Deleuze, la transcendance et le slogan

1Deleuze est aujourd’hui revenu comme objet à l’histoire de la philosophie à la française, dont il se fit d’abord connaître comme un orfèvre, on le sait. Simultanément, sa manière philosophique est toujours présente : un nombre significatif de jeunes philosophes entrent dans la « carrière » de prétendant à la parole philosophique par un essai deleuzien. Ces deux tendances du moment se croisent et se composent dans les diverses « thèses » rattachables à Deleuze que nous accueillons ces dernières années, dans l’espace universitaire. Thèses qui prouvent l’exemplarité maintenue d’une pensée, d’un chemin, d’un geste. Telle serait l’actualité.

2Les choses ont-elles vraiment changé, d’ailleurs ? Le premier écrit de l’ordre du livre, jamais publié, que j’osai pour ma part revendiquer en tant que philosophique, était une « reprise » décalée en mode mathématicien du petit livre Rhizome de Deleuze, rédigée dans la foulée de mes 25 ans, juste après l’éblouissement ressenti à la lecture de Différence et répétition : je ne saurai ici parler comme quelqu’un d’étranger à l’enthousiasme deleuzien.

Humeur

3Pourtant, c’est surtout depuis une distance que je voudrais ici discuter brièvement sa pensée. Distance – voire incompréhension – qui, je crois, m’habitaient déjà, bien que sous une autre forme, à l’époque de ma plus grande allégeance. À cette époque, je m’attachais plutôt à contourner la difficulté en interprétant les idées de Deleuze en telle sorte qu’elles se rapprochent de « ce qu’il me fallait », si peu ou si mal que je sache le définir.

4De quoi s’agit-il, dans ce que je suis en train de mettre en scène avec embarras comme ma réticence ? Je pourrais dire, en toute simplicité : de la transcendance.

5Lorsqu’on revisite les écrits de Deleuze, la virulence de son « rejet » de la transcendance saute aux yeux. D’un côté, elle prend toutes les formes d’une exaspération typée : Deleuze « entend » dans la transcendance à la fois la religion, la hiérarchie et la répression. Par exemple il réaffirme, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, l’étrangeté principielle de l’aventure philosophique des concepts et de l’élaboration religieuse des figures : une attitude amorcée dans le religieux n’arrive au philosophique qu’à condition de rompre avec le religieux, dit-il. Par exemple, il dépeint la psychanalyse, rapportant l’expérience psychique à l’arborescence œdipienne, qui comme telle reconstitue de la transcendance, comme répression du « faire rhizome ». Par exemple, il égalise les autoritarismes historiques à des rigidifications arborescentes qui seraient, cette fois, l’accomplissement politique de la transcendance. Ce qu’il écrit paraît, à un premier niveau de lecture au moins, absolument sans modalisation ou recul dans l’assertion. De plus, il le dit avec l’humeur familière qui s’associe à ce genre d’idées : à certains égards, Deleuze ne parle pas autrement qu’un gauchiste convaincu dans ces passages, et cette façon pour sa parole si singulière, si souveraine et exceptionnelle par ailleurs, de suivre un tempo alors commun ajoute de la virulence, atteste une sorte de violence qui fait partie de l’assertion.

Transcendance et immanence

6Bien entendu, l’affaire de la transcendance est aussi traitée par Deleuze au niveau même de l’explicitation la plus interne et la plus essentielle de sa philosophie, qui se trouve en l’occurrence être immédiatement une philosophie de la philosophie. Pour lui, en substance, philosopher consiste à affronter le chaos en inventant des concepts, et en instituant suivant les connexions des concepts un plan d’immanence. Les concepts sont des thématisations infiniment rapides de variations inséparables (c’est bien par où la saisie conceptuelle requiert la plongée dans le chaos), toute leur pertinence réside dans les dynamiques associées de leur ramification propre et de leurs valences conjonctives. Le plan d’immanence est le jeu de telles dynamiques. On ne saurait jamais être assuré qu’il se tienne dans les limites d’un concept, de celui qui est en cause, ni même d’un plan, de celui qui se tisse autour du concept et avec lui : les plans eux-mêmes se pluralisent sur fond d’un plan absolu, figure du dehors correspondant au chaos dans sa capture philosophique.

7En d’autres termes, ce serait de manière tautologique que la philosophie se meut dans l’immanence, par définition du concept et en vertu de l’habitus immanent au jeu conceptuel : il n’y aurait pas une alternative philosophique entre transcendance et immanence, toute philosophie serait de soi conquête d’une immanence. Imagine-t-on d’objecter qu’« il y a », selon notre mémoire, maintes assertions de transcendance dans les philosophies léguées ? La difficulté est prévue par la pensée de Deleuze, qui reconnaît la tendance, irrépressible, de toute entreprise philosophique à supplémenter d’un datif l’immanence, désignant ce à quoi l’immanence est immanente : le terme mis au datif se retrouve par force en position de transcendance, que ce soit Dieu ou le sujet, pour prendre les exemples les plus faciles. Donc il est peut-être vrai que les philosophies signées dans l’histoire témoignent d’une hésitation entre l’immanence et la transcendance, comme s’il y avait là les termes d’une alternative et les points de focalisation d’un débat. Mais en profondeur le débat est plutôt symptomatique de la retombée sans doute consubstantielle au philosopher : ce n’est pas tant la philosophie qui laisse se nouer en elle sa discussion, c’est plutôt l’effort d’immanence qui n’en finit pas de buter sur son sédiment ou sa déchéance interne, la transcendance.

8Ce parcours de la pensée de Deleuze est assez connu, je crois, je voudrais simplement en souligner deux aspects qui me paraissent caractéristiques :

91) D’un côté, le « dernier mot » relativisant qui reconnaît l’inexorabilité du moment datif, de la réintroduction de formes ou notions de transcendance dans tout immanentisme, n’entame en fait nullement la puissance axiologique de la mise en perspective d’origine. Quoi qu’il en soit d’une telle concession, qui nous permettra, en effet, de lire avec sagesse et probité bienveillante des auteurs qui paraissent ne pas se soucier d’immanence, voire accueillir d’emblée des sens de transcendance, la vision de la philosophie comme conquête de plans d’immanence et invention de concepts a été imposée, et une évaluation faisant, à ce titre, de Spinoza le « prince des philosophes » a été produite. Nous avons à reconnaître que, dans la texture des philosophies effectives, transcendance et immanence interviennent comme des moments, mais nous n’avons rien perdu de ce qui rattache l’une à la bonne incandescence de la pensée philosophique, et l’autre à son essoufflement ou son dévoiement.

102) De l’autre côté, il ne saurait être question, dans un tel exposé, d’envisager des justifications à l’estimation différentielle de l’immanence et de la transcendance. La philosophie est un mouvement pour et par l’immanence ; son mode fondamental, celui du concept, est originairement inscrit dans un tel mouvement, et un tel faisceau de constats suffit une fois pour toutes à la justification. C’est assez de participer suffisamment du mouvement pour entendre qu’il est celui de l’immanence, et pour se détourner de la transcendance, ne plus se soucier d’elle que dans la mesure où on la reconnaît comme la forme typique de l’échec. Un élément enveloppé dans la conception deleuzienne est que construire un plan d’immanence, c’est le prôner de manière irrésistible : l’immanence n’est-elle pas par excellence ce dont l’exposition enrôle, ce qui, comme mouvement, efface la distinction entre décrire et être d’un côté, décrire et justifier de l’autre, décrire et prescrire enfin ?

Prescription et slogan

11C’est de cela que je voudrais au fond surtout parler : du rapport que peut entretenir une telle pensée avec la prescription. La difficulté est principalement la suivante : dès lors que la transcendance est associée au commandement et à la répression, une tentation évidente de la philosophie immanentiste est de désavouer (sans même avoir à le dire, depuis le fait même de l’immanence qu’elle agit et qu’elle est) toute prescription, toute énonciation qui s’empare anticipativement des comportements. Toute prescription, sera-t-on porté à juger, est comme l’esquisse d’une verticalité dans le monde commun, du rassemblement des comportements et des choses sous une transcendance qui systématise une telle verticalité.

12Mais la philosophie deleuzienne est-elle dans l’abstention à l’égard de la prescription ?

13À cela, deux réponses.

14D’un côté, celle qui était déjà contenue dans la remarque 1) ci-dessus. On y faisait état, sur l’exemple du rapport entre immanence et transcendance dans les philosophies, d’un scénario constant de l’exposition deleuzienne. Ramené à une forme symbolique, ce scénario est le suivant : produire une distinction entre A et B, dans un langage tel que tout l’excitant, le prestigieux, l’émancipatoire, va du côté de A, et tout le borné, l’emprisonné, l’autoritaire, l’ennuyeux, le sot, va du côté de B ; puis expliquer que la dichotomie qui égalise A au bien et B au mal est trop simple, que l’affirmer serait encore sacrifier à A, que dans les faits bien sûr A et B sont toujours inextricablement mêlés dans l’expérience, que A engendre son B et que B engendre son A, et que c’est à chacun de poursuivre A en faisant fond sur B juste assez pour éviter les pires. Nous avons à peu près ce discours à propos de transcendance et immanence dans Qu’est-ce que la philosophie ?, à propos de rhizome et arborescence dans Rhizome, à propos des agencements nomades schizo et de la vie organique policée de L’Anti-Œdipe à « Comment se faire un corps sans organe ? », à propos de machine de guerre et appareil d’état dans Mille plateaux, etc. Je ne vois pas le moyen de nier que ce scénario, envisagé sur le plan pragmatique, fonctionne « tout de même » en fin de compte comme la prescription de A. Les divers correctifs élaborés dans la seconde phase du scénario (qui, en fait, ne reviennent guère dans le principe sur la « valorisation » de A relativement à B), n’ont jamais la force suffisante pour suspendre le prône implicite de A : la manière dont A et B ont été campés reste le message le plus fort, ce par quoi l’on a été surtout instruit, et ce dont dérive toute option pratique possible. Deleuze a donc mis au point, en quelque sorte, dans ce parcours-type, sa façon de prescrire.

15Autre réponse : Deleuze ne dédaigne pas, éventuellement, le pur et simple slogan. De cela, l’exemple nous est donné par la coda de Rhizome, que je reproduis ici :

16« Écrire à n, n-1, écrire par slogans : Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! Ne semez pas, piquez ! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! La vitesse transforme le point en ligne ! Soyez rapide, même sur place ! Ligne de chance, ligne de hanche, ligne de fuite. Ne suscitez pas un Général en vous ! Faites des cartes, et pas des photos ni des dessins ! Soyez la Panthère rose, et que vos amours soient comme la guêpe et l’orchidée, le chat et le babouin [1]. »

17La liste est bien présentée comme une liste de slogans. Impossible, bien entendu, de négliger l’ambiance ironique et joueuse. L’intention de l’auteur est au moins autant d’imposer la jubilation heureuse et légère de la pensée que de « sérieusement » faire passer les slogans. En même temps, les slogans énumérés correspondent vraiment aux différents points que l’opuscule a abordés. Les prescriptions incorporées par chaque slogan sont en effet celles qui recommandent, à chaque fois, le A de la distinction inventée par Deleuze contre le B.

18Observons encore le glissement de l’infinitif à l’impératif, pour marquer la différence entre les méta-slogans « Écrire à n, n-1, écrire par slogans » et les slogans effectifs introduits par eux, qui sont à l’impératif bon teint.

19La question est, bien sûr : qu’est-ce qui distingue ces façons de prescrire du jeu de transcendance ? Que le tour de la distinction puissamment dissymétrique corrigée opère tout seul, ou qu’il soit ponctué par un « lâchage » parodique de slogans, qu’est-ce qui rend de telles procédures meilleures que celle du commandement attaché à l’idéalité, s’effaçant derrière elle autant qu’il en est l’intervention et le hors-être même ?

20Sans doute, dans un tel débat où chaque voix ne rencontre jamais que ses propres critères, par force, Deleuze répondrait-il par l’immanence, à nouveau. Pour lui l’élément parodique suffit à faire entendre que ses slogans ne sont que des stabilisations provisoires de l’expérience d’un agir dans la quête de l’ouverture, et ne doivent être suivis que pour autant que et tant que leur rigidification ne fait pas verser dans la fermeture. Les impératifs ponctuels de la liste, formulés pour la plupart avec des ressources lexicales qui ne mobilisent pas l’universel figé et fixé, des ressources profanes en quelque sorte, signifient bien la modestie de toute prescription, sollicitée de ne rien faire d’autre en fin de compte qu’exprimer l’auto-élucidation du mouvement dans son mouvoir même.

21Reste qu’on pourrait se demander si les approches « transcendantes » qui soumettent le monde au jugement et à l’exigence de l’idéalité ou de la transcendance ne peuvent pas se réclamer d’un pragmatisme et d’un localisme de la même eau, du moins dès lors qu’il s’agit de l’effectuation concrète des exigences, de monnayer les archi-prescriptions en maximes adaptées et exécutoires.

22Mais laissons cela, revenons à Deleuze, et abordons un dernier motif qui chez lui fait écho à la transcendance, éclairant l’usage de la prescription que nous venons d’évoquer : celui du dehors.

Le dehors

23Rien n’est plus deleuzien, il me semble, que le frisson du dehors. Lorsque la prose philosophique de Gilles Deleuze s’empare de nous et nous bouleverse, son arrivée dans notre âme est comme le souffle du « vent du large ». À le lire, nous avons le sentiment d’enfourcher une puissance qui balaye l’inutile, l’étriqué, qui dégage enfin la plaine pour la course splendide de l’inattendu aux milles visages. Sa philosophie en appelle au dehors, trouve dans chaque cas la façon de le dire et lui donner sens à nouveau, elle prolonge tout arrêt, tout lieu, vers un horizon de fuite qui est la merveille-même.

24Mais ce dehors deleuzien, n’est-ce pas simplement « sa » transcendance ? Dehors dit-il autre chose que au delà, dans l’économie même que lui procure la prose deleuzienne ? Deleuze faitil autre chose que dire la transcendance comme décentrement plutôt que comme échappée verticale ? On peut être tenté d’accepter une telle formulation, et de soutenir dans la foulée qu’il est important de penser en termes de décentrement plutôt que de verticalité, que telle serait justement la contribution deleuzienne. À s’en tenir à cette vue, il faudrait tout de même concéder que le dehors deleuzien, comme la transcendance en son concept classique, est principe de décentrement à l’égard de tout – de tout item de focalisation concevable –, principe de décentrement absolu comme la transcendance est principe d’échappement, « franchissement au-delà » absolu : ce qui constitue une affinité non négligeable.

25On peut aller plus loin et contester que le sens du dehors comme domaine auquel on accède suivant le vent du large puisse se passer du thème de l’au-delà, que le dehors puisse éviter une sorte de connivence plus profonde avec la transcendance. Dans sa si belle thèse Espace et expérience, Pierre Zaoui reprend l’idée du dehors pour en faire le cœur de la notion vraie d’espace. Espace au sens pur et au sens fort, pour lui, signifie ce qui n’est pas seulement revêtement spatial d’un monde, coordonnée extensive, mais qui est plutôt annonce du dehors dans une expérience, donc depuis un dedans : toute véritable expérience est expérience d’un dehors à partir de la construction d’un dedans, évasion et réversion depuis la pratique même qui tisse le dedans, comme Pierre Zaoui le montre avec talent à propos de plusieurs cas, qui vont de la dramaturgie picturale de Fra Angelico à la cure analytique selon Freud, en passant par la fondation des abbayes cisterciennes au cœur des forêts (« au désert ») [2]. Ne faut-il pas, outrepassant les descriptions de Zaoui, comprendre que le dehors est tout de même, à chaque fois, l’élévation inappropriable qui émane en quelque sorte de l’immanence agie, qu’il n’y a jamais de dehors qui s’abstienne de « monter » pour s’excepter ? Parce que, au fond, le décentrement au sens deleuzien requiert l’arrachement aux coordonnées qui rabattent sur le plan, et seule une évasion orthogonale peut cet arrachement. En termes d’histoire de la philosophie : le dehors deleuzien est, ultimement, dépendant de l’évasion levinassienne ; sans autrement qu’être et sans transcendance, tout résonnera toujours comme dedans en fin de compte.

26Mais cette réflexion sur le dehors deleuzien, nous l’avions dit, est aussi une autre façon d’interroger le statut du prescriptif chez lui : on pourrait dire que Deleuze accepte implicitement et explicitement un prescriptif unique et pour lui suffisant, qui serait « Bouge ! ». Cette injonction serait la seule juste et la seule irréprochable, parce qu’elle n’excéderait pas sur le principe d’immanence, n’en appellerait pas à un supplément impossible à son égard, et se confondrait dans chaque cas avec le geste, l’invention revenant du chaos pour débouter l’opinion.

27Reste l’objection et la difficulté : un prescriptif, comme tel, trahit l’immanence. Il demande certains mondes possibles plutôt que d’autres, il oblige donc à se tenir dans la suspension générale de l’être, d’envisager sa variation suivant une dimension introuvable qui est la dimension d’accueil des mondes parallèles. Cette dimension au-moins est « par définition » orthogonale à toute dimension de monde. Donc la fameuse orthogonalité, que Deleuze identifie fort justement comme attachée à toute conception de transcendance, et qu’il tente de conjurer en nous maintenant et se maintenant à la surface du « plan », est déjà là avec la moindre prescription, du moins selon l’analyse que nous avons proposée. Bien sûr Deleuze refuserait cette notion du possible, à laquelle il opposerait plutôt une pensée bergsonienne du virtuel comme inclus dans le réel. Mais le virtuel d’espèce bergsonienne, comme version du possible, justifie-t-il la prescription ? Quel sens y a-t-il à enjoindre ce qui est déjà là ? À ajouter à la pression du virtuel une déclaration de son « avoir à s’accomplir » ? Et, après tout, Deleuze lui-même souhaite ne pas se priver de la notion de monde possible, il l’évoque.

28La dernière station de ce débat consistera pour moi à rapporter en substance dans quels termes je réintroduisais le prescriptif et sa fonction dans une optique deleuzienne, dans mon essai clandestin d’il y a trente ans.

Lignes de fuite et particules déontiques

29Dans ce texte, du moins tel en est mon souvenir, j’essayais de comprendre les « séries » ou « lignes de fuite » deleuziennes à la fois en rapport avec un « élément différentiel » – selon la terminologie deleuzienne – et en rapport avec ce que j’appelais une « particule déontique ». Je suivais l’enseignement deleuzien en posant en amont de toute fuite sérielle, de toute « ex-plication » de série, une sorte de germe manquant à son identité, pur jet de différence non assignée. Je marchais encore dans ses pas en proposant de nommer génériquement dx, en mémoire de Leibniz et en revenant à l’expérience de pensée infinitésimale des origines, cet écart « externe » relativement aux échelles mêmes auxquelles il s’adresse. Chaque fuite sérielle devait donc être envisagée comme commandée par un tel jet de différence libre, et comme développant en l’explication de ses termes l’impulsion donnée par ce jet. Impulsion qui, chez Deleuze, doit aussi être identifiée avec l’instance de la question, précipitant l’inter-différentiation de singularités qui s’appelle problème.

30Mais ce discours, dans son ensemble, me semblait aussi vouloir dire que l’expansion de puissance et de geste qui amenait les séries était le suivi d’une prescription : que l’élément différentiel, le dx, prenait la valeur d’une commande, s’égalait à une « particule déontique ». Je posais donc, dans une volonté de complétion de la description, que les « lancer » par lesquels ne cessaient de repasser les déploiements constituant le mouvement complexe ne pouvaient pas seulement être pensés de manière intra-ontologique comme jets de différence libre, mais se transposaient toujours, de l’aveu même de l’exposition deleuzienne, en une prescription de poursuivre de façon non quelconque, seule capable de garantir l’effectivité de l’agencement, de la mise en œuvre de « lignes de monde » : en vertu de l’orientation empiriste qui est aussi celle du discours de Deleuze, une ligne de fuite est forcément d’abord une ligne de monde. Et, dans la perspective que je ne pouvais refouler, qui s’imposait à moi, une ligne de monde est forcément une ligne d’observance, elle témoigne de la persistance de la praxis dans une figure qu’elle vit comme prescrite.

31Si l’on accepte une telle reformulation, une telle addition décalante, alors il faut envisager autrement ce que Deleuze appelle dans Rhizome le principe de rupture a-signifiante. Ce dernier, on le sait, caractérise la modalité non convergente, hétérogène, du jeu mutuel des séries, déterminant le destin aventureux de chaque série. Chaque ligne de fuite du mouvement complexe, pour Deleuze, est comme aspirée par une divergence, elle ne se relance que dans et par un « passage » vers une autre série, une autre ligne, qui est un passage de rupture. Cette rupture doit être conçue comme « a-signifiante » parce qu’il n’est pas question que la nouvelle fuite sérielle soit comprise en une formule de sens qui lui présiderait, qui la pré-inclurait dans l’ancienne fuite sérielle et nierait la divergence, le bond incommensurable. Même lorsque deux fuites sérielles s’apparient, s’accouplent, même lorsque le contact entre deux lignes de fuite est un contact de résonance, il relève encore de la rupture a-signifiante en ceci qu’il est « évolution a-parallèle » : c’est-à-dire si je comprends bien une double propagation sérielle dans laquelle chaque nouveau terme d’une série joue par son mouvement de position sur les termes de l’autre série, mais sans pour autant s’identifier à la raison de celle-ci, la « comprendre » ou la « reprendre », sans se laisser contaminer ou affecter de quelque manière par son sens.

32Dans la reconstruction que je tentais, les « ruptures » de Deleuze ne pouvaient consister qu’en le change de la particule déontique dictant son obstination et son effectivité à la série. Je postulais donc des processus de capture et de conversion déontiques : une particule déontique était susceptible, dans la confrontation à l’étrangeté portée par le champ des commandements externes, de se convertir en une autre demande, de requérir et prescrire désormais autrement ; ou bien deux particules déontiques associées aux fuites de deux séries pouvaient s’affecter l’une l’autre, et enjoindre des évolutions distinctes et en un certain sens mutuellement indifférentes même si les gestes élémentaires de propagation de l’une et de l’autre résultaient de l’altération mutuelle des deux particules déontiques, et passaient les uns par les autres. Les ruptures a-signifiantes de Deleuze devenaient, de la sorte, des modulations historiques de la loi en milieu ouvert, ou des entrelacements de lois et d’observances, dans le même mouvement. Au vu de la philosophie du sens qui est aujourd’hui la mienne, je dirais volontiers que mon opération d’alors revenait à dépeindre les ruptures a-signifiantes comme des nœuds de sur-signifiance au contraire : des moments en lesquels le sens s’aiguise et nous sollicite à partir de sa ressource éthique, retentissant pour ne pas laisser le mouvement se résoudre à l’être.

33Cette lecture était abusive, comment en douter ? Elle n’était sans doute pas viable non plus, ni même le point de départ possible pour une pensée différente (parce que trop dépendante de ce qu’elle cherchait à infléchir). Je la propose comme expression « interne » et « affectueuse » de la difficulté que cet article étudie.

Épilogue

34L’aversion de Deleuze à l’endroit de toute pensée de la transcendance garde quelque chose de mystérieux. On peut, certes, la recevoir comme simplement liée à un contexte de la philosophie française, fortement marqué par quelques paramètres historiques : l’anti-religiosité (remontant aux postures des « radsoc »), l’anti-idéalisme et le matérialisme (s’originant dans le rejet du kantisme et du spiritualisme universitaire du début du siècle par une génération ayant rencontré le marxisme). Un « immanentisme révolutionnaire » s’impose sans doute comme la pensée à promouvoir dans un tel contexte. Mais il y a quelque chose de plus fort et de spécifique chez Deleuze dans ce rejet, un extrémisme que l’on ne retrouve pas, il me semble, chez ses compères (Foucault, Derrida, Lyotard).

35Je ressens un rapport entre l’intensité de cette aversion et le fait que la philosophie de Deleuze se soit engagée dans le slogan, de façon parodique lorsque la chose est explicite dans Rhizome, mais de façon implicite dans les flamboyantes expositions de dichotomie donnant lieu au parcours-type évoqué plus haut. Bien que désavouant tout usage philosophique de la transcendance, Deleuze conçoit la philosophie comme ressaisie métaphysique de l’être, et comme alchimie métaphysique d’un devenir. En sorte qu’il ne peut pas ne pas en appeler à une « conversion métaphysique » : comme l’appel qu’il lance ne saurait se retirer derrière une transcendance que sa pensée aurait fait parler, il se dépose dans la « brutalité ordinaire » du slogan.

36Mon ancienne lecture était une tentative de renouer les fils de la transcendance et du commandement, à la faveur d’un examen interne de la grande pensée deleuzienne de l’ouverture complexe, de réconcilier l’élan métaphysique de celle-ci avec ces pôles d’aversion. Mais la question la plus importante, que ni cet ancien travail ni le présent article ne résolvent, est de comprendre le rapport entre, d’un côté, cette « souffrance de la transcendance » qui affecte la pensée de Deleuze et, de l’autre, sa façon d’être souveraine, de nous illuminer de joie intellectuelle : quand, ainsi, en quelques mots dans Qu’est-ce que la philosophie ?, il raconte Descartes, ou encore quand, dans le même livre, il élabore l’idée de la science en opposition avec la philosophie comme ralentissement, coupure par les plans de référence, introduction d’observateurs partiels plutôt que de personnages conceptuels (et même si l’on n’est pas d’accord), ces deux exemples étant pris parmi tant d’autres. Parfois, souvent, le discours de Deleuze semble une pure expression d’amour de la pensée. Y a-t-il un rapport avec l’agonistique dépeinte dans cet article, celle-ci est-elle la « condition de haine » de cet amour, ou bien les deux aspects sont-ils étrangers ?

Notes

  • [1]
    Cf. Gilles Deleuze, Rhizome, Paris, Minuit, 1976, p.74.
  • [2]
    Cf. Pierre Zaoui, Espace et expérience, thèse de doctorat de l’Université Paris X, juillet 2000.