La philosophie extra-muros : état des lieux

1Le terme d’espace public Offentlichkeitdésignant la participation des individus autonomes au débat sur les affaires publiques recouvre la problématique de la constitution d’un espace de débat politique et social ; cet espace correspondait, à partir du xviiie siècle, à la formation d’une opinion publique qui peut être opposée à l’idéologie ou aux programmes en exercice du pouvoir politique. On peut localiser l’origine philosophique de ce terme dans l’opuscule de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?[1]. La liberté d’écrire et de publier ses réflexions y est considérée, en effet, comme la garantie nécessaire à la formation d’une opinion publique par l’effet du processus des Lumières lui-même.

2Plus récemment le philosophe allemand Jurgen Habermas dans son livre L’Espace public[2] a bien analysé « les mutations de la sphère publique bourgeoise » qui, à sa naissance, a rompu avec la légitimité de l’Ancien Régime et a exprimé « une volonté collective de transformation de la représentation politique et des rapports entre la société civile et l’État ». Il a insisté surtout dans les derniers chapitres de cet ouvrage sur l’évolution qui a conduit à la « reféodalisation » et à la « vassalisation » de l’opinion publique.

3Habermas a maintes fois souligné l’importance politique du principe de publicité chez Kant ; il rejoint par là certains commentateurs de Kant qui affirment que l’essentiel de la philosophie critique est la réhabilitation d’un dialogue entre la philosophie et l’opinion. A. Philonenko écrivait en ce sens qu’« on oublie trop souvent que le problème de la critique de la raison pure consiste à savoir comment les consciences peuvent communiquer, comment elles peuvent dépasser la subjectivité vers un monde objectif qui leur est commun » [3]. Habermas entend donc repenser les fondements de la théorie démocratique et, comme Kant, il en trouve les principes dans les notions de raison pratique et d’auto-législation, mais il entend transformer ou dépasser Kant vers un paradigme plus contemporain basé sur l’intersubjectivité. En fait, tout le corpus habermassien présente en filigrane l’idée selon laquelle la norme ne relève pas de l’irrationnel mais qu’au contraire, les questions éthiques et politiques sont « susceptibles de vérité », et comportent un grain de rationalité qu’il faudrait promouvoir et approfondir [4].

4Penser la démocratie à l’ère de la complexité nécessite donc un retour à cette publicité critique et au rôle public de la raison. Mais il faut distinguer dans ce cadre l’élément contextuel et la visée universelle, prendre en considération la tension entre la réalité et l’idéalité et aborder la question de front : quel type de pensée se présente à l’heure actuelle en Tunisie ? Quelle rationalité s’y trouve à l’œuvre et comment s’inscrit-elle dans l’espace public ?

5Notre propos dans cette étude est de questionner la présence publique de la raison (autrement dit de la philosophie) en Tunisie afin de connaître les apports d’une telle présence, ses facteurs encourageants comme ses facteurs d’inhibition, ses potentialités quant à l’avenir de l’activité intellectuelle en Tunisie comme dans la région maghrébine et arabe en général.

6L’ancrage de la philosophie en terre tunisienne est bien plus ancien qu’on ne le croit puisqu’il remonte bien avant Augustin, mais notre propos dans cet article est de questionner son mode de présence public dans l’ici et maintenant. En fait, il s’agit de chercher les formes d’agir philosophique dans l’espace public, ce qui nécessite un inventaire des différentes activités associatives, académiques et publiques ayant une visée philosophique. Cet espace est récent comparé à sa présence dans les institutions occidentales. L’activité de recherche et de publication ne compte que quelques décennies et pourtant elle a à son actif un acquis certain.

7C’est qu’une tradition d’usage public de la raison s’est ancrée et a trouvé son socle dans différentes institutions dont la Chaire Unesco de philosophie représente l’exemple le plus brillant, tout autant que l’Association Tunisienne des Études Philosophiques et l’Association Tunisienne d’Esthétique et de Poïétique.

La Chaire Unesco [5] de philosophie : une première dans le monde arabe

8Le vendredi 6 Février 1998 à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, salle Guermadi, il était 15 heures, la salle principale et les salles attenantes étaient pleines à craquer, l’événement était l’ouverture officielle de la Chaire Unesco de Philosophie avec un cours remarquable de Jacques Derrida, en présence du ministre de l’Enseignement supérieur et du professeur Fathi Triki, titulaire de la Chaire, qui a présenté son objectif « philosopher le vivre-ensemble » ; Derrida a alors parlé des lois de l’hospitalité. Ce n’est pas un hasard si une telle ouverture s’opère par un cours public sur l’hospitalité de J. Derrida, philosophe qui a toujours été soucieux de déstabiliser les structures totalisantes, de chercher à chaque fois l’écart et la différence originaire entre les projets idéels et la mise en œuvre de l’écriture. Son travail de « déconstruction » et de « dissémination » a toujours favorisé la déstabilisation des savoirs conventionnels, mais il est surtout l’auteur du Droit à la philosophie (1990) et du Droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique (1997).

9La Chaire s’ouvre ainsi pour assurer le « droit à la philosophie » dans la région maghrébine en particulier et le monde arabe en général, un droit qui n’est pas évident, qui doit être défendu et arraché à des instances hostiles et réactionnaires, qui défendent des concepts sclérosés d’identité et une vision rigide de l’authenticité et évacuent par là l’aspect créateur, la poïétique nécessaire à toute culture vivante. Elle s’ouvre donc dans un esprit d’échange, de tolérance, des lois du « vivre-ensemble » dont Fathi Triki a bien montré l’origine des principes dans la philosophie grecque et la philosophie arabo-islamique, en évoquant tour à tour le moment socratique et le moment farabien [6].

10L’amitié de Derrida, de Michel Foucault ou de François Châtelet a donné à la philosophie en Tunisie une particularité qui consiste à rompre avec le dogme de la vérité unique et immuable ; la réception de Foucault, de Deleuze, de Châtelet et de Derrida a fait valoir la pluralité de sens. Les écrits de Derrida, dans leur quête acharnée de déchiffrement de l’écriture, cherchent à nous libérer des illusions transcendantales, des absolus de la référentialité. C’est par le dialogue avec cette philosophie ouverte et originale que la Chaire a projeté de penser le présent éthico-politique (les thèmes de la responsabilité, de l’aliénation, du manque, etc.), d’assurer le pouvoir réflexif de la raison en abordant l’actualité par des concepts plus appropriés (de droit, d’altérité, de don, de pardon, d’hospitalité).

11L’objectif est donc de promouvoir les idées de liberté, de rationalité, d’ouverture et de tolérance ; dans l’effort de compréhension et de critique du nouvel espace et des nouvelles transformations géopolitiques, la Chaire se propose de renouveler les concepts, dans une option qui est celle de la poïétique de la culture : c’est la tâche de la philosophie, tâche de compréhension, d’autoréflexion, tâche rationnelle tout aussi bien que tâche éthicopolitique, « rendre notre monde à la fois habitable et agréable », la tâche critique de retour sur la culture, qu’un philosophe comme Habermas aurait appelée « stade post-conventionnel ». Elle est doublée d’une tâche axiologique : défendre l’universel sans oblitérer les différences, défendre l’identité plurielle et l’altérité tolérante, dépasser les approches réductionnistes de la culture et promouvoir la « communicabilité respectueuse des différences des cultures par une interculturalité créatrice de valeurs qui abolissent les dominations, par une rationalité qui met fin aux dogmatismes et totalismes des idées et par une aspiration à l’idéal de paix perpétuelle » [7].

12Les buts que nous venons de mentionner sont d’ordre universel, mais il y a aussi une visée contextuelle, propre à la région arabe, c’est le travail de la Chaire en faveur du renouvellement de la philosophie arabe et islamique, sa recherche concernant l’histoire des sciences arabes (maintes fois occultée par des lectures partiales pro-occidentales qui cherchent délibérément à oblitérer l’apport de la civilisation arabe dans le devenir universel de la connaissance). La Chaire entame donc des recherches sur l’émergence et le mode de constitution et d’usage de la raison dans la pensée arabe [8].

13Ce retour au patrimoine et la réhabilitation de l’apport scientifique et philosophique de la pensée arabe à la pensée mondiale doit en outre être retravaillé (tâche que la Chaire inscrit parmi ses buts fondamentaux) ; il s’agit d’opérer cette dialectique de l’ancien et du moderne en vue de « l’élaboration d’une éthique du vivre-ensemble démocratique ».

14La Chaire vise aussi l’échange de données d’expériences et de connaissances comme facteur de développement. Elle englobe donc un ensemble d’activités de formation, de perfectionnement, de recherche et de documentation. Ayant signé une convention avec le département de philosophie de l’université de Brême (RFA) à partir de l’année 2000, la Chaire Unesco de Tunis coopère dans les domaines de la recherche et de l’enseignement philosophique, dans l’organisation commune de séminaires et de colloques, tout comme dans l’échange de chercheurs. Citons à titre d’exemple le colloque « Philosopher le vivre-ensemble : la tâche de la philosophie dans le monde transculturel » (2000), publié chez Peter Lang.

  • Identité, pluralité, en collaboration avec le Centre de Recherches Anthropologiques (« Mémoire, Identité », université de Nice Sophia Antipolis, France) publié chez L’Harmattan.
  • L’étranger et la justice, publié chez Peter Lang.
  • L’humanité en question : violence et droits dans une perspective transculturelle (2002), publié chez Peter Lang.
Les cours publics se sont poursuivis dans une continuité régulière depuis le cours de J. Derrida ; la Chaire de philosophie a reçu au cours des dernières années d’éminents spécialistes en divers domaines dont Roshdi Rashed, Remo Bodei, Bruce Lawrence, Guy Haarsher, Mustapha Laarissa, Olivier Bloch, Marc Jimenez, Mario Perniola, Jean-Pierre Faye, Monique Castillo, Ahmed Hasnaoui, Paul Ricœur, Sergio Serrentino, Bernard Waldenfels, etc.

L’association « Madarat Maarifia » : une approche pluridisciplinaire

15« Tropiques » est une revue trimestrielle dont le premier numéro est paru en 1993, revue trilingue qui entend aussi travailler sur la culture d’un point de vue multidisciplinaire comme facteur constituant de la personnalité et de l’ordre social, mais aussi comme élément primordial de l’interculturalité et de la recherche éventuelle des formes d’universalité ; elle s’intéresse donc à toutes les manifestations culturelles (artistiques, religieuses, et intellectuelles).

16Cette association s’appuie sur la dialectique de l’effort individuel et du travail de groupe pour opérer la réflexivité nécessaire à toute resymbolisation ; il s’agit d’un effort de déconstruction et de reconstruction pour une meilleure compréhension de soi et de l’autre : « nous pensons au mal politique, à la fusion entre l’idéologique et le cognitif, faisant du discours culturel un manifeste politique et de la recherche scientifique l’écho d’une idéologie transcendante et oppressive ; la prise en compte d’une telle situation fut à l’origine de la naissance de Madarat Maarifia ». La revue est donc basée sur le travail de groupe et s’est fixée comme objectifs :

  • l’analyse déconstructive des différents discours
  • l’instauration d’une nouvelle méthodologie de production et de réception d’œuvres de nature cognitive
  • l’appropriation de l’héritage arabo-islamique sans fanatisme et l’ouverture sur la connaissance universelle
  • le renforcement des liens entre les chercheurs arabes et étrangers.
La revue s’annonce comme une sorte de voie à la création et comme l’écho des efforts des membres de l’association ; elle comporte plusieurs rubriques dont : les sciences humaines et la philosophie, la littérature et la civilisation, la traduction et les comptes-rendus de livres et de thèses, de colloques. Les articles touchent les questions philosophiques tout autant que les questions de la renaissance arabe, de l’histoire, de l’esthétique (cinéma, image) et de la logique. Elle a aussi édité des numéros spéciaux sur la phénoménologie, l’épistémologie, le vivre-ensemble et le soufisme.

Activités associatives

17Les associations sont nées historiquement dans la foulée de la revendication d’un certain nombre de libertés de base ; elles entretiennent depuis leur apparition un rapport d’échange ; elles existent donc comme l’une des modalités d’expression et d’action du citoyen face au pouvoir et à l’opinion ; leur existence formelle et leur marge d’initiative aujourd’hui reconnues sont des indices d’avancée démocratique.

18L’association est donc foncièrement un lien communautaire propre à la liberté de pensée et d’agir, liberté qui ne peut se réduire à l’aspect utilitariste, elle développe une pratique socialisée, un agir social dans lequel les citoyens acquièrent l’expérience des responsabilités et où ils prennent conscience des interdépendances sociales, ce qui peut fournir une protection contre les abus de pouvoir.

19Max Weber a bien vu l’impossibilité de réduire l’action associative à la seule utilité puisque l’action rationnelle propre à la modernité se détermine en fonction d’une finalité mais aussi en fonction des valeurs éthiques, esthétiques, religieuses [9].

20La fonction des associations renvoie donc à une dimension intersubjective et à un choix individuel ; elle procède d’une véritable reconnaissance réciproque. Étant donné qu’elles sont intégrées à un contexte socio-culturel, leurs formes d’agir peuvent varier d’un milieu à l’autre ; dans le contexte arabo-islamique contemporain, elles forment un ferment de démocratisation essentiel à la sauvegarde de l’indépendance intellectuelle et de l’émergence de l’individu.

21Les deux associations dont je vais parler sont à vocation purement intellectuelle ; elles fournissent en ce sens un cadre adéquat à la recherche et à la discussion, ce qui peut leur octroyer au moins deux rôles considérables : le premier est celui de précurseur dans leurs domaines respectifs ; le second est celui de l’innovation.

22L’Association Tunisienne des Études Philosophiques a déjà à son actif deux décennies de travail continu ; c’est une société scientifique à vocation pédagogique, culturelle et académique qui a pour objectif le renforcement des liens, de l’échange entre les chercheurs intéressés par les questions philosophiques ; elle travaille à faire revivre et revisiter le patrimoine philosophique arabo-islamique et à encourager la recherche philosophique dans ses différentes options par l’organisation de colloques, de journées d’études et de conférences ; son activité n’est pas centrée sur les lieux académiques ou institutionnels, elle tend plutôt à diversifier ses activités et à assurer une mobilité de la recherche, à s’adresser aussi à un large public constitué par les enseignants du secondaire ; c’est ainsi qu’elle compte déjà cinq sections dans les gouvernorats intérieurs du pays. L’Association a déjà réalisé des acquis scientifiques considérables en publiant une quarantaine de numéros de la Revue Tunisienne des Études Philosophiques (de 1983 à 2007) portant parfois sur une grande variété des thèmes philosophiques. Mais, généralement, ce sont les actes de colloques annuels organisés par l’Association (comme la tradition, l’interprétation, le progrès, la communication, la rationalité, l’État et la société civile, les questions d’éthique, le temps, la philosophie et son enseignement, guerre et justice, la mondialisation, etc.).

23Les grands auteurs de la philosophie ont aussi leur part d’interprétation : des numéros spéciaux leur sont consacrés (Hegel, Spinoza, Ibn Rushd, Descartes, Kant et la modernité, Nietzsche…).

24La revue, ouverte à tous les chercheurs et auteurs dans les différents domaines de la philosophie et des sciences, observe les normes internationales de présentation des articles ; plusieurs chercheurs arabes et étrangers y trouvent un espace académique adéquat pour exprimer leurs points de vue et faire progresser le dialogue philosophique. Elle offre ainsi, par la diversité de ses thèmes et par sa présentation bilingue, une plaque tournante qui relie les chercheurs arabes à leurs condisciples étrangers, instaurant de cette manière un dynamisme et une vivacité dans le dialogue philosophique à vocation cosmopolitique. Jusqu’à maintenant des dizaines d’articles en philosophie générale, en histoire de la philosophie, en logique et épistémologie, en esthétique, en philosophie morale et politique ont été publiés.

25L’Association Tunisienne d’Esthétique et de Poïétique (ATEP), fondée en 1995 lors du colloque de Kerkennah « Création et Rationalité », a déjà à son actif plusieurs publications ; elle vise à promouvoir les études et recherches en matière de poïétique et d’esthétique par le biais d’organisation de colloques, de séminaires, de conférences, de publication de revues et d’ouvrages dans ce domaine. « L’association reste ouverte à toute proposition et toute activité qui visent la promotion de la création et l’apprentissage du goût. Elle essaie d’offrir un cadre scientifique pour les spécialistes en poïétique et en esthétique, pour les chercheurs dont les travaux nécessitent une réflexion sur la dimension créatrice et pour les créateurs dans différents domaines [10]. »

26L’ATEP a déjà organisé une dizaine de colloques portant sur les thèmes de la poïétique et de l’esthétique dont à titre d’exemple « Orient Occident, les arts dans le prisme exogène » (2007), « Stratégies contemporaines des arts et poïétique de l’existence » (2006), « Quelle pensée dans la pratique des arts ? » (2005), « Création, hasard et nécessité » (2004), « Arts et transcréations » (2001) ; en 2003, elle a accueilli les activités du deuxième Congrès Méditerranéen d’Esthétique sur le thème « Espaces et Mémoires ». Les actes de ce congrès ont été publiés ainsi que les actes des colloques déjà cités.

27Sur le plan théorique, l’ATEP a toujours essayé de tisser des liens entre les différentes pratiques artistiques en abordant l’œuvre à travers ses multiples présentations à partir des deux pôles de la production et de la création ; il s’agit de mettre en lumière les conduites créatrices qui sont à l’origine de toute œuvre authentique et remarquable et d’étudier aussi les modes de réception [11].

Philosophie et médias

28Nous avons déjà souligné dans l’introduction de ce travail que l’apport considérable de Kant consiste à avoir fourni une idée de la publicité comme médiatrice entre politique et morale qui recourt à la « contrainte légale légitime » pour l’institutionnalisation de l’État de droit : Kant a réhabilité le raisonnement éthique, en affirmant que la législation d’un État doit être moralement soumise au contrôle de la raison pratique.

29Cependant, pour répondre aux exigences des sociétés contemporaines, l’approche kantienne doit être reformulée. L’approche habermassienne est opératoire dans cette perspective puisqu’elle effectue le passage vers un « concept discursif » de l’espace public ; elle critique le rapport établi entre la publicité et le processus de l’Aufklärung qui exhorte l’individu à penser par soi-même tout comme elle incite l’humanité à sortir de l’état de minorité et à progresser vers un ordre juste et meilleur.

30L’usage public de la raison trouve dans ce lien ses titres de noblesse mais il s’avère étroitement exclusif (il est limité aux savants et particulièrement aux philosophes). Habermas refuse cette tutelle philosophique incompatible avec un concept discursif et donc élargi d’espace public ; l’argument essentiel qui guide cette reformulation du concept de publicité est celui de la complexité des sociétés modernes ; cet argument doit beaucoup à la théorie de la culture de masse chez Adorno et à la sociologie de la communication ; Habermas reconnaît par exemple le rôle et l’influence des médias mais s’attache en même temps au potentiel critique de la communication. L’approche habermassienne a bien montré sa pertinence et plusieurs travaux récents sur l’espace public s’en inspirent et traitent des transformations de cet espace sous l’effet des nouvelles technologies de communication et de la mondialisation de l’information ; étant consciente de ce fait, l’activité philosophique en Tunisie a toujours cherché l’extraversion à travers la couverture médiatique de ses différentes manifestations, à titre d’exemple : le colloque « L’Étranger et la Justice » organisé par la Chaire Unesco de philosophie a été annoncé par la presse écrite deux semaines avant l’ouverture ; son programme a été publié et le journal La Presselui a consacré quatre pages entières en plus d’une partie de la « une », le 23 mai 2001 (avec des interviews de Roger-Pol Droit, de A. L. Zarrai et des articles sur les droits de l’étranger, la citoyenneté, l’hospitalité, etc.). De même pour ce qui concerne la conférence de Derrida à la Chaire Unesco de philosophie, la télévision lui a consacré une heure et demie d’antenne pour un large public.

Conclusion

31Le défi à toute philosophie qui se revendique comme « pratique » est le suivant : les procédures argumentatives peuvent-elles contrer les effets des rapports de force qui structurent le champ socio-économique ?

32La réponse de Habermas va clairement dans ce sens : en dépassant le paradigme de la philosophie de la conscience, on dépasse aussi la notion de souveraineté conçue comme le corps du peuple physiquement présent ; la démocratie n’est concevable que si on suppose un réseau d’associations volontaires qui forment l’espace public où peut se révéler librement la formation de la volonté selon une procédure argumentative : « La souveraineté du peuple ne s’incarne plus dans une assemblée concrètement identifiable de citoyens autonomes, elle se retire dans les cycles communicationnels, pour ainsi dire sans sujets, des débats et des organismes publics [12]. » Il n’y a pas d’autre moyen d’assurer l’importance de la publicité, elle forme le moyen de lutte contre la falsification politique du droit, contre son utilisation à des fins privées ; ainsi « la publicité ne se confond pas avec l’opinion publique, puisque la prudence s’attache à former et à manipuler l’opinion pour son propre compte, elle est plutôt assimilable à une méthode, que l’on désignerait dans un vocabulaire contemporain comme une méthode procédurale d’identification du juste » [13]. C’est effectivement à cette tâche ardue que s’attachent les efforts intellectuels des philosophes en Tunisie, afin de défendre ce droit inaliénable de la pensée : toujours rebelle à toute forme de récupération de ce dessein, l’activité philosophique en Tunisie a su profiter de l’institution et préserver l’intégrité de la pensée ; elle sait et saura encore profiter de la complexité des réseaux communicationnels contemporains.

Notes

  • [1]
    E. Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. S. Piobetta, Garnier-Flammarion, Paris, 1990.
  • [2]
    J. Habermas, L’Espace public, trad. Marc B. de Launay, Payot, Paris, 1978.
  • [3]
    A. Philonenko, « Introduction » à Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Vrin, Paris, 1978, p.43-44.
  • [4]
    J. Habermas, Droit et démocratie, Gallimard, Paris, 1997. Voir aussi L’Éthique de la discussion.
  • [5]
    Le protocole de signature a eu lieu le 4 novembre 1997 en présence de Monsieur Federico Major, du Recteur de l’université de Tunis I et du ministre de l’Enseignement supérieur. Ainsi peut-on lire dans le rapport d’activités de 2002 « L’objet de cette Chaire est de renouveler le glossaire des notions opératoires dans notre manière de comprendre le monde, comme la modernité, la tradition, l’identité, la liberté, la démocratie, la critique, la culture, la mondialité ». cf. www. triki. org/ fathi
  • [6]
    Le moment farabien indique l’époque (xe et xie siècles) où la philosophie est devenue primordiale dans la culture islamique, grâce surtout aux philosophes Al-Kindi, Fârâbî et Ibn Sina (Avicenne). cf. F. Triki, Philosopher le vivre-ensemble, L’or du temps, Tunis, 1998, p.37.
  • [7]
    Extrait du rapport d’activités de la Chaire Unesco de philosophie 2002, cf. wwww. triki. org/fathi
  • [8]
    Les travaux de Fathi Triki comme Les philosophes et la guerre, La stratégie de l’identité, La philosophie de la diversité (en arabe) et d’autres ouvrages montrent bien ce souci.
  • [9]
    Max Weber, Économie et société, trad. Jean Frémond, Plon, Paris, 1971.
  • [10]
    Rachida Triki, cf. l’éditorial de Incha, bulletin de liaison de l’ATEP, 1997.
  • [11]
    Collection « Les sentiers de la création » : Esthétique du temps pictural, de Rachida Triki, Art et plasticité, de Mahsouna Sellami, Al founoun al jamila, de Sami Ben Ameur, Les chemins croisés de l’art abstrait, de Lassaad Jamoussi. La collection ATEP est donc une occasion offerte à tous les chercheurs soucieux de traiter les interrogations d’ordre esthétique et poïétique.
  • [12]
    J. Habermas, Droit et démocratie, op. cit., p.154.
  • [13]
    Monique Castillo, Kant, l’invention critique, Vrin, Paris, 1997, p.148.