La démocratisation des savoirs

1L’étrange expression de « citoyen passif » a permis pendant longtemps d’exclure du droit de vote, à la base même de la démocratie représentative, non seulement les femmes, mais aussi les infirmes et les pauvres, toute cette « vile multitude » que la iiie République, née de la répression sanglante de la Commune, tardera à reconnaître, précisément en raison de son ignorance supposée.

2Si tout être humain est désormais « citoyen actif » à partir de sa majorité [1], la démocratisation reste un processus inachevé. En même temps qu’elle s’internationalise par addition (on est citoyen de sa ville et de son pays, mais aussi citoyen européen, citoyen du monde, voire netizen) la citoyenneté se transforme par multiplication : d’active, elle devient interactive, préparant ainsi le passage de la démocratie représentative à des formes participatives et délibératives.

3Or savoirs et pouvoirs sont étroitement liés. L’accès aux savoirs, à commencer par le droit à l’éducation, commande le bon usage de la démocratie représentative, mais le droit à l’information favorise la forme participative – voire interactive, si l’appropriation d’Internet devait rapprocher gouvernants et gouvernés dans une même « gouvernance Internet ».

4Du débat public au débat en ligne, les réseaux de pouvoirs, ceux qui s’organisent entre pouvoirs institués, sont déjà bousculés par le pouvoir des réseaux numériques qui rassemblent sans hiérarchie divers acteurs sociaux et chamboulent le terrain de jeu (playing field), annonçant, nous dit-on, la révolte d’un prolétariat nouvelle manière devenu, avec l’Internet, un pronetariat[2] prêt à en découdre avec les anciennes règles.

5Le principe libéral de concurrence, bâti sur l’esprit de compétition, est ainsi confronté au principe de solidarité, fondé sur l’esprit de partage. Un mot riche de son ambivalence. Car le partage, fait observer Dominique Lecourt, désigne « tout à la fois, presque indissociablement, la division et la réunion » [3]. L’ancienne frontière qui séparait les « savants » (ceux qui ont acquis et parfois inventé de nouvelles connaissances) et les « sachants » (le participe présent exprimant la connaissance en action, le savoir vécu transmis de génération en génération) serait ainsi en train de s’estomper à travers un partage des savoirs qui appelle la refonte des droits de propriété intellectuelle.

6Mais la démocratisation n’est pas l’uniformité. Elle pourrait même contribuer à corriger les effets uniformisants d’une mondialisation exclusivement assurée par les marchés, préservant cette vision pluraliste que le poète Édouard Glissant nomme la « mondialité ». Autrement dit : du croisement des savoirs, on en vient au dialogue des cultures. Désormais affirmé avec force par le droit international [4], le principe de diversité culturelle marque une évolution de la société de l’information vers « les sociétés du savoir » [5]. Refusant de privilégier un modèle unique de la connaissance, qui s’imposerait du Nord au Sud, l’Unesco reconnaît en 2005 « l’importance des savoirs traditionnels, en tant que source de richesse immatérielle et matérielle, et en particulier les systèmes de connaissance des peuples autochtones, et leur contribution positive au développement durable, ainsi que la nécessité d’assurer leur protection et promotion de façon adéquate ». D’où le constat que les processus de mondialisation, facilités par l’évolution rapide des technologies de l’information et de la communication, créent « les conditions inédites d’une interaction entre les cultures, représentant un défi pour la diversité culturelle, notamment au regard des risques de déséquilibre entre pays riches et pauvres ».

7Relever un tel défi n’est pas facile. Il faudrait privilégier la pluralité des voies d’accès à la vérité, donc valoriser le débat, la controverse, voire le conflit, mais dans la perspective d’une « concorde discordante ».

Accès aux savoirs : gouvernants et gouvernés

8Le droit à l’éducation est primordial. Reliant les droits civils et politiques aux droits économiques, sociaux et culturels, il sera donc inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (art. 26).

9Mais la Déclaration prévoit aussi, dans le prolongement de la liberté d’opinion et d’expression, le droit de recevoir et de transmettre, sans considération de frontières, les informations et les idées. Entre droit à l’éducation et droit à l’information, on entre ainsi dans une dynamique interactive que les nouvelles techniques de numérisation placent au cœur d’une thématique de la « gouvernance de l’Internet ».

10Plus l’information est savante, plus la quête est difficile à organiser de façon démocratique, qu’il s’agisse de l’expertise judiciaire, notamment dans les affaires relatives aux atteintes au vivant [6], ou de l’expertise mondiale de gouvernance.

11Si l’on prend l’exemple du changement climatique, le transfert de connaissances a été organisé par le Groupe International d’Experts sur le Climat (giec) à une grande échelle entre le milieu scientifique et le milieu politique. En revanche l’information de la population semble être restée limitée, notamment en raison des multiples contraintes qui pèsent sur les moyens de communication de masse :

  • contraintes quantitatives : à peine 1/4000e de l’information disponible dans les publications scientifiques sera finalement accessible dans les médias [7] ;
  • contraintes qualitatives : le cloisonnement des rubriques fait obstacle à la cohérence d’informations qui relèvent à la fois des sciences, des relations internationales et de nombre de rubriques sociales, de l’environnement aux transports, en passant par le logement, l’alimentation, etc.
Il s’agit donc de renforcer le « principe d’information » [8]. Différentes voies sont déjà ouvertes : référendums locaux, nouvelles procédures d’enquête publique et de débat public, obligation d’informer les populations des risques auxquels elles sont exposées web. Un jeu de nouvelles pratiques participatives les complète désormais, comme les conférences de citoyens, lancées d’abord au Danemark mais également expérimentées en France, dès 1998 à propos des ogm[9]. Si la plupart des recommandations ont pu être progressivement reprises [10], le problème n’en est pas moins patent. Car bien que le législateur garde en principe toute liberté de retenir ou non les recommandations ainsi élaborées, une telle influence suscite des interrogations sur l’indépendance et la représentativité de ces panels de citoyens auto-institués comme auteurs de telles recommandations – autrement dit sur la légitimité politique de la formule.

12On peut aussi s’interroger à propos d’initiatives plus officielles – et le risque de récupération que cela suppose –, comme celles de deux sénateurs français (René Trégouët et Franck Sérusclat) qui ont mis en place un système de co-écriture de textes législatifs, les internautes étant invités à réagir sur les projets de loi et à faire des suggestions [11] ; ou comme l’appel aux « citoyens experts » lancé dans le cadre de la prochaine campagne présidentielle.

13Avec ces citoyens co-législateurs ou experts, on passerait à une tout autre échelle si les nouvelles pratiques devenaient suffisamment interactives, grâce aux technologies numériques, pour modifier en profondeur la relation, traditionnellement hiérarchisée, entre gouvernants et gouvernés.

14C’est moins pour des raisons idéologiques que par la force des choses que la numérisation semble vouée à remettre en cause non seulement la règle de droit mais aussi l’organisation des pouvoirs [12]. L’espace de l’Internet échappe à la règle étatique qui suppose un cadre spatio-temporel délimité et stable : « L’usager est actif, les environnements virtuels en font un souverain, à la fois émetteur et récepteur [13]. » Les conflits de pouvoirs deviennent dès lors inévitables. C’est pourquoi l’Internet apparaît impossible à gouverner selon les voies traditionnelles, l’expression de « gouvernance Internet » exprimant précisément, par delà cette impossibilité, la recherche d’alternatives acceptables, au plan national mais aussi global.

15En France, le Conseil d’État estimait en 1998 que pour faire des réseaux numériques un « espace de civilité » [14], les acteurs publics devaient rester présents. La mission parlementaire présidée par Christian Paul avait mis en lumière la nécessité de relier autorégulation privée et régulation publique, soit plus précisément de mettre en relations les acteurs économiques et sociaux, avec les acteurs publics traditionnellement institués (institutions législatives, exécutives et judiciaires). Un « Forum des droits sur Internet » a été créé pour faciliter les pratiques de « corégulation » [15]. Les lois qui ont suivi (« économie numérique » en 2003, puis « confiance dans l’économie numérique et le droit de la communication » en 2004) ont tenté avec plus ou moins de succès de combiner les deux voies.

16La transposition de la directive européenne du 22 mai 2001 relative à l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins a fait rebondir le débat avec le projet de loi sur les droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (dadvsi), perçu comme une arme contre les pratiques de téléchargement gratuit de musique et de vidéo sur Internet. Après des débats virulents à l’Assemblée nationale et au Sénat, le texte adopté le 30 juin 2006 est toujours contesté par les internautes.

17Mais la réflexion est devenue globale avec l’organisation au sein des Nations Unies du Sommet Mondial sur la Société de l’Information (smsi) [16], à Genève en 2003, puis à Tunis en 2005. En décembre 2003, la Déclaration de Genève avait marqué une première étape. Le plan d’action proposé se fondait sur le lien entre l’information et le développement et définissait « des cibles indicatives » pour améliorer la connectivité et l’accès aux technologies de l’information et de la communication (tic), proposant même la création d’un « Fonds de solidarité numérique ». Reconnaissant la nécessité de situer la coopération entre les États et le secteur privé dans le cadre de l’onu, et non de l’omc, il confiait au Secrétaire général lui-même la tâche de créer un groupe de travail sur « la gouvernance Internet ». Il s’agit d’un processus « ouvert et inclusif » faisant intervenir dans un multi-partenariat (multi-stakeholderism) les organisations internationales ainsi que les acteurs économiques et civiques. L’objectif était d’étudier la gouvernance de l’Internet et de « formuler des propositions sur les mesures à prendre », notamment en ce qui concerne les « questions d’intérêt général » et la délimitation des sphères de responsabilité respectives des différents partenaires.

18Les contours de cette gouvernance restent imprécis, en particulier du fait que la mondialisation des industries culturelles ne se confond pas avec celle de la culture : on découvre que l’abondance d’informations ne supprime pas les différences culturelles et que le rêve du village global pourrait conduire « au cauchemar de l’incommunication » [17]. Par cette mise en garde, Dominique Wolton invitait à privilégier plutôt l’objectif d’une « société de la communication », afin de rendre compte du véritable enjeu « qui n’est pas l’information et sa transmission, mais les conditions de sa réception ».

19Le débat a été repris lors du sommet de Tunis dans une perspective plus politique qui tenait compte de la diversité des partenaires et des intérêts qu’ils défendent, amorçant un nouveau « discours sur la société de l’information » [18]. Mais il reste inachevé. À l’issue du sommet de Tunis, des coordinations de chercheurs, comme le réseau Vox Internet (constitué entre scientifiques, juristes et spécialistes des sciences humaines et sociales pour mutualiser les recherches sur les enjeux de régulation de l’Internet), considèrent que cette question « reste un chantier complètement ouvert, […] d’autant plus que les évolutions technologiques en cours engendrent de nouvelles incertitudes » [19].

20On commence à prendre conscience du fait que « les pronétaires sont en train d’inverser les rapports de force traditionnels » [20]. À partir de nouveaux réseaux d’intelligence collective, des groupes peuvent se constituer, soit pour des actions ponctuelles comme une manifestation de rue ou le boycott de certains produits, soit plus largement pour entrer dans le jeu politique et médiatique. On l’a vu non seulement lors des derniers grands votes, en France comme aux États-Unis, mais aussi avec les mobilisations altermondialistes.

21Quant aux médias, l’Internet commence aussi à modifier l’équilibre des forces entre les médias classiques et les médias émergents. Outre les « blogs d’opinion », sortes de carnets d’actualité, plus ou moins partisans et subjectifs, mais offerts à tous, on commence à parler de « journalisme citoyen » ou « participatif » pour désigner « les sites qui éditent et centralisent des informations provenant d’individus – témoins/capteurs – qui proposent des images, de l’audio ou des vidéos » [21], et de « citoyens reporters », pour désigner les milliers d’internautes qui contribuent à la collecte d’informations. Le projet coréen OhMYNews ou le projet français Agoravox sont l’illustration de ce « journalisme participatif » – même si certains considèrent le journalisme citoyen non pas comme la remise en cause des grands médias mais comme leur expansion [22]web.

22Mais la question de la gouvernance consiste surtout à savoir comment cette interactivité entre individus qui caractérise l’échange d’information sur l’Internet pourrait garantir une véritable démocratie informationnelle, avec les critères d’indépendance et d’impartialité que cela suppose.

23Les aspects positifs ne sont pas négligeables, tant dans les pays qui répriment la liberté d’expression que là où le journalisme citoyen, qui fait circuler l’information de façon horizontale (de « tous vers tous »), permet de relier le niveau local au niveau mondial de façon beaucoup plus large que les médias traditionnels qui font descendre l’information de haut en bas (de « un vers tous »)web.

24Mais il ne faut pas être naïf. Les risques de manipulation, de désinformation, voire d’informations à des fins criminelles, se développent au même rythme que les effets positifs. C’est pourquoi la question persistante des contenus constitue une dimension majeure de celle de la gouvernance.

25Pour la résoudre, il faudra sans doute combiner une autorégulation non contraignante avec un système de sanctions, fondé sur la responsabilité, défini au niveau international et appliqué au niveau national. Déjà difficile parce qu’elle suppose la participation de l’ensemble des acteurs publics et économiques, ainsi que civiques et scientifiques, une telle combinaison implique en outre de considérer l’information elle-même comme un bien commun, afin de rendre possible et d’organiser un véritable partage des savoirs.

Partage des savoirs : savants et sachants

26L’accès aux savoirs ne suffit pas. Même facilitée par l’apparition d’encyclopédies en ligne, gratuites et ouvertes à tous – comme Wikipedia, qui se construit à l’échelle globale et se nourrit de la contribution de tous ceux qui souhaitent rédiger, déposer, ou corriger un article ou une définition – la démocratisation est plus ambitieuse, et supposerait de réduire non seulement la fameuse fracture numérique mais encore la fracture cognitive, plus profonde et plus ancienne, au cœur même des tensions entre pouvoirs et savoirs.

27Pour y parvenir, il faut sans doute repenser le régime juridique de ce qu’il est convenu de désigner par cette étrange formule de « propriété intellectuelle ». Conçue pour promouvoir les diverses formes de création, la propriété intellectuelle repose en effet, comme son nom l’indique, sur l’appropriation, c’est-à-dire l’octroi de droits privatifs qui excluent l’usage des tiers, ou en élèvent le prix, pendant une certaine durée. Le partage des savoirs implique, sinon la suppression de ces droits, du moins un rééquilibrage des pouvoirs entre les « savants » et les « sachants » qui passe par un double aménagement :

  • d’une part limiter les droits de propriété intellectuelle existants, au profit de biens non exclusifs, considérés comme « biens communs » [23] ;
  • d’autre part promouvoir de nouveaux droits de propriété intellectuelle pour protéger, à travers les savoirs traditionnels, la diversité des identités culturelles.
C’est au moment où la notion voisine de « patrimoine commun de l’humanité » était abandonnée, par crainte de ses effets pervers [24], que le concept de « biens communs » fut introduit dans la terminologie juridique. Empruntée au langage économique, cette catégorie est difficile à classer dans le champ juridique. D’une part les biens communs relèvent de la sphère sociale au sens large : dans la terminologie des droits de l’homme, ils évoquent les droits économiques, sociaux et culturels, tels que l’information, mais aussi la santé. Mais, d’autre part, ils appartiennent à la sphère physique qui englobe l’eau, l’air, le climat, et plus largement l’environnement.

28À première vue très hétérogène, cette catégorie des biens communs présente l’intérêt de donner un fondement non seulement éthique, mais aussi juridique, à la limitation des droits de propriété intellectuelle. Malgré une dénomination flottante (biens communs, mais aussi biens publics mondiaux, biens collectifs mondiaux), elle est comprise à la fois comme une typologie – des biens qui n’impliquent pas de rivalité et dont le partage ne signifie pas la disparition – et un régime juridique – des droits inclusifs et non exclusifs et une gestion commune.

29Le droit des brevets est ainsi particulièrement visé : « trente ans de frénésie » [25] ont conduit simultanément à l’extension du domaine des brevets (qu’il s’agisse de la brevetabilité du vivant ou de celle des logiciels), à l’allongement des durées de protection liées aux droits exclusifs (30, 50, 70 ans après la mort du dernier « créateur ») et au durcissement du régime juridique de protection (renforcement des procédures de contrôle et des sanctions, civiles et pénales).

30Au delà de la clause générale qui exclut de la brevetabilité les inventions contraires à la dignité humaine, à l’ordre public ou aux bonnes mœurs [26], et indépendamment des exclusions spécifiques comme celle du corps humain [27], la protection de la santé comme bien commun est au centre du débat mondial à l’omc sur les brevets pharmaceutiques et les médicaments. De l’accord de Doha (2003) à celui de Hong Kong (2005), la question n’est qu’en partie résolue par l’octroi de licences pour la fabrication des génériques à bas prix. Ainsi en Europe une proposition de règlement organisant le régime des licences obligatoires est en cours d’élaboration pour mettre en œuvre la déclaration de Dohaweb.

31Nouvel exemple d’une internationalisation du droit située au confluent du droit national, régional et mondial, la question des médicaments permet aussi de comprendre l’utilité de la notion de bien commun : considérer la santé comme bien commun permet de limiter le domaine de la propriété intellectuelle, avec les conséquences que cela entraîne sur les prix des médicaments, et d’ouvrir à nouveau le débat sur la notion de marge nationale d’appréciation et ses variationsweb.

32Mais la complexité juridique du droit des brevets ne doit pas occulter l’importance politique de la propriété intellectuelle qui relie savoirs et pouvoirs. Or cette relation est encore plus forte si l’on considère les enjeux liés aux « biens communs informationnels » car ils engagent directement les nouvelles formes de la délibération démocratique dont ils sont le support, apparaissant comme l’un des outils de l’action politique concrète, voire « la base d’une réinvention de l’espace politique » [28].

33Autrement dit, la refondation du pacte social ne peut se limiter à des stratégies négatives de défense contre les crises et les risques globaux. Elle implique aussi une stratégie positive de promotion de l’ensemble des biens communs. Or une telle promotion n’exclut pas toute appropriation : d’une part les droits de propriété sont un stimulant nécessaire quand la recherche implique des investissements importants à réaliser a priori et avant usage [29] ; d’autre part la notion même de partage suppose aussi l’émergence de nouveaux droits pour protéger les savoirs traditionnels dont on découvre maintenant les vertus, à la lumière du débat sur la biodiversité et les identités culturellesweb.

34La difficulté est que la formalisation de ces nouveaux droits, y compris leur caractère imprescriptible et inaliénable, suppose des lignes directrices internationales et un dispositif d’accompagnement pour les intégrer dans chaque pays à la législation nationale et permettre leur mise en œuvre par les juges nationaux. Or non seulement l’inertie des États est patenteweb, mais la clarification des nouveaux droits s’annonce elle-même d’autant plus difficile que l’application de la propriété intellectuelle au vivant, par exemple, implique une vision des rapports à la nature sans doute différente entre les anciens et les nouveaux droits de propriété intellectuelle. C’est pourquoi, du croisement des savoirs, on en vient au dialogue des cultures.

Du croisement des savoirs au dialogue des cultures

35Dialogue ou choc des cultures ? Il ne s’agit pas de trancher ici l’une des questions les plus difficiles de l’internationalisation du droit. Au stade actuel, on peut seulement évoquer cette « concorde discordante » qui, dans une perspective de démocratisation des savoirs, semble au cœur de la relation entre savoirs et cultures.

36En ces matières, l’unesco est en première ligne, comme en témoigne son plaidoyer au smsi autour des quatre principes qui seront inscrits dans la Déclaration de Genève (2003) : accès universel à l’information, liberté d’expression, diversité culturelle et linguistique, et éducation pour tous. Également, la Convention du 20 octobre 2005 sur « la diversité des expressions culturelles », rappelant que cette diversité « constitue un patrimoine commun de l’humanité », fait à son tour le lien avec les politiques de développement et reconnaît l’importance des savoirs traditionnels. Enfin le premier rapport mondial « Vers les sociétés du savoir » (novembre 2005) affirme à la fois que le savoir est devenu une ressource-clé pour le développement, et qu’il « ne saurait être réductible à une marchandise comme les autres », soulignant, à côté du savoir scientifique, « l’importance de certains savoirs identitaires ou culturels que véhiculent d’une certaine façon les humanités ou certains savoirs locaux » [30]. Mettre le savoir au service de l’autonomisation des individus (empowerment) et du renforcement des capacités (capacity building) devrait donc permettre un développement humain durable.

37Ainsi célébrée, la complémentarité entre savoir et diversité culturelle semble évidente. Pourtant, du croisement des savoirs au dialogue des cultures, les éléments de discorde ne manquent pas. Au premier chef, parce qu’entre l’extension de la propriété intellectuelle aux savoirs traditionnels et le libre-accès mondial à la connaissance, la construction d’un domaine public mondial ne va pas de soi. Certes un tel domaine peut être en partie composé des œuvres du passé et des œuvres produites à la demande de la puissance publique, mais il reste à convaincre les auteurs de placer volontairement leurs œuvres dans un « domaine public consenti » (licences libres pour l’art ou le logiciel, licences Creative Commons pour la propriété littéraire, archives ouvertes pour les publications scientifiques…) [31] ; ainsi qu’à surmonter la contradiction entre la diversité culturelle et le risque de normalisation des savoirs qui sous-tend l’Internet.

38À cet égard, les avis sont divisés. Les uns croient devoir constater que l’Internet appartient aux anglophones et dans une moindre mesure à ceux qui s’expriment dans l’alphabet latin, soit environ 20 % de l’humanité [32] ; mais d’autres se veulent rassurants : « Tout le monde craignait l’avènement d’un monde de la communication unifié qui aurait eu pour langue dominante l’anglais. On assiste au contraire à l’émergence d’un monde tribal avec des valeurs et des cultures propres… Certes les plus grands sites sont anglophones… Mais dans tous les pays du monde, des communautés Internet devenues très populaires se sont créées dans leur langue d’origine [33]. » En pratique, une encyclopédie comme Wikipedia est disponible dans 80 langues. Même si le nombre d’articles varie d’une langue à l’autre, on serait loin du monolinguisme tant redouté.

39Sans doute faut-il aussi tenir compte des inventions technologiques qui peuvent faciliter le multilinguisme (claviers et logiciels appropriés aux différents signes, traduction assistée par ordinateur, internationalisation des noms de domaine) – et faire tomber les résistances auxquelles elles sont confrontées. Et tenir compte également des réactions, comme celle du président de la BnF, Jean-Noël Jeanneney : à l’annonce faite par Google le 14 décembre 2004 sur les accords de numérisation passés avec cinq prestigieuses bibliothèques anglo-saxonnes, il ouvre un débat européen pour préserver la diversité de l’accès aux sources du savoir [34] et obtient le feu vert pour lancer un projet de bibliothèque numérique européenneweb.

40En rendant accessible le vieux rêve d’une bibliothèque universelle, la numérisation, comme toute technique nouvelle, est donc ambivalente. Elle suscite à la fois un « bonheur extravagant » (Borges) à l’idée d’avoir accès à tout le savoir de l’humanité, dans sa diversité même – et des paniques – quand on songe, indépendamment des droits d’auteur, aux supports détruits, comme ils ont commencé à l’être à partir de l’usage des microfilms, et surtout au risque d’éradiquer toute diversité en uniformisant les cultures.

41On (re)découvre que la diversité culturelle participe à la relation entre savoirs et pouvoirs. À ce titre, elle appelle à revaloriser les droits culturels, longtemps marginalisés entre les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux. Et la force des résistances à la convention sur la diversité culturelle marque bien l’importance politique des enjeux. Pour que la diversité et le pluralisme survivent aux interdépendances toujours plus étroites, il faut considérer que la traduction est non seulement un outil linguistique, mais aussi un « paradigme politique », pour reprendre une expression que François Ost [35] propose d’emprunter à Paul Ricœur [36].

42Paul Ricœur évoque ce paradigme, mais aussi le « miracle de la traduction ». Un miracle, car la traduction « crée de la ressemblance là où il ne semblait y avoir que de la pluralité » [37]. Elle ne produit pas d’identité, seulement des équivalences. Loin de faire disparaître la diversité, la traduction serait le médiateur entre diversité culturelle et universalisme du savoir. Ainsi comprise, elle pourrait contribuer à « construire les désaccords ». C’est en ce sens qu’elle deviendrait un paradigme politique. Tâche difficile car il ne suffit pas de montrer les désaccords. Pour les « construire », encore faut-il distinguer entre les définitions compatibles et incompatibles.

43Revenons par exemple sur le terme État de droit, qui se trouve au cœur du débat sur la Gouvernance mondiale. Forgé dans un contexte d’Europe continentale – systématisé par la doctrine allemande du Rechsstaat au xixe siècle, puis repris en France et autres pays européens, et enfin dans l’union Européenne –, il n’a pas exactement la même signification que l’expression Rule of law, forgée parallèlement en Common Law. Cependant quoique la vision soit ici plus procédurale, les notions restent fondamentalement compatibles. En revanche la traduction chinoise (Fa zhi) renvoie à deux idéogrammes différents : d’une part, création ou production d’un « système de lois », incompatible avec l’idée d’un État soumis au droit ; d’autre part « gouverner conformément aux lois », plus compatible avec elle [38]. Cette seconde définition est inscrite dans la Constitution de 1999 et sa portée symbolique valorisée dans le Livre blanc sur la Démocratie. Mais la question du contrôle de constitutionnalité commence seulement à être débattue. La compatibilité est donc possible, mais sans être encore garantieweb.

44Beaucoup de travail est encore nécessaire pour « se garder des écueils du faux universalisme et du relativisme, tous deux sources d’incompréhension et de conflit » et faire des sociétés du savoir « des sociétés de la traduction » [39]. On voit que l’ambition d’une démocratisation des savoirs peut sembler démesurée, ou même utopique, vu la violence des conflits et l’intensité des blocages. Il est sans doute trop tôt pour parler d’un nouveau pacte social. Il s’agit plutôt des premières notes d’une trilogie où savoir, vouloir et pouvoir entreraient en résonance. Une résonance qui n’exclut pas les dissonances.

Notes

  • [*]
    Extrait de la leçon prononcée le 22 mai 2006 au Collège de France (Chaire « Études juridiques comparatives et internationalisation du droit »), à paraître in Les Forces imaginantes du droit, III - La refondation des pouvoirs, Seuil, 2007.
  • [1]
    Sous réserve de conditions de nationalité.
  • [2]
    J. de Rosnay, La Révolte du pronetariat, Des mass médias aux médias de masse, Fayard/Transversale, 2006.
  • [3]
    D. Lecourt, « L’Idée de partage », in Éthique de la recherche et des soins dans les pays en développement, dir. F. et E. Hirsch, Vuibert, 2005, p.1. La même ambivalence se retrouve dans l’étymologie du mot « réseau » – du latin res, retis, filet – qui retient et laisse passer.
  • [4]
    Déclaration de l’Unesco en 2001, puis Convention «sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles », 20 octobre 2005.
  • [5]
    Vers les sociétés du savoir, Rapport mondial Unesco, nov. 2005.
  • [6]
    L. Neyret, Atteintes au vivant et responsabilité civile, LGDJ, 2006, n°794-796.
  • [7]
    J. M. Jancovici, « Évolution du climat futur et enjeux pour la société : comment débattre sur des bases saines ? », in L’Homme face au climat, dir. E. Bard, éd. Odile Jacob, 2006, p.431.
  • [8]
    Ch. Noiville, Du bon gouvernement des risques, PUF, 2003, p.102.
  • [9]
    D. Bourg et D. Boy, Conférences de citoyens mode d’emploi, éd. Ch. L. Mayer, 2005.
  • [10]
    M.-A. Hermitte, « La fondation juridique d’une société des sciences et des techniques par les crises et les risques », à paraître aux Mélanges Michel Prieur, Dalloz éditeur, 2007.
  • [11]
    La Révolte du pronetariat, op. cit., p.203.
  • [12]
    « Les flux d’informations » in Les Forces imaginantes du droit – Le Relatif et l’Universel, Seuil, 2004, p.331-351.
  • [13]
    P. Trudel, « La lex electronica », La Mondialisation saisie par le droit, dir. Ch. A. Morand, Bruylant, 2001.
  • [14]
    Conseil d’État, Internet et les réseaux numériques, La documentation française, 1998.
  • [15]
    Ch. Paul, Rapport vol. II. « Pour favoriser la régulation sur Internet : un organisme de type nouveau », p.99 sq. ; I. Falque-Pierrotin, « Le forum des droits sut Internet : un instrument de gouvernance », in Le Droit international de l’Internet, dir. G. Chatillon, Bruylant, 2002, p.285 sq. ; Le Forum des droits sur l’Internet : premier rapport d’activité, La documentation française, 2003.
  • [16]
    World Summit on the information Society, WSIS.
  • [17]
    D. Wolton, « De la société de l’information à la cohabitation culturelle », Libération, 8 déc. 2003.
  • [18]
    Parminder Jeet Singh et Anita Gurumurthy, WSIS - The beginning of a Global Information Society Discourse, doc. Instituto del Tercer mundo, déc. 2005 (http://wsispapers.choike.org).
  • [19]
    Vox Internet, Lettre de diffusion n°1, 14 février 2006.
  • [20]
    La Révolte du pronetariat, op. cit., p.95.
  • [21]
    Ibidem, p.117.
  • [22]
    Ibidem, p.124.
  • [23]
    Ph. Aigrain, Cause commune. L’Information entre bien commun et propriété, Transversales/Fayard, 2005.
  • [24]
    Voir « Du patrimoine commun de l’humanité aux biens publics mondiaux », in Le Relatif et l’Universel, op. cit., p.92-96.
  • [25]
    Ph. Aigrain, Cause commune, L’Information entre bien commun et propriété, op. cit., p.100.
  • [26]
    ADPIC art. 27-2, directive UE 1998, art. 6, CPI art. L 611-17.
  • [27]
    Art. 5-1 directive UE et art. L 611-18 CPI.
  • [28]
    Ph. Aigrain, op. cit., p.261.
  • [29]
    Voir le tableau « choix de la nature des droits » établi par Philippe Aigrain, op. cit., p.154.
  • [30]
    Unesco, Vers les sociétés du savoir, Premier rapport mondial, nov. 2005.
  • [31]
    Pouvoir, Savoir. Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle, dir. V. Peugeot, éd. C § F, 2005.
  • [32]
    R. Delmas, « Langues et cultures de l’Internet », in Gouvernance de l’Internet, op. cit., p.15 sq.
  • [33]
    J. de Rosnay, op. cit., p.197-198.
  • [34]
    J.-N. Jeanneney, Quand Google défie l’Europe, plaidoyer pour un sursaut, éd. Mille et une nuits, 2005.
  • [35]
    F. Ost, « Les détours de Babel. La traduction comme paradigme politique », inédit ; aussi P. Fabri, Elogio di Babele, Meltemi, 2000.
  • [36]
    Ricœur, Le juste 2, éd. Esprit, 2001, p.135.
  • [37]
    P. Ricœur, « Projet universel et multiplicité des héritages », Où vont les valeurs ? Unesco/Albin Michel, 2004.
  • [38]
    Voir La Chine et sa démocratie, dir. M. Delmas-Marty et P.-E. Will, Fayard, à paraître en 2007.
  • [39]
    Rapport Unesco, p.165.