Hacker's Delight

1Les textes qui suivent sont extraits du dernier ouvrage de McKenzie Wark, Un manifeste Hacker (traduction collective, Criticalsecret, 2006). Avec l’accord de leur auteur, ils ont été librement choisis et adaptés par Paul Mathias, qui en a également choisi le titre. Ils donnent lieu à une discussion publiée sur le site Internet du Collège, rubrique Rue Descartes.

2[125] – Une histoire hacker ne connaît que le temps du présent.

3[160 a] – Toute production est un hack formalisé et répété sur la base de sa représentation comme propriété. Produire c’est répéter ; hacker, c’est différencier. Si la production est le hack, capturé par la propriété et répété, le hack, c’est la production produite comme autre chose qu’elle-même.

4[071] – Le hack touche au virtuel et transforme l’actuel. « Pour être qualifiée de hack, la trouvaille doit être imprégnée d’innovation, de style et de virtuosité technique ». Les termes « hacking » et « hacker » ont émergé sous cette signification chez les ingénieurs en électrotechnique et en informatique. Comme ces domaines étaient à la pointe de la production créative du monde vectoral [1] il est normal que ces mots en soient venus à représenter une activité plus vaste. De fait, le hacking des nouveaux vecteurs d’information a été un tournant, dans l’émergence d’une prise de conscience élargie des pouvoirs créatifs de l’abstraction.

5[002] – Nous sommes les Hackers, les tâcherons de l’abstraction, à la fois les bousilleurs et les novateurs – les dépeceurs, les limiers d’univers. Nous produisons de nouveaux concepts, de nouvelles perceptions, de nouvelles sensations, hackées à partir de données brutes. Quel que soit le code que nous hackons, serait-il langage de programmation, langage poétique, mathématique ou musique, courbes ou couleurs, nous sommes les extracteurs des nouveaux mondes. Que nous nous présentions comme des chercheurs ou des écrivains, des artistes ou des biologistes, des chimistes ou des musiciens, des philosophes ou des programmeurs, chacune de ces subjectivités n’est rien d’autre qu’un fragment de classe qui advient peu à peu, consciente d’elle-même.

6[004] – Les hackers créent la possibilité que des choses nouvelles s’engagent dans le monde. Pas toujours des grandes choses, ni même des bonnes choses, mais des nouvelles choses. En art, en science, en philosophie et dans la culture, dans toute production des connaissances où les données peuvent être rassemblées, d’où l’information peut être extraite, dans ce que cette information peut produire de nouvelles possibilités pour le monde, il y a des Hackers qui hackent le neuf hors du vieux. Nous, les Hackers, nous créons ces nouveaux mondes, mais nous ne les possédons pas. Ce que nous créons est hypothéqué par d’autres, pour les intérêts des autres, des États et des organisations, qui monopolisent les moyens de réaliser les univers que nous sommes seuls à découvrir. Nous ne possédons pas ce que nous produisons – cela nous possède.

7[070] – Hacker c’est exprimer la connaissance sous n’importe quelle forme. Le savoir du Hacker, dans sa pratique, implique une politique de l’information libre, de l’étude libre, de l’échange du résultat d’égal à égal dans un réseau peer-to-peer. Le savoir du Hacker implique aussi une éthique de la connaissance ouverte aux désirs des classes productives, et libérée de la subordination à la production marchande. Le savoir du Hacker est une connaissance qui exprime la virtualité de la nature en la transformant, étant pleinement conscient de la gratification comme du danger. Quand le savoir est libéré de la rareté, la libre production des connaissances devient un savoir des producteurs libres.

8[058] – Le hack exprime la connaissance dans sa virtualité, en produisant de nouvelles abstractions ; elles ne s’inscrivent pas nécessairement dans le régime disciplinaire qui organise et conforme l’éducation. La connaissance à son niveau le plus abstrait et le plus productif peut être rare, mais cette rareté n’a rien à voir avec celle imposée par la hiérarchie et la marchandisation de l’éducation. La rareté de la connaissance exprime la variété cachée de la nature elle-même, qui refuse d’être disciplinée. La nature se déploie – se déplie dans son temps propre.

9[225] – Même les hacks inutiles peuvent, de manière assez perverse, être valorisés pour la pureté de leur inefficacité. Il n’y a rien qui ne puisse pas être valorisé comme représentation. Il n’y a rien qui ne puisse pas être critiqué et par conséquent valorisé, de toute façon, par la vertu de l’attention accordée à ses propriétés. Le hack est conduit dans l’histoire par sa condition d’existence – l’expression – qui appelle au renouvellement de la différence.

10[008] – L’abstraction peut être découverte ou produite, peut être matérielle ou immatérielle, mais elle est toujours produite et affirmée par un hack. Abstraire c’est élaborer un plan dans lequel des matériaux, par ailleurs différents et sans rapport entre eux, peuvent être mis en relation de nombreuses façons. Abstraire c’est exprimer la virtualité de la nature, faire connaître quelques moments de ses multiples possibilités, actualiser une relation parmi un infini relationnel, manifester le divers.

11[046] – À travers le développement de l’abstraction, la liberté peut désormais être arrachée à la nécessité. La classe des vectoralistes, comme ses prédécesseurs, cherche à enferrer l’abstraction dans la production de limites et de raretés, non dans la production de liberté et d’abondance. La constitution de la classe Hacker comme classe advient au moment précis où la libération de la nécessité et de la domination de classe apparaît à l’horizon des possibilités.

12[010] – De l’abstraction de la nature proviennent sa productivité et la production d’un surplus, au-delà des nécessités de la survie. De ce surplus en expansion au delà de la nécessité provient une capacité extensive de hacker encore et encore, en produisant de nouvelles abstractions, une nouvelle productivité, une plus grande liberté par rapport à la nécessité – au moins potentiellement. Mais le hacking de la nature, la production d’un surplus, ne nous rendent pas libres.

13[296] – L’abstraction des mondes objectif et subjectif dans l’information circulant librement via le vecteur, inaugure la virtualité du désir comme tel, et sa libération de la marchandisation, potentiellement. L’information est « non-concurrente » – elle ne connaît pas de pénurie naturelle. À la différence des produits réifiés du sol et du capital, la consommation individuelle de l’information n’en prive pas quelqu’un d’autre. Le surplus apparaît sous sa forme absolue. La lutte devient quelque chose de relatif au hacking du vecteur, d’ouvrir le virtuel et la marchandisation de l’information comme rareté et comme simple représentation. La possibilité d’un dépassement de la subjectivité repose sur cette lutte infrastructurelle. Les moyens de production du désir – le vecteur, au long duquel s’écoule un surplus immatériel d’information – sont le premier et le dernier point où la lutte pour libérer la subjectivité doit être menée. Toute image particulière du sujet en révolte peut être retournée en l’image d’un objet à désirer, mais le vecteur lui-même est d’une autre substance. La libération du vecteur est la seule prohibition absolue du monde vectoral, et le point où le défier.

14[139] – L’information, quand elle est vraiment libre, n’est pas libre dans le but de représenter le monde parfaitement, mais de s’exprimer en différence par rapport à ce qui existe, et pour exprimer la force coopérative qui transforme ce qui existe en ce qui peut être. Le signe d’un monde libre n’est pas la liberté de consommer l’information, ni de la produire, ni de même de mettre en œuvre son potentiel dans des mondes privés au choix de quiconque. Le signe d’un monde libre est la liberté de transformation collective du monde, à travers des abstractions librement choisies et librement actualisées.

15[127] – L’information est immatérielle, mais elle n’existe jamais sans support matériel. L’information peut être transférée d’un support matériel à l’autre, mais ne peut pas être dématérialisée – si ce n’est dans la plus occulte des idéologies des vectoralistes. L’information émerge en concept quand elle accomplit une relation abstraite avec la matière. Cette abstraction de l’information, en tout support matériel particulier, crée la véritable possibilité d’une société vectorale, et produit le nouveau terrain du conflit de classe : le conflit entre la classe des vectoralistes et la classe Hacker.

16[128] – L’information exprime le potentiel du potentiel. Quand elle n’est pas entravée, elle libère les capacités latentes de tous individus et de toutes choses, sujets et objets. L’information est le plan sur lequel objets et sujets viennent à l’existence comme tels. C’est le plan sur lequel le potentiel d’existence de nouveaux sujets et objets peut être avancé. C’est là que la virtualité fait surface.

17[099] – La production surgissant librement des entraves de la propriété, de ses représentations locales et contingentes de droit et d’appropriation, donna finalement naissance à une forme abstraite et universalisante de propriété, la propriété privée. La propriété privée comprend la terre, le capital, et finalement l’information, rapportant chacun à sa forme abstraite et faisant de chacun une marchandise, elle a prélevé le sol dans le continuum de la nature et en a fait une chose ; elle a séparé de la nature des produits pour en faire des objets destinés à la vente et à l’achat, et de cette façon encore, en a fait des choses. En dernier lieu, la propriété a fait de l’information, ce potentiel immatériel, encore une chose. Et dans cette triple objectivation, la propriété a produit, entre autres, son signe historique objectivé et sans vie.

18[029] – L’information, comme la terre et le capital, est devenue une forme de propriété monopolisée par une classe, une classe de vectoralistes, ainsi nommés parce qu’ils contrôlent les vecteurs au long desquels est abstraite l’information, de la même manière que les capitalistes contrôlaient les moyens matériels par lesquels les biens étaient produits, et les propriétaires agraires contrôlaient la terre sur laquelle les denrées étaient produites. Cette information, au départ propriété collective des classes productives – la classe des ouvriers et celle des fermiers, ensemble – devint la propriété d’une autre classe accapareuse.

19[320] – Un stock d’information constitue une archive, un corps d’information maintenu à travers le temps et qui porte une valeur durable. Un flux d’information constitue la capacité d’extraire à partir d’événements de l’information dont la valeur est temporaire, et de la distribuer vite et largement. Un vecteur constitue le moyen de réaliser aussi bien la distribution temporelle d’un stock que la distribution spatiale d’un flux d’information : le pouvoir vectoral en tant que pouvoir de classe se constitue à partir de la détention et du contrôle de ces trois aspects.

20[318] – Quand l’information se voit devenir l’objet d’un régime de propriété, une classe vectorale naît et extrait sa marge de la possession de l’information. Cette classe est en compétition interne pour les moyens les plus lucratifs de marchandiser l’information en tant que ressource. Avec la marchandisation de l’information apparaît sa forme vecteur. Extraire un surplus de l’information requiert des technologies capables de transporter l’information à travers l’espace, mais aussi à travers le temps. Le stockage de l’information peut générer autant de valeur que sa transmission, et l’archive constitue un vecteur à travers le temps, tout comme la communication constitue un vecteur qui traverse l’espace. Le potentiel total de l’espace et du temps devient l’objet de la classe vectorale.

21[284] – Le capital demandait le corps du travailleur seulement pour la durée de la journée de travail. La classe des vectoralistes a trouvé les moyens de fonder sa demande sur chaque aspect de l’existence, à travers son pouvoir de désigner toute partie de l’existence comme une ressource. La lutte pour limiter la journée de travail, alors qu’elle était salutaire comme moyen de libérer le corps du travail n’a pas libéré le travailleur de la marchandise, mais simplement déchargé le sujet de son rôle de producteur, pour lui donner une tâche bien plus lourde : celle de sujet en tant que consommateur.

22[319] – La classe vectorale s’établit pour elle-même dès qu’elle est en possession des technologies puissantes de vectoralisation de l’information. L’information devient quelque chose séparée de ses conditions matérielles de production et de circulation. Elle est, sous le signe de la propriété, dégagée des lieux, des cultures et des formes particulières, et distribuée dans des espaces de plus en plus larges. L’abstraction de l’information à partir du monde devient à son tour le moyen d’abstraire le monde de lui-même.

23[329] – La classe vectorale s’élève jusqu’à l’illusion d’une dimension instantanée et globale de calcul et de contrôle. Mais comme les classes productives du monde commencent à le savoir trop bien, ce n’est pas la classe vectorale qui détient réellement le pouvoir subjectif sur le monde objectif. Le vecteur lui-même usurpe le rôle du commandement, en devenant le seul dépositaire d’une volonté face à un monde qui ne peut être appréhendé que sous sa forme marchandisée. Ce plan global émergent est d’emblée totalisant et catégoriquement partial. Une totalité émerge sous le signe d’un simple dehors.

24[373] – Le vecteur transforme les représentations locales en de libres concurrences globales, les introduisant même quelquefois dans une confrontation violente, en brisant leur lien à la localité, apparemment naturel. Mais le vecteur inaugure aussi un domaine virtuel pour la production de nouveaux types qualitatifs de différence. Ces différences peuvent également être prises dans la guerre de la représentation, et dans la régulation des domaines informationnels de la signification et de la conséquence. Mais le vecteur peut aussi constituer la dimension dans laquelle une libre expression de la différence peut s’affirmer et se renouveler. L’hétérogénéité fleurit au cours de l’imposition des formes de marchandise globales et uniformes, en tant que nouvelle multiplicité hackée sur le vectoral.

25[321] – Le vecteur n’abstrait pas seulement l’information de ses conditions particulières de production, il abstrait également tout autre rapport au sein duquel il s’insère. L’accroissement de la portée des marchés, des États, des armées, des cultures, de la forme locale à la forme nationale et à la forme supranationale, est conditionné par le développement de vecteurs au long desquels l’information circule pour les relier ensemble. Le vecteur traverse toutes les enveloppes, les étirant, les faisant exploser, ou les obligeant à se soumettre et à se fermer étroitement.

26[383] – La propagation vectorale d’information marchandisée produit à la fois la marchandisation des choses et la marchandisation du désir. Ce qui accroît la conscience d’une exploitation globale qui bénéficie aux classes dirigeantes du monde surdéveloppé, en représentant exclusivement l’injustice comme une inégalité matérielle. Les classes productives des mondes surdéveloppé et sous-développé en viennent à se mesurer elles-mêmes à leurs représentations réciproques. L’une méprise l’autre pour ce qu’elle a – et elle-même pour ce dont elle manque. L’une méprise l’autre pour ce qu’elle veut – et elle-même pour ce qu’elle aurait à perdre.

27[341] – Sous le contrôle de la classe vectorale, le vecteur procède par objectification et produit la subjectivité correspondante. De même que l’objet devient une valeur abstraite, de même fait le sujet. Une subjectivité vectorale se forme qui n’est pas le sujet universel et éclairé dont le monde surdéveloppé rêve depuis longtemps. La subjectivité vectorale est abstraite, mais pas universelle. Elle acquiert sa spécificité en tant que prise en compte de la différenciation des valeurs qui apparaît dans la dimension abstraite du vecteur. Cette subjectivité est aussi partielle que l’objectivité vectorale – la différence étant qu’un objet ne sait pas qu’il a été approprié comme ressource par le vecteur, alors qu’un sujet le sait. Le sujet perçoit son caractère partiel comme perte, ou comme manque, qu’il peut chercher à combler dans le même champ de valeurs – le champ du vecteur – qui produit le manque en premier lieu ; ou bien, il peut hacker le vecteur, l’ouvrir à la production de qualités exclues de la forme dominante de communication sous la domination de classe.

28[278] – Le sujet abstrait se développe progressivement, mais à grand pas avec l’objectivation du monde. L’histoire de la production du monde, comme chose, est en même temps l’histoire de la production du sujet, c’est-à-dire, de la production du moi comme une chose qui se produit en elle-même, et qui produit son monde en tant que choses.

29[277] – Le sujet n’est rien que le résidu fantomatique d’une séparation, qui ouvre au moi la possibilité de s’approprier l’existence objective de ce qu’il œuvre à créer, et qui présente au sujet un monde objectif, comme quelque chose qui lui manquerait. Le sujet en arrive à ressentir son existence seulement à travers son manque de l’objet, un manque jamais comblé par un objet quelconque, et rendu de plus en plus conscient de son propre manque et de sa propre abstraction.

30[285] – À l’ère de la télesthésie, le vecteur a capturé le corps et l’esprit voire l’âme des dépossédés, comme jamais auparavant. On en est arrivé à une dépossession plus parfaite que toute autre forme de propriété. Le sujet au travail est devenu un producteur de marchandises, et hors du travail il fut mis encore au travail pour reconnaître la valeur de ce que la marchandise représentait, en tant que son consommateur.

31[154] – Quand le vecteur atteignit le point de développement de la télesthésie – la perception à distance par le télégraphe, le téléphone, la télévision – il effectua une séparation du flux de communication et du flux des objets et des sujets, conférant à l’information l’apparence d’un monde à part. L’information – sous la forme marchandisée de la communication – est devenue la métaphore qui gouverne le monde, précisément parce qu’elle le domine par l’actualisation. La troisième nature a émergé, comme l’avait fait la seconde nature, à partir de la représentation de la nature comme propriété. La fabrication génétique de l’ensemble de la biosphère, saisie comme information, et pas seulement comme ressource physique, a pu devenir propriété et propriété publique ou privée. De fait, véritablement cela put constituer la dernière frontière dans la lutte pour l’appropriation du monde comme ressource. Cette appropriation n’est pas moins fausse et partielle que celles qui la précédèrent. À notre époque, c’est une réalité illusoire qui conforme dans l’illusion réelle de la propriété.

32[042] – Une chose unit les pastoralistes, les capitalistes et les vectoralistes – le caractère sacré de la forme de la propriété dont dépend le pouvoir de classe. Chacune de ces classes dépend de formes d’abstraction qu’elle peut acheter et posséder mais pas produire. Chacune dépend de la classe Hacker, qui trouve de nouvelles façons de rendre la nature productive, qui découvre de nouveaux motifs dans les données laissées par la nature [les forces de la nature elles-mêmes] et la seconde nature [la technique], qui produit de nouvelles abstractions à travers lesquelles la nature peut être conduite à produire plus d’une seconde nature – peut-être même une « troisième nature ».

33[332] – Le règne du vecteur est celui où chaque chose et toute chose peut-être considérée comme une marchandise. Tout ce qui apparaît est d’ordre distinct, de valeur, et peut être transformé à volonté en autre chose, qui peut être combiné à n’importe quelle autre chose dans la création d’une nouvelle valeur. Le règne du vecteur est le règne de la valeur.

34[073] – Les apologues des intérêts vectoraux veulent limiter la portée sémantique du terme « Hacker » à une simple criminalité, parce qu’ils craignent précisément son potentiel plus abstrait et multiple – son potentiel de classe. On peut entendre partout la rumeur selon laquelle le Hacker est un nouveau type de jeune délinquant, ou un vandale nihiliste, ou le serviteur d’une organisation criminelle. Ailleurs, le Hacker est présenté comme un simple alternatif inoffensif, un chercheur marginal obsessionnel, avec des styles d’apparition et des codes de conduites restrictifs. Partout, le désir d’ouvrir à la virtualité de l’information, de partager gratuitement les données, de s’approprier le vecteur pour l’expression, deviennent l’objet d’une panique morale, un prétexte pour la surveillance et la réduction du savoir technique aux « autorités compétentes ». Ce n’est pas la première fois que les classes productives se retrouvent face à un tel chantage idéologique. Dans les organismes officiels de l’ordre dirigeant, maintenant, le Hacker paraît rangé à côté de ses modèles précédents : le travailleur syndiqué ou le fermier rebelle. Le Hacker est en excellente compagnie.

35[211] – La critique de la représentation entretient toujours une rareté artificielle de l’interprétation « vraie ». Ou, ce qui n’est pas mieux, elle entretient une rareté artificielle de « vrais » interprètes, possesseurs de la méthode, qui sont autorisés au jeu de la somme nulle entre la critique et la contre-critique pour colporter sinon de vraies représentations, du moins la vraie méthode pour déconstruire les fausses. « Les théoriciens commencent comme auteurs et finissent comme autorités ». Ceci s’accorde parfaitement avec la domination de l’éducation par la classe vectorale qui recherche la rareté et le prestige, dans cette branche de la production culturelle, un produit en prime pour les sujets les plus sensibles. La théorie critique devient la théorie hypo[critique].

36[195] – Les Hackers durent calculer leurs intérêts non comme des propriétaires, mais comme des producteurs – car c’est cela qui les distingue de la classe des vectoralistes. Les Hackers ne possèdent pas seulement de l’information et ne font pas qu’en profiter. Ils produisent de l’information nouvelle, et la produisant ils ont besoin d’y accéder indépendamment de la domination absolue de la forme marchandise. Si l’activité du hack se définit dans une productivité libre, une expression de la virtualité de la nature, alors sa sujétion à la propriété privée et à la forme marchande revient à l’entraver. « Quand la signification d’une liasse de caractères peut être achetée et verrouillée à son endroit, c’est la thermodynamique du langage réduite à une simple chambre cryogénique ».

37[160 b] – La représentation et la répétition de la singularité du hack, comme forme typique de la production, se font via son appropriation par et comme propriété. La récupération du hack pour la production prend sa forme représentative pour et à l’intérieur du social comme propriété. Mais le hack, en lui-même et de lui-même, est toujours distinct de son appropriation pour la production marchandisée. La production a lieu sur la base d’un hack premier en quoi est donnée à la production sa forme explicite, sociale, pouvant être répétée et reproductible.

38[158] – Hacker est la production de la production. Le hack produit une production d’une nouvelle sorte, qui a pour résultat un produit singulier et unique, et un producteur singulier et unique. Chaque Hacker est d’abord et à la fois le producteur et le produit de son hack, et émerge comme une singularité, telle la mémoire du hack comme processus.

39[159] – Le hack pur hack, comme pure production de production, exprime la multiplicité de la nature de laquelle il émerge en instance singulière, et dans laquelle il se meut comme événement. De l’événement singulier du hack vient la possibilité de sa représentation, et de sa représentation vient la possibilité de sa répétition comme production, et de sa production comme répétition.

40[297] – La venue à l’existence des vecteurs selon lesquels l’information s’écoule librement autour du monde, sinon universellement, semble introduire un nouveau régime de rareté, encore plus total que celui du règne du capital auparavant. Partout se trouvent des signes présentés comme la réponse marchandisée au désir ; partout se trouvent des sujets attaqués dans leur pensée d’eux-mêmes et niés par les signes qu’ils ne possèdent pas. Quelquefois cela provoque un durcissement réactif du sujet ; cela produit son renfermement à l’intérieur de l’enveloppe d’une tradition ou d’une autre, ce qui paraît antidater le monde vectoral même si, assez paradoxalement, le vectoral est maintenant la seule voie par laquelle le traditionnel se reproduit comme représentation de la tradition. Quelquefois ce durcissement et ce renfermement dans la tradition produisent une violence, sinon qu’elle n’éclate pas trop clairement en ce qu’elle prend l’aspect des images du pouvoir vectoral, à laquelle cette fausse tradition voudrait résister. Le vecteur produit sa propre réaction vectorale, avec l’effet paradoxal d’accélérer lui-même le vectoral. Nous n’avons plus de racines, nous avons des antennes. Nous n’avons plus d’origines, nous avons des terminaux.

41[344] – Le grand défi pour la classe Hacker n’est pas seulement de créer les abstractions par lesquelles le vecteur peut se développer mais de créer aussi les formes collectives d’expression qui peuvent dépasser les limites, non seulement de la marchandisation, mais de l’objectification en général, dont la marchandisation n’est que le développement le plus pernicieux et le plus unilatéral. Mais la classe Hacker ne peut pas changer le monde à elle seule. Elle peut aussi proposer de louer ses services à la classe vectorale pour maintenir le règne de la marchandise ; ou bien elle peut s’exprimer elle-même comme un don aux classes productives, tirant l’abstraction au dehors des limites de la forme marchande. La classe Hacker virtualise, les classes productives actualisent.

42[387] – La production de marchandises est en transition de la domination du capital comme propriété, à la domination de l’information comme propriété. La théorie de la transition vers un monde au delà de la production marchande doit encore effectuer la même transition. Ce corps théorique a traversé deux phases, qui correspondent à deux types d’erreur. Dans la première phase, quand la théorie était aux mains du mouvement ouvrier, elle a fétichisé l’infrastructure, ou l’économie de la formation sociale. Dans la seconde phase, quand la théorie était aux mains des universitaires radicaux, elle a fétichisé les superstructures de la culture et de l’idéologie. La théorie du premier type réduit la superstructure au reflet de l’économie ; la théorie du second type dote la superstructure d’une économie relative. Ni l’une ni l’autre ne saisissent les changements fondamentaux dans la production marchande qui rendent obsolète cette compréhension de la formation sociale, ou des nouveaux genres de lutte de classe qui émergent maintenant sous l’égide de la domination de l’information comme propriété. La propriété est un concept qui occupe une place liminaire et indécidable entre l’économie et la culture. Notre tâche est aujourd’hui de saisir le développement historique de la production marchande du point de vue de la propriété, pivot autour duquel tournent non seulement l’infrastructure et la superstructure, mais aussi la lutte de classe.

43[072] – Il faudra lutter, pour ce que le Hacker appelle « être dans le monde », c’est-à-dire un monde neuf et un nouvel être. Libérer de ses particularismes le concept de Hacker, comprendre son abstraction, est le premier pas dans ce combat.

44[255] – La politique ne peut devenir expressive que lorsqu’elle est une politique de libération de la virtualité de l’information. Libérer l’information de sa réification comme marchandise, cela libère aussi la force subjective de l’expression. Le sujet et l’objet se rencontrent en dehors de leur simple manque l’un de l’autre, dans leur désir simplement l’un de l’autre, et dans le désir tel qu’il est organisé par l’État aux intérêts de maintenir la forme marchandise de la rareté.

45[126] – L’information tend à être libre mais partout elle est enchaînée.

Notes

  • [1]
    Cf. infra, [127], p.120.