoi la beauté obsédante du monde ne nous empêche-t-elle pas d’être seuls et de souffrir ?

6 « Qu’est-ce que le langage, qui permet à des voix d’hommes différentes de se transmettre les uns aux autres les mêmes questions […] alors qu’en même temps ce langage dresse entre les hommes des barrières absolues, simplement parce que l’un parle américain et l’autre japonais ? » (p.9)

7 Ces lignes sont animées à la fois par un mimétisme de l’écrivain à l’égard de son objet (le commentaire de M. Chion est tout aussi méditatif et interrogatif que l’est le film de Malick) et par le désir d’exprimer le questionnement du film sur le mode d’une expérience (nécessairement personnelle) de spectateur. Il est des questions que les personnages se transmettent dans le film de Malick et que M. Chion relaie à son tour, d’autres qu’il laisse de côté. Nous serions tenté de désigner comme « sceptiques » les questions qui guident cet essai ; parce qu’elles reprennent des « thèmes sceptiques » classiques (la séparation d’avec les autres, la perte du monde, l’isolement), mais surtout parce qu’elles sont traitées sur le mode sceptique du doute sur la transmission ou l’héritage.

8 Les questions des soldats, formulées en voix off, amènent à la conscience la thin red line qui sépare la vie de la mort, à laquelle ils sont confrontés quotidiennement. Les limites sont peut-être le sujet le plus profond du film : frontières géographiques entre territoire conquis et territoire ennemi (le film fait le récit de l’assaut d’une colline aux mains des Japonais), frontière entre la vie et la mort, entre l’honneur et le déshonneur, entre le repos et la douleur, séparation des êtres, séparation de la nature, séparation des mondes (I have seen another world dit Witt – Jim Caviezel – dans l’une des premières scènes du film), de la conscience de chacun et de la big soul englobante. Ce mode interrogatif circule tout au long du film. Ce que M. Chion appelle « l’étincelle de la conscience et de l’inquiétude » (p.11) semble se transmettre comme une traînée de poudre, d’un personnage à l’autre, la mort de l’un se muant en deuil ou en héritage chez l’autre. Pourtant, M. Chion montre que cet héritage n’est jamais assuré, jamais serein, dans le film. Les thèmes sceptiques ne font pas l’objet d’une communication implacable ; ils génèrent leur propre registre d’isolement, et accablent les personnages de nouvelles difficultés à communiquer, de nouvelles peines. Comment partager la peur d’avoir perdu son unique amour, sa femme, lorsqu’on se trouve dans la cale d’un navire prêt à accoster sur une île japonaise ? Comment se faire comprendre de l’ennemi ? La guerre transforme le plus quotidien des gestes de ces soldats en une absurdité, une étrangeté. Elle est le motif de doutes insatiables et solitaires, chez des hommes dont les voix se croisent sans s’entendre ni se répondre, dans ce film choral. Car la guerre isole. Comme le remarque M. Chion, tout est alors affaire de passation dans le film de Malick : passation de pouvoir, d’héritage, d’identité. Aucune ne semble aller de soi. Le relais de la fonction de héros de Witt (Jim Caviezel) à Welsh (Sean Penn) suppose mort et résurrection, le relais du commandement de Staros (Elias Koteas) à Bosche (George Clooney) a lieu sur un champ de ruines et de cadavres. En utilisant un extrait de The Unanswered Question de Charles Ives au plus fort de la tension dramatique (en plein affrontement avec les Japonais) Malick introduit une distance. Le bref thème de trompette annonce que « la question sans réponse » ne pourra être traitée collectivement ; elle se joue des fraternités au sein de la Compagnie Charlie sans tromper l’enfermement de chacun dans ses souvenirs, dans ses peurs, dans sa moving box (comme le dit Malick par la voix de Welsh).

9 Les pages que M. Chion consacre à la musique du film (musique originale de Zimmer) comptent parmi les plus fortes de l’ouvrage ; peut-être parce que la sensibilité du compositeur-écrivain s’y exprime pleinement. Le fond tonal et les figures atonales de Ives reconduisent cette « question déconnectée » qui double en permanence l’action du film (la bataille de Guadalcanal) qui s’incarne dans la polyphonie des voix des soldats. La nature ne parvient pas à faire signe, les voix à s’entendre, et le fond et les figures à s’accorder. Les voix resteront « intérieures », les sons insignifiants, le fond et la forme indistincts. M. Chion revient à de multiples reprises sur les monologues intérieurs qui caractérisent le cinéma de Malick : qu’est-ce qui change dans notre rapport au monde et aux autres quand nous nous adressons à eux sur le mode de la prière ou de la confession ? Pourquoi les voix sont-elles décalées par rapport à l’action ? Pourquoi la voix off est-elle le plus souvent assumée par le personnage le plus innocent, le plus jeune (la petite fille jouée par Linda Manz dans Days of Heaven, la jeune adolescente dans Badlands) ? Ces voix innocentes et priantes semblent toutes témoigner d’un même « paradis terrestre », à la fois perdu et toujours là sous nos yeux. Ils ont « vu un autre monde », comme le soldat Witt, ils ont expérimenté la fusion (avec un frère, avec la nature, avec les Mélanésiens, ou avec une indienne dans Le Nouveau Monde), et ils doivent faire le deuil de cette fusion, accepter la perte ou la séparation. M. Chion propose de comprendre la mise en scène de Malick sur le même modèle du deuil de l’illusion fusionnelle : le cinéaste nous placerait à distance de ses personnages en nous exposant à ce qu’ils se disent, qui est « trop personnel, trop fermé, autiste parfois » (p.36). Il dérangerait ainsi le mécanisme de projection fusionnelle que nous, spectateurs, vivons au cinéma. La représentation omniprésente de la douleur (thème sceptique par excellence) scelle ce paradoxe de l’incommunicable partage : la douleur nous rappelle à ce qui nous est commun en nous séparant absolument les uns des autres. Nulle consolation n’apaisera la solitude du soldat blessé. Welsh se trouve réduit à ce constat : « One man looks at a dying bird and thinks there’s nothing but answered pain. […] Another man sees the same bird. Feels glory. »(« Un homme regarde un oiseau mourant et pense qu’il n’y a là que douleur sans réponse. Un autre homme regarde le même oiseau. Ressent la grandeur. ») La force de l’essai de M. Chion est de montrer combien ce scepticisme-là se vit dans le langage chez Malick. Nous aimerions y voir l’héritage le plus profond du maître de Malick en philosophie, Stanley Cavell.

10 « C’est à cause du langage, probablement, que nous avons l’impression de faire partie du monde sans en faire partie : le langage nous permet de bénir le monde, de glorifier son éclat mais dans le même mouvement il nous en exile, parce que nous sommes seuls à l’avoir. C’est cela aussi le paradis terrestre perdu : se sentir étranger au monde que l’on admire, parce qu’on a les mots. » (p.83)

11 Par-delà la figure de la Nature qui constitue sans doute un héritage majeur du transcendantalisme américain chez Malick, il faut entendre dans le thème de Ives (lui-même grand admirateur d’Emerson et de Thoreau) et dans cet usage de la voix humaine (si finement analysé par M. Chion) la présence d’un scepticisme ordinaire que Cavell a élaboré au fil d’une lecture de Thoreau, dans The Senses of Walden (1972), à l’époque où ses échanges avec l’étudiant Malick étaient les plus intenses. Un tel scepticisme puise aux sources du transcendantalisme ce thème de la « question sans réponse » qui hante le cinéaste Malick.

12 « I awoke with the impression that some question had been put to me, which I had been endeavouring in vain to answer in my sleep, as what – how – when – where ? But there was dawning Nature, in whom all creatures live, looking in at my windows […] and no questions on her lips. I awoke to an answered question, to Nature and daylight. […] Nature puts no question and answers none which we mortals ask. She has long ago taken her resolution. » (Thoreau, Walden, XVI, I) [5]

13 Nota Bene (F. Roussel)

14 Pour prolonger la réflexion d’Élise Domenach sur les rapports entre cinéma et philosophie à travers l’œuvre de Terrence Malick, on peut signaler la parution récente d’un article de Simon Critchley, « Calm : On Terrence Malick’s The Thin Red Line ». Cet article prend place dans le recueil Film as philosophy. Essays on cinema after Wittgenstein and Cavell, édité par Rupert Read et Jerry Goodenough (Palgrave Macmillan, 2005). On trouvera également dans le même recueil un entretien avec Stanley Cavell « What Becomes of Thinking of Films ? », à mettre en regard de l’article de Paola Marrati dans le présent numéro, et de celui d’Élise Domenach, « Le cinéma comme éducation chez Stanley Cavell » (Critique, avril 2006).

figure im1

« Fred Astaire et Orson Welles », montage extrait de Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome II (Cahiers du cinéma, 1998, p.103).
Merci à Alain Bergala d’avoir autorisé cette reprise.

Notes

  • [1]
    La Voix au cinéma, Éditions de l’Étoile/Cahiers du Cinéma, coll. « Essais », Paris, 1982 ; David Lynch, Cahiers du Cinéma, coll. « Auteurs », Paris, 1992 (réédité et réactualisé en 1998, puis en 2002) ; La Musique au cinéma, Fayard, « Les Chemins de la musique », Paris, 1995 ; Un art sonore, le cinéma, Cahiers du Cinéma, coll. Essais, Paris, 2003 ; Stanley Kubrick, l’humain, ni plus ni moins, Cahiers du Cinéma, coll. Auteurs, Paris, 2005.
  • [2]
    Il existe en revanche deux excellents ouvrages en anglais sur Malick, à notre connaissance : The Cinema of Terrence Malick : Poetic Visions of America, éd. Hannah Patterson, Wallflower, Londres/ New York, 2003 ; et Forms of Being : Cinema, Aesthetics, Subjectivity, Leo Bersani et Ulysse Dutoit, Londres, BFI, 2004.
  • [3]
    « … critique symptomatique du “détail qui tue”, pseudo-sociologisation du discours sur certains films, position consistant à jouer le cinéma contre le film – ou les films – sont donc, à mon avis, les trois traits concordants qui témoignent d’une tentation bien moderne : s’extérioriser à l’avance vis-à-vis du film de la position de spectateur, avec la confiance et la disponibilité que cette position implique. » (Libération, 22 avril 1994). Je remercie François Roussel d’avoir porté à mon attention ce texte et l’ensemble du « débat » sur la critique de langue française dans lequel il prend son sens (depuis Rivette jusqu’à Daney).
  • [4]
    Que Cyrille Habert soit ici remercié, non seulement pour les précieuses discussions sur Malick mais pour son courage d’éditeur.
  • [5]
    « je me réveillai avec l’impression qu’une question m’avait été posée, à laquelle je m’étais efforcé en vain de répondre dans mon sommeil, comme quoi- comment- quand- où ? Mais il y avait la Nature en son aube, en qui vivent toutes les créatures, qui regardait par mes larges fenêtres […], sans nulle question sur ses lèvres, à elle. Je m’éveillai à une question répondue, à la Nature et au grand jour. […] La Nature ne pose pas de questions, et ne répond à aucune de celles que nous, mortels, lui posons. Il y a longtemps qu’elle a pris sa résolution. » (Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, tr. fr. de L. Fabulet modifiée, Gallimard, Paris, 1922).