Deleuze et la comédie : petite forme et grande santé

1On connaît bien la malédiction philosophique qui pèse sur la comédie depuis la perte du deuxième livre de la Poétique d’Aristote. Un roman fameux d’Umberto Eco a toutefois proposé quelque piste, mais il faut bien reconnaître qu’à l’exception notable du Rire de Bergson, la philosophie n’a guère tenté de sauver du mépris académique le « genre bas ». Dans ses Éléments de poétique, Jules Vuillemin a cependant proposé les linéaments d’une poétique philosophique de la comédie [1], mais la malédiction est si tenace que ce grand petit livre est sans conteste le moins connu d’un auteur qui s’attachait pourtant à prendre le comique au sérieux. Comparable au moins en cela à la démarche bergsonienne, l’approche de Vuillemin vise « une théorie du comique fondée sur une classification des espèces de la comédie prise au théâtre de Molière » [2]. En distinguant les quatre espèces du comique (le grotesque, la bouffonnerie, l’extravagance, la toquade), le philosophe avance dans la forêt du rire, des exemples simples aux formes complexes, et aboutit à la détermination du « but moral de la comédie » car la satire porte avant tout sur le domaine de la sociabilité. La critique de l’illusion et de l’apparence sollicite moins notre faculté de connaître que notre usage du bon sens dans la vie sociale. Vuillemin détermine ainsi une forme d’ethos de la comédie où peuvent se rencontrer les pensées de Simmel et de Goffman, mais aussi celles de Cavell et de Deleuze. Et ce n’est certes pas le fait du hasard, si l’auteur de L’Image-temps consacre le début de son neuvième chapitre à tenter de doter la parole d’un authentique statut de « composante de l’image ». Deleuze ne se livre pas dans ces pages à un combat d’arrière-garde qui consisterait à « défendre le parlant ». (L’idée n’a cependant rien de saugrenu ; elle décrit même fort bien la substance du travail accompli trois décennies plus tôt par André Bazin.) Le philosophe cherche avant tout à montrer l’importance du cinéma dans nos vies. Une telle attitude le rapproche à nos yeux de celle de Stanley Cavell et, en dépit d’oppositions trop souvent perçues comme irréductibles, il n’est pas indifférent que la pensée de Deleuze rencontre derechef la comédie à cet instant de sa démonstration. Deleuze ne connaissait pas Pursuits of Happiness, le livre de Cavell consacré à la comédie du remariage publié en 1981. Et en aurait-il entendu parler, qu’il se serait probablement empressé de rejeter l’ouvrage dans les « ténèbres wittgensteiniennes ». On peut toujours s’interroger sur certains refus de lecture, sur leur dimension hautement fantasmatique ou sur l’absolue nécessité de persister dans son être sans bousculer les devenirs. Mais le bon dieu se rencontre parfois, sinon dans les détails, comme le voulait Aby Warburg, du moins dans une réelle proximité qui fait fi des positions doctrinales ou des prétendues oppositions. Cavell voyait dans la comédie du remariage une réponse possible et heureuse au scepticisme : l’homme et la femme se devaient de reprendre langue pour lever le doute, et c’est bel et bien dans l’espace de la conversation que l’union devient un mariage. À la fin de son périple au pays des images, Deleuze interroge lui aussi les actes de parole, convoque les acquis de la sociologie interactionniste et, dans une terminologie fort proche de celle de Jules Vuillemin, pointe l’importance « des formes pures de sociabilité passant nécessairement par la conversation » [3]. Et c’est dans ce cadre précis qu’il est conduit à lier cette importance à celle de la comédie américaine. Mais le genre ne fait pas son « apparition » dans ces lignes tardives. Deleuze insiste par trois fois dans Cinéma, et à trois moments essentiels dans l’articulation de son propos, sur le génie propre d’une forme qui, si elle est déterminée comme « petite », possède dans cette mesure même une énergie radicale apte à bouleverser les lignes. Il s’agira ici d’examiner ces trois passages.

2La comédie apparaît dans L’Image-mouvement, au chapitre 10 intitulé : « L’image-action : la petite forme ». La place est stratégique au sein de la dernière partie du premier ouvrage entamée au chapitre précédent et consacrée à la « grande forme », et avant les deux derniers chapitres du premier livre qui développent une théorie des « figures » centrée sur la transformation des formes – grande et petite – préalablement définies, pour aboutir au constat final d’une « crise de l’image-action ». La grande forme obéissait au schéma SAS’, elle allait de la situation à l’action, qui modifiait la situation. Elle était précisément pensée comme « grande » à partir des différentes formes de montage, alterné et parallèle, qui, depuis Griffith et Eisenstein, informaient la matière filmique, et lui permettaient de donner sens et force à l’Histoire : les exemples majeurs étaient prélevés dans le western et le corpus épique chez Ford, Hawks et Cecil B. DeMille. À l’inverse, la « petite forme » décrit une autre forme d’action selon le schéma ASA’: c’est désormais l’action « qui dévoile la situation, un morceau ou un aspect de la situation, lequel déclenche une nouvelle action » [4]. Dans la langue deleuzienne, formée en ces matières à la lecture de Bergson et de Simondon, il s’agit bien d’un schéma sensori-moteur inversé. La représentation est moins globale, spiralique et structurale – tels étaient les attributs de la grande forme – que locale, elliptique et événementielle. Et dès la fin du premier paragraphe de ce chapitre 10, Deleuze confère au genre de la comédie une valence proprement conceptuelle : si la grande forme était éthique, la petite est pensée comme « comédique ». L’invention conceptuelle renvoie tout d’abord à une réalité générale souvent mal perçue ; on ne rit pas toujours à gorge déployée au spectacle de la comédie (pensons à Shakespeare, à Marivaux, à Dom Juan ou au Misanthrope), et l’épithète « comique » rend mal compte des enjeux d’une représentation qui « donne lieu à une comédie, bien qu’elle ne soit pas nécessairement comique et puisse être dramatique » [5]. Mais, au delà de la fiction d’un néologisme judicieux et dont on ne peut que recommander fermement l’usage, l’intérêt proprement philosophique de la comédie réside dans sa relation à la notion peircienne d’indice, ce second état du signe qui renvoie à son objet par un lien de fait (la fumée indice du feu pour reprendre l’exemple canonique). Ce sont désormais les stratégies d’inférence qui s’emparent du film et de son spectateur. Ce que la grande forme donnait à penser par grandes masses, selon le principe de co-expression cher à Erwin Panofsky, la petite forme l’insinue « subtilement », à l’état gazeux et à dose homéopathique. Le montage parallèle permettait de créer la troisième image chère à Jean-Luc Godard : « pendant ce temps chez les riches » montrait simplement la grande forme, mais l’on savait la leçon qu’il fallait en retenir après avoir contemplé le spectacle de l’insondable misère. Belle et indispensable édification éthique. Mais l’éducation comédique va plus loin.

3En accord avec tous les grands critiques et théoriciens du cinéma, des formalistes russes à Jean Mitry, Deleuze choisit l’exemple de L’Opinion publique (A Woman of Paris, C. Chaplin, 1923) pour lancer son opération de chasse aux indices, jeu « ikhnologique [6] » et platonicien que le philosophe aime à pratiquer. L’action dévoile d’abord une situation qui n’est pas donnée. « La situation est donc conclue de l’action, par inférence immédiate ou par raisonnement complexe [7]. » Avant d’aborder les exemples deleuziens, il convient d’insister sur la sûreté du choix des exemples, qui permettent de poursuivre la réflexion du philosophe. Tout comme L’Aurore (Sunrise, F. W. Murnau, 1927), A Woman of Paris est un film composé en trois temps et fondé sur l’alternance des grands « genres », qui sont autant de « tons » si l’on se rappelle la poétique du premier romantisme allemand. Le premier et le troisième acte sont dramatiques, le second est « comédique », et la conclusion obéit aux conventions du mélodrame : départ de la « mauvaise femme » chez Murnau ; adieu à l’amour et dévotion à la charité pour l’héroïne de Chaplin. La dimension comédique des œuvres est cependant oblitérée car tout se passe comme si le sublime ne saurait se commettre sans déchoir avec une trivialité de mauvais aloi. Rien n’est plus faux cependant. Et le « grand-dire » d’un Beckett, d’un Melville ou d’un Kafka – pour se limiter à des exemples chers à Deleuze – cohabite plus souvent qu’on ne croit (et surtout qu’on ne le prétend) avec le comédique (ou même le comique) de l’existence. La remarque vaut surtout pour Sunrise, dont Deleuze ne parle pas dans ce passage, en dépit de la mention du Tartuffe de Murnau quelques pages plus loin. Mais la réputation de chef-d’œuvre absolu du cinéma muet justement faite à Sunrise – son lyrisme, sa prétention universelle, sa splendeur esthétique, son budget colossal – n’a pas à souffrir du fait que le film est aussi (pour un bon tiers) une comédie. Et même une « comédie du remariage », selon l’expression de Stanley Cavell, car le moment détendu du film commence à l’église, quand l’homme demande pardon à la femme, et que leur sortie peut (et même doit) être interprétée comme un authentique remariage : l’intention scénaristique et sa concrétisation visuelle sont ici parfaitement explicites. Suivent, dans ce grand film de la continuité du récit, la séquence de la traversée du carrefour (désormais la campagne est en ville ; le passage est construit comme une réponse en chiasme à la séquence initiale avec la femme de la ville), et celles, délibérément comédiques, du salon de coiffure et du studio de photo. Et c’est seulement après la scène du Luna Park, et ses autres passages de comédie (le petit cochon, la danse campagnarde), que le dramatique sérieux reprendra ses droits.

4Ces questions de structure, étrangement esquivées par Deleuze, prennent d’autant plus d’importance qu’elles renforcent l’intuition d’un philosophe qui s’intéresse dans ces pages au Deux, à la secondéité de l’indice et à la relation de causalité. En ce sens, bien des grands films de l’histoire sont des comédies parce qu’ils opèrent par rimes, échos et constructions croisées. Le critique britannique Robin Wood considérait dès longtemps Scarface (H. Hawks, 1932) comme une comédie plutôt que comme un film de gangster (ce qui ne dit pas grand-chose hormis l’essentiel) ou une tragédie américaine. Pour en rester aux exemples évoqués, ce qui est vrai de Sunrise l’est d’autant plus de A Woman of Paris, film dramatique et revendiqué comme tel par Chaplin dès le carton d’ouverture, où le cinéaste explique que l’acteur Chaplin – l’homme le plus célèbre du monde – n’apparaît pas dans A Woman of Paris. De nombreux dialogues du film sont élaborés, par cartons interposés, sur la logique du chiasme évoquée plus haut : tel est notamment le cas de la première séquence parisienne – le début du moment de comédie – où la situation de Marie est très subtilement évoquée dans le dédoublement en miroir du couple homme riche-femme entretenue par l’apparition du couple « réciproque » formé par « la plus riche célibataire de Paris » et son gigolo. Dans l’échange verbal, le compagnon de Marie est décrit comme « le plus riche célibataire de Paris »… Au sein des exemples qu’il prélève dans la littérature cinématographique, Deleuze préfère se concentrer sur la dimension proprement visuelle de la comédie. L’auteur de L’Image-mouvement rappelle l’importance du fameux plan de la gare où Marie, happée par sa destinée, n’attend pas son compagnon, et monte dans un train dont on ne voit que le reflet des lumières sur le quai. (Il y aurait toute une philosophie de l’action au cinéma à bâtir autour de cet acte sans agent. Qui agit ici ? Le choix se résorbe-til dans le free wil ?) Il s’agit en effet d’un exemple majeur de l’indicialité, l’ellipse visuelle précédant immédiatement l’ellipse temporelle d’une année pendant laquelle, après avoir quitté ce soir-là sa grise province et son non moins terne compagnon, Marie est en effet devenue une « femme de Paris ». Deleuze insiste par ailleurs sur la notion « d’imageraisonnement » [8], autre forme de l’indice où le personnage infère par la perception rapide d’un détail – généralement rendue par un raccord sur le regard – une situation plus globale. Dans A Woman of Paris, il s’agit du moment où le premier amant comprend la liaison de Marie quand une femme de chambre laisse tomber d’une commode un faux-col d’homme. Les exemples de ce genre abondent chez Lubitsch : Deleuze mentionne le « smoking au petit-déjeuner » (Design for Living, 1932), indice pour l’amant que le meilleur ami a passé la nuit avec sa bonne amie. On peut aussi mentionner le « baudrier du roi » (The Merry Widow, 1934) : on a vu entrer Danilo dans la chambre de la reine ; retour impromptu du roi ; suspense (renforcé par le fait que nous restons à la porte de la chambre royale) ; le roi sort, jovial, il avait oublié son baudrier ; soulagement ; de brève durée car, lorsque le roi bedonnant ceint son baudrier, il s’aperçoit que ce n’est pas le sien ; et cette fois-ci, nous ne resterons pas à la porte de la chambre… Le spectateur en sait davantage que le personnage, mais il ne peut tirer de ce savoir aucun avantage. Il raisonne en même temps que lui, et quand le roi comprend, le spectateur comprend qu’il a compris. Il n’est pas interdit de considérer, au plan noétique, que le cinéma « avance » bien davantage avec les procédures de la petite forme que dans le déploiement majestueux et initial des formes du montage liées à la grande forme. L’efficace de la comédie rencontre le thème deleuzien de la vitesse de la pensée. Le film et son spectateur progressent de conserve et organisent ensemble le système de l’image-mouvement dans ce rapport privilégié à la pensée. Le moment de l’image-temps ne naît donc pas « tout armé », au début du second volume lorsque Deleuze évoque le rapport du réel au mental, notamment quand il écrit, contre Bazin, que le problème de la réalité se pose bien « plutôt au niveau du “mental”, en termes de pensée » [9]. Ce qui est avancé à propos de la comédie ne se réduit certes pas à une telle dimension « propédeutique », mais les tenants d’une rupture franche entre l’image-mouvement et l’image-temps, les mêmes qui croient sans doute que l’avènement de celle-ci coïncide avec l’apparition « miraculeuse » de Rome, vile ouverte, devraient, pour le moins, reconsidérer l’importance des thèses avancées à la fin du premier volume. La solidarité de l’image et du mouvement ininterrompu, de l’« image de la pensée » et de l’infinité des vitesses et des mouvements, se joue cinématographiquement avant tout dans le jeu des ellipses de la comédie. Et l’intérêt de penser la « crise de l’image-action » ne saurait se limiter à un historicisme content de lui-même : au pire, une « philosophie de l’histoire » du cinéma où l’on dessinerait les limites de forme hollywoodienne heureusement « relevée » par le « grand » cinéma européen de l’après-guerre ; au mieux, le simple constat que « ça s’est passé », et qu’il faut justement « passer à autre chose ». Mais, au cinéma comme ailleurs, n’est pas Péguy qui veut.

5Le deuxième temps, conceptuellement moins important, intervient cependant à un moment stratégique de la réflexion deleuzienne, tout à la fin du troisième chapitre de L’Image-temps. Il passerait presque inaperçu après le « troisième commentaire de Bergson » (et la reproduction du « premier grand schéma ») relié aux perceptions des personnages de Rossellini, et l’autre morceau de bravoure consacré au flash-back (de Carné à Mankiewicz). Deleuze termine cependant ce chapitre intitulé « Du souvenir aux rêves » par une série de commentaires sur le burlesque et la comédie musicale. Compte tenu de l’importance que revêt le rêve tant dans la structure que dans la thématique de ces genres, les passages peuvent paraître convenus, d’autant que le philosophe puise à nouveau dans le vaste corpus de la littérature critique consacrée au sujet. Et la première série de commentaires sur le musical (p.82-86) se contente en quelque façon d’articuler certains exemples tirés de l’ouvrage d’Alain Masson [10] (cf. les passages sur Stanley Donen et Vincente Minnelli) à la pensée de la transformation, voire « de l’annulation des liens sensori-moteurs ordinaires » [11]. Mais la véritable articulation ne vient qu’ultérieurement lorsque Deleuze pense le comique moderne en termes de comédie musicale. Pour en arriver là – c’est-à-dire à Jerry Lewis –, Deleuze se livre à une étonnante rétrospection du genre où il distingue ce que l’on pourrait appeler « les quatre âges du burlesque » [12] : exaltation des situations sensori-motrices (c’est le burlesque des premiers temps, Mack Sennett compris ; Deleuze ne donne pas de précisions réelles) ; double moment d’enrichissement et de purification du matériau premier qui s’ouvre aussi bien à la petite forme (Chaplin) qu’à la grande (Keaton) et dont l’élément affectif se retrouve chez les Pierrots humains du burlesque (Laurel, Langdon, Harpo) ; le troisième âge est celui du burlesque parlant, c’est l’image discursive de Chaplin ou l’image-argument nonsensique chez Groucho ou W. C. Fields ; le dernier âge est donc celui de Jerry Lewis, pour lequel « le décor vaut pour lui-même, description pure ayant remplacé son objet » [13] (Deleuze convoque The Ladies’ Man (1961) et sa maison de jeunes filles tout entière vue en coupe). La périodisation est intéressante. Difficilement contestable en elle-même, elle comporte cependant une faille car elle laisse tout à fait délibérément de côté ce qu’il y a de burlesque dans la comédie du parlant. Toute la tradition de la screwbal comedy (des films comme Bringing Up Baby de Howard Hawks) est ainsi évacuée. Il ne s’agit nullement de le « reprocher » à Deleuze qui, du moins en apparence, n’aborde pas la comédie dans ces pages mais seulement l’évolution du burlesque. Le problème se complique nécessairement avec l’apparition de Jerry Lewis, l’importance du décor et la forte assertion selon laquelle « le burlesque de Jerry Lewis prend sa source dans la comédie musicale » [14]. Une fois encore, la déclaration n’a rien de surprenant en ellemême et comporte les intuitions du cinéphile qui sait embrasser d’un même regard les œuvres de Frank Tashlin (avec ou sans Jerry Lewis), les musicals de Stanley Donen ou Vincente Minnelli, certains films de Blake Edwards ou Richard Quine, et la première série des films lewisiens de The Belboy (1960) à The Family Jewels (1965). On aura compris, je l’espère, ma stratégie de détournement du propos deleuzien par l’insertion de noms propres liés davantage à un autre âge de la comédie américaine qu’à la pure tradition du burlesque. Le dénominateur commun entre les éléments hétérogènes de la série est sans conteste le musical, dont l’énergie irradie à la fois le comique et la comédie des années 1950 et 1960, tant au plan de l’utilisation du décor (pensons à The Party (1968) de Blake Edwards) ou de la musique qu’à celui de la vitesse des enchaînements, de la dilatation des séquences et de la part du rêve ou du fantasme (comme de leur échec face au réel). Mais cette période particulière de la comédie américaine – genre trop souvent appréhendé comme un bloc immuable – peut aussi être pensée dans sa relation propre au burlesque. Cette « seconde comédie américaine » [15], qui débute avec Preston Sturges dans les années 1940, pour aboutir à The Party, trouve précisément sa logique propre dans la conjonction d’un retour amont vers le burlesque muet (qui est d’une tout autre nature que la permanence du slapstick dans la screwbal comedy) et d’un processus nouveau de progressive cartoonisation des personnages et des situations : le couple de The Palm Beach Story (P. Sturges, 1942) joue souvent comme dans un Tom and Jerry (ils s’appellent d’ailleurs Tom et Gerry…) et, quelques années avant The Party, Blake Edwards a expérimenté cette relation au dessin animé dès les premiers Pink Panther, mais surtout dans The Great Race (1965), film-hommage au burlesque des premiers temps. Quant à Frank Tashlin, dont Deleuze ne manque pas de signaler l’importance (note 26, p.89), ses films forment l’épiphanie de cette montée en puissance du cartoon dans la comédie : songeons simplement aux « vignettes » qui montrent Jayne Mansfield se déhancher dans une rue new-yorkaise (et l’effet de cette apparition sur la gent masculine) dans The Girl Can’t Help It (1956). Tahslin peut être considéré comme l’élément central de la progressive « déréalisation » de la comédie américaine car, avant de devenir cinéaste, il fut à la fois dessinateur et cartoonist : on lui doit notamment la création du personnage de Porky (les amateurs apprécieront). Il existe plusieurs bifurcations et ramifications qui permettent de configurer l’espace de la comédie à partir de son dehors, alors que Deleuze préfère analyser une relation privilégiée : celle qu’entretient le burlesque avec le musical. Encore une fois, il ne s’agit nullement de désaccord, puisque la lecture des pages de Deleuze a d’une certaine façon autorisé le recours à des exemples issus de la culture populaire américaine dans la prose philosophique. Et la fin du passage, avec le retournement de la célèbre définition du comique par Bergson (p.89), ses références à Jacques Tati et son attention au chassé-croisé chez Jacques Demy, demeure l’un des grands moments du vibrato cinéphilique deleuzien. Reste cependant une interrogation : pourquoi un tel évitement de la comédie comme genre, une telle absorption de la comédie par le burlesque, alors même qu’elle avait été si précisément pensée au chapitre 10 de L’Image-mouvement ?

6La réponse pourrait bien être fournie par le troisième passage où Deleuze interpelle le genre et évoque, comme on l’a vu, le problème de la conversation. Nous voici donc revenu à notre point de départ, quand Deleuze touche pour sa part au but avec le chapitre final de L’Image-temps consacré aux « composantes de l’image ». Le début du chapitre installe la discussion sur la rupture du parlant avec le muet. Deleuze tend en un premier temps à résorber l’opposition, ou du moins à montrer, en bon bergsonien, qu’il s’agit surtout d’un problème mal posé. Car il existe d’évidence des actes de parole dans le cinéma. Deleuze déplace le problème sur un terrain qu’il a sans cesse labouré depuis son livre sur Hume et le recueil Instincts et institutions, celui de l’opposition traditionnelle entre nature et culture. Si le cinéma muet ne l’est pas, s’il a pu être mieux défini comme silencieux (Jean Mitry) ou sourd (Michel Chion), sa réelle différence avec le parlant consiste dans le fait « que, en vertu de son thème le plus profond, l’image visuelle renvoie à une nature physique innocente » [16]. Il en va de même pour les représentations de la civilisation et de tous les artefacts, car ce cinéma « leur communique une sorte de naturalité, qui est comme le secret et la beauté de l’image muette […] dans le cinéma muet en général, l’image visuelle est comme naturalisée » [17]. Dans le parlant, quand l’acte de parole est désormais entendu et que nous ne passons plus par l’intertitre – « une autre image que l’image visuelle » –, nous passons dans une autre dimension de l’image visuelle, ce que Deleuze appelle justement une « nouvelle composante » de cette même image. D’une manière qui rappelle la critique cavellienne de l’enregistrement dans La Projection du monde, Deleuze s’oppose à Bela Balazs qui pensait le son en terme de « restitution », et s’accorde avec Michel Chion [18] sur le fait que la centralité sonore – le son provient bien du centre de l’image – constitue précisément le son comme une composante de l’image visuelle. Le son « fait voir en elle quelque chose qui n’apparaissait pas librement dans le muet » [19]. C’est à ce moment précis du texte que Deleuze se livre à l’une de ses bifurcations articulatoires caractéristiques de son style philosophique. Il écrit simplement : « On dirait que l’image est dénaturalisée [20]. » Ce qui peut bien sûr se comprendre comme la conséquence logique de l’apparition de la nouvelle composante, avec rattachement au wagon préalablement installé de l’opposition nature-culture. Mais l’important est dans ce qui suit, c’est-à-dire dans la lecture de cette dénaturalisation à l’aide des outils de la sociologie interactionniste d’Erving Goffman – à propos de laquelle Deleuze ne se prive évidemment pas de rappeler en note que Georg Simmel et Gabriel Tarde en furent les précurseurs. Cette note 6 de la page 295 est d’ailleurs essentielle à notre propos car c’est dans cette marge du texte que le philosophe des multiplicités souligne sa convergence d’intérêt avec une discipline qui étudie les « phénomènes du type rumeur, journal, conversation » et les « personnages du type mondain, promeneur, migrant, aventurier [qui] posent la question de la sociabilité plutôt que de la société ». Le moment est d’autant plus important que Deleuze s’empresse d’ajouter en clausule : « Dans sa modernité même, ce courant nous semble avoir dans la sociologie une place analogue à celle de la comédie américaine dans le cinéma parlant, place évidemment très importante ».

7En effet. Les rites d’interactions [21] ne découlent pas des structures sociales données et ne sauraient se confondre avec des actions et réactions psychiques. Ils sont « le corrélat des actes de paroles ou de silence, destituant le social de sa naturalité » [22], d’où ce que je propose d’appeler une « comédie de l’existence » – on se rappelle la manière dont Goffman insiste sur les malaises, les excuses, les duperies – où, comme l’écrit superbement Deleuze, « les interactions se donnent à voir dans les actes de parole ». L’articulation réelle avec les exemples issus de la comédie américaine ne viendra à leur place (p.300-301) que quelques pages plus loin, mais on « suit le regard » du philosophe. Dans Façons de parler, ouvrage qui ne fut traduit en français qu’après la publication de Cinéma 1 et 2, Goffman insiste sur la limitation que représente notre nécessaire prise « en compte de l’esprit d’autrui, c’est-à-dire sa capacité à lire dans nos mots et nos gestes les signes de nos sentiments, de nos pensées et de nos intentions ». Il s’empresse cependant d’ajouter : « Mais voilà aussi ce qui nous permet de faire autant d’allusions au monde qu’autrui peut en saisir [23]. » L’espace de l’interaction a rarement été mieux défini, en dehors même du personnel dramatique, des situations « comédiques » et des problèmes existentiels qui lui sont apparents. L’interaction est affectée ici d’un signe éminemment positif que l’on retrouve dans les pages de Deleuze. Et, de grâce, ce n’est pas par « amour de la marginalité » que Deleuze s’intéresse au mondain, au promeneur ou l’aventurier, mais bien plutôt parce que ces figures de la sociabilité perturbent le jeu social de l’intérieur, par leur comportement et leur conversation, qu’ils créent un espace marginal positif – et donc en perpétuelle interaction avec l’épicentre de la société. Alors qu’elles paraissent avoir une portée générale, plusieurs spécifications de Deleuze à propos de la conversation doivent être entendues comme des interprétations de la comédie américaine ; elles semblent avoir été écrites devant une photographie de Cary Grant. Elles tournent en général autour du caractère relatif du sujet de la conversation. « Ce ne sont plus les intérêts, ce n’est même plus le sentiment ou l’amour qui déterminent la conversation, ce sont eux qui dépendent de la répartition d’excitation dans la conversation [24]. » Deleuze est visiblement pressé d’en finir, il ne se donne plus la peine de convoquer des exemples. Mais on peut l’aider : c’est parce que Cary Grant et Rosalind Russell prélèvent l’intégralité de l’excitation dans la conversation que le pauvre Ralph Bellamy rentrera seul à Albany (« with Mother ») dans His Girl Friday ; c’est parce qu’il parvient à en saisir une part que James Stewart est un rival sérieux pour Cary Grant dans The Philadelphia Story ; c’est par son incapacité à prendre sa part que Henry Fonda émeut Barbara Stanwyck dans The Lad y Eve – mais il lui faudra tout de même payer. On dira, à juste titre, que ces exemples sont cavelliens [25]. L’on commettrait cependant une erreur de lecture si l’on croyait que la différence entre Cavell et Deleuze se situe dans « l’indifférence au contenu » de la conversation que souligne l’auteur de L’Image-temps. Cavell, certes, privilégie la conversation du couple, et pense qu’elle permettra de formuler une réponse heureuse au scepticisme. Mais l’un et l’autre philosophe ont en partage le même postulat concernant l’énergie mise en œuvre dans la conversation. À la recherche du bonheur s’ouvre bien par une photographie de Cary Grant – que j’ai sous les yeux – dont la légende avoue que le bonheur réside moins dans le calme que dans l’intensité ; il s’agit d’une phase d’Emerson : « L’œil de cet homme brille d’une humeur de fête (he has holiday in his eye) ; il est prêt à soutenir le regard de multitudes [26]. » Le couple vit bel et bien en interaction avec le monde, et le scepticisme consistait sans doute à ne pas considérer ce simple fait. Et Deleuze est parfaitement fondé dans son analyse du jeu de Katharine Hepburn qui « révèle sa maîtrise dans les enjeux de la sociabilité, par la vitesse de ses réparties, la manière dont elle enferre ou désoriente son partenaire, l’indifférence aux contenus, la variété ou l’inversion des perspectives par lesquelles elle passe » [27].

8Existe-t-il une meilleure définition de la grande santé ?

Notes

  • [1]
    Jules Vuillemin, Éléments de poétique, Vrin, 1990, p.103-164.
  • [2]
    Ibid., p.103.
  • [3]
    Gilles Deleuze, L’Image-temps, Minuit, 1985, p.299.
  • [4]
    Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, Minuit, 1983, p.220.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    « Ikhnos », c’est la trace, et cela peut aussi être l’indice. Pour Plotin, la trace est « la forme de ce qui n’a pas de forme » (to gar ikhnos amorphon morphè), Ennéades, VI, 7.
  • [7]
    Op. cit., p.221.
  • [8]
    Ibid., p.221.
  • [9]
    L’Image-temps, op. cit., p.64.
  • [10]
    Alain Masson, La Comédie musicale, Stock, 1981.
  • [11]
    L’Image-temps, op. cit., p.84.
  • [12]
    Op. cit., p.87-88.
  • [13]
    Ibid., p.88.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Voir Marc Cerisuelo, Hollywood à l’écran, « Comédies en tous genres », PSN, 2000, et Preston Sturges ou le génie de l’Amérique, PUF, 2002.
  • [16]
    L’Image-temps, op. cit., p.292.
  • [17]
    Op. cit., p.293.
  • [18]
    Op. cit., p.294, note 5.
  • [19]
    Ibid., p.294.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Erving Goffman, Les rites d’interaction, trad. fr. par A. Kihm, Minuit, 1974.
  • [22]
    L’Image-temps, op. cit., p.295.
  • [23]
    Erving Goffman, Façons de parler, trad. Fr. par A. Kihm, Minuit, 1987.
  • [24]
    L’Image-temps, op. cit., p.299.
  • [25]
    Stanley Cavell, À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, trad. fr. par C. Fournier et S. Laugier, 1993.
  • [26]
    Ibid., p.8.
  • [27]
    L’Image-temps, op. cit., p.301.