Diagrammes, architecture, musique

1Le diagramme n’est pas un concept nouveau en architecture, mais il revêt aujourd’hui de nouvelles caractéristiques. Trop d’architectes encore ignorent sa théorie, sa pensée et sa pratique. Ils le réduisent le plus souvent à son mode graphique et passent à côté des nombreuses richesses qu’il a pu apporter aux révolutions conceptuelles des années 1980-2000, en particulier celle de la « déconstruction » architecturale. Longtemps considéré en France comme une futilité anglo-saxonne, ce processus a été soigneusement éludé des programmes de recherche et d’enseignement. Il semble qu’il soit apparu comme une aberration aux architectes français de penser leur discipline en dehors des seuls présupposés issus de la tradition humaniste et de ses applications pratiques codifiées. L’objet de cet article est de montrer comment la notion de diagramme, en tant qu’outil conceptuel et technique, a pu catalyser l’émergence de nouvelles stratégies architecturales notamment aux États-Unis et aux Pays-Bas, et a permis à cette discipline d’absorber l’évolution des modèles et des paradigmes qui jusque-là définissaient l’ensemble de sa pratique, qu’elle soit d’inspiration classique ou moderne. Nous porterons également notre étude sur un projet non réalisé de l’architecte américain Peter Eisenman, l’Emory University Center for the Arts (Atlanta, 1991-1993), dédié à la création et à l’expression musicale, qui convoque et « instrumentalise » des diagrammes.

Diagramme(s) : qu’est ce qu’un diagramme ?

2Depuis la plus haute Antiquité il est possible de trouver des traces de diagrammes, c’est-à-dire au sens commun, des traces de dispositifs graphiques expliquant la logique de conception d’un objet, d’un lieu ou d’un phénomène. Par exemple, les cartes médiévales dites de forme « T-O » représentent le monde selon le principe de la Sainte Trinité, ou dans un registre plus architectural, la grille à neuf cases qu’utilisait l’historien germano-Américain Rudolf Wittkower (1901-1971) pour expliquer le système de conception des villas palladiennes. De même, les « bubble diagrams » de l’architecte allemand Walter Gropius (1883-1969) étaient destinés à exprimer la position des éléments d’un programme, les uns par rapport aux autres et proportionnellement à leur taille. Nous trouvons ici la première définition du diagramme donnée dans le dictionnaire [1] : « Tracé géométrique simplifié de la forme essentielle ou générale d’un objet ou figure schématique représentant, en projection sur un plan transversal toutes les pièces d’une fleur, d’une inflorescence, ex : Diagramme floral. » Comme son étymologie nous le rappelle également, le diagramme a toujours désigné la relation simultanée entre une activité et une trace. Les Grecs parlent de diagramme ou de diagramma, ?????????, lorsqu’ils souhaitent décrire la relation entre le déplacement du crabe et la « figure » qui se trace sur le sable. Dia-graphein signifie « écrire à travers », « écrire par » ou « tracer par ». Cette notion comprend donc une dimension graphique et iconique relative à la variation ou l’évolution de phénomènes de tous ordres. Plus tard le mathématicien-philosophe C. S. Peirce (1839-1914) désignera comme « diagrammatique » la relation entre la pression et l’élévation du mercure sous forme d’un trait de couleur. Peirce distingue habituellement trois catégories de signes, chaque classe ayant pour rôle de renvoyer le signe dans une relation spécifique entre un objet, son signe et son mode de compréhension. Il s’agit de l’icône, de l’index et du symbole. L’icône est la catégorie de signe qui a l’apparence de l’objet qu’il dénote (image). L’index a un rapport de causalité avec son objet (le rouge aux joues). Enfin le symbole a un rapport de convention avec son objet (les lettres de l’alphabet). Dans la sémiotique de Peirce [2] le diagramme apparaît alors comme une sous-catégorie de l’icône. Celle-ci a pour fonction non pas de ressembler à son objet et de former une image (hypoicon) mais plutôt d’en exprimer des propriétés relatives par un dispositif analogique (on retrouve la notion grecque de transposition) qui induit naturellement une sélection et une certaine abstraction [3]. Il définit alors le diagramme comme une sorte d’icône relationnelle, « une icône de relations intelligibles » dont les caractéristiques fonctionnelles et iconiques sont selon lui très utiles pour raisonner en mathématique. « “Le raisonnement mathématique est diagrammatique” répète Peirce, dès lors qu’il explore les processus de réflexion algébrique et géométrique, chacun emploie le diagramme comme partie intégrante de leur fonctionnement [4]. » Peirce va même plus loin en assimilant en partie la capacité à résoudre des problèmes scientifiques à la nature des diagrammes utilisés pour se les représenter. C’est également ce sens que l’on retrouve dans le traitement du diagramme chez Gilles Châtelet. Pour ce dernier le diagramme apparaît comme une « prothèse » au service de l’intuition et de la création : « Le diagramme crée un espace au service de l’intuition mathématique, on pourrait parler à son propos de technique d’allusion [5]. » Le diagramme s’accorde donc directement avec l’idée de dispositif transitoire d’enregistrement, d’actualisation et de transformation d’un phénomène (baromètre), d’un lieu (carte) ou d’une réflexion (notation musicale ou algébrique). Nous retrouvons deux autres définitions indiquées dans différents dictionnaires, d’une part : « Figure représentant les variations, l’évolution d’un ou de plusieurs phénomènes sous la forme d’une courbe, d’un graphique [6] » et d’autre part : « Logique, mathématiques. Diagramme de Wenn, représentation graphique d’opérations (intersection, réunion…) effectuées sur des ensembles [7]. »

3À ce stade nous pouvons donc considérer le diagramme comme un dispositif graphique permettant de convoquer le virtuel et le réel par la manipulation (le traçage) matériel de ses signes. La philosophe Noëlle Batt le résume dans son étude sur le diagramme : « Le diagramme a pour fonction de représenter, de clarifier, d’expliciter quelque chose qui tient aux relations entre la partie et le tout et entre les parties entre elles ; (qu’il s’agisse d’un ensemble naturel comme une fleur ou d’un ensemble mathématique, algébrique ou géométrique), mais qui peut aussi exprimer un parcours dynamique, une évolution, la suite des variations d’un même phénomène [8]. »

Philosophie du diagramme : Foucault, Deleuze

4Cette capacité à exprimer la variation d’un phénomène selon un agencement de signes particuliers va intéresser Foucault dans Surveiller et Punir. Il convoquera sous le nom de diagramme le principe non seulement de l’évolution mais aussi, et c’est une nouveauté que ne manquera pas de repérer Deleuze, la formation des énoncés. Auparavant le diagramme actualisait les variations d’un phénomène selon un mode sémiotique particulier. Le diagramme devient ici le principe même de cette variation et de la mise en relation des objets auxquels renvoient ces signes. Le diagramme passe de la description à la qualification du système de relation. Il détermine la structure relationnelle des éléments du phénomène en question avant que le phénomène soit visible ou dicible. Soit une structure évolutive par laquelle pour Foucault s’actualisent en se différenciant simultanément les formations discursives et non discursives en fonction d’un régime de pouvoir déterminé. Le diagramme passe donc ici d’un dispositif descriptif à générateur, qui sert à construire des « situations » plutôt qu’à les illustrer. C’est-à-dire dans le cas de Foucault : capable de former des énoncés plutôt que de les décrire (ce qui sera traditionnellement ici le rôle de l’archive). Comme le précise logiquement Deleuze, le diagramme double « l’histoire » avec un devenir, il présuppose en quelque sorte la notion d’épistémè : « il est l’a priori que la forme historique suppose » écrira Deleuze et il est aussi l’instrument de mutation de cette forme. On rejoint ici le troisième aspect de l’analyse de Goodman concernant le diagramme. Goodman considère que le diagramme est en fait « conceptuellement » ce que nous appelons communément un « modèle » et que Foucault dénommera un « dispositif ». Le véritable modèle est en réalité un diagramme pour Goodman, c’est-à-dire un objet, une conformation qui « dénote ce dont elle est le modèle et qui en est un exemple », ce qui renvoie à la catégorie de l’échantillonnage, ce que nous avions l’habitude de nommer diagramme analytique. Dans le Surveiller et punir de Foucault, nous pouvons considérer que le Panoptique de Bentham (1748-1832) en 1791, comme le modèle chez Goodman, est bien à la fois l’effectuation et l’exemple concret (processus et signe) de la logique disciplinaire dont il est issu (dénotation). « La machine abstraite est comme la cause des agencements qui en effectue les rapports ; et ces rapports de forces ne passent “pas au-dessus” mais dans le tissu même des agencements qu’ils produisent [9]. » De ce point de vue, comme Foucault l’a écrit, le panoptique est une « figure de technologie politique que l’on peut et que l’on doit détacher de tout usage spécifique » [10]. Sans usage spécifique, comme la machine combinatoire de Leibniz, le diagramme se conçoit alors comme une « machine abstraite », entièrement inscrite et inhérente au dispositif qui en valide l’effectuation selon un mode d’assemblage déterminé. C’est l’élément fonctionnel d’une société entièrement dévolue aux mécanismes disciplinaires et de ce fait un « modèle » (au sens de Goodman), « coextensif à tout le champ social ». Cette machine abstraite s’actualise alors sous forme de « machine-prison », « machine-école », « machine-caserne », etc. Deleuze parle à juste titre de multiplicités spatio-temporelles instaurées par le diagramme de Foucault. En faisant du diagramme une sorte de matrice universelle d’actualisation des multiplicités et donc des séries, de « pliage », de l’extériorité des forces du dehors vers l’intériorité des strates de formation historique : « Le diagramme est toujours le dehors des strates » [11]. Foucault instaure donc le diagramme comme le vecteur structurel et conceptuel de l’autonomie et donc ce par quoi passera une « architecture critique » selon Eisenman. Insistons ici sur le fait que ce n’est pas le Panopticon qui est un diagramme – on peut cependant en schématiser le fonctionnement sous forme de schéma ou de plan (archives) –, le diagramme, c’est le processus qui formalise la matière selon une fonction disciplinaire finalisée à un temps donné. « Le Dispositif panoptique n’est pas simplement une charnière, un échangeur entre un mécanisme de pouvoir et une fonction, c’est une manière de faire fonctionner des relations de pouvoir dans une fonction, et une fonction par ces relations de pouvoir [12]. » Il est difficile à ce stade de ne pas rapprocher la pensée de Deleuze commentant le diagramme chez Foucault, de celle de « l’origine » chez Derrida [13] et même de la khôra[14] chez Platon. Autant de figures (cartes, textes ou tamis) de la philosophie qui délimitent une « zone », comprise à la fois comme un système particulier de liaison (actualisation) et de disjonction (entre-deux), c’est-à-dire de transition entre le visible et l’énonçable, entre l’écriture et la parole, entre l’intelligible et le sensible, entre une formation discursive et non discursive, entre une forme et une activité. Ainsi, toutes les tentatives pour concevoir une architecture issue d’un ordre transcendant relèvent de la transposition métaphorique et ramènent concrètement la conception architecturale à un procédé de symbolisation qui ne permet pas autre chose que l’expression du sujet désirant. Un sujet dont la raison et les besoins peuvent, comme l’a démontré Derrida, limiter l’expression architecturale dans des figures préconçues jusqu’à l’aliénation (fonctionnalisme tardif). L’architecture est toujours la transformation d’un discours et non son image. Les architectes déconstructionnistes ont alors « naturellement » travaillé leur projet diagrammatiquement, donc comme structure abstraite, plutôt que comme objet idéal à imiter.

Diagramme et architecture

5Après avoir défini le diagramme comme zone de mutations et d’indétermination, il s’agit maintenant de savoir comment cette propriété « mutante » est instrumentalisée dans le cadre de l’architecture. Quelle est la zone « diagrammatique » de l’architecture ? Il faut déjà remarquer que la plupart des publications concernant le diagramme intègrent un hiatus sémantique important où le plus souvent le mot diagramme indique trois aspects différents du processus. Selon nous : diagramme indique tout d’abord la nature du processus « non-symbolique » de conception. Diagramme indique ensuite la « machine abstraite » propre à déployer sa logique dans l’organisation des éléments du projet. Il est a priori non visualisable, on peut en mesurer les effets : sa « condensation ». Le principe de l’abstraction détermine alors la qualité de la « zone d’indiscernabilité » et la nature du diagramme. Enfin, diagramme indique le tracé résultant de cette organisation. Toutes les spéculations graphiques sur le diagramme ne se valent pas et créent des ambiguïtés en termes de pratique architecturale. Il est nécessaire de comprendre à quel moment du diagramme on se réfère pour pouvoir déterminer les principes logiques de cette « zone d’indétermination » et ne pas confondre entre autres écriture et image : c’est-à-dire le diagramme et son résultat. Ni expressionniste, ni spéculative, l’instauration de la zone d’indétermination [15] (Blurring zone) sera d’ordre textuel pour Peter Eisenman [16]. Convoquant le procédé deleuzien dans une optique derridienne, le diagramme chez Eisenman est ici avant tout une machine faite pour produire de la « différence ». On peut donc le qualifier de « diagramme-textuel ». Il s’agit d’une nouvelle écriture architecturale, ou plutôt d’une nouvelle syntaxe commandée non pas à partir d’une mutation de la forme mais de la structure. C’est dans la mutation de la structure, du « texte », que ces diagrammes par principe « génétiques » opèrent en réduisant le signe architectural à une « trace », ou à un index qui comme nous le dit Derrida n’est ni complètement présent ni totalement absent : « L’index contredit non seulement le visuel mais la présence du visuel » [17]. La notion d’architecture comme texte renvoie à la critique philosophique que Derrida a adressée à la littérature. Combattant l’hégémonie du sens (logocentrisme) inscrite dans une certaine tradition (métaphysique) occidentale, Derrida démontre qu’un texte ne peut pas renvoyer à une vérité absolue étant donné que la structure et les signes qui constituent ce texte sont toujours sujets à une évolution interne qui est fonction du contexte, par nature non idéal, où il évolue. La structure et la lecture d’un texte sont par nature « ouvertes » et évolutives, il n’y a pas de registre formel prédéfini correspondant à une idée absolue (transcendantale). Selon Derrida, chaque signe semble lié à ses conditions (matérielles) d’apparition, d’utilisation et de disparition. Il renvoie donc sans cesse aux significations antérieures et postérieures, opérant ainsi une désintégration de la présence du sens et de son identité en tant que concept métaphysique [18]. C’est à partir de cette non-présence constitutive, de ce déni du logos mis en œuvre par le diagramme qu’Eisenman prétend ébranler tout l’édifice métaphysique de l’architecture depuis la Renaissance. Cette nouvelle stratégie d’écriture doit produire de nouvelles conditions pour la relation entre les différents éléments d’un système d’expression architectural. Autrement dit, en associant les machines abstraites deleuziennes et la trace de Derrida, Eisenman produit un mouvement qui équivaut à celui de la différance, mais appliqué cette fois aux formes d’expressions traditionnelles de l’architecture. Comme Derrida l’a fait avec les grands textes philosophiques, cette stratégie permet à Eisenman d’engager un commentaire critique fécond avec l’histoire de l’architecture et avec tous les « discours » et formes qui se sont sédimentés à travers elle. Pour produire une « différence architecturale », les variables des diagrammes sont pour Eisenman impérativement reliées à l’antériorité, l’intériorité ou l’extériorité de l’architecture. Proches du fonctionnement du « bloc-notes magique » freudien, les « diagrammes-textuels » de Peter Eisenman sont censés permettre à certaines conditions de la forme architecturale réprimées par la métaphysique de la présence et des schémas de conception qu’elle induit, d’émerger. C’est la révélation de ces « structures refoulées » qui constitue pour Eisenman une ressource potentielle pour de nouveaux dispositifs architecturaux et de nouveaux rapports, de nouvelles « multiplicités » entre les « hommes » et l’architecture. La notion d’altérité évoquée par Guattari à propos des machines rejoint l’éthique de la différance souhaitée par Derrida. En ce sens et malgré les critiques faites par Derrida à son égard, Eisenman est de très loin l’architecte le plus respectueux du motif de la déconstruction.

Architecture et musique : The Emory Center for the Arts – Peter Eisenman (Atlanta 1991-1993)

6Afin d’étudier de plus près la relation possible entre une architecture « diagrammatique » et la musique, nous prendrons l’exemple d’un projet de Peter Eisenman : l’Emory University’s Center for the Arts. Ce bâtiment devait être un centre culturel destiné à réunir entre ville et campus universitaire les étudiants et les citadins autour de la musique, du cinéma et du théâtre. Le centre vient se greffer sur une structure déjà là : un garage découvert sur plusieurs niveaux et une petite colline qui se situe juste devant. Le bâtiment se présente comme un parcours reliant campus et cité et offre sur son toit un jardin de sculptures ; il accueille quatre zones juxtaposées correspondant aux activités artistiques pratiquées (musique, chant, théâtre et cinéma). Le principe de conception du bâtiment se fonde sur la rencontre de la trame cartésienne de la ville et de la topographie du terrain. Cette rencontre est l’occasion pour Eisenman de développer une réflexion sur un projet convoquant le concept de pli. Le projet est supposé émerger à partir de paramètres contextuels, non matériels, comme le son ou le flux immatériel des médias. Comprenons bien ici que c’est le concept de pli qu’Eisenman va instrumentaliser à partir des propriétés notationnelles du système harmonique (pris comme élément extrinsèque), celui-ci intégrant selon lui conceptuellement la notion de pli : « l’architecture devient les différentes couches de ces conditions contextuelles incorporées dans un seul projet » [19]. Eisenman construit alors un « instrument », un diagramme qui reprend certains principes de la notation musicale en les appliquant « conceptuellement » aux éléments du contexte. Le diagramme opère la confrontation de deux systèmes d’inscriptions, l’un naturel, l’autre artificiel, par un troisième, le système harmonique. Cette manipulation a pour objet de mettre au point un principe spatial à partir duquel une infinité de configurations peuvent se décliner, de la même façon qu’une infinité de compositions musicales repose sur la structure harmonique et que le pli actualise une strate tout en contenant de nombreuses autres. Les traces (qui sont dans la réalité de la matière) superposées à l’existant sont réarticulées suivant une variation d’amplitudes et de fréquences caractéristiques du système harmonique pour déplier le contexte physique jusqu’à un équilibre entre les formes et le programme. La matière n’est plus formée, elle est informée, conformée par la forme notationnelle du système harmonique, selon la logique du pli. La référence à la structure harmonique n’est pas symbolique ou formelle, le bâtiment ne ressemble pas à un instrument de musique, ni aux courbes harmoniques. La forme et la disposition des murs (signes) renvoient à la notation opérée par le diagramme et non à la seule instrumentalisation esthétique et fonctionnelle (qui répercutent traditionnellement la présence pour Eisenman). Rapportée aux éléments du site et du programme, chaque courbe constitue une sorte de matrice formelle à différentes échelles, dont il résulte une infinité d’hyperboliques paraboloïdes qui, pour être réalisées, se traduisent par une multitude de triangulations des surfaces. Sans détailler le dispositif géométrique relatif à l’œuvre [20], il faut relever la relation créée entre les volumes et les vides, partant de la logique interne de cette notation musicale. Elle aboutit à une configuration spatiale alternative, c’est-à-dire capable de requalifier les rapports entre le visiteur et l’espace : « Inscrire le bâtiment tel un interlocuteur entre les interprètes et les spectateurs/auditeurs qualifie chaque aspect du projet [21]. » Le principe spatial (à base de plis triangulés) déplace en permanence les systèmes de repérage et de positionnement habituels dans l’espace, il crée des points de rencontre inattendus des regards, des déplacements et des sons. L’architecte suisse Frederic Levrat qui participa au projet écrira : « Chaque point a une direction différente, une inclinaison différente et une “intention” différente [22]. » On retrouve ici le propos de Deleuze sur le Pli : « Tout point de l’espace peut être traité comme un point de vue. » On peut alors imaginer, revenant au projet d’Emory, les implications possibles en termes de flexibilité d’aménagement pour l’écoute et pour le jeu musical. Ce qui se joue, ce sont de nouvelles possibilités d’utilisation du bâtiment : l’espace de la salle de concert peut prendre différentes configurations en fonction de la nature des sons qui y sont émis (orchestre ou récital). En s’asseyant à l’opposé de la scène, les auditeurs interfèrent plus intimement avec les musiciens. Ce dispositif renvoie, selon Eisenman, à une pratique de l’écoute musicale antérieure au xviie siècle, avant que le régime de cour n’ait imposé son ordre de représentation à l’espace (à travers le proscenium par exemple). Sur le même mode, dans la salle destinée à la projection de films, le dispositif de vision n’est pas perpendiculaire à l’écran mais parallèle, dressant le spectateur à la verticale de l’écran en créant vraisemblablement un nouveau rapport à l’image. D’autres strates peuvent être ajoutées à cette « machine », qui tiendraient compte d’autres contingences pour affiner le résultat dans une direction musicalement plus performative. La destination du bâtiment n’est donc pas l’objet unique de ce diagramme. Celui-ci pourrait être utilisé dans d’autres projets d’architecture comme principe général d’inscription, c’est-à-dire comme un texte. On retrouve ainsi dans l’œuvre architecturale d’Eisenman des ensembles de projets correspondants au même « modèle » diagrammatique, à une « multiplicité ».

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En haut : diagramme des opérations– House El Even Odd, Peter Eisenman, 1980.
En bas : analyse du système harmonique – Emory Center for the Arts – Eisenman Architects, 1991-1993.

7Miroir et instrument de la pensée, objet et processus, analytique et synthétique ou encore selon Noëlle Batt écriture et image, nous avons vu que le diagramme permettait la transcription et l’émergence de systèmes de relations. En architecture, la « diagrammatique » permet de développer d’un côté un formalisme (combinatoire, logique critique, jeux de rapports, texte) et de l’autre une formalisation (image-objet) dans le temps (répétition). C’est à travers cette forme inédite que les fonctions pourront se redéployer, permettant ainsi l’émergence ou l’adaptation de nouvelles relations entre l’individu et son environnement. Le diagramme permet de faire évoluer le mode de saisie des enjeux d’un projet (une nouvelle « carte ») et offre la possibilité d’inaugurer une nouvelle logique dans l’empreinte figurative de celui-ci (une nouvelle archive). L’architecte « cartographe » développe des projets qui ne sont plus l’illustration, via une structure métaphorique, d’une pensée préconçue par la fonction, l’esthétique et la technologie, mais développent et inventent d’autres potentiels relationnels entre les hommes, les formes et les usages : comme des dispositifs inédits qui permettent d’écouter ou de jouer de la musique. Ce mode singulier de spatialisation dépasse les analyses sociales et culturelles traditionnelles du lieu, de la forme et du sens et devient de fait un formidable outil de résistance à la normativité et une alternative toujours possible aux néo-conservatismes à venir.

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En haut : maquette : volume global et toitures salle de danse et projection – Emory Center for the Arts –Eisenman Architects, 1991-1993.
En bas : activité diagrammatique appliquée au site – Concours pour une salle de concert à Bruges – Eisenman Architects, 1999.

Notes

  • [1]
    Dictionnaire de l’Académie française, (A à Enzyme), coédité par l’Imprimerie nationale et les éditions Julliard, Paris, 1994.
  • [2]
    Pour le rappel des catégories, on peut consulter les articles suivants : « Iconicité et instrumentalité », entretien avec Peter Eisenman réalisé par Peter Szendy, Les Cahiers de L’IRCAM n°7, Paris, 1995, p.95-101 ; « Digital Scrambler – from Index to Codex », Peter Eisenman, Perspecta n°35, « Building codes », New Haven, 2004, p.40-53 ; plus récemment : « What is a diagram anyway ? », Anthony Vidler, in Peter Eisenman : Feints, Skira, 2006 ; enfin, Écrits sur le signe, Ch. S. Peirce, traduction par Gérard Deledalle, Seuil, Paris, 1978.
  • [3]
    On pense ici aux implications gigantesques du diagramme dans le développement de la statistique et des applications technologiques notamment dans le domaine du codage.
  • [4]
    Cité par Anthony Vidler, in « What is a diagram anyway ? », op. cit., p.20. Vidler fait référence à The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings, vol. 2 (1893-1913).
  • [5]
    Gilles Châtelet, Enjeux du mobile, Éditions du Seuil, Paris, 1993, p.33, cité par Noëlle Batt, « L’expérience diagrammatique : vers un nouveau régime de pensée », in Penser par le diagramme, de Gilles Deleuze à Gilles Châtelet, T.L.E, n°22, Presses Universitaires de Vincennes, Saint Denis, 2004, p.23.
  • [6]
    Dictionnaire de l’Académie française, op. cit.
  • [7]
    Dictionnaire Petit Robert, 1993.
  • [8]
    Noëlle Batt, op. cit., p. 5-28.
  • [9]
    Gilles Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 1986, p.44.
  • [10]
    Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p.239.
  • [11]
    Gilles Deleuze, Foucault, op.cit., p.92.
  • [12]
    Michel Foucault, op. cit., p.208.
  • [13]
    « La trace est en effet l’origine absolue du sens en général. Ce qui revient à dire, encore une fois, qu’il n’y a pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la différance qui ouvre l’apparaître et la signification. Articulant le vivant sur le non-vivant en général, origine de toute répétition, origine de l’idéalité, elle n’est pas plus idéale que réelle, pas plus intelligible que sensible, pas plus une signification transparente qu’une énergie opaque et aucun concept de la métaphysique ne peut la décrire », Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, Paris, 1967, p.95.
  • [14]
    « Or, ce commencement nouveau, divisons-le plus amplement que notre premier début. Alors nous avions distingué deux sortes d’être. Maintenant, il nous faut en découvrir un troisième genre. En effet, les deux premières sortes suffisaient pour notre exploration antérieure. L’une, nous avions supposé que c’était l’espèce du Modèle, espèce intelligible et immuable ; la seconde, copie du Modèle, était sujette à la naissance et visible. Nous n’avions pas alors distingué une troisième, parce que nous avions estimé que ces deux-là suffisaient. Mais, maintenant, la suite de notre raisonnement semble nous contraindre à tenter de faire concevoir par nos paroles cette troisième espèce, laquelle est difficile et obscure. » Platon, Timée, 48 b-e.
  • [15]
    Voir Peter Eisenman : « Zones of Undecidability : The Processes of the Interstitial », in Anyhow, MIT Press, 1998 ; « Zones of Undecidability II : The Processes of the Interstitial » in Blurred Zones : Investigations of the Interstitial : Eisenman Architects 1988-1998, Monacelli Press, New York, 2003.
  • [16]
    Peter Eisenman est né en 1932 aux États-Unis, il a donc 74 ans. Il est diplômé en architecture de l’Université de Cornell et Colombia et diplômé depuis 1963 en philosophie ou plus précisément en « Theory of Design » de l’Université de Cambridge en Angleterre. En 1967, Eisenman a fondé l’Institut for Architecture and Urban Studies à New York où il ouvre son agence d’architecture en 1980. Il a publié de nombreux essais, articles et livres. Ses publications comprennent, notamment, Houses of Cards, cities of artificial Excavation, et plus récemment, Diagram Diaries. Il est en outre coauteur, avec Jacques Derrida, de Chora L Works (un livre qui retrace les étapes de leur travail commun à l’occasion du concours pour l’aménagement du parc de La Villette en 1987). Depuis qu’il a ouvert son agence à New York en 1980, Eisenman a développé une cinquantaine de projets. De nombreux seront lauréats de concours, mais tous ne seront pas construits. Il a remporté récemment plusieurs projets importants dont le Mémorial pour les Juifs d’Europe assassinés qui a été achevé à Berlin en mars 2005 ainsi que la « La cité Culturelle de Galicie à Saint Jacques de Compostelle » en Espagne. Il n’est un secret pour personne que le projet d’architecture est pour Peter Eisenman l’occasion de soulever des enjeux d’ordre théorique. Ces questionnements sont le résultat d’un parti-pris critique à l’encontre des fondements métaphysiques de l’architecture et en particulier ceux sur lesquels reposent la conception et ses processus. Son œuvre peut être perçue, du moins en grande partie, comme une articulation entre des concepts issus des sciences humaines et la théorie architecturale. Eisenman a par exemple mené des travaux pionniers dans l’élaboration de la « déconstruction architecturale ».
  • [17]
    Peter Eisenman, « Contropiede », conférence au forum Guido Monzani, Modène, 18 juin 2005.
  • [18]
    « La différance, c’est ce qui fait que chaque élément dit présent […] se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son élément futur ». Jacques Derrida, Marges – De la philosophie, Minuit, coll. Critique, Paris, 1972, p.13.
  • [19]
    Selim Koder, « The transformation of drawing » – Ars Electronica – Linz, Austria, 19 Juin 1994.
  • [20]
    Pour une étude détaillée du processus de conception du projet, voir Selim Koder, ibidem.
  • [21]
    Cf. « Building for the arts in the digital age », M. Anderson in M Emory Games. Emory Center for the Arts, Rizzoli, New-York, 1996, p.61.
  • [22]
    Cf. « Intentions Matter », F. Levrat, in. M Emory Games. Emory Center for the Arts, p.63.