Retour sur l'esthétique de la musique pop

1Dans cet article, je souhaite revenir sur l’argument concernant la valeur de la musique populaire que j’ai développé il y a une dizaine d’années dans Performing Rites[1]. Mon objectif n’est pas tant de réfuter le raisonnement que je présentais alors au sujet de l’esthétique de la musique – même si je vais examiner l’importante critique que mon point de vue sociologique a inspirée au philosophe Theodore Gracyk. Il est plutôt de suggérer, en m’appuyant sur les travaux de mon collègue sociologue Antoine Hennion, qu’au-delà de la question de l’esthétique de la musique populaire se profile une autre interrogation : existe-t-il une esthétique populaire de la musique ?

2Mon point de départ dans Performing Rites consistait en une défense de la musique populaire contre l’accusation qui lui est faite de ne présenter aucune valeur esthétique. Cette opinion est encore largement répandue, notamment parmi les instrumentistes classiques. L’idée générale n’est pas que la musique populaire contemporaine n’a aucune valeur mais qu’en fait sa valeur n’a rien à voir avec l’esthétique. Comme le dit la pianiste britannique Susan Tomes : « La musique pop (à la différence de la musique folk) est conçue cyniquement pour avoir une durée de vie limitée et être totalement commerciale ». Ce qui est sous-entendu ici implique de réserver à la seule culture élitaire l’application d’un jugement esthétique, celle-là étant de fait définie par celui-ci. Cette idée peut être développée de deux façons différentes. Il est tout d’abord possible de partir de l’analyse de la forme (comme le font de nombreux professeurs en école de musique). Il semble alors que seule la musique classique composée selon les conventions de l’art occidental possède la complexité, la profondeur, la richesse sonore et la difficulté la rendant digne d’un examen esthétique. La musique pop est à l’inverse, et par nature, simple, passagère – jetable ! Dans sa version courante, cet argument se retrouve dans la façon dont les mélomanes expliquent que leur musique est simplement plus profonde que la musique pop.Argument qui ne résiste pas à un examen rigoureux, comme l’a montré Richard Shusterman. S’il est vrai qu’une partie de la musique savante est effectivement complexe et difficile, il existe également des œuvres appartenant à cette catégorie qui sont appréciées pour leur simplicité, leur immédiateté et l’impression de facilité qu’elles dégagent (et dans le même temps, ériger en principe la « simplicité » de la musique pop conduit, par moments, à mésestimer la manifestation d’une complexité qui lui est propre). En résumé, l’utilisation de tels concepts ne nous permet pas de distinguer à tous coups entre la « grande musique » et la « musique inférieure », et elle présente de toute façon tous les attributs d’une logique circulaire, la « complexité » étant définie par les conventions de la musique savante [2].

3Une approche plus convaincante centre l’analyse non plus sur la forme musicale mais sur son intention et sa réception. Si la distinction entre musique savante et musique populaire réside, comme le suggère Susan Tomes, dans la raison de leur existence, il en résulte que seule la musique savante appelle une réponse esthétique et exige de l’auditeur qu’il accorde de l’attention à ses qualités formelles et expressives. La principale préoccupation de l’interprète classique, à l’inverse du musicien pop, est de faire en sorte que la musique tienne elle-même lieu de démonstration. Autrement dit, dans un concert classique, les interprètes sont le véhicule à travers lequel l’expérience musicale peut être effectivement réalisée ; alors dans un concert pop, les musiciens sont l’objet de l’attention des spectateurs, et la musique permet de créer un simulacre de lien émotionnel.Toute œuvre musicale qui n’est pas produite pour elle-même en respectant sa propre logique formelle et expressive, mais est au contraire élaborée pour réaliser un objectif – sa forme étant déterminée par cet objectif – ne peut être analysée esthétiquement. Et ce qui est en jeu ici ne concerne pas seulement la musique créée (cyniquement ou non) dans un but économique et commercial, mais toute la musique fonctionnelle – musique de danse, musique militaire, hymnes nationaux. Cette musique produit des effets mais ils ne sont pas esthétiques. Essayer de l’analyser esthétiquement trahit donc une erreur de classification. Une œuvre d’art est créée pour être une œuvre d’art et rien d’autre.Y faire esthétiquement écho revient à la considérer comme une œuvre d’art et rien d’autre ! Ce qui veut dire, notamment, que les œuvres fonctionnelles peuvent être traitées comme des œuvres d’art auxquelles peut être conférée une valeur esthétique, si l’on fait totalement abstraction de leurs buts sociaux originels. Écouter la musique de Bach devient une expérience esthétique quand la valeur qui lui est assignée n’a rien à voir avec une expérience religieuse – dans une salle de concert par exemple.

4La critique de cet argument – qui prétend qu’un objet ou qu’une expérience esthétiques sont fondamentalement dépourvus de toute finalité sociale – a été initiée par l’analyse classique de la « distinction » que l’on doit à Pierre Bourdieu [3]. Pour résumer, Bourdieu (dans le prolongement de Durkheim) défendait l’idée selon laquelle l’expérience esthétique en tant que fait social doit avoir une fonction sociale. La construction sociale d’un domaine esthétique comme séparé d’une façon ou d’une autre de la société, est précisément ce qui l’enracine dans la structure sociale. Cela n’a aucun sens de dire que l’art est dénué de finalité ou que le jugement esthétique est une pure et simple réponse à l’œuvre suivant ses propres conditions esthétiques. L’idée même d’esthétique est en réalité porteuse d’une finalité sociale : celle de discriminer les personnes capables de produire de tels jugements (ou possédant les œuvres concernées). Le jugement esthétique est la manifestation d’un retour sur investissement en termes de capital culturel ; il est nécessairement lié à la propriété du capital en général. La sensibilité esthétique représente ainsi un aspect de l’épanouissement personnel typique de la bourgeoisie. Et elle est un mode d’exercice de son pouvoir social, une expression de son statut culturel. D’où son institutionnalisation dans les musées et les salles de concert, dans le monde de l’édition ou au sein des départements de musique des universités.

5De ce point de vue, la musique populaire n’a aucune valeur esthétique, non seulement parce que le but de la culture élitaire est de se démarquer de la culture ordinaire mais également parce que le jugement esthétique est sans intérêt pour « le peuple » en tant que tel et pour la façon dont il utilise et comprend la musique. Ce qui montre bien que Bourdieu était lui-même suffisamment bourgeois pour partir du principe que la musique populaire est purement fonctionnelle et que le public populaire n’éprouve aucun besoin de contemplation.

6J’explique dans Performing rites que cette démonstration pose, à mon sens, plusieurs problèmes.Tout d’abord, l’étude statistique sur laquelle est basée La Distinction est à la fois limitée (par la taille de l’échantillon et par le nombre de questions posées) et trop ancienne (réalisée dans les années cinquante mais avant l’apparition de ce qui peut être considéré comme une forme artistique de la musique populaire, le rock). Des recherches postérieures en sociologie ont montré que les publics populaires et la classe ouvrière pratiquent l’évaluation de la musique, aussi bien sur un plan systématique (de nombreux styles musicaux font l’objet de toutes sortes de compétitions publiques) que sur un plan esthétique – par l’utilisation de termes comme « beauté » et par la définition d’un sens de la valeur musicale comme quelque chose qui n’a rien à voir avec le fonctionnel. D’une part, donc, depuis l’enquête présentée dans La Distinction, la critique rock a été institutionnalisée et a développé sa propre terminologie esthétique, et d’autre part, les chercheurs de terrain ont démontré qu’il était sensé, dans le contexte culturel populaire, de parler de capital sous-culturel et de la pratique d’une distinction sous-culturelle [4]. En résumé, si la théorie de Bourdieu reste convaincante dans ses grandes lignes, le modèle de différentiation culturelle basé sur la classe (et la cartographie du goût musical qui en découle) est beaucoup plus complexe que ce qu’il en suggère.

7Dans Performing Rites, j’ai donc proposé une approche sociologique alternative de l’évaluation musicale à partir d’une analyse du discours, d’une étude des termes utilisés quotidiennement pour parler de – ou écrire sur – la musique. Le choix de cette approche permet de voir clairement que le contexte socio-historique de l’émergence de l’esthétique élitaire contemporaine (c’est-à-dire le capitalisme) constitue également celui du système axiologique propre à la musique populaire. La tension sous-jacente entre la musique composée pour elle-même (considérée comme bonne) et la musique créée comme une marchandise (considérée comme mauvaise) informe toutes les conversations concernant les cultures de l’expressivité dans une économie de marché. Les termes définissant une théorie esthétique « supérieure » peuvent donc être (et sont de fait) appliqués à la culture « inférieure » ou populaire. On retrouve cela dans la facilité avec laquelle la première génération de critiques rock a utilisé toute la panoplie du romantisme (génie, transcendance, effets corrupteurs du commerce et de la vie de famille) pour parler de la première vague de musiciens rock et de leurs prestations scéniques.

8Le discours sur la musique populaire est, en d’autres termes, organisé autour de sa propre affirmation de la valeur non-fonctionnelle de la musique – version propre d’une « musique pour la musique » – même si les termes utilisés pour exprimer cette valeur doivent être toujours contextualisés. Car la valeur des différents styles musicaux populaires est liée à la spécificité des différents cadres de référence, et à des différences de conception de la nature et de la signification de l’expérience musicale – dans cette logique, la musique classique n’est qu’un style parmi d’autres, et la musique savante contemporaine également. En termes discursifs, le rejet ignorant et « philistin » de la musique académique contemporaine (Milton Babbit ou Pierre Boulez par exemple) au motif qu’elle serait dénuée de sens, n’est ni plus ni moins justifié que le rejet empreint de snobisme de la musique commerciale (The Fratellis ou Girls Aloud par exemple) au motif qu’elle serait dénuée de valeur. Dans les deux cas, le jugement présente une dimension esthétique qui ne peut être comprise que par référence aux hypothèses sous-jacentes relatives à la finalité de la musique, aux méthodes correspondantes de construction de son sens, aux implications de son écoute, et ainsi de suite.

9Mon but ici n’est pas de développer ces points – je renvoie pour cela à Performing Rites – mais d’attirer l’attention sur une forte objection qui m’a été présentée avec une clarté admirable par Theodore Gracyk dans son ouvrage Listening to Popular Music[5]. Il y soutient qu’en essayant de sauver la musique populaire de la condescendance des esthètes, je finis par créer une équivalence entre l’esthétique et le discursif dans les arts, ce qui, par défaut, suppose que l’écoute de la musique populaire est du même ordre que l’écoute de la musique savante et que, par conséquent :

  • Une œuvre pop de qualité est autonome et crée son propre monde.
  • Une expérience pop de qualité transcende son contexte spatial et temporel immédiat et crée un sentiment d’émerveillement et de surprise.
  • Une bonne interprétation pop transmet les intentions conscientes et inconscientes du compositeur.
  • Un moment pop idéal crée une combinaison grisante de lucidité et d’intensité émotionnelle.
On peut dire que ce qui est en jeu ici est une critique philosophique (Gracyk) d’un argument sociologique (Frith). Mes recherches académiques ayant toujours porté sur la façon dont « les gens » pensent effectivement à, et écrivent réellement sur la musique populaire – et non sur la façon dont on devrait le faire – je trouve l’analyse de Grazyk éclairante et convaincante quand il met au jour les présupposés esthétiques latents dans le discours de la plupart des critiques rock. Sa démonstration ne me conduit pourtant pas à reconsidérer les arguments développés dans Performing Rites, mais plutôt à réviser mes principes opératoires en tant que critique rock – qui se retrouvent certainement dans le traitement empathique que je réserve à cette profession dans mes recherches académiques. Pour parler franchement, que ce soit comme journaliste dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, ou même d’une certaine façon comme simple auditeur aujourd’hui, je souscris sans réserve à l’existence des présupposés esthétiques que Gracyk met au jour. Je suis particulièrement attiré par la musique qui crée un espace et un moment de différence dans le flux du quotidien. Et, en suggérant que l’esthétique populaire fonctionne de manière différente, et qu’il existe des discours moins ordonnés et cohérents dans lesquels l’esthétique est incrustée dans le quotidien, Gracyk m’a fait, à tout le moins, réévaluer ce que recouvre effectivement cette question de la différence – point de départ de l’esthétique du critique pop et rock en exercice.

10À ce stade de ma réflexion, j’ai besoin de faire appel à la critique du concept bourdieusien de goût développée par Antoine Hennion. D’après celui-ci, le goût n’est pas une chose, quelque chose que nous posséderions en lien avec qui nous sommes et ce que nous sommes devenus socialement ; mais une action, quelque chose que nous faisons et qui peut être expliqué phénoménologiquement. « Vous devez faire quelque chose pour écouter de la musique, boire du vin, ou apprécier un objet, quel qu’il soit. Les goûts ne sont pas donnés ou déterminés, et leurs objets ne le sont pas non plus ; il faut les faire apparaître ensemble, par des expériences répétées, ajustées progressivement… Goûter est faire sentir et se faire sentir, et aussi, à travers les sensations corporelles,… se sentir faire[6]. »

11En d’autres termes, le goût est une action qui nécessite une certaine forme de réflexivité de la part de l’acteur, une certaine forme d’attention à l’objet qui est goûté. Hennion décrit le moment au cours d’un dîner où « un homme prend son verre, commence à boire, s’arrête un instant, renifle une ou deux fois, boit encore une gorgée, fait une moue de gustation avec ses lèvres en reposant son verre et avant de reprendre son rôle où il l’avait quitté dans le fil rompu de la conversation » [7].

12Hennion (au même titre que Bourdieu) est bien sûr impeccablement bourgeois dans sa façon de penser – réécrire cet article en parlant des buveurs de bière et des supporters de football au lieu des buveurs de vin et des alpinistes serait un défi intéressant ! Néanmoins, son approche phénoménologique du goût ouvre la voie, je crois, vers une manière de comprendre la dimension esthétique de la musique populaire en termes de moments de différence, sans qu’il soit pour autant nécessaire de la traiter comme un des beaux-arts. Ce qui est à l’œuvre ici est, précisément, l’attention passagère. En suivant l’argumentation de Gracyk (tout en déviant un peu de son chemin philosophique), nous pouvons prendre en compte ce qui concerne non pas l’écoute de la musique populaire mais ce qui décrit l’écoute populaire – quotidienne – de la musique :

  • Écouter non pas des œuvres mais des fragments d’œuvres.
  • Écouter non pas avec concentration mais (pour reprendre l’expression de Walter Benjamin) avec distraction.
  • Y répondre non pas de manière articulée (par le langage) mais incohérente (par des sentiments immédiats et fugaces).
  • Ne pas chercher un sens à la musique (après coup) mais prendre en compte sa réalité immédiate (en dansant).
  • Écouter sans se soucier des structures ou des formes mais avec une fascination pour les particularités, les détails, tous ces éléments musicaux qui semblent évoluer indépendamment les uns des autres.
  • Ne pas valoriser le transcendant ou l’intense mais l’attrayant et l’accidentel.
  • Ne pas attendre d’un morceau de musique qu’il représente quoi que ce soit.
Ce mode d’écoute rend peut-être possible l’expérience la plus pure qui soit de la « musique pour la musique ». Plus la musique quotidienne est efficace fonctionnellement (au travail ou en faisant ses courses), moins elle se laisse remarquer. Les moments d’écoute attentive concernent plutôt des sons qui attirent l’attention sur eux-mêmes sans raison particulière apparente. Cela ressemble aux éléments d’excès et de redondance décrits par Susan Sontag autour du concept de camp[8], ou qu’on trouve dans certaines analyses théoriques sur l’utilisation de la musique dans les mélodrames hollywoodiens. Je ne veux cependant pas laisser sous-entendre que ces sons (placés là par les interprètes ou les producteurs) s’y trouvent pour produire des effets analogues. Peut-être même l’idée de « sons qui attirent l’attention sur eux-mêmes » est-elle une métaphore trop active. Je veux simplement parler de sons qui se laissent remarquer – remarquer étant, comme le dit Hennion, ce que fait l’auditeur, le fait de les remarquer les rendant remarquables.

13Ainsi la question se résume donc à savoir ce que cela veut dire de remarquer quelque chose – d’écouter soudainement avec attention – et d’avoir conscience d’être en train de le remarquer.

14Laissez-moi vous raconter ici une anecdote à la façon d’Hennion. Je suis allé récemment au Scottish Opera voir la nouvelle production – de facture agréablement classique – du Barbier de Séville de Rossini par Sir Thomas Allen, où un accent particulier a été mis sur la qualité du chant. J’aime beaucoup ce type d’opéra-comique ; la musique en est familière et, comme on pourrait le dire dans un autre contexte, je m’y laisse facilement emporter par le mouvement. Mais à un moment donné, comme pendant le dîner décrit par Hennion, je fus momentanément distrait de la « conversation ». Je me mis soudain à faire attention à la musique, d’une manière complètement différente, focalisé sur l’interaction des voix (soprano/alto/ ténor/basse). J’étais totalement absorbé – et conscient de cette absorption. Je ne veux pas dire ici que le Barbier de Séville est une œuvre de musique populaire (ce qu’il est pourtant de manière évidente), ni que ces harmonies vocales si attirantes n’ont pas été composées par Rossini dans un but structurel précis. Mais j’entends plutôt que j’ai mobilisé à ce moment-là toutes mes habitudes d’écoute liées à la musique populaire. En manière de goût actif, ce que je remarque de fait dans les disques pop, ce sont les choeurs, l’harmonie vocale soudainement faussée d’un duo homme/femme, des notes ou des riffs répétés sans raison structurelle apparente, le son particulièrement fluet d’un synthétiseur analogique ou celui, singulièrement dense, de percussions latines.

15En tant que critique rock, j’ai rarement écrit au sujet de ces petits plaisirs. J’ai toujours eu tendance à les considérer comme une question de goût personnel, de préférence sonore, plutôt que comme un argument essentiel permettant de déterminer l’importance d’une œuvre. Gracyk m’a fait comprendre que l’attention à ces détails musicaux constituait en fait une autre sorte de réponse esthétique qui n’était pas tant liée aux goûts que je possédais déjà, qu’à un processus de raffinement dans l’acte même de goûter – pour paraphraser Hennion.

16J’aimerais conclure en poussant un peu plus avant cet argument. Ce que je souhaite faire comprendre, c’est que de nombreux éléments musicaux ayant une importance cruciale dans ce que j’appelle l’écoute populaire sont non-expressifs, insignifiants, improvisés, voire accidentels. Deviennent alors remarquables des sons étranges, résultant du manque de témérité (ou de la nervosité) des musiciens, de leurs erreurs de jugement, de leurs fautes de goût – tous ces éléments semblant de bien peu d’intérêt aux critiques ordinaires, mais d’une importance obsessionnelle pour les collectionneurs, – au point qu’il existe désormais un marché très lucratif d’anthologies de reprises aussi obscures que ratées.

17Jetant à ce jour un regard rétrospectif sur ma propre carrière de critique rock, je me rends compte que je décris en fait la différence entre donner son avis sur des albums (considérés comme des œuvres d’art, avec tous les présupposés esthétiques décrits par Gracyk) et sur des singles (vus comme des objets jetables touchant par moments au sublime par leur pouvoir de distraction). Les conséquences que cela peut avoir sur l’esthétique de la musique populaire trouvent leur meilleure expression dans le débat ayant eu lieu au sein du jury (que je préside) de l’édition 2007 du Mercury Music Prize [9]. Le prix décerné à l’album Myths of the Near Future des Klaxons ne l’a pas été pour récompenser sa cohérence structurelle, son aptitude à créer un monde autonome, sa lucidité émotionnelle ou son intensité expressive. Sa victoire a résulté de ce qu’une majorité de membres du jury a été grisée par le sentiment intermittent et inattendu d’écouter une faute musicale ! Bien entendu, ce n’est pas le genre de propos que j’aurais pu tenir lors de la conférence de presse ayant suivi la remise du prix. Officiellement donc, et dans le langage des critiques, des groupes et des maisons de disques, un album est une œuvre d’art et doit être respecté comme tel.

18Voici donc ma conclusion.

19La question de l’esthétique de la musique n’a plus rien à voir avec ce qu’il convient de faire avec la musique « inférieure » – celle-ci a adopté à son bénéfice les règles de l’esthétique élitaire de manière pleinement satisfaisante. La question est de savoir que faire avec l’esthétique « inférieure », avec cette façon de réagir à la musique qui prend en compte la réalité de son écoute quotidienne, de son omniprésence, de sa technologie, de son flux et de sa temporalité. Compte tenu de l’évolution des conditions de l’écoute musicale, cette esthétique s’applique désormais également à la musique « élitaire ».

20Traduit par Jean-Philippe Pénasse et Paul Mathias

Notes

  • [*]
    Sociologue de formation, Simon Frith a obtenu son doctorat à l’Université de Berkeley en Californie (1976). Pendant ses années d’étude, il fit ses premières armes de journaliste rock, écrivant pour des magazines aux États-Unis et au Royaume-Uni, avant de devenir le critique attitré du Sunday Times à Londres. Il occupe actuellement la chaire Tovey du département de musique de l’Université d’Edimbourg. Un recueil de ses articles, Taking popular music seriously, a été publié en 2007 chez Ashgate. Il préside le jury du Mercury Music Prize depuis sa création en 1992. (NdA)
  • [1]
    Simon Frith, Performing Rites, Harvard University Press, Cambridge (MA), 1996.
  • [2]
    Richard Shusterman, Pragmatic Aesthetics: Living beauty, Rethinking art, Blackwell, Oxford, 1982.
  • [3]
    Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
  • [4]
    Sur ce sujet, on peut se référer par exemple à S. Thornton, Club culture, Polity, Cambridge, 1995.
  • [5]
    Theodore Gracyk, Listening to popular music, University of Michigan Press, Ann Arbor (MI), 2007.
  • [6]
    Antoine Hennion, « Those things that hold us together: taste and sociology », Cultural Sociology 1 (1), 2007, p.101.
  • [7]
    Antoine Hennion, op. cit., p.107.
  • [8]
    « Camp » dénote une posture de distanciation de la réalité caractérisée par l’ironie, une certaine théâtralité et diverses formes d’exagération esthétiques et stylistiques. Dans Note on « camp », Susan Sontag insiste sur le caractère avant-gardiste, principalement homosexuel et foncièrement apolitique de cette posture. (NdT)
  • [9]
    Prix décerné annuellement à un album sorti au cours des douze mois précédents par un artiste britannique, tous genres musicaux confondus.