Spinoza et le problème du théologico-politique en Tunisie

1Du vivant de Spinoza, déjà, une grille historico-théorique s’est dégagée, à partir de l’étude des formes de réception de son œuvre, permettant de distinguer plusieurs formes de spinozisme ou manières d’être spinozistes, non seulement en philosophie mais dans la pensée en général. D’abord en étudiant la doctrine de Spinoza – tâche à laquelle se sont attelés ses amis et qu’ont continuée les spinozistes de tous bords avant même l’avènement de la recherche académique occidentale au début du xixe siècle, cette manière est celle qui domine toute la production spinozienne dans toute la communauté scientifique internationale. Ensuite, en adoptant les effets théorico-pratiques de cette doctrine qui libèrent de la superstition, du despotisme, de la tristesse, etc. Il s’agit dans ce cas de prôner un spinozisme des Lumières, occidentales d’abord (xviiie siècle), globalisées ensuite. On peut être « spinoziste » en étendant l’application de la manière de penser du philosophe hollandais à des domaines historiquement postérieurs au système originaire (l’économie, la sociologie la psychanalyse...) ou appartenant à une culture que Spinoza ne pouvait pas connaître « adéquatement » pour pouvoir en parler selon la norme de la vérité, l’Islam par exemple. Il nous semble que cette grille est pertinente théoriquement et historiquement. Elle nous permet de présenter, par exemple, un survol rapide de ce qu’on pourrait appeler « spinozisme tunisien ».

2« Qu’est-ce donc qu’être spinoziste en Tunisie ? » i.e. comment marquer les pas en Tunisie de celui qui travaillait sur une édition (1525 à Venise, chez Bomberg) de la Bible rabbinique de Jacob ben Hayyim de Tunis ?

3Commençons par un peu d’histoire. Le spinozisme tunisien n’a commencé selon notre état de la connaissance de l’histoire intellectuelle de la Tunisie contemporaine qu’au début du xxe siècle à travers l’enseignement de l’école coloniale française [1] d’un côté et des cercles intellectuels coloniaux restreints de l’autre. Signalons à ce titre l’intérêt d’un Étienne Burnet, grand médecin de l’hôpital Charles Nicolle de Tunis et ami de longue date de Paul-Louis Couchoud, l’un des auteurs des quelques rares livres français consacrés à Spinoza au début du xxe siècle (1902) présentant une image fort favorable du philosophe [2]. Ce médecin-poète très connu à Tunis sous le nom du Docteur Burnet a consacré un bel ouvrage de veine profondément spinoziste à cet autre poète Lucrèce (publication posthume 1973), qui fut l’un des rares dont le philosophe hollandais a affirmé être le « disciple » dans une célèbre lettre traçant une nette ligne de démarcation entre l’Autorité (rejetée) de Socrate/Platon/Aristote et celle, préférée, de Démocrite/Épicure/Lucrèce. Ce texte sur Lucrèce est traversé de part en part par cet esprit spinoziste de l’amour de la vie et du monde.

4Les aléas de l’histoire du spinozisme en Tunisie feront qu’un autre médecin-poète et spinoziste pratiquera au sein de la même institution et contribuera à la propagation d’un spinozisme éthique et poétique. Il s’agit du médecin français d’origine hongroise Lorand Gaspar appelé le Tunisien, prix national Français de la poésie en 1968, vivant régulièrement en Tunisie de 1971 à 1996, longtemps directeur avec son épouse Jacqueline Daoud de la revue Alif consacrée à la poésie. Sa poésie est traversée à partir de l’année 1977-1978 – année de sa rencontre avec la philosophie de Spinoza à l’occasion de la célébration du troisième centenaire du décès du philosophe – par un spinozisme qui n’est pas sans rappeler celui des grands poètes du xxe siècle. En témoigne la présence dans ses célèbres poèmes et essais de la période 1977-1997 de thèmes comme ceux de « l’infini », du « mouvement », de « l’étendue », d’une histoire de la saisie de la « beauté du corps » sur la trace de Spinoza conjuguant critique de l’anthropomorphisme et apologie de la puissance du corps, autant d’effets philosophiques, esthétiques, poétiques et même scientifiques de sa lecture assidue, à Sidi Bou Said, de l’Éthique : « l’amour sans bornes du Christ/le clair regard d’Épicure/la rigueur de Spinoza/Chemins ardus s’il en fut/sont réponse sans répondre/notre seule béatitude ». Qu’il nous suffise à cet égard de citer ce qu’en dit l’un des meilleurs connaisseurs de son œuvre, Maxime Del Fiol, parlant des lectures philosophiques du poète : « La lecture passionnée du philosophe, affinée par de nombreuses discussions avec les spécialistes, français et étrangers de son œuvre, et la traduction de l’italien en 1996 de l’ouvrage de son ami Paolo Cristofolini, Spinoza, Chemins dans l’Éthique, a joué un rôle essentiel, par sa densité et sa rigueur conceptuelles, dans la pensée de Lorand Gaspar, confirmant ses propres intuitions et lui fournissant la matière d’une formulation poétique de l’immanence encore plus ample et plus précise. » [3]

5Il est intéressant de noter que le spinozisme de Gaspar n’est pas sans laisser de traces dans la poésie de quelques-uns de ses amis poètes, tunisiens – ce qui est une autre histoire.

6Les travaux des Tunisiens [4], quant à eux, ne débuteront que vers les années 1967-1969 en France, par des travaux universitaires d’histoire de la philosophie. Curieusement, ces étudiants de Ferdinand Alquié, Martial Guéroult, Gilles Deleuze, Alexandre Matheron, ont commencé par adopter la voie de Wolfson en travaillant sur les rapports de filiation historique ou de parallélisme systématique liant la philosophie de Spinoza à celles des Arabes classiques : Ibn Sina – Avicenne (Youssef Seddik, 1967) ou Ibn Arabi (Ali Chennoufi, 1969). Comme si c’était là pour eux une manière de légitimer, au lendemain de la décolonisation, leur pratique de la philosophie, par le biais de la recherche d’une origine historico-théorique à la fois occidentale (Spinoza le hollandais) et non occidentale (Spinoza le juif qui fut à l’école de la philosophie arabe classique) mais surtout actuelle (Spinoza présenté par Althusser en 1965 comme opérant une grande révolution philosophique). Par la suite, la célébration du troisième centenaire de la mort de Spinoza consacra la véritable naissance du spinozisme académique tunisien en institutionnalisant l’étude scientifique, selon les règles de l’histoire de la philosophie à la manière de Guéroult, d’Alquié, de Matheron, de Deleuze. Les domaines d’investigation étaient respectivement l’épistémologie et la politique (Ali Chennoufi, 1977), la métaphysique et la politique (Fatma Haddad, 1978-1980), l’éthique et la morale (Jalaleddine Said, 1980-1984), l’anthropologie (A. Chennoufi, 1987), la métaphysique et l’épistémologie (Salah Mosbah, 1987) : ce fut là la première vague du spinozisme tunisien. Les traits distinctifs de ce spinozisme sont facilement décelables aussi bien du point de vue de la manière de déterminer le projet de Spinoza que du point de vue du contenu doctrinal du spinozisme ou encore du point de vue de la manière d’être spinozien en philosophie.

7Les spinozistes tunisiens semblent tous aborder la philosophie de Spinoza de la même façon en tant que « philosophie pratique » dont le but fondamental serait « l’acquisition de la félicité », la politique et l’ontologie n’en étant que les moyens. Ce point de départ commun ne saurait néanmoins ôter à chaque travail la singularité et l’originalité de son propos. Ceci permet de dégager plusieurs lignes d’interprétations, étroitement liées à l’une des traditions du spinozisme international. C.Q.F.D.

8Le travail de Fatma Haddad s’est proposé, dans une thèse rigoureusement menée sous la direction de Paul Ricœur, à partir de la fin des années soixante, de participer à une mise en valeur de l’apport spinozien en matière de philosophie politique, aspect occulté par la majorité des recherches francophones de l’époque (jusqu’en 1977, année de l’achèvement de la rédaction de la thèse). Ce travail a essayé de montrer l’unité de la philosophie de Spinoza en renvoyant dos à dos la lecture française traditionnelle qui négligeait la partie politique du système, taxée de conjoncturelle, et la lecture anglo-saxonne qui n’accordait pas d’importance à la métaphysique de Spinoza tenue pour un simple vestige de la métaphysique cartésienne auquel on devait substituer l’anthropologie de Hobbes pour restituer au système politique sa cohérence. L’auteur a tenté en fait de corriger les deux traditions l’une par l’autre : elle a suivi la lecture de M. Guéroult, de Ferdinand Alquié et de Robert Misrahi pour dégager la structure de l’ontologie et de l’anthropologie spinozistes, tout en adoptant la lecture libérale anglo-saxonne, (à savoir celle de G. Belaief, de L. S. Feuer, de R. McKeon), pour éviter la lecture marxiste d’Alexandre Matheron ou nietzschéenne de Deleuze, faisant ainsi de Spinoza un philosophe du droit naturel et du contrat social très proche de Hobbes, éliminant toute révolution parce que l’objectif du politique se réduit à la stabilité politique. Par voie de conséquence, en fidèle héritier de Machiavel et de Hobbes, Spinoza présenterait une analyse des régimes politiques monarchique, aristocratique et même démocratique en fonction des paramètres de stabilité politique et de liberté individuelle, de sécurité et de paix civile (1984). Signalons que l’auteur a parfois tendance à identifier tradition libérale anglo-saxonne et tradition républicaine française ; en témoigne d’abord la dernière phrase de sa thèse qui énonce justement une thèse républicaine du Traité Politique V, 2 : « Les hommes, en effet, ne naissent pas citoyens ; ils le deviennent » ; ensuite sa référence dans un esprit libéral à Louis Adelphe et à Madeleine Francès, lesquels ont élaboré une lecture des plus républicaines de Spinoza, dès le premier tiers du xxe siècle mais qui demeura sans lendemains théoriques.

9Les travaux de Ali Chennoufi furent d’abord de penser, dans le sillage de M. Guéroult, de A. Matheron et de J.-T. Desanti, les rapports entre physique mécaniste (mieux, dynamique) et politique démocratique. L’auteur a essayé de montrer la cohérence des deux domaines, peut-être au prix d’une politisation de la physique et d’une mécanisation de la politique qui n’est pas sans éluder une certaine hétérogénéité propre à la conception spinozienne de l’individu d’un côté et de l’État de l’autre.

10Le deuxième grand travail de Chennoufi reprend à partir des travaux de A. Matheron une question épineuse de la recherche spinoziste, l’existence ou non d’une anthropologie spinoziste (1987/1991). L’enjeu est aussi de montrer l’existence d’une anthropologie alternative à celle de Kant, baptisée par les travaux de Foucault « anthropologie moderne ». Cette entreprise s’est opérée par le biais d’une détermination des conditions épistémologiques et des fondements anthropologiques de l’idée spinoziste de l’homme. L’auteur reconstruit d’une manière classique le projet spinozien d’élaborer « comme un modèle de l’homme » en exposant, en suivant les travaux de Guéroult et de ses disciples, les conditions historico-scientifiques de l’époque et ses justifications doctrinales. Le cœur de la thèse est une mise en relief, à la suite de A. Matheron, de G. Deleuze et de R. Misrahi, d’une conception unifiante, donc immanentiste de l’homme comme esprit et corps à la fois, d’une conception dynamique passionnelle et rationnelle et, en s’inspirant de L’Anomalie sauvage, célèbre ouvrage de Toni Negri, des travaux d’André Tosel ainsi que d’un livre stimulant d’Étienne Balibar, d’une conception transindividuelle.

11Les deux travaux de A. Chennoufi ne prennent pas assez en compte la partie dite théologique du Traité théologico-politique, peut-être à cause d’une proximité de la lecture deleuzienne beaucoup plus que des autres. Ce constat est aussi valable pour le travail de F. Haddad mais peut-être pour une raison politique cette fois, l’auteur semblant faire sienne le célèbre caute de Spinoza – en témoignent ses références à Léo Strauss dans la seule introduction de son ouvrage.

12L’auteur de ces lignes a abordé, quant à lui, une question assez classique, celle de la nature de l’ontologie et de l’épistémologie spinozistes, par une réflexion approfondie sur la notion d’« infini », concept-clé de toute « l’ontologie et la gnoséologie de Spinoza ». Il en a fait « une plaque tournante » qui lui a permis de reconstruire les textes de la métaphysique et de l’épistémologie spinozistes (Traité de la Réforme de l’entendement, Première Partie du Court Traité, Principia, Éthique I, et Lettre XII à Louis Meyer) pour montrer, par le biais de l’analyse des différentes facettes de l’infini, la portée critique de cette ontologie de l’immanence radicale et de cette épistémologie du rationalisme intégral ; laquelle reconstruction a mis en avant les éléments qui confèrent à l’infini le statut de pivot de tout le système de l’ontologie et de l’épistémologie du philosophe.

13Le travail de Jalel Said sur Éthique et morale chez Spinoza (1991) se situe dans le sillage du grand ouvrage de Gilles Deleuze de 1969 [5] ramassé dans cette formule lapidaire de 1970 : « toute l’éthique se présente comme une théorie de la puissance, par opposition à la morale comme théorie des devoirs » [6], mais aussi en s’inspirant des travaux de R. Misrahi (1972). L’auteur a essayé de montrer comment le conatus « épine dorsale de l’Éthique et principe inducteur de la théorie des affections n’est pas spécifique à l’individu humain, mais il est aussi le propre de ces grands individus que sont les États ». Le mouvement de son argumentation se déploie en deux temps : un premier moment distingue la position morale gouvernée par le préjugé téléologique et le finalisme axiologique de la différence éthique orientée vers l’élaboration d’un projet éthique et propose un modèle de la nature humaine, le tout fondé sur des notions communes qui sont spéculatives et pratiques à la fois. Le deuxième moment est consacré à la dimension politique de la question en analysant les éléments anthropologiques de tout projet politique, l’imagination, l’affectivité, comme sa dimension morale, ses déterminants naturels et sociaux, avant d’aboutir à ses incarnations nationales et internationales. Le travail s’achève sur un rapprochement entre Spinoza et Kant concernant le cosmopolitisme, qui nous semble des plus discutables parce que trouvant chez Spinoza un moralisme à la Kant.

14Une deuxième vague du spinozisme tunisien – dont le coup d’envoi fut en 1992 la publication d’un numéro spécial de La Revue Tunisienne des études philosophiques, « Spinoza et la pensée arabe », et l’organisation d’un colloque à l’occasion du cinquième centenaire de la fin du règne arabo-musulman en Espagne – est caractérisée par la prise en charge de « la question théologico-politique » ou selon la célèbre expression de Léo Strauss de « l’étau théologico-politique » qui en révéla l’importance théorique et l’acuité pratique avec sa célèbre thèse sur la persécution et l’art d’écrire (Haddad, 1980, Chennoufi, 1994, Mosbah, 1992). Cette entreprise fut menée en renouant avec les premiers travaux de comparaison entre la philosophie de Spinoza et la philosophie arabe classique, perspective qui passe de l’herméneutique historique de Wolfson à celle stratégique et politique de Strauss. Ce même effort sera consolidé par deux gestes théoriques de grande envergure : poursuivre le travail de pionnier de l’égyptien Hassen Hanafi traducteur arabe du Traité théologico-politique depuis 1971 et mettre à la disposition du lecteur arabe le Traité de la Réforme de l’entendement, l’Éthique et le Traité Politique (Said 1995, 1999…), appliquer la manière spinoziste de penser au texte fondamental de l’Islam, le Coran (Youssef Seddik, 1994).

15On continuera l’étude des rapports de Spinoza à la pensée arabe classique en évoquant en marge du domaine des investigations universitaires (à quelques exceptions près, Zouari, 2003), une voie parallèle défendant, face au déferlement d’un rejet obscurantiste de la philosophie, d’une manière déguisée, sous la forme de l’écriture éparse, une histoire de la philosophie arabe classique « au miroir de Spinoza » selon la belle expression d’André Tosel ; cela s’est fait en étudiant l’Ibn Rushd du Traité Décisif à la Lumière du Traité théologico-politique (Chennoufi, Haddad, Boularès, Zouari) pour faire de l’ouvrage d’Ibn Rushd un Traité théologico-politique qui n’a pas eu les lecteurs qu’il méritait à la fin de l’époque arabe classique. Cela implique un devoir de le lire de cette manière de la part des arabes et musulmans contemporains qui ne peuvent qu’être averroïstes post-spinoziens donc spinozistes, lecture que pourrait justifier une historiographie straussienne faisant de Spinoza l’héritier d’un averroïsme politique (le machiavélisme) de l’aube de la modernité conjugué à un épicurisme ontologico-gnoséologique. D’autres ont essayé de montrer la ressemblance entre la théorie de la connaissance chez Ibn Bajja (Avempace) et celle de Spinoza (Mosbah 1994), ou de penser la présence du roman philosophique du philosophe autodidacte d’Ibn Toufail dans le cercle de Spinoza (Haddad, 1994), voire les divergences et les convergences entre les herméneutiques de Maimonide et de Spinoza (Chennoufi, 1994). Cette pratique enrichira à la fois les études spinozistes et les études de philosophie arabe classique. Le dessein de tous ces auteurs n’était pas purement scientifique mais fondamentalement militant : ils font partie de ces lumières spinozistes qui se propagent dans ce cas d’une manière discrète.

16La traduction des œuvres de Spinoza permet d’introduire de nouveaux contenus qui auraient pour effet de renouveler le lexique arabe classique en montrant ses performances et compétences pour dire une philosophie aussi radicale que celle de Spinoza. Elle permet aussi aux penseurs de cette langue de tester la pertinence et l’envergure de cette même philosophie en expérimentant la possibilité de penser en spinoziste les problèmes de l’onto-théologie arabo-islamique classique, les herméneutiques arabes classiques et la pensée théologico-politique arabe classique. Bref, il s’agit de fournir la possibilité de réactiver la langue philosophique, de redéfinir les cadres de la pensée et d’affronter l’inertie du complexe théologico-politique arabe classique qui dure depuis le xve siècle. Traduire Spinoza est donc un travail théorique dont les effets sont directement politiques.

17Venons-en maintenant au travail de Youssef Seddik. Ce dernier n’a pas cessé de se réclamer du philosophe hollandais depuis sa thèse sur le travail du coranique (1995/2004), ses traductions des dits du prophète (1996) et de ceux de l’imam ‘Ali, jusqu’à sa traduction partielle suivie d’une lecture du Coran où il exprime l’urgence de suivre « la trace » du philosophe et d’affronter « la persistance du théologico-politique » : « Le moment est venu, par ces gros temps où penser devient salutaire, d’adopter à l’égard du Coran une attitude de lecteur et de penseur semblable à celle qui a initié en Europe, après la rébellion lectrice de Luther, la formidable révolution critique inaugurée dans l’œuvre d’un Spinoza et qui a triomphé dans la pensée d’un Kant [7]. » Pour ce faire l’auteur, prônant un retour au Texte même en deçà de la Tradition, et rejetant donc, en bon moderne qui se respecte, l’herméneutique de l’Autorité au profit d’une herméneutique de la Liberté qui s’apparente à « une lecture sans exégèse », véritable « aventure spirituelle », adopte cependant cette attitude théorique spinoziste, sans toutefois respecter sa méthode d’interprétation en renouant avec une lecture refoulée, celle métaphorique d’un Abu ‘Ubayda, exégète musulman du xviiie siècle. Et pourtant cette inflexion de la méthode de Spinoza n’a pas empêché Seddik de pratiquer la méthode critique historique, en réexaminant les étapes de l’élaboration du Texte coranique et en donnant à cette histoire dramatique (décision politique, violence, luttes, assassinat du Calife responsable de l’établissement définitif du Texte…) toute l’attention herméneutique qu’elle mérite pour montrer une certaine historicité de ce texte. Cette pratique de la méthode historique a pour objet l’histoire interne du texte ; elle tourne autour de la notion clef d’« abrogation » qui rend compte selon la tradition du caractère mystérieux du dessein divin ; Seddik se montre sur ce point très proche du Soudanais Muhammad Mahmoud Taha (condamné à mort et exécuté en 1985) qui a affirmé que tous les versets reçus à Médine concernant la pratique sociale et même militaire ont « épuisé leur dessein et doivent être abrogés au profit des versets fondamentaux ». L’abrogation est donc un processus historique que les musulmans doivent pratiquer pour moderniser leur spiritualité et leur mondanéité. Voilà pourquoi il conviendrait de se mettre à l’école du solitaire de La Haye : « Chacun de nous en effet rêve de fonder la modernité à partir d’une telle excommunication qui a arraché Spinoza à l’emprise communautaire du judaïsme pour le placer dans le vaste espace du philosophe appartenant à la communauté de tous les hommes. » (Correspondance personnelle datant du mois de mars 2008)

18Enfin, peut-être serions-nous à l’aube d’une troisième vague du spinozisme tunisien dont le centre d’intérêt serait de montrer comment cette philosophie se situe vigoureusement au-delà de toute la pensée moderne et contemporaine en proposant des lumières radicales et républicaines qui débordent les limites des lumières libérales et modérées, en conjuguant immanence ontologique, puissance éthique et démocratie politique (Mosbah 2004/2005), en rupture avec toute forme de libéralisme, autoritaire à la Hobbes, représentatif à la Locke, et même de tout républicanisme radical à la Rousseau et libéral à la Kant, en proposant ce qui serait une démocratie absolue conjuguant délibération, contestation et gestion commune de la Res publica. Il s’agit d’une véritable philosophie de l’avenir fournissant les meilleures ressources à la critique et à la résistance à la nouvelle configuration théologico-politique, celle de l’empire ou au moins à sa compréhension. Signalons enfin que considérant l’homme comme une partie de la nature et prenant le corps et son unité avec l’âme au sérieux, une bonne part des spinozistes tunisiens (Haddad, Chennoufi et Said) s’intéresse, comme d’ailleurs leurs homologues de par le monde, aux questions de bio-éthique beaucoup plus qu’aux questions des droits de l’homme, difficilement pensables dans le cadre d’un spinozisme rigoureux.

19On connaît la distinction deleuzienne tardive entre trois Éthiques (1993) celle du concept, celle de l’affect et celle du percept. Il serait possible d’y voir trois manières de pratiquer la philosophie en spinoziste, en Tunisie et ailleurs : les amis du seul concept continueront à rédiger des travaux portant sur l’œuvre de Spinoza selon les normes de l’histoire « scientifique » de la philosophie tandis que d’autres, plus passionnés, préféreront s’abreuver à la source spinozienne de ces « affects » qui les aideront à répéter à leur manière l’expérience radicale de penser l’actualité qui fut celle du philosophe hollandais ; enfin, les poètes-savants ne se sentiront pas intimidés par l’apparent « terrorisme philosophique » de l’ordo geometricus : ils y trouveront, tout au contraire, du feu et des flammes pour proposer de « nouvelles formes de vie » et de « nouveaux styles » de pensée.

Notes

  • [1]
    Voir la présentation de la physionomie de ce spinozisme dans le texte de Rousset in Spinoza au xxe siècle, PUF, Paris, 1993.
  • [2]
    Celui-ci a offert au médecin un exemplaire de la deuxième édition de son Benoît de Spinoza (1924) portant cette phrase datant du printemps 1927 : « À Étienne Burnet, le plus sage des savants, le plus subtil des poètes, le plus généreux des amis, en communion avec l’essence éternelle de notre maître Spinoza ».
  • [3]
    Notre ami Paolo Cristofolini (qu’il soit ici chaleureusement remercié) nous a obligeamment communiqué une lettre du 25 juillet 1994, statuant sur la question du corps, qu’il avait adressée au poète lors de l’organisation de la Décade de Cerisy-La-Salle consacrée à son œuvre. Elle nous a permis de voir plus clair dans le spinozisme immanentiste et joyeux des deux amis.
  • [4]
    Nous renvoyons pour les détails bibliographiques des études spinozistes dans le monde arabe à nos collaborations au Bulletin Bibliographique Spinoziste publié régulièrement par la revue Archives de Philosophie, et plus particulièrement aux n°4/1991, couvrant la période 1881-1990, et n°4 /2005 pour la période 1991-2004 avec des suppléments concernant la période précédente.
  • [5]
    Cet ouvrage a été à l’origine de toute une lecture de Spinoza, résumée d’une manière heureuse par le titre du chapitre 16 : « Vision éthique du monde » qui en serait à notre avis la véritable introduction.
  • [6]
    Spinoza, philosophie pratique, 1981, p.143.
  • [7]
    Y. Seddik, 2004, p.17-18.