Horizons

1Michel Foucault a élaboré le concept de dispositif pour rendre compte d’un processus d’individuation qui lie le regard et la vision, le regardé et le regardant. Il a construit à partir de là la possibilité de dégager des dispositifs de visibilité singuliers, transversaux à la peinture et aux différents savoirs scientifiques. Avec des travaux comme ceux de Louis Marin, Hubert Damisch ou Daniel Arasse, la réflexion sur l’esthétique s’est emparée de ce problème pour produire de nouvelles analyses, se posant la question d’une topologie picturale dans laquelle l’espace du tableau s’ouvre au dehors sur le point de vue depuis lequel il se laisse voir. Comment la musique pose-t-elle ce problème ? Peut-on dire que la musique construit une écoute comme le tableau construit un regard ? C’est à partir de cette question que ce numéro, prolongeant une journée d’études organisée au CIPh en 2005 [1], voudrait interroger le rapport entre musique et architecture : non pas en se donnant l’espace architectural comme un cadre « contenant » et « hébergeant » la musique, mais en pensant l’espace comme un ensemble de coordonnées déplié par la pensée musicale. Le premier volet de cette revue est ainsi consacré à la façon dont la musique pense ses propres dispositifs musicaux et architecturaux. Par ce terme de « dispositif », nous n’entendons pas seulement la manière dont les instrumentistes et le public se disposent les uns par rapport aux autres, mais également les relations d’individuation que construisent entre eux les différents éléments musicaux (sons, motifs, voix, instruments…) et la relation au visuel (l’image, la danse, le concert) que ces individuations engagent. On se demandera comment construire à partir de ces singularités le concept d’un dispositif musical contemporain relativement au dispositif classique.

2On se souvient des tentatives d’éclatement de la scène conduites par K. Stockhausen, J. Cage, P. Boulez, L. Nono ou L. Berio. En proposant une démultiplication des points de vue, ces dispositifs rompaient avec le dispositif musical classique de la salle à l’italienne, où la place d’écoute était située frontalement face à la scène et matérialisée par la loge du roi. Ils remettaient en même temps en question l’univocité du temps et du lieu musical. Ils inauguraient surtout une période nouvelle de redistribution des rapports entre la musique et l’architecture en s’emparant de la question du lieu musical. On voit surgir aujourd’hui des dispositifs musicaux qui abandonnent complètement cette relation d’enveloppement entre l’œuvre et l’espace pour faire de l’espace un matériau ou une forme à travailler. Il en est ainsi des nouveaux dispositifs architecturaux requis par les installations contemporaines Ellès ou Listen Lisboa de Cécile Le Prado où la musique devient comme une radiographie sonore de l’espace et de son histoire. C’est paradoxalement selon une logique semblable qu’un compositeur tel que Marco Stroppa peut revenir au point de vue unique et frontal de la salle à l’italienne, non par retour à un principe d’écriture classique, mais au terme d’une sorte d’inversion par laquelle l’espace devient malléable et scénographiable comme un instrument de musique, tandis que de son côté, l’instrument de musique dilate ses propres proportions à la taille de la salle, pour devenir l’espace englobant les spectateurs. Le point de vue des compositeurs est complété par un entretien avec Olivier Warusfel, chercheur en acoustique à l’ircam et collaborateur régulier de ces derniers, sur les recherches actuelles en acoustique virtuelle et en réalité virtuelle.

3Quels sont les concepts opératoires et les caractéristiques théoriques de ces œuvres et à quels nouveaux dialogues engagent-ils avec l’architecture ? Le second volet de ce numéro est consacré au point de vue des architectes, à la recherche par les architectes de nouveaux dispositifs spatiaux pour la musique ; ici encore, plutôt que de nous intéresser à des architectures qui se construisaient sur le mode de l’enveloppe, qu’elles pensent la salle sur le modèle connu de « la boîte à chaussure » ou bien sur celui dit « des vignobles », la Philharmonie de Berlin construite par Hans Scharoun en 1955 étant l’exemple le plus illustre de cette deuxième manière, nous avons privilégié les approches architecturales qui repensaient la fonction d’enveloppement de l’espace en faisant jouer la possibilité pour la musique de déborder l’espace, voire de l’envelopper du dehors. C’est de ce modèle d’interaction et de circulation entre le dedans et le dehors que se réclame le projet de Jean Nouvel pour la prochaine salle philharmonique de la Cité de la musique. L’exemple le plus emblématique de ce basculement est la structure en arche que construisit Renzo Piano pour l’opéra Prometeo de Luigi Nono, qui fut disposée à l’intérieur de l’église San Lorenzo de Venise, puis dans les différentes salles de concert occupées lors des représentations ultérieures. On peut en voir le prolongement dans la disposition des trois salles du nouvel auditorium de Rome, construit en collaboration avec Luciano Berio, organisées autour d’une villa gallo-romaine. C’est ce principe de double paroi qu’exploite le jeune architecte Étienne Feher dans un projet pour une salle de concert inscrite dans un site choisi pour ses capacités réverbérantes, et qui donne au compositeur la possibilité de choisir l’enveloppe (virtuelle, architecturale, ou bien topographique et naturelle) dans laquelle il inscrit son espace.

4Ce qui est important, c’est la manière dont ces nouvelles architectures donnent une visibilité à la complexité des nouveaux dispositifs d’écoute. Le projet de l’architecte Nasrine Seradji proposé en 1995 pour le Musicon de Brême, et décrit par le philosophe Jean Attali qui a collaboré avec elle, tentait quant à lui d’inscrire dans l’espace de la salle ces nouvelles pratiques d’écoute privées qui passent par l’usage des appareils hi-fi, et donc par une déconnexion des conditions de production de l’œuvre. Dans les loges suspendues que comprenait le projet, la fonction enveloppante de l’espace est détournée par le fait même qu’elle est redoublée au-dedans.

5Plus généralement, on tente de voir comment architecture et musique se rencontrent dans leurs manières contemporaines de penser des individuations singulières et collectives impliquant les corps et les esprits. Et cela implique pour l’architecture un nouveau modèle conceptuel de type diagrammatique, comme le montre l’architecte Alexis Meier à propos d’Eisenmann, ou une analyse en termes de zones d’intensités, comme le fait le philosophe Jac Fol. Il serait cependant réducteur de limiter la relation entre architecture et musique au seul cas de figure où l’architecture enveloppe la musique. Les études de l’historienne d’art Carlotta Daro nous montrent que le son peut lui aussi devenir cloison, comme chez N. Schöffer ou faire office de fenêtre, comme chez A. Wollscheid. Le son devient aussi le nouvel instrument d’une archéologie du sonore dans la ville : à partir de textes aussi divers que des plans d’urbanisme, des textes littéraires, l’architecte Olivier Balaÿ dresse une cartographie du bruit social et privé dans la ville qui en fait un univers social autant que privé.

6Il n’est plus dit alors que l’architecture soit le seul art à même de représenter la forme modélisée de l’écoute de ces œuvres. C’est dans cette perspective que s’inscrit le rapport de la danse contemporaine à la musique et en particulier le travail du chorégraphe Angelin Preljocaj. Au cours d’une discussion sur son travail sur la musique de Stockhausen, A. Preljocaj analyse la manière dont le travail de la danse se loge dans un rapport presque tactile à la musique, à une surface de la musique que construit l’écoute comme une image fantôme. Face à ce nouage direct de la musique et de l’architecture, la danse est en périphérie : mais cette périphérie jette sur le rapport de l’un et de l’autre un éclairage central selon nous. Ce que la danse contemporaine engage en effet, c’est une image de l’écoute musicale : que cette image soit celle du spectacle, la danse jouant alors avec la dimension hallucinatoire de cette vision comme dans le spectacle de Xavier Leroy à partir de la musique de Helmut Lachenmann, ou bien celle de l’écoute dans sa dimension mentale et auditive comme dans les chorégraphies d’A. Preljocaj. Et cette image de l’écoute engage un autre rapport imaginaire ou métaphorique de la musique à l’architecture, dans laquelle l’architecture n’est plus appréhendée comme structure mais comme surface ouverte interagissant avec l’espace de la danse. Ce rapport de dedans/dehors, la danse le recrée avec la musique.

7Je remercie enfin l’équipe associée à la revue Rue Descartes, Bernadette Leroy, Jeanette Zwingenberger, l’agence Cicero, pour leur enthousiasme et pour la gentillesse avec laquelle ils ont accepté de se plier aux conditions parfois inconfortables de la fabrication de ce numéro.

Notes

  • [1]
    Journée d’études « Les dispositifs et leurs dispositifs architecturaux aujourd’hui : l’espace, nouveau matériau musical » organisée par J Dautrey, CIPh, le jeudi 18 mai 2005 à la Cité Internationale, Maison Heinrich Heine, avec C. Le Prado, J. Fol, A. Meier, J. Attali, G. Grand.