De la scène coloniale chez Frantz Fanon

1Dans les écritures africaines de soi, la colonie apparaît comme une scène originaire qui ne remplit pas seulement l’espace du souvenir, à la manière d’un miroir. Elle est également représentée comme l’une des matrices signifiantes du langage sur le passé et le présent, l’identité et la mort. Elle est le corps qui donne chair et poids à la subjectivité, quelque chose dont on ne se souvient pas seulement, mais dont on continue de faire l’expérience, viscéralement, longtemps après sa disparition formelle [1].

2Les Africains lui octroient, ce faisant, les attributs d’une puissance inaugurale, dotée d’une psuché, ce double du corps vivant, « réplique qu’on prend pour le corps même, qui en a l’exacte apparence, la vêture, les gestes et la voix » tout en participant d’une ombre dont l’essence est évanescence – ce qui ne fait qu’ajouter à son pouvoir morphogène [2].

3À travers leur littérature, leurs musiques, leurs religions et leurs artefacts culturels, les Africains ont donc développé une phénoménologie de la colonie qui rappelle, à bien des égards, ce qu’en psychanalyse l’on nomme « l’expérience du miroir », ne serait-ce que parce que sur cette scène semble s’être joué non seulement la confrontation du colonisé à son reflet spéculaire, mais aussi le rapport de capture qui arrima sa descendance à l’image terrifiante et au démon d’Autrui dans le miroir, à son totem.

4Plus radicalement, dans les textes canoniques africains, la colonie apparaît toujours comme la scène où le moi fut dépouillé de sa teneur et remplacé par une voix dont le propre est de prendre corps dans un signe qui détourne, révoque, inhibe, suspend et enraye toute volonté d’authenticité. C’est la raison pour laquelle dans ces textes, faire mémoire de la colonie, c’est presque toujours se souvenir d’un décentrement primordial entre le moi et le sujet.

5De cette diffraction originelle, l’on déduit généralement que le moi authentique serait devenu un autre. Un moi étranger se serait mis à la place du moi propre, faisant ainsi de l’Africain le porteur, malgré lui, de significations secrètes, d’obscures intentions, de quelque chose d’étrangement inquiétant qui dirige son existence à son insu, et qui confère à certains aspects de sa vie psychique et politique un caractère démonique.

6Dans la note qui suit, je ferai valoir l’argument suivant. Qu’une place si centrale ait été accordée à la colonie dans le discours sur la structuration du « moi » africain, ou encore que la colonie ait été prise pour une expérience aussi cruciale dans l’avènement du sujet ne saurait étonner. Ceci a partie liée avec, d’une part, la nature du potentat colonial et, d’autre part, la manière dont le pouvoir colonial produisit ses sujets et dont ces sujets accueillirent le pouvoir qui présida à leur mise au monde.

Le potentat colonial

7Prenons le cas du potentat colonial. Frantz Fanon qui en fit une expérience directe avait fait valoir, en son temps, que la colonie est le résultat d’une « conquête militaire continuée et renforcée par une administration civile et policière » [3]. En d’autres termes, la matrice principale de cette technique de la domination qu’est la colonisation est originairement la guerre, forme maximale de la lutte à mort. L’on pourrait ajouter, paraphrasant Michel Foucault, qu’en colonie, cette lutte à mort est, au fond, une guerre des races [4].

8C’est ce rapport de force originaire, ce tout premier rapport d’affrontement que l’administration civile et la police s’efforcent de transformer en relation sociale permanente et en fond ineffaçable de toutes les institutions coloniales de pouvoir. C’est la raison pour laquelle Fanon dit de la violence qu’elle n’est pas seulement consubstantielle à l’oppression coloniale. La durée dans le temps d’un tel système, lui-même établi par la violence est aussi, précise-t-il, « fonction du maintien de la violence ».

9Cette dernière a une triple dimension. Elle est violence dans le comportement quotidien du colonisateur à l’égard du colonisé, violence à l’égard du passé du colonisé « qui est vidé de toute substance », et violence vis-à-vis de l’avenir, « car le régime colonial se donne comme devant être éternel » [5]. Mais la violence coloniale est en réalité un réseau, « point de rencontre de violences multiples, diverses, réitérées, cumulatives », vécues aussi bien sur le plan de l’esprit que sur celui « des muscles, du sang » [6].

10D’après Fanon, la dimension musculaire de la violence coloniale est telle que les rêves de l’indigène en sont profondément affectés. « La tension musculaire du colonisé se libère périodiquement soit dans des explosions sanguinaires (luttes tribales notamment), soit dans la danse et la possession. Au demeurant, des pratiques telles que la danse et la possession constituent, à ses yeux, des formes de relaxation du colonisé qui tendent à prendre la forme d’une “orgie musculaire” au cours de laquelle l’agressivité la plus aiguë, la violence la plus immédiate se trouvent canalisées, transformées, escamotées [7]. »

11Fanon avait ensuite montré que la colonie devait être considérée comme une formation de pouvoir dotée d’une vie sensorielle relativement propre [8]. Pour fonctionner, cette formation de pouvoir devait s’adosser sur un dispositif fantasmatique sans lequel toute répétition du geste colonial fondateur eût été vouée à l’échec. Ce geste archaïque – part maudite de la colonie – avait sa source dans la raison sacrificielle [9]. En d’autres termes, les racines profondes de la colonie seraient à rechercher dans l’expérience sans réserve de la mort, ou encore de la dépense de la vie – expérience dont on sait qu’elle a été un trait majeur de l’histoire de l’Europe, de ses opérations sociales de production et d’accumulation, de sa forme étatique, de ses guerres, voire de ses productions religieuses et artistiques [10].

12Fanon faisait également valoir que la vie de la colonie n’était pas seulement faite de pulsions et de tensions, de troubles psychosomatiques et mentaux – une vie nerveuse, sur le qui-vive – mais encore que le potentat colonial était sous-tendu par deux logiques contradictoires qui, mises ensemble, avaient pour effet d’annuler purement et simplement la possibilité d’émergence d’un sujet autonome dans les conditions coloniales.

13La première consistait, malgré les apparences, à ne pas accepter la différence, et la deuxième, à refuser les similitudes. En cela, le potentat colonial est un potentat narcissique [11]. En souhaitant que le colonisé lui ressemble tout en l’interdisant, le potentat fait donc de la colonie la figure même de l’« anti-communauté », un lieu où, paradoxalement, la division et la séparation (ce que Fanon appelle « le principe d’exclusion réciproque ») constituaient les formes mêmes de l’être-avec, et où la forme principale de la communication entre les sujets coloniaux et leurs maîtres (à savoir la violence) venait chaque fois réitérer le rapport sacrificiel et ratifier l’échange généralisé de la mort brièvement évoqué plus haut [12].

14S’il est un domaine où tous ces paradoxes se donnent le mieux à voir, c’est bien, d’après Fanon, dans la relation entre médecine (soigner) et colonialisme (blesser) [13]. Le corps qui, tantôt, est enfermé, « dénudé, enchaîné, contraint au labeur, frappé, déporté, mis à mort », est le même qui, ailleurs, est « soigné, éduqué, habillé, alimenté, rémunéré » [14]. En colonie, le sujet préposé aux soins est le même qui, ailleurs, fait l’objet de défiguration [15]. C’est en tant que déchet humain, rebut et résidu qu’il fait son apparition dans l’instance de la cure puisque, sujet déchu et sans cesse exposé à la blessure, il aura été, auparavant, proprement déshonoré, à la manière de l’esclave sous le régime de la plantation [16]. Figure par excellence de l’indignité et de la vulnérabilité, pétri ici et là de bribes d’une humanité disparate et dérisoire, il ne répond plus désormais que de l’abjection et des formes mêmes du misérable auxquelles il a été rabaissé [17].

15Du coup, au lieu d’inspirer de l’empathie, sa souffrance et ses cris ne suscitent que plus de dégoût. Dans cette relation entre soigner et blesser apparaît donc, dans toute sa violence, le paradoxe du « commandement », puissance grotesque et brutale qui, en son principe, rassemble les attributs de la logique (raison), de la fantaisie (arbitraire) et de la cruauté [18]. Qu’il s’agisse des activités de destruction (à l’exemple des guerres, des massacres, voire des génocides), de la fureur dirigée contre l’indigène ou des manifestations de puissance à l’encontre de ce dernier pris comme objet, des activités purement sexuelles, voire sadiques, la vie pulsionnelle du « commandement » est inséparable de la manière dont le potentat colonial se comprend comme potentat racial, c’est-à-dire en guerre contre d’autres « races » [19].

16Traitant de la torture en particulier, Fanon dit qu’elle « n’est pas un accident, ou une erreur, ou une faute. Le colonialisme ne se comprend pas sans la possibilité de torturer, de violer ou de massacrer. La torture est une modalité des relations occupant-occupé [20]. » Elle commence par une scène publique : le père « raflé dans la rue en compagnie de ses enfants, dénudé en même temps qu’eux, torturé sous leurs yeux » [21]. Elle se poursuit avec « l’électrode sur les parties génitales » [22] avant de prendre corps au cœur même des pratiques visant la santé de l’homme et ayant pour objet de panser les plaies et de faire taire la douleur – dans la collusion du corps médical, du corps de la police et du corps militaire [23].

17Mais la torture a également pour effet de pervertir ceux qui s’en font les instruments. Tel est notamment le cas de certains policiers tortionnaires rendus au bord de la folie pendant la guerre d’Algérie : « Ils frappent durement leurs enfants car ils croient être encore avec des Algériens. Ils menacent leurs femmes car “toute la journée, je menace et j’exécute”. Ils ne dorment pas, parce qu’ils entendent les cris et les lamentations de leurs victimes [24]. »

18Le potentat colonial se reproduit donc de plusieurs manières. Et d’abord en inventant le colonisé : « C’est le colon qui a fait et continue à faire le colonisé » [25]. Ensuite en écrasant cette invention d’inessentialité, en en faisant tantôt une chose, tantôt un animal. Et finalement, en blessant constamment l’humanité de l’assujetti, en multipliant les plaies sur le corps du colonisé et en s’attaquant à son cerveau : « Parce qu’il est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité, le colonialisme accule le peuple dominé à se poser constamment la question : “Qui suis-je en réalité ?” [26] » Il suffit, dit Fanon, « d’étudier, d’apprécier le nombre et la profondeur des blessures faites à un colonisé pendant une seule journée passée au sein du régime colonial » pour comprendre l’ampleur des pathologies mentales produites par l’oppression [27].

19Par ailleurs, « commander » requiert, par-dessus tout, de pouvoir imposer le silence à l’indigène. À plusieurs égards, la colonie est un endroit où il n’est pas permis au colonisé de parler pour soi. Cette dénégation de la parole n’est pas sans rapport avec le confinement du colonisé dans la sphère de l’apparition nue : en tant que rebut, déchet et résidu, chose vidée de toute teneur, et dont la vie, dépourvue de toute signification autre que celle que lui octroie le maître, ne vaut strictement que par son aptitude à la mort.

20Le corps du colonisé doit devenir son tombeau. Le « commandement » ne cherche pas seulement à causer préjudice au nom de la « civilisation ». Commander doit aller de pair avec la volonté d’humilier l’indigène, de l’injurier, de le faire souffrir tout en prenant une certaine satisfaction à cette souffrance et à la pitié ou au dégoût qu’elle suscite éventuellement. Et si, finalement, il faut lui ôter la vie, sa mort doit advenir, autant que possible, au plus près de la boue [28]. Désormais ombre errante, il doit traverser son trépas sans le croiser.

21Le potentat colonial s’efforce, d’autre part, de créer un monde propre sur les débris de celui qu’il a trouvé sur place. « Afin de mieux faire disparaître les vestiges de la domination ennemie, nous avions eu soin précédemment de lacérer ou de brûler tous les documents écrits, registres administratifs, pièces authentiques ou autres, qui auraient pu perpétuer la trace de ce qui s’était fait avant nous », raconte Alexis de Tocqueville au sujet de l’occupation française de l’Algérie. Et de poursuivre : « La conquête fut une nouvelle ère, et de peur de mêler d’une façon irrationnelle le passé au présent, nous détruisîmes même un grand nombre des rues d’Alger, afin de les rebâtir suivant notre méthode, et nous donnâmes des noms français à toutes celles que nous consentions à laisser subsister [29]. »

22Le potentat veut arranger le monde qu’il a trouvé suivant une logique à sa convenance. Il engage, dans cette œuvre, une énorme quantité d’affect et d’énergie [30]. Qu’il s’agisse de modifier les systèmes agricoles, de traiter de l’argent et de la valeur, de transformer les modes d’habitation, d’habiller le colonisé ou de soigner l’indigène, bref de le transformer en nouveau « sujet moral », la colonie n’a pas honte de ses fantasmes et les dissimule à peine [31].

23C’est la raison pour laquelle l’acte de coloniser a quelque chose de dionysiaque – une grande effusion narcissique. Le mélange de volupté, de frénésie et de cruauté, d’ivresse et de rêve qui est l’une des dimensions structurelles de l’acte colonial ne se comprend qu’en rapport à cette forme d’enchantement qui est en même temps agitation et tumulte. Le monde colonial ne renferme-t-il pas, d’ailleurs, la plupart des caractéristiques que Nietzsche croit déceler dans la tragédie grecque : « ce phénomène par lequel le plaisir s’éveille de la douleur même, et la jubilation arrache aux poitrines des accents de suppliciés », tandis qu’au « plus fort de la joie retentit le cri d’épouvante ou quelque plainte s’élève, éperdue de désir, sur une perte irréparable » [32] ?

Colonie et potentat racial

24Au cœur de cette tragédie se trouve la « race ». Dans une large mesure, ce que l’on appelle la « race » est avant tout une monnaie iconique. Elle surgit au détour d’un commerce – celui des regards. C’est une monnaie dont la fonction est de convertir cela que l’on voit (ou cela que l’on choisit de ne point voir) en espèce ou en symbole au sein d’une économie générale des signes et des images que l’on échange, qui circulent, auxquelles on attribue ou non de la valeur, et qui autorisent une série de jugements. De la « race », on peut dire qu’elle est à la fois image, économie, corps et miroir énigmatique. Elle joue un rôle singulier dans une économie des ombres où c’est la vie en tant que telle qui est en jeu.

25Fanon l’avait compris, qui montra comment, à côté des structures de coercition qui président à l’arrangement du monde colonial, ce qui constitue la race est d’abord une certaine puissance du regard qu’accompagne une forme de la voix. Si le regard du colon « me foudroie » et « m’immobilise », et si sa voix me « pétrifie », c’est parce que ma vie n’a pas le même poids que la sienne, soutient-il [33].

26Racontant ce qu’il appelait « l’expérience vécue du Noir », il examine la manière dont une certaine manière de distribution du regard finit par créer son objet, par le fixer et par l’écraser, ou encore par le restituer au monde, mais sous le signe de l’absence, ou du moins d’un « autre moi », un moi-objet, ou encore un être-en-écart. Une certaine forme de regard a en effet le pouvoir de bloquer l’apparition du tiers et son inclusion dans la sphère de l’humain : « Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes ». « Et voici que je me découvrais objet au milieu d’autres objets », écrit-il [34]. Comment, du désir d’être un “homme”, en arrive-t-on à la prise de conscience du fait que l’autre a fait de nous son objet ? « Et puis il nous fut donné d’affronter le regard du blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre part » d’humanité, dit-il aussi [35].

27Disputer sa part d’humanité au « tiers », la remettre en cause – tel est en effet l’objet du racisme colonial dont traite Fanon. Le premier objet de fixation de cette dispute est le corps. Autour de ce corps « règne une atmosphère d’incertitude » [36]. Très vite, le corps devient un poids – le poids d’une « malédiction », celle qui en fait le simulacre de la précarité, voire du néant. Avant même que de paraître, ce corps a déjà été mis en procès : « Je croyais avoir à construire un moi… », mais « … le Blanc… m’avait tissé de mille détails, anecdotes, récits ».

28Le corps est ensuite une image, un miroir énigmatique qui suscite effroi et terreur : « Tiens, un nègre ! » « Maman, regarde le nègre, j’ai peur [37] ! » Il n’existe plus que par son arraisonnement et son assignation dans un écheveau de significations qui le dépassent : « J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres » [38]. Pour que le « nègre » surgisse dans le champ de la vision et pour qu’il soit identifié comme tel, un voile doit donc avoir été posé, au préalable, sur son visage et en avoir fait un visage « d’où toute humanité a fui » [39]. Sans ce voile, il n’y a pas de « nègre ». Le « nègre » en tant qu’ombre au sein d’un commerce des regards qui fonctionne en tant que commerce des vies naît précisément d’une relation de voilement qui exige, quelque part, élision et cécité, mais – on le verra plus tard – aussi désir.

29Voir n’est pas la même chose que regarder. Mais regarder et voir ont en commun de solliciter le jugement, d’enserrer ce qu’on voit ou celui qu’on ne voit pas dans d’inextricables réseaux de sens – les faisceaux d’une histoire. C’est l’une des raisons pour lesquelles la « race » en tant que forme de distribution du regard en colonie est un cercle d’airain. Dans la distribution coloniale du regard et de la voix, il y a toujours soit un désir d’objectification ou d’effacement, soit un désir incestueux [40]. Mais le regard colonial a aussi pour fonction d’être le voile même qui cache cette vérité.

30Il y a donc toujours, dans l’idée même du pouvoir en colonie, un élément ayant trait au « voir ». En d’autres termes, le pouvoir, c’est d’abord et avant tout le pouvoir de voir ou de ne pas voir – et dans ce dernier cas, de rayer du réel, de raturer, de biffer, de mettre entre parenthèses, de dé-réaliser. Et s’il est vrai que « le monde est cela que nous voyons » (selon la formule de Merleau-Ponty), alors on peut dire qu’en colonie, est souverain qui décide de qui est visible et de qui doit rester invisible. Voir est donc un enjeu fondateur dans la constitution de la vie en commun et dans la reconnaissance de la ressemblance ou, au contraire, l’institution de la différence. On peut d’ailleurs dire qu’au fondement du commerce entre les hommes se trouve le voir. Or, également, il existe une relation entre être astreint à l’invisibilité et être muet.

31La « race » n’existe donc que par « cela que nous voyons ». Au delà de « cela que nous voyons », il n’y a point de « race ». C’est en cela qu’il est de la « race » de participer simultanément d’une zone de clarté et d’une sphère de l’obscurité. Mais comment se fait-il que nous voyons cela que nous voyons et pas autre chose ? Le pouvoir qui découle de « cela que nous voyons » – autrement dit le (pou)voir racial – s’exprime d’au moins quatre manières.

32Et d’abord, il s’exprime dans le fait que celui que nous choisissons de ne point voir et de ne point entendre ne saurait exister ou parler pour lui-même. À la limite, il faut le faire taire. Dans tous les cas, sa parole est indéchiffrable ou, à tout le moins, inarticulée. On s’adresse à lui comme si on s’adressait à un enfant : « Bonjour, mon z’ami ! Où y a mal ? Hé ? Dis voir un peu ? le ventre ? le cœur [41] ? » Il faut que quelqu’un d’autre parle en son nom et à sa place pour que ce qu’il prétend dire fasse pleinement sens dans notre langue.

33Deuxièmement, comme l’avait bien montré Fanon et, avant lui, W.E.B. Dubois, celui qui est dépossédé de la faculté de parler pour lui-même est contraint à toujours se penser sinon comme un « intrus », du moins à ne jamais apparaître dans le champ social que sous la forme d’un « problème ».

34Troisièmement, c’est un pouvoir qui joue constamment sur le rapport entre les apparences et la chose même, ou encore entre la proximité absolue et la distance irrémédiable. D’un côté, la conscience raciste repose sur le postulat de l’insignifiance du vécu d’autrui pour moi. En fait, ma vie serait meilleure si autrui n’existait point ou encore si sa vie n’était pas greffée sur la mienne, s’il était éloigné de mon espace de vie. Mais l’affirmation selon laquelle le vécu d’autrui est rien pour moi va toujours de pair avec la volonté de représentation du vécu de ce même autrui comme une duplication du mien, et la terreur qu’il puisse en être ainsi. Je ne veux et ne peux véritablement rejoindre le vécu d’autrui. Je ne puis accéder à son monde privé et je ne veux pas que ce monde privé communique avec le mien. Refus, donc, d’un monde qui nous soit commun. Et refus de penser que nous puissions tous les deux être les témoins d’un seul et même monde. Mais c’est en lui que je vis. Sans lui, je ne pourrais guère être moi. En autorisant le passage constant de l’un à l’autre, il garantit la production indéfinie de fantasmes. Du coup, l’acte de voir est indissociable de la production de fantasmes qui risquent eux-mêmes d’avorter chaque fois. C’est donc un pouvoir fragile qui demande chaque fois à être consolidé. Ce que je vois n’est jamais en étroite correspondance avec ce que l’autre voit ou la manière dont il se voit lui-même.

35Quatrièmement, c’est un pouvoir qui repose sur le principe selon lequel « c’est ainsi et personne n’y peut rien ».

36Mais « cela que nous voyons » ne se donne jamais à voir directement, dans son immédiateté. Il nous faut, presque toujours, apprendre à le voir en tant que « cela » même et pas autre chose. Cette manière d’apprendre à voir l’Autre en tant que cela ne signifie pas seulement le voir différemment de la manière dont il se comprend lui-même.

37Le (pou)voir racial consiste précisément à affirmer qu’on le comprend mieux qu’il ne se comprend lui-même. En cela, il est d’abord un pouvoir de négation. Négation de quoi, sinon de toutes les traces humaines dont l’Autre est fait, de son insurmontable densité. Mais c’est également un pouvoir qui affirme chaque fois que cela que nous voyons est « faux » parce qu’il ne correspond en rien à l’expérience que nous avons de la « vérité ». La vérité de cela que nous voyons se trouve dans une sorte de nuit qui en constitue la structure invisible. Voir autre chose que cela que nous voyons. Ceci n’est possible que parce que le racisme mêle deux ordres du réel, à savoir, d’un côté, ce que l’on pourrait appeler l’être-en-soi, et, de l’autre, l’être de représentation.

38Pour la conscience raciste, ces deux ordres du réel ne font qu’un. Et c’est ce qui fait la violence de la conscience raciste : le paradoxe du vide de l’imaginaire et du trop-plein d’imaginaire. Vide de l’imaginaire dans la mesure où il n’y a pas d’écart entre la chose même, la chose vraie, l’évidence de la chose et les apparences de la chose. Et trop-plein d’imaginaire dans la mesure précisément où cette absence d’écart autorise toutes sortes de torsions et de fantasmes – l’illusion de voir ce que nous ne voyons pas (manifestation) tout en ne voyant pas ce que nous voyons (éclipse).

39L’allégorie de Platon concernant les ombres dans une caverne sied parfaitement à notre problématique de la race. À plusieurs égards, il en est effectivement de la race comme des ombres dans une caverne. La race est, au premier plan, le résultat d’une opération de figuration. Dans la plupart des cas, cette figuration est effectuée par une conscience ou par un sujet enfermé dans une demeure souterraine ou encore dans une caverne. La caverne, ici, représente le poids des héritages et des habitus qui, au long du temps, ont structuré l’imaginaire des autres et du lointain. De ceux qui voient à partir de la caverne, Platon dit : « Ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, de sorte qu’ils ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux, car les liens les empêchent de tourner la tête ». La position à partir de laquelle le sujet figure est donc, elle-même, le produit d’une durée. Mais surtout elle est celle d’un prisonnier condamné à une sorte d’immobilité, assujetti à toutes sortes de liens dont la nature est d’empêcher précisément de voir autre chose que des ombres.

40Le sujet raciste est, par conséquent, un sujet captif. Et d’abord captif du temps et de son poids. C’est, ensuite, un sujet sinon mutilé, paralysé en ses membres et notamment ceux qui assurent la mobilité et le déplacement (les jambes), le support (le cou) et une certaine forme d’orientation dans l’univers (la tête). Le lieu d’existence de ce sujet rendu infirme et dont les sens sont, pour ainsi dire, anesthésiés, est une caverne, c’est-à-dire un lieu travaillé par l’incessante dialectique de l’ombre et de la lumière – la loi du reflet. La race est le nom que l’on donne au résultat d’un travail opéré dans l’imaginaire, mais à partir d’une « scène primitive » régie par la loi de l’ombre et de la lumière, des apparences et du reflet.

41Mais c’est surtout un sujet placé dans une situation très particulière. Il n’est pas aveugle. Mais sa vue est limitée puisqu’il ne peut voir ailleurs que devant lui – ce qui lui fait face, jamais ce qui est derrière la face. Ensuite, de ce qu’il voit, il ne peut distinguer ce qui relève de l’être vrai de la chose, ses formes et ses figures, et ce qui relève purement et simplement de l’ombre. De cette limitation originaire découle une autre sorte d’incapacité – l’incapacité à bien reconnaître et à bien nommer ce que l’on voit. D’où la propension à croire nommer les objets réels eux-mêmes, dans leur concrétude, alors qu’il ne s’agit en vérité que des ombres.

42Le racisme est donc l’expression d’un désir de simplicité et de transparence – le désir d’un monde sans surprises. Ceci dit, la force du racisme dérive précisément du fait que dans la conscience raciste, l’apparence est la véritable réalité des choses. En d’autres mots, ici, l’apparence n’est pas le contraire de la « réalité ». Comme dirait Nietzsche, « l’apparence est la réalité », et le travail d’invention de choses qui n’existent pas, une activité dotée d’une positivité propre.

Négrophobie, virilité et génitalité

43Le racisme colonial a ses origines dans ce que Fanon appelle tantôt « l’inquiétude sexuelle », tantôt la « jalousie sexuelle ». Si l’on veut comprendre psychanalytiquement la situation raciale ressentie par des consciences particulières, il faut, dit-il, « attacher une grande importance aux phénomènes sexuels » [42]. Plus précisément, l’origine archaïque du racisme et de la phobie anti-noir, son objet vacillant, c’est la peur de l’hallucinante puissance sexuelle supposée du nègre. Pour la majorité des Blancs, affirme-t-il, le Noir représente l’instinct sexuel (non éduqué).

44Fanon cite à ce sujet l’écrivain Michel Cournot pour qui le nègre est appréhendé comme un membre effarant – l’incarnation par excellence de la puissance génitale au-dessus de la morale et des interdits : « L’épée du Noir est une épée. Quand il a passé ta femme à son fil, elle a senti quelque chose. C’est une révélation. Dans le gouffre qu’ils ont laissé, ta breloque est perdue. À force de ramer, mettrais-tu la chambre en nage, c’est comme si tu chantais… Quatre Noirs membre au clair combleraient une cathédrale. Pour sortir, ils devront attendre le retour à la normale ; et dans cet entrelacis, ce n’est pas une sinécure. Pour se mettre à l’aise sans complications, il leur reste le plein air. Mais un dur affront les y guette : celui du palmier, de l’arbre à pain et de tant de fiers tempéraments qui ne débanderaient pas pour un empire, dressés comme ils sont pour l’éternité et à des hauteurs malgré tout malaisément accessibles [43]. »

45Sur le plan génital, « le Blanc qui déteste le Noir n’obéit-il pas à un sentiment d’impuissance ou d’infériorité sexuelle ? L’idéal étant une virilité absolue, n’y aurait-il pas un phénomène de diminution par rapport au Noir, ce dernier perçu comme symbole pénien ? Le lynchage du nègre, ne serait-ce pas une vengeance sexuelle [44] ? » Pour Fanon, doter le nègre d’une puissance sexuelle qu’il n’a pas participe d’une double logique : la logique de la névrose et celle de la perversité, à la manière d’un acte sado-masochiste.

46L’hallucination spéculaire au centre de laquelle se trouve le phallus nègre manifesterait, en réalité, le trouble de l’inceste qui habiterait toute conscience raciste. Elle serait en outre la manifestation d’une nostalgie : celle des « époques extraordinaires de licence sexuelle, de scènes orgiaques, de viols non sanctionnés, d’incestes non réprimés » [45]. Projetant ses fantasmes sur le nègre, le raciste se comporterait comme si le nègre dont il construit l’imago existait vraiment [46]. Mais ce que vise symboliquement le racisme colonial, c’est bel et bien la castration, ou encore l’anéantissement du pénis, symbole de la virilité. « C’est dans sa corporéité que l’on atteint le nègre », précise Fanon [47]. Le paradoxe est que dans ce geste, « on n’aperçoit plus le nègre, mais un membre : le nègre est éclipsé. Il est fait membre. Il est pénis [48]. »

Politique de la lutte

47Dans la pensée noire, Frantz Fanon est sans doute celui qui, le premier, établit un lien indissociable entre la critique de la vie et la politique de la lutte et du travail requis pour échapper à la mort. De son point de vue, la lutte a pour objet de produire la vie, « la violence absolue » jouant, à cet égard, une fonction désintoxicatrice et instituante. C’est en effet par la violence que « la “chose” colonisée devient homme » et que se créent des hommes nouveaux, « un nouveau langage, une nouvelle humanité » [49]. En retour, la vie s’apparente à une interminable lutte [50]. La vie est, strictement parlant, ce qu’aura produit la lutte.

48La lutte en tant que telle a une triple dimension. Et d’abord elle vise à détruire ce qui détruit, ampute, démembre, aveugle, et provoque peur et colère. Ensuite, elle vise à soigner et, éventuellement, à guérir ceux et celles que le pouvoir a blessés, violés, torturés, fait prisonniers, ou simplement, rendus fous. Sa fonction participe, dès lors, du processus général de la cure. Enfin, elle a pour objet d’accorder une sépulture à ceux qui sont tombés, « abattus dans le dos » [51]. De ce point de vue, elle joue une fonction d’ensevelissement. Au détour de ces trois fonctions apparaît clairement le lien entre le pouvoir et la vie. Le pouvoir, de ce point de vue, n’est pouvoir qu’en tant qu’il s’exerce sur la vie, au point de partage entre la santé, la maladie et la mort (la mise au tombeau).

49La lutte dont traite Fanon se déroule dans un contexte où le pouvoir – dans ce cas le pouvoir colonial – tend à réduire ce qui tient lieu de vie à l’extrême dénuement du corps et du besoin. Cet extrême dénuement du corps et du besoin, Fanon le décrivait dans les termes suivants : « Les rapports de l’homme avec la matière, avec le monde, avec l’histoire, sont, en période coloniale, des rapports avec la nourriture ». Pour un colonisé, affirmait-il, « vivre ce n’est point incarner des valeurs, s’insérer dans le développement cohérent et fécond d’un monde ». Vivre, c’est, tout simplement, « ne pas mourir ». Exister, « c’est maintenir la vie ». Et d’ajouter : « C’est que la seule perspective est cet estomac de plus en plus rétréci, de moins en moins exigeant certes, mais qu’il faut tout de même contenter [52]. »

50Aux yeux de Fanon, cette annexion de l’homme par la force de la matière, la matière de la mort et la matière du besoin – cette annexion constitue, strictement parlant, le temps d’« avant la vie », la « grande nuit » de laquelle il faut sortir [53]. On reconnaît le temps d’avant la vie au fait que sous son empire, il n’est pas question pour le colonisé de donner un sens à sa vie, « mais plutôt d’en donner un à sa mort » [54].

51Cette « sortie de la grande nuit », Fanon l’appelait de tous les noms : la « libération », la « renaissance », la « restitution », la « substitution », le « surgissement », l’« émergence », le « désordre absolu », ou encore, « marcher tout le temps, la nuit et le jour », « mettre sur pied un homme neuf », « trouver autre chose », un sujet nouveau surgi tout entier du « mortier du sang et de la colère » – un sujet quasi-indéfinissable, toujours en reste, comme un écart qui résiste à la loi, à la division et à la blessure.

52Du coup, chez Fanon, la critique de la vie se confondait avec la critique de la souffrance, de la peur et du besoin, du travail et de la loi – et notamment la loi de la race, celle qui rend esclave, écrase la pensée et épuise aussi bien le corps que le système nerveux. Elle se confondait également avec la critique de la mesure et de la valeur – condition préalable à une politique de l’égalité et de l’universalité. Mais cette politique de l’égalité et de l’universalité – l’autre nom de la vérité et de la raison – n’était possible qu’à la condition de vouloir et de réclamer « l’homme qui est en face » – à la condition d’accepter que cet homme « soit plus qu’un corps » [55].

Ambivalences

53Parallèlement à cette part maudite qui s’origine dans la terreur, la colonie présente deux autres caractéristiques auxquels Fanon prête peu attention. La première est la violence de l’ignorance – cette « ignorance profonde » qu’avait relevée, en 1837, Alexis de Tocqueville dans sa « Lettre sur l’Algérie ». Ce dernier mentionne naturellement l’ignorance des langues, des « différentes races » qui habitent la colonie, la division des « tribus », de leurs mœurs, du « pays même, ses ressources, ses rivières, ses villes, son climat » [56].

54Les Français, dit-il, « ignoraient ce que c’était que l’aristocratie militaire des spahis, et, quant aux marabouts, ils ont été fort longtemps à savoir, quand on en parlait, s’il s’agissait d’un tombeau ou d’un homme ». Et de conclure : « Les Français ne savaient aucune de ces choses et, pour dire la vérité, ils ne s’inquiétaient guère de les apprendre [57]. » L’idée était que la colonie était d’abord un champ de bataille. Et sur un champ de bataille, la victoire est au plus fort et non au plus savant.

55D’autre part, la colonie est une prodigieuse machine productrice de désirs et de fantasmes. Corruption, terreur et stupéfaction constituent des ressources que le potentat gère et administre. L’administration de la terreur et la gestion de la corruption passent par une certaine modulation du vrai et du faux, par un certain rationnement des prébendes et gratifications, par la production de choses tantôt émouvantes, tantôt captivantes, toujours spectaculaires, que le colonisé, parce que stupéfait, oublie difficilement [58].

56De ce point de vue, la domination coloniale requiert un énorme investissement dans les cérémonies et la dépense émotionnelle. Cette économie émotionnelle doit toucher tout ce qui porte la marque de la vie et de la mort, de l’abondance et de la plénitude, bref, de la richesse. Le désir de richesse doit se frayer un chemin dans le corps du colonisé tout entier et habiter dans tous les recoins de sa psyché. « Le pays des Cabyles nous est fermé, mais l’âme des Cabyles nous est ouverte et il ne nous est pas impossible d’y pénétrer », observait à cet égard de Tocqueville.

57La raison, avançait-il, est que « la grande passion du Cabyle est l’amour des jouissances matérielles, et c’est par là qu’on peut et qu’on doit le saisir » [59]. Des Arabes, il disait que l’ambition personnelle et la cupidité avaient souvent plus de puissance dans leur cœur. À ses yeux, il y avait deux moyens de les dompter : soit en flattant leur ambition, en se servant de leurs passions, en les opposant les uns aux autres tout en les tenant tous dans la dépendance du pouvoir colonial, en leur distribuant de l’argent et des largesses ; soit en les dégoûtant et en les lassant par la guerre [60]. Le potentat cherche donc à pousser l’indigène sinon à renoncer aux choses et aux désirs auxquels il est attaché, du moins à les compléter avec de nouvelles idoles, la loi de nouvelles marchandises, le prix de nouvelles valeurs, un nouvel ordre de vérité.

58En plus de la sexualité, le dispositif fantasmatique du potentat repose donc sur deux pivots. Le premier est la régulation des besoins et le deuxième celle des flux du désir [61]. Entre les deux se trouve la marchandise, notamment les formes de la marchandise que le colonisé admire et dont il trouve fort doux de jouir. Dans les deux cas, la marchandise est soumise à un double usage symbolique et instrumental. Mais surtout, elle revêt, en colonie, le caractère d’un lieu imaginaire. Elle est un nœud absolument essentiel de toute opération coloniale, un miroir éclatant sur la surface duquel tout vient se refléter. Dans ce sens, la marchandise est, elle-même, un objet à la fois matériel, symbolique et psychique. Selon les contextes, elle joue des fonctions soit sédatives, soit « épileptiques ».

59Le potentat fait miroiter au colonisé la possibilité d’une abondance sans limites d’objets et de biens. La pierre d’angle du dispositif fantasmatique du potentat, c’est l’idée qu’il n’y a aucune limite à la richesse et à la propriété, et donc au désir. C’est cette idée d’un imaginaire sans symbolique qui constitue le « petit secret » de la colonie et qui explique la puissance du potentat colonial. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le succès de cet « imaginaire sans symbolique » s’explique du fait que celui-ci trouve de profonds échos et des points d’ancrage dans l’histoire et les catégories symboliques autochtones.

60L’on sait par exemple qu’au moment des premiers contacts entre les marchands européens et les sociétés atlantiques, le pouvoir des biens d’origine européenne à fixer et à structurer les flux du désir l’emportait largement – du moins chez les Africains – sur l’idée du profit en tant que tel. Le mystère qui entoure généralement la valeur des objets se manifestait alors dans la manière dont les Africains échangeaient, contre l’or et l’ivoire, des produits apparemment futiles et sans réelle valeur économique. Mais une fois intégrés dans les réseaux locaux de signification dans lesquels leurs porteurs les investissaient de pouvoirs étendus, ces objets de pacotille apparemment sans valeur économique acquéraient soudain une valeur sociale, symbolique – voire esthétique – considérable.

61L’on sait aussi l’émerveillement que provoquèrent, chez les Africains, les armes européennes, la fascination que la technologie occidentale exerça sur leurs esprits (à commencer par les vaisseaux, mâts et voiles, les hublots de la coque, compas et cartes), ou encore la terreur que provoquèrent leurs instruments de surveillance. Le monde matériel et celui des objets avec lesquels ils entrèrent en contact furent considérés comme des véhicules de causalité, à la manière des fétiches anciens. Que les objets d’importation aient eu un tel effet sur l’imaginaire autochtone s’explique, en partie, par le fait que le culte des « fétiches » était, strictement parlant, un culte matérialiste.

62Qu’il s’agisse des objets religieux et sacrés, des objets érotiques et esthétiques, des objets de valeur commerciale, des objets techniques ou talismaniques – tout était susceptible de trouver une place dans l’économie de l’enchantement et des charmes. Amulettes, colliers, pendentifs, parures, ornements et autres figures constituaient le substrat culturel à partir duquel l’idéologie mercantile se développa en tant que pouvoir sur la vie (nécromancie, invocation des esprits, sorcellerie) et figure de l’abondance. D’ailleurs, de nombreux voyageurs de l’époque n’hésitaient pas à affirmer que la religion du fétiche et l’ordre social africains reposaient entièrement sur le principe de l’intérêt [62].

63Ainsi en est-il des catégories de l’excès et du dédoublement, ou encore de l’existence de figures monstrueuses et de créatures ambivalentes qui, ayant assimilé les fétiches, se transforment en maîtres redoutables des forces de la nuit et de l’ombre et capables, de ce fait, de soulever le monde [63]. C’est le cas des chefs qui, un jour buvant de la bière dans la calotte crânienne de l’un de leurs prédécesseurs, le lendemain sont symboliquement mis à mort par le truchement d’une victime humaine substitutive, lorsque, délivrés de toute attache clanique ils n’éprouvent pas le besoin d’affirmer leur puissance virile en ayant des relations sexuelles avec une sœur ou encore épousent une petite nièce dans leur propre groupe familial matrilinéaire, voire se transforment tout simplement en léopard.

64Qu’il n’y ait guère de limite au désir s’explique également par la distribution des diverses catégories d’esprits répondant, chacun, à la logique de la juxtaposition, de la permutation et de la multiplicité. Il faut, dit Luc de Heusch, « réunir dans la même structure symbolique l’ensemble de ces caractéristiques plus ou moins développées selon les cas particuliers : l’inceste royal, l’anthropophagie, l’assimilation du roi à un sorcier, les interdits qui entourent sa personne, le régicide enfin », toutes choses qui « définissent une formidable puissance magique qui abolit la frontière entre la culture – dont le chef se sépare au moment de sa sacralisation – et la nature qu’il investit souverainement » [64]. Tel est le cas des objets enchantés que l’on investit d’une puissance dangereuse et qui fonctionnent, ce faisant, sur le même registre que la part maudite de la royauté elle-même puisque leur secret est de participer à la « résurrection des choses ».

65Au même titre que la Traite atlantique, la colonisation marque donc l’entrée des Africains dans une ère nouvelle caractérisée par la course effrénée au désir et à la jouissance – désir sans responsabilité et jouissance comme mentalité [65]. Ici, la matière première de la jouissance est le plaisir des sens. La traite des esclaves en particulier constitue un moment d’extrême exubérance au cours duquel l’équivalence entre les objets et les êtres humains est totale. Les uns et les autres sont réduits à l’état de signe. Le rapport aux objets est celui de la consommation immédiate, du plaisir brut. Le colonisé, tout comme avant lui le commerçant d’esclaves, est fasciné et capturé par l’idole derrière le miroir, le visible de l’image spéculaire que sont les tissus et les pagnes, le rhum, les fusils et la quincaillerie, les routes, les monuments, le chemin de fer, le pont et les hôpitaux.

66Mais pour acquérir ces biens nouveaux, il doit se placer dans une position d’entière servitude à l’égard du potentat. Il doit s’inscrire dans une relation de dette – la dette de dépendance à l’égard de son maître. Il doit également s’astreindre à une pédagogie supposée lui inculquer les passions de la vénalité, de la vanité et de la cupidité. Pulsions d’inclination autant que pulsions délibérément cultivées, vanité, vénalité et cupidité constituent les trois manifestations privilégiées de cette position de servitude à l’égard du maître et du culte du potentat. Un long détour est donc toujours nécessaire pour jouir de ces biens nouveaux ou encore de la promesse de citoyenneté, et la possibilité d’une satisfaction effective des nouveaux désirs est sans cesse ajournée.

67C’est la raison pour laquelle la colonie recèle toujours une dimension névrotique et une dimension ludique, des traits du hasard, une radicale ambivalence dont maints analystes ont souvent sous-estimé l’importance. Ne fait-elle pas naître chez le colonisé un monde de rêves qui, très vite, peut se transformer en cauchemar ? Cette dialectique du songe qui, à tout moment, peut virer au cauchemar est l’une des forces motrices du potentat, mais aussi son talon d’Achille. À plusieurs égards, les nationalismes africains sont le produit du conflit entre ces rêves et la frustration née de l’impossibilité de les satisfaire réellement.

68Il y a une « part maudite » de la colonie que Fanon a étudiée avec brio. Au demeurant, c’est à cette part maudite que s’attaque sa politique de la lutte. Mais il n’est point de biographie de la colonie qui n’exclue ce que j’appelle son « petit secret » – l’assujettissement de l’indigène par son désir. Sur la scène coloniale, c’est cet assujettissement par le désir qui, finalement, entraîne le colonisé « hors de soi », leurré par la vaine chimère de l’image et du sortilège. En se laissant entraîner, le colonisé pénètre dans un autre être et vit désormais son travail, son langage et sa vie comme autant de processus d’ensorcellement. C’est à cause de cette expérience d’ensorcellement et d’« étrangement » (estrangement) que la rencontre coloniale fut à l’origine d’un foisonnement de fantasmes. Elle mit en branle des désirs que colons et colonisés, parfois, durent se cacher à eux-mêmes et qui, justement, pour cette raison, furent refoulés dans l’inconscient. De ce « petit secret », Fanon fait peu cas. C’est peut-être ce qui explique son incapacité à anticiper la postcolonie [66].

figure im1
Kara Walker, You Do (Tu fais), 1993 – 1994. Découpure de papier noir sur toile, 140 x 124,5 cm. Collection Peter Norton et Eileen Harris, Santa Monica, Californie. « Mon Ennemi, Mon Frère, Mon Bourreau, Mon Amour », 20 juin – 9 septembre 2007, ARC / Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. © Courtesy Kara Walker et Sikkema Jenkins & Co., New York.

Notes

  • [1]
    La première partie de ce texte reprend et développe des arguments esquissés dans Achille Mbembe, « La colonie : son petit secret et sa part maudite », Politique africaine, n°102, 2006.
  • [2]
    Jean-Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, Julliard, Paris, 1990, p.29.
  • [3]
    Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, La Découverte, Paris, 2001, p.89-90.
  • [4]
    Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976. Hautes Études/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p.51. Il faut comprendre que chez Foucault, le terme « race » n’a pas un sens biologique stable. Il désigne tantôt des clivages historico-politiques, tantôt des différences d’origine, de langue, de religion, mais surtout un type de lien qui n’est établi qu’à travers la violence de la guerre (p.67).
  • [5]
    Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, (Maspero, Paris, 1959) La Découverte, Paris, 2001, Annexe « Pourquoi nous employons la violence ».
  • [6]
    Fanon, ibid.
  • [7]
    Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, La Découverte/Poche, Paris, 2002, p.53-58.
  • [8]
    Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op.cit., p.53 et s.
  • [9]
    Fanon parle, à cet égard, de « cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde ». Ou encore : « Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l’homme, jamais de proclamer qu’elle n’était inquiète que de l’homme, nous savons aujourd’hui de quelles souffrances l’humanité a payé chacune des victoires de son esprit », in Les Damnés de la terre, p.301-2.
  • [10]
    Georges Bataille, La Part maudite précédé de La Notion de dépense, Éditions de Minuit, Paris, 1967 ; Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, Harcourt Brace and Jovanovich, New York, 1964, chapitre sur « race et bureaucratie » en particulier ; Ernst Junger, L’État universel suivi de La Mobilisation totale, Gallimard, Paris, 1990 ; Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Éditions Payot & Rivage, Paris, 1997.
  • [11]
    Guy Rosolato, Le Sacrifice. Repères psychanalytiques, Presses universitaires de France, Paris, 1987, p.30.
  • [12]
    Cette impossibilité de la « communauté », Fanon l’exprime de la manière suivante : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». Ou encore : « Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon », in Les Damnés de la terre, Maspero, Paris, 1961, ch.1.
  • [13]
    Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p.240. Lire également le chapitre 5, ainsi que L’An V de la révolution algérienne, op. cit., ch. 4.
  • [14]
    Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Fayard, Paris, 2005, p.208 ; Françoise Vergès, Abolir l’esclavage : une utopie coloniale. Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Albin Michel, Paris, 2001.
  • [15]
    Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952.
  • [16]
    Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection : Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford University Press, Oxford, 1997 ; Todd L. Savitt, Medicine and Slavery. The Diseases and Health Care of Blacks in Antebellum Virginia, University of Illinois Press, Urbana, 2002.
  • [17]
    M. Vaughan, Curing Their Ills. Colonial Power and African Illness, Polity Press, Cambridge, 1990 ; Nancy Rose Hunt, A Colonial Lexicon of Birth Ritual, Medicalization, and Mobility in the Congo, Duke University Press, Durham, 1999.
  • [18]
    Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, Paris, réédition 2005, ch. 4.
  • [19]
    Lire Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, Paris, 2005.
  • [20]
    Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, op. cit., p.73.
  • [21]
    Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, op. cit., p.83.
  • [22]
    Fanon, Les Damnés de la terre, p.58.
  • [23]
    cf. L’An V de la révolution algérienne. Lire en particulier le chapitre « Médecine et colonialisme ».
  • [24]
    op. cit., p.74.
  • [25]
    Fanon, Les Damnés de la terre, p.40.
  • [26]
    op. cit., p.240.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Voir, par exemple, le récit de l’assassinat du leader nationaliste camerounais Ruben Um Nyobè et de la profanation de son cadavre, in Achille Mbembe, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960). Histoire des usages de la raison en colonie, Karthala, Paris, 1986, p.13-17. Lire également Ludo De Witte, L’Assassinat de Lumumba, Karthala, Paris, 2000, p.223-278.
  • [29]
    Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Éditions Complexe, Bruxelles, 1988, p.39.
  • [30]
    Lire, par exemple, Pablo José de Arriaga, The Extirpation of Idolatry in Peru, University of Kentucky Press, Lexington, 1968.
  • [31]
    Sur la colonisation en tant qu’expérience de subjectivation, lire Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, op. cit., p.197-250. Lire également John L. and Jean Comaroff, Of Revelation and Revolution. The Dialectics of Modernity on a South African Frontier, Volume Two, Chicago University Press, Chicago, 1997, ch.3-8 en particulier.
  • [32]
    Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Gallimard, Paris, 1977, p.34.
  • [33]
    Les Damnés de la terre, p.48.
  • [34]
    Peau noire, masques blancs, op. cit., p.91.
  • [35]
    op. cit., p.88-89.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    op. cit., p.90.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Les Damnés, p.47.
  • [40]
    Peau noire, chapitres sur la sexualité inter-raciale.
  • [41]
    Les Damnés, p.26. Et d’ajouter : « Le faire parler petit-nègre, c’est l’attacher à son image » (p.27).
  • [42]
    Les Damnés, p.130.
  • [43]
    Peau noire, op. cit., p.137.
  • [44]
    op. cit., p.129.
  • [45]
    op. cit., p.133.
  • [46]
    L’aliénation commence précisément lorsque le nègre, en retour, reproduit fidèlement cette imago.
  • [47]
    Ibid.
  • [48]
    op. cit., p.137.
  • [49]
    Les Damnés de la terre, p.40.
  • [50]
    op. cit., p.90.
  • [51]
    L’An V de la révolution algérienne, Annexe.
  • [52]
    Les Damnés de la terre, p.296.
  • [53]
    op. cit., p.301.
  • [54]
    L’An V de la révolution algérienne, Annexe.
  • [55]
    Pour la révolution africaine, p.25.
  • [56]
    Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, op. cit., p.38.
  • [57]
    op. cit., p.40.
  • [58]
    Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Julliard, Paris, 1960 ; Mongo Beti, Perpétue et l’habitude du malheur, Buchet/Chastel, Paris, 1974.
  • [59]
    Tocqueville, De la colonie en Algérie, p.46.
  • [60]
    op. cit., p.74-75.
  • [61]
    Dans la partie qui suit, je m’inspire une fois de plus des réflexions faites dans Achille Mbembe, « La colonie : son petit secret et sa part maudite ».
  • [62]
    William Pietz, Le Fétiche. Généalogie d’un problème, Kargo & L’Éclat, Paris, 2005, p.105.
  • [63]
    Fanon parle de ces phénomènes comme relevant d’une « superstructure magique ». Il reconnaît que cette dernière remplit des fonctions précises dans ce qu’il appelle « l’économie libidinale » de la société indigène. Mais à ses yeux, il s’agit d’une fonction purement négative puisque le colonisé puise dans cette infrastructure « des inhibitions à son agressivité », in Les Damnés, p.56.
  • [64]
    Luc de Heusch, Le Sacrifice dans les religions africaines, Gallimard, Paris, 1986, en particulier le chapitre consacré au « roi sur la scène sacrificielle ». Lire également Le Roi de Kongo et les monstres sacrés, Gallimard, Paris, 2000.
  • [65]
    Joseph C. Miller, Way of Death. Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730-1830, University of Wisconsin Press, Madison, 1988.
  • [66]
    Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, op. cit.