Informatiques et liberté

1L’entretien qu’on va lire ci-dessous a été conduit pour l’essentiel par voie électronique, mais s’est enrichi de deux rencontres en juin et septembre 2006, à l’occasion de déplacements de Richard M. Stallman à Paris. Informaticien de formation – il a fait ses classes au département d’Intelligence Artificielle du M.I.T. — Richard Matthew Stallman est le fondateur du gnu Project, qui aura permis dès 1984 le développement de « gnu » (acronyme récursif de « gnu is Not Unix »), un système d’exploitation totalement libre conçu comme la première étape d’une stratégie de complète éradication des logiciels privateurs de liberté. Les bases étaient ainsi jetées d’une éthique informatique axée autour de la conception, du développement, et de la diffusion des logiciels libres. Avocat de la cause du logiciel libre, dont il explicite ci-dessous les propriétés les plus importantes, Richard M. Stallman ne conçoit pas l’outil informatique indépendamment de sa dimension sociale et politique, et reconnaît avoir à y défendre des enjeux éminemment éthiques.

2Paul MATHIAS : Les logiciels, et la façon dont ils sont produits, ne ressortissent pas seulement à l’utilisation de l’outil informatique, à l’usage d’un programme de traitement de texte par exemple, mais touchent à de nombreux aspects de l’existence contemporaine, de la médecine à la sûreté publique, de l’administration ferroviaire au trafic aérien, etc. Or il paraît assez évident que les développements logiciels et les usages qui en résultent ne sont pas sans rapport avec la façon dont l’industrie du logiciel définit ses politiques de production. D’où, évidemment aussi, l’importance considérable du régime des logiciels dits « libres » – ceux dont le code source est public et laissé à la libre disposition des usagers, habilités notamment à y apporter toutes transformations jugées utiles sans avoir à en référer à leur(s) concepteur(s).

3Richard M. STALLMAN : C’est à peu près cela en effet, mais pas exactement.

4Il est tout à fait vrai que la gestion du trafic automobile ou ferroviaire, que l’exercice de la médecine également, sont tributaires de toutes sortes de logiciels. Les usagers en sont les médecins, les hôpitaux, la sncf ou les autorités liées à la sécurité routière ou aérienne. J’ai l’espoir qu’ils font usage de logiciels libres de manière à conserver le plein contrôle de leur informatique, mais dans la mesure où nous ne sommes pas les utilisateurs de ces logiciels, nous ne devons pas pouvoir exercer ce contrôle. Ce contrôle nous est en revanche dû pour ce qui concerne les programmes que nous utilisons.

5Bien entendu, les autorités sont soumises à des contraintes pour ce qui est de leurs relations avec le public en général, notamment en ce qui concerne le respect légal de la vie privée. Et précisément, si elles n’ont pas le contrôle logiciel de leur informatique, elles ne peuvent pas garder la responsabilité de la façon dont le public est traité sur le plan informatique.

6D’un autre côté cependant, il existe de nombreuses tâches de la vie quotidienne à l’occasion desquelles nous employons des logiciels sur nos propres machines. Qui ne comptent pas seulement ce que nous appelons nos « ordinateurs personnels », mais également nos assistants électroniques, nos téléphones portables, etc. – qui sont eux-mêmes des ordinateurs.

7Enfin de nombreux aspects de la vie passent par le crible de l’informatique et des logiciels. Pensons aux travaux de publication, même sur papier, qui impliquent généralement l’usage des ordinateurs. Pouvons-nous demeurer assurés de notre liberté d’expression si des intérêts privés exercent un contrôle total sur ces machines ?

8En fin de compte, le plus important en ce qui concerne le logiciel libre n’est pas la question de sa production, notamment industrielle, c’est la question de son usage. Pour une raison simple d’ailleurs : parce que tout logiciel « privateur » – le terme convient bien mieux que « propriétaire », qui ne permet pas d’insister suffisamment sur l’idée corrélative d’une privation arbitraire de liberté – n’est pas produit par une industrie, mais souvent par des particuliers ; et parce que tout logiciel libre n’est pas produit par des particuliers, mais parfois par de grandes entreprises.

9Paradoxalement d’ailleurs, le mouvement du logiciel libre partage avec l’industrie du logiciel privateur un même souci de l’usage qui est fait de ses logiciels. Pour l’industrie traditionnelle, ce qui est essentiel est de bloquer tout accès de l’usager au code source de ses produits, c’est-à-dire de contrôler la totalité de l’usage qui est fait d’un logiciel. Pour les défenseurs du logiciel libre, cette question de l’usage est également essentielle, mais c’est pour une raison inverse et symétrique, parce que ce qui est absolument essentiel pour eux réside dans la libération de l’usage, c’est-à-dire que l’usager soit libre de transformer le code du logiciel selon ses désirs ou ses besoins.

10C’est donc plutôt le point de vue dit « open source » – qui défend la production de logiciels à code source ouvert – qui s’intéresse principalement à la question de la production. C’est en effet un point de vue qui privilégie l’efficacité du processus productif sur les règles d’usage du logiciel qui en résulte.

11P. MATHIAS : « Logiciel libre » ne désigne donc pas seulement un certain statut légal, mais fait également signe vers l’idée d’une créativité.

12R. M. STALLMAN : L’idée du « logiciel libre » est l’idée que l’auteur d’un logiciel doit respecter les quatre libertés essentielles des usagers : (0) liberté de faire tourner un programme comme on l’entend ; (1) liberté d’étudier et de transformer le code source de manière à faire faire au logiciel ce qu’on souhaite ; (2) liberté de faire des copies du logiciel et de les distribuer à qui l’on veut ; (3) liberté enfin de faire des copies des versions modifiées et de les distribuer également à qui l’on veut.

13Ainsi chacun a une entière liberté de contribuer à l’écriture de logiciels libres, ou de ne pas y contribuer. Seulement dès lors qu’il y contribue d’une manière ou d’une autre, ceux qui en font usage peuvent en user dans un contexte de liberté. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de règles d’usage, mais celles-ci, qui concernent certains détails de conception et de développement, ne restreignent pas fondamentalement les possibilités de manipulation des utilisateurs. Beaucoup de licences libres par exemple imposent des règles quant à la façon dont doivent être organisés les « paquets » logiciels, ou dont doit être mentionnée l’information faisant état du caractère libre de la licence d’utilisation de ces logiciels. Sans doute peut-on donc voir là une manière de rejet de l’idée d’« auteur », en tout cas dans la mesure où – traditionnellement – on le considère comme une sorte de « créateur » semi-divin qui aurait des prérogatives particulières sur sa création, partant sur ce qu’en font les utilisateurs.

14Notre société a d’une manière générale tendance à exagérer l’importance de la créativité, relativement à d’autres valeurs, telles que la liberté ou la fraternité. Je suis intimement convaincu pour ma part que ce qui prime est la situation dans laquelle se trouvent hommes et femmes, et ce qu’ils peuvent faire de leur existence. Leurs interactions forment une part de cette réalité, mais n’en sont pas toute la réalité. Ce qu’on peut accomplir par soi-même a également son importance. La « créativité » n’est qu’une petite partie de cet ensemble, et il n’y a pas lieu d’en exagérer la valeur.

15Peut-être s’agit-il d’ailleurs là d’autre chose que d’une idée reçue. Je soupçonne en effet que c’est le résultat d’une longue campagne de communication orchestrée par les industries du copyright, qui n’a d’autre plus profond désir que d’exercer sa puissance sur les particuliers au nom des « créateurs ». Nombreuses sont les critiques ou les oppositions aux exigences spécifiques de ces compagnies, comme par exemple la contestation en France de la dadvsi[1]. Mais toute cette contestation repose sur les mêmes attendus qui sont ceux de la campagne orchestrée par les industries visées : que la « créativité » est la valeur la plus haute, et qu’elle doit être encouragée quel qu’en soit le coût pour l’ensemble de la société. C’est avec cette présupposition que je suis en total désaccord. Je considère qu’il est opportun d’encourager créativité et innovation, toutes choses égales par ailleurs. Mais je ne sacrifierai jamais une liberté essentielle pour y parvenir !

16P. MATHIAS : Il semblerait donc que « logiciel libre » désigne une forme de procédure, ou un processus en tout cas, à la fois libre et mobile, et qui ne peut pas du tout se laisser réduire à un schéma bipolaire mettant en scène un « créateur » et son « produit ».

17R. M. STALLMAN : Un logiciel libre n’est pas une procédure, un logiciel libre est un logiciel ! Un programme libre est un programme, c’est-à-dire une œuvre écrite. Un logiciel « privateur » est également une œuvre écrite. Toute la différence entre les deux est dans la liberté dont un usager dispose – ou non – dans l’usage qu’il fait de ces œuvres.

18Considérer qu’il s’agit de « processus » consiste à confondre l’essentiel et l’accessoire. Ce à quoi nous avons affaire, c’est à une communauté d’individus libres, c’est-à-dire qui emploient et transforment des logiciels en toute liberté.

19L’usage qui en résulte, ou bien la transformation des logiciels par une communauté, peuvent être considérés comme des processus. Mais il faut considérer deux échelles distinctes dans le développement d’un logiciel : la « petite échelle » concerne la façon dont un programme est développé par des développeurs ; et la « grande échelle » concerne la façon dont une société peut contribuer au développement de ce programme en l’utilisant pendant plusieurs années consécutives. Dans le premier cas, on anticipe sur un potentiel à venir, dans le second on évoque simplement une histoire. Mieux : le premier n’est qu’un détail, tandis que le second exprime une fonction importante d’une société qui se dit « libre ». C’est ainsi une erreur que d’insister sur le développement d’un programme, car c’est au fond là une chose secondaire. Ce qui prime tout, ce sont les personnes, et leur communauté de liberté. Or cette erreur, précisément, qui consiste à privilégier la question du développement logiciel au détriment de celle des personnes et de leur liberté, est une erreur très commune, et j’y résisterai sans répit.

20Certes, il y a des cas où l’on peut accepter de considérer un logiciel libre comme un « produit », car il existe des entreprises qui font commerce du développement et de la mise à jour de tels logiciels. Mais ce n’est certainement pas la règle générale, et l’on ne doit par conséquent pas associer le terme de « produit » à tous les logiciels libres.

21Un logiciel libre est un logiciel qui donne aux utilisateurs la possibilité d’un mode de vie spécifiquement libre. Ce que j’entends par « mode de vie » est quelque chose qui appartient à une communauté. Cela désigne une multiplicité de chemins qu’un individu peut choisir de prendre, mais également certaines limites. C’est ainsi qu’on parlera d’un « mode de vie à la française » – a French way of life – qui inclut nombre de « manières » que tout un chacun peut imaginer, mais bien d’autres possibilités encore, moins évidentes. L’on parlera alors dans le même ordre d’idées d’un « mode de vie orienté logiciel libre », par opposition à des manières serviles de faire usage des programmes informatiques.

22P. MATHIAS : Apparemment donc « logiciel libre » ne désigne pas seulement des choix pratiques expressifs de la façon dont les choses sont faites ; mais principalement un choix éthique caractéristique de la façon dont les choses doivent être faites.

23R. M. STALLMAN : Pour bien se comprendre, il importe absolument de distinguer les « logiciels libres » en tant que tels du « mouvement du logiciel libre ». Un logiciel libre est un logiciel au même titre qu’une encyclopédie ou des manuels scolaires et universitaires sont des œuvres littéraires ; ou bien au même titre que des rivières naturelles font partie d’un environnement géographique. Par contraste, le mouvement du logiciel libre est un mouvement social, tout comme il existe un mouvement environnementaliste.

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Coding. Sans nom d’auteur.

24Les mouvements environnementalistes travaillent à dépolluer les rivières – parmi d’autres choses. Mais de tels mouvements ne sont pas faits de rivières ! Ils forment plutôt un ensemble d’activités intentionnelles rassemblant autour d’objectifs déterminés et collectivement des individus plus ou moins nombreux. De la même manière, le mouvement du logiciel libre est un mouvement qui vise à encourager la production et l’utilisation de logiciels libres. Il existait des logiciels libres avant qu’il existât un mouvement du logiciel libre, tout comme il existait quelques rivières non polluées avant la formation des premiers mouvements environnementalistes.

25Notre but est de résoudre complètement le problème social que constitue le logiciel privateur. Nous ne prétendons pas que c’est une chose facile, mais c’est bien là notre objectif.

26P. MATHIAS : Faut-il dès lors considérer le mouvement du logiciel libre comme un appareil social et politique rigoureusement structuré, ou bien comme une manière d’idéologie contemporaine destinée à inspirer la construction de notre futur technologique ?

27R. M. STALLMAN : Je ne comprends pas bien la différence entre ces deux descriptions, aussi me contenterai-je de deux remarques tangentes.

28Premièrement, il est évident qu’il n’existe pas d’organisation mondiale unique à laquelle appartiendraient tous les adhérents affiliés à la philosophie et au mouvement du logiciel libre. Il existe en revanche de nombreuses organisations pour promouvoir cette philosophie et animer son mouvement, plus encore pour promouvoir son utilisation. Et non seulement cela, mais n’importe qui peut entreprendre de créer de nouvelles structures locales ou régionales de défense de ces idéaux et de ces usages. Le monde du logiciel libre est un monde libre !

29Maintenant deuxièmement, la communauté du logiciel libre est dans la situation de la démocratie américaine aux environs de 1800. Celle-ci fonctionnait alors suffisamment bien pour laisser entendre qu’il s’agissait d’un régime viable, mais elle ne concernait qu’une fraction du Monde d’alors, et ne concernait pas même l’ensemble des citoyens américains. À ce jour, la communauté du logiciel libre fonctionne suffisamment bien pour donner à voir que la liberté dans le cyberespace est une option viable. Mais seule une fraction des habitants du cyberespace font partie de notre communauté, et parmi ceux mêmes qui y participent activement la plupart usent de logiciels non libres. Le chemin est donc encore long avant la libération du cyberespace !

30P. MATHIAS : Peut-on supposer que « la libération du cyberespace » sera pratiquement plus à portée de main que « la libération de l’humanité » – de son aliénation religieuse ou économique ?

31R. M. STALLMAN : Pour ce qui est de la libération de l’aliénation économique, c’est là une question pour laquelle personne ne possède de réponse fiable ; et pour ce qui est de l’aliénation religieuse, je ne suis pas sûr de comprendre ce que cela signifie.

32Maintenant considérer la libération du cyberespace comme un objectif pratique, c’est très certainement pertinent. Je sais d’expérience et très précisément ce que signifie libérer des individus de la domination des seigneurs du logiciel « privateur ». La cible est difficile à atteindre, mais à tout le moins elle est clairement identifiée.

33Cela ne signifie pas que nous avons d’ores et déjà les moyens de proposer un planning ! Il n’y a pas de plannings appropriés aux luttes pour la liberté, qui sont généralement menées envers et contre tout. Il n’y avait aucun planning en 1776, ou en 1789, en 1968, même en 1944. Il ne faut pas oublier le principe que « nul plan de bataille ne survit au contact avec l’ennemi » [2].

34Il est clair que nul n’est jamais parvenu à construire un système social exempt de toute forme de corruption ou d’abus. Mais s’il n’y a pas lieu de chercher la perfection dans ce domaine, il ne faut pas non plus se croiser les bras tandis que sont perpétrées de nombreuses injustices, au motif aberrant qu’on n’a pas de substitut parfait à un système social qu’on sait être mauvais.

35P. MATHIAS : Ainsi donc « la libération du cyberespace » constitue un objectif pratique, non un projet idéaliste et illusoire – si par « idéaliste » on entend quelque chose comme « absurde », « littéraire », ou « irresponsable ».

36R. M. STALLMAN : Cette interprétation de l’idéalisme est une distorsion sémantique employée par les cyniques pour briser sans vergogne et déprécier des mouvements de pensée ou sociaux qui se réclament légitimement de l’« idéalisme ». Car l’« idéalisme » n’est en l’occurrence rien d’autre que la poursuite de fins qui excèdent les appétits. Les idéaux gravitant autour du logiciel libre sont ainsi une instanciation d’une conception plus générale de l’éthique. Cette idée plus générale de l’éthique n’est du reste pas nouvelle, et comme elle ne concerne pas spécifiquement l’informatique et les logiciels, je ne la qualifierais pas d’« éthique du logiciel libre », ni même d’« éthique logicielle ».

37P. MATHIAS : Comment définir cette « idée plus générale de l’éthique » ?

38R. M. STALLMAN : Je ne puis la définir très précisément. Je n’ai pas à ma disposition un système formalisé de l’éthique. Je mobilise plutôt un jeu de pratiques à la lumière desquelles j’applique ma conscience aux situations diverses que je rencontre, ainsi que quelques principes généraux tels que : « Le profit ne justifie pas de manipuler la liberté d’autrui ». Idées éthiques correspondant plus ou moins à ce qu’on appelle l’humanisme séculier. Je suis par exemple parvenu à cette conclusion que les développeurs de logiciels doivent respecter la liberté des usagers de ces logiciels, en n’écrivant que des logiciels libres. Et si je suis parvenu à cette conclusion, c’est après avoir été moi-même dans les deux positions, celle de l’usager autant que celle du développeur, et en consultant pour ainsi dire ma conscience selon ces deux points de vue symétriques.

39P. MATHIAS : Admettons. « Libre » aurait donc une dimension votive faisant signe vers une croyance plutôt qu’un fait réel ?

40R. M. STALLMAN : C’est là un non sequitur contre lequel je m’inscris vigoureusement en faux ! La question de savoir si une personne dispose ou non d’une certaine liberté est une question de fait. C’est un fait relatif à une situation sociale objective, et qui renvoie par conséquent à ce que pensent un certain nombre de personnes et à ce qu’elles sont disposées à faire dans des circonstances données. Et qu’elle soit relative à une situation sociale n’implique pas que la liberté ne soit ni un fait ni objective. Que nous ayons à percevoir puis analyser et interpréter nos données sensorielles n’implique pas que les résultats ne puissent être des faits. Sans doute ces résultats ne sont-ils pas parfaits, mais la perfection n’est pas une catégorie applicable au monde réel, elle constitue une norme d’une sublimité parfaitement inappropriée. C’est trop demander que la perfection. Nous devons nous contenter des faits imparfaits que nous pouvons collecter, et reconnaître que « imparfait » ne signifie pas « inutile ».

41P. MATHIAS : Pouvons-nous donc en conclure que la philosophie du logiciel libre peut inspirer une œuvre législative ?

42R. M. STALLMAN : Nous observons qu’elle l’a déjà fait. Quelques pays ont mis en place des lois inspirées du mouvement du logiciel libre. À l’heure actuelle le Venezuela s’y applique, mais d’autres s’y sont déjà mis. C’est que le mouvement du logiciel libre opère sur un plan essentiellement éthique : il dit que certaines formes de conduites sont injustes, et que d’autres sont justes. C’est là une excellente raison de changer la loi.

43P. MATHIAS : Beaucoup paraissent penser que le développement du logiciel est économiquement impraticable, peut-être parce qu’il existe une confusion sémantique de l’anglais free, qui renvoie aussi bien à l’idée de liberté qu’à celle de gratuité. La confusion vient peut-être également du fait que le développement de logiciels libres dépend essentiellement de ce que chacun veut bien faire, en personne, pour le bénéfice d’autrui – selon ce que lui dicte sa « bonne volonté ». Ce sont là deux obstacles à la compréhension de l’éthique du logiciel libre, et qui paraissent contribuer à une représentation du mouvement qui la défend comme fantasmatique et dénué de sens ou d’utilité. Peut-être faudrait-il donc expliquer pour quelles raisons et à quel point l’économie du logiciel libre est pertinente et féconde. Car si du fait de l’ignorance qui règne sur ces questions, l’on vient à penser que cette économie « ne marche pas », on aboutira à une situation telle que le meilleur système – celui du logiciel libre – sera bloqué, voire anéanti, par le moins bon – celui du logiciel privateur.

44R. M. STALLMAN : S’il y a des gens pour penser que le système social du logiciel libre ne fonctionne pas, ou que les logiciels libres qui existent déjà ne fonctionnent pas, il suffit de les confronter à un simple fait : qu’ils fonctionnent tous les deux ! Ce n’est cependant pas là l’essentiel de la réponse qu’il faut apporter à ces conceptions erronées.

45La liberté ne requiert pas la moindre « pertinence économique » pour être justifiée. S’il existe des hommes et des femmes pour le supposer, il faut dénoncer leur erreur et non pas l’accepter. En fait la notion même de « justification économique » paraît erronée, parce qu’une théorie ou une pratique économiques ne visent pas à déterminer ce qui est juste. Elles visent seulement à déterminer ce qui est possible, non ce qui est bon.

46Aussi ce qu’il convient d’opposer à l’ensemble de ceux qui prétendent que l’éthique du logiciel libre est vaine et dénuée de sens est ceci : « Si vos théories concluent que le système du logiciel libre est impossible, elles sont tout simplement fausses, parce qu’elles sont en contradiction avec les faits. Nous pouvons au contraire vous montrer que c’est un système tout à fait opérant. Et quant à la question de savoir comment concilier vos théories avec ce simple fait, ce n’est pas notre problème. »

47La question de la justification est une question toute différente, d’ordre éthique. Il faut donc des arguments éthiques pour montrer que le système du logiciel privateur est injustifiable.

48P. MATHIAS : Laissons à présent la question du conflit entre l’entreprise du logiciel privateur et l’éthique du logiciel libre. Qu’en est-il du débat opposant le mouvement du logiciel libre d’une part aux tenants des logiciels « open source » – logiciels à code source ouvert – et d’autre part aux défenseurs des « Creative Commons », ce type de licence qui s’efforce de recentrer la réglementation des œuvres de l’esprit et de leur propriété sur les créateurs plutôt que les entreprises supposées défendre leurs droits ? On ne peut certes pas assimiler le dispositif « open source » à celui des licences « Creative Commons ». Aussi les termes du débat opposant le mouvement du logiciel libre au premier ne peuvent-ils pas être les mêmes que celui l’opposant au second. Apparemment l’opposition du mouvement du logiciel libre à celui des logiciels « open source » se ramène à la distinction de la liberté et de l’efficacité. Est-ce exact ?

49R. M. STALLMAN : Je ne pense pas que l’idée d’opposition convienne ici. Le mouvement du logiciel libre ne s’oppose pas à proprement parler à la défense des logiciels à code source ouvert, mais les uns et les autres nous sommes en désaccord sur le choix de certaines valeurs fondamentales. La philosophie du logiciel à code source ouvert dit qu’il est utile que l’accès au logiciel soit libre, mais refuse de poser le problème en termes proprement éthiques. C’est une philosophie qui définit un ensemble un peu restreint de libertés – pas tout à fait celui de l’éthique du logiciel libre, mais somme toute pas très éloigné d’elle et du mouvement qui la défend – mais elle ne pose en vérité pas la question de savoir s’il est acceptable ou non sur le plan éthique de refuser à autrui cet ensemble de libertés.

50Quant aux licences « Creative Commons », elles sont encore plus éloignées de nous : elles ne cherchent pas même à postuler un ensemble de libertés de base.

51P. MATHIAS : Au centre donc de la philosophie du logiciel libre il y a l’idée de la liberté, tandis qu’au centre des « Creative Commons » il y aurait plutôt celle de normativité, que Lawrence Lessig rend par le terme de « regulability ».

52R. M. STALLMAN : Je comprends mal la notion de « normativité » dans ce contexte, mais je doute qu’il s’agisse là d’une description appropriée de la position des défenseurs des « Creative Commons ». Leur objectif avoué consiste à rendre aux dépositaires de certains droits d’auteur le pouvoir de les défendre ou de les faire respecter de manière plus flexible. En effet, ils leur montrent de quelle manière tenir des positions moins restrictives, ou comment mieux traiter le public – s’ils acceptent un tel impératif éthique… Cette étape est utile, dans la mesure où elle permet à un détenteur de droits d’auteur d’éviter d’agir d’une manière qui me paraît injuste et mauvaise. Mais la philosophie des « Creative Commons » ne dit pas elle-même qu’il peut s’agir de quelque chose d’injuste et de mauvais. Le discours des « Creative Commons » n’est pas un discours proprement éthique. Car en fait, quel que soit le type de licence que le détenteur d’un droit choisit, les « Creative Commons » ne le condamnent pas.

53P. MATHIAS : Si certaines manières – notamment informatiques – sont « bonnes » et d’autres « mauvaises », le problème est donc manifestement éthique. Faut-il en conclure que les philosophies du logiciel libre ou des « Creative Commons » ne sont pas seulement des choix pratiques, mais également des choix idéologiques ?

54R. M. STALLMAN : Le mouvement du logiciel libre occupe une position politique, mais non pas celui des « Creative Commons », sinon peut-être implicitement pour donner une légitimité au statu quo dans lequel nous vivons. Les « Creative Commons » n’expriment pas la moindre opinion favorable ou défavorable quant aux manières de gérer les droits d’auteur. Elles disent qu’elles cherchent seulement à aider les auteurs à gérer en personne et librement l’extension de leur pouvoir. C’est évidemment là que réside l’essentiel du fossé séparant les tenants du logiciel libre de ceux des « Creative Commons ». L’idée de base des défenseurs des logiciels libres est qu’il existe un certain nombre de libertés dont tout usager doit pouvoir disposer. Rien de tel dans les « Creative Commons »…

55P. MATHIAS : N’y a-t-il cependant pas une « philosophie » des « Creative Commons » supposée inspirer le travail législatif ?

56R. M. STALLMAN : Pour autant que je sache, les défenseurs des « Creative Commons » ne poursuivent aucune transformation de la loi. Le dispositif fonctionne dans le cadre préétabli de la loi existante.

57Il ne faut à cet égard pas confondre l’idée d’une « culture libre » avec les « Creative Commons ». Le mouvement pour la « culture libre » est analogue à celui de la défense des logiciels à code source ouvert, qui encourage le développement d’œuvres pouvant être qualifiées de « libres » selon certains critères.

58Mais les « Creative Commons » ne font rien de tel. Les « Creative Commons » disent que leur mission est d’aider les détenteurs de droits à exercer leurs pouvoirs de manière plus flexible. À aucun moment elles ne prétendent vouloir limiter ces pouvoirs en quelque façon que ce soit.

Notes

  • [*]
    La version originale de cet entretien, conduit en Américain, peut être consultée sur le site du CIPh.
  • [1]
    Loi promulguée en 2006 et intitulée « Loi sur les Droits d’Auteur et les Droits Voisins dans la Société de l’Information ».
  • [2]
    Précepte énoncé par le Maréchal prussien Von Moltke (1800-1891).